Emplois aidés : les mains liées

Par Bruno Coquet

Depuis 2019, les emplois aidés[1] ont atteint des niveaux inédits, leur part grimpant jusqu’à près de 8% de l’emploi total, au-delà du record historique de 1997. Malgré un reflux en 2022 et 2023, leur niveau reste historiquement élevé, comparable à celui atteint dans la première moitié de la décennie 2010. Pourtant la situation du marché du travail est profondément différente : le chômage n’a cessé de baisser jusqu’à atteindre 7,3% en 2022 (enfonçant même un record vieux de 40 ans, à 7,1% au premier trimestre 2023) alors que dans les pics antérieurs d’emplois aidés il était au plus haut, au-delà de 10% (graphique 1).



Les économies annoncées se sont transformées en hausse de dépenses

Le cadrage budgétaire présenté au début de l’été prévoyait une baisse des crédits du ministère du Travail de 800 millions d’euros en 2024. Pour expliquer cette baisse, une économie de 1 milliard d’euros sur les emplois aidés était évoquée, récemment ramenée à 800 puis 350 millions. Finalement, le budget des emplois aidés devrait augmenter de 101 millions d’euros hors apprentissage (+3,8%), l’ajustement portant essentiellement sur le budget alloué à l’apprentissage :

  • D’une part, les contrats aidés qui devaient être ciblés par la réduction budgétaire (Parcours Emploi Compétences-PEC, Contrat Initiative Emploi-CIE, Emplois francs) sont à l’étiage, ce qui est cohérent avec la conjoncture actuelle du marché du travail. Les économies tirées de ce gisement sont donc faibles (-106 millions d’euros) ;
  • D’autre part, le soutien à l’apprentissage reste fort, mais les crédits sont en baisse (-126 millions d’euros, -1,5%). En effet, si toutes les dépenses associées à ce dispositif sont en hausse, notamment la dotation d’équilibre à France Compétences (+820 millions d’euros), la réduction de l’aide aux employeurs d’apprentis[2] depuis le début 2023 produit l’essentiel de ses effets en 2024, générant 1,1 milliard d’euros d’économies.

La réduction conjoncturelle des moyens alloués aux emplois aidés en 2024 ne pouvait guère être plus marquée parce que l’objectif du million d’entrées annuelles en apprentissage ôte toute marge de manœuvre au gouvernement. Et encore, la comptabilité budgétaire brouille la réalité de la dépense nationale pour l’apprentissage : l’objectif de 901 000 nouveaux apprentis visé pour 2024 devrait coûter près de 23 milliards d’euros, mais seuls les crédits de la « Mission Travail et Emploi » (8,1 milliards d’euros) sont consignés dans le PLF ; si les dépenses de France Compétences (12 milliards d’euros) et les exonérations générales de cotisations sociales des apprentis (4,5 milliards) étaient incluses, le budget total des emplois aidés, y compris l’alternance, apparaîtrait alors près de trois fois plus élevé et en forte hausse[3].

Contraction des emplois aidés hors alternance en 2023

Historiquement, l’essentiel des budgets d’intervention du ministère du Travail allait vers des « contrats aidés », souvent dans le secteur non-marchand, prioritairement destinés à des publics jeunes, peu qualifiés, à fort risque de chômage. Depuis 2020, l’apprentissage est devenu la principale composante des emplois aidés mais bénéficie pour l’essentiel à des étudiants préparant un diplôme de l’enseignement supérieur, sans difficulté particulière d’insertion en emploi.

En 2023, les budgets hors alternance ont déjà été réduits, passant de 2,67 milliards de crédits effectivement consommés en 2022 à 2,40 milliards d’euros (-270 millions, -10,2%). Fin juillet 2023, le cumul depuis le début d’année des entrées en PEC et en CIE était en baisse (respectivement, -26,5% et -46,9%), en-deçà du plan de marche découlant de l’évolution des budgets. Dans ces conditions, les stocks de bénéficiaires des trois « contrats aidés » classiques PEC, CIE et Emplois francs diminueraient fortement, avec un effet négatif sur l’emploi en 2023 (-9 400 postes). Les stocks de bénéficiaires d’aides à l’Insertion par l’Activité Économique (IAE) évolueraient peu du fait d’un budget stable tandis que le nombre de bénéficiaires de l’Aide à la Reprise et à la Création d’Entreprise (ARCE) devrait progresser en raison de la dynamique des microentreprises, avec à la clé un possible dépassement budgétaire.

En contrepoint, la dynamique des entrées de 2022 profite encore au stock d’apprentis qui a continué d’augmenter (+11,1% en glissement annuel fin juillet) et avec lui, l’ensemble des budgets associés à ce dispositif. Le stock de bénéficiaires serait encore en légère hausse, avec à la clé la création d’environ 40 000 nouveaux emplois en 2023. On ne peut exclure que l’aide unique soit encore trop attractive pour les entreprises, induisant des incitations intenses difficiles à prévoir, même si depuis le début de l’année les entrées donnent quelques signes de stabilisation (-1% en cumulé de janvier à juillet 2023). Il serait prématuré d’y voir l’influence de la réduction de l’aide exceptionnelle, même si tous les moteurs de l’apprentissage baissent de régime (embauches d’apprentis corrélées à l’emploi marchand qui ralentit, crédits 2023 insuffisants pour simplement maintenir le rythme actuel des entrées, réserve démographique qui s’amenuise dans cette tranche d’âge).

2024 : peu d’effets budgétaires sans revoir l’apprentissage

Dans le contexte inflationniste actuel, des budgets nominaux stables sont en réalité en baisse en termes réels, car le coût unitaire des aides à l’emploi est souvent indexé sur le SMIC, donc encore plus dynamique que l’inflation. Dans ces conditions, à budget constant les dispositifs dits « à guichet fermé » accueillent moins de bénéficiaires prévus tandis que les dispositifs dits « à guichet ouvert » dérivent sous le double effet d’un nombre de bénéficiaires non-contraint et de coûts unitaires en hausse.

Finalement, le PLF 2024 ne propose pas la baisse annoncée des crédits aux emplois aidés mais une hausse de 101 millions hors apprentissage (+3,8%). La cible également annoncée de 82 000 entrées en « contrats aidés » pour l’année 2024 concerne seulement l’ensemble PEC et CIE[4], soit une baisse de -26% par rapport à la LFI 2023 et une économie de 49 millions d’euros (-11%). Cette réduction aurait un effet minime sur l’emploi (-1 300) et le chômage (+1 100). L’objectif de 25 000 entrées en Emplois francs, stable par rapport à 2023, apparaît peu compatible avec la baisse de -35% des crédits alloués à ce dispositif. Les budgets consacrés à l’IAE sont à l’opposé en nette augmentation : +186 millions d’euros (+14%), possiblement en raison de la sensibilité politique particulière de ce secteur dans le contexte inflationniste actuel : les effets sur l’emploi et le chômage seraient significatifs en 2024 (respectivement +12 300 et -9 800). Les crédits dédiés à la création d’entreprise (ARCE) sont en baisse mais, compte tenu de la dynamique observée dans les dernières statistiques, il est difficile d’anticiper moins que la stabilité du stock de bénéficiaires ; en retenant cette dernière hypothèse, ce dispositif serait cette année sans effet sur l’emploi mais son coût budgétaire serait tout de même supérieur aux crédits inscrits dans le PLF.

Du côté de l’alternance, le cadrage budgétaire précisait que « le budget du ministère du Travail continuera de financer la montée en charge de l’apprentissage, dans le but d’atteindre un million d’entrées par an d’ici 2027 ». La légère baisse du budget apprentissage prévue dans le PLF 2024 (-126 millions d’euros, -1,5%) provient de l’effet en année pleine de la réduction de l’aide unique aux employeurs d’apprentis intervenue début 2023 (-1,1 milliard d’euros) : les 3,4 milliards d’euros budgétés pour 2024 sont compatibles avec 800 000 à 900 000 entrées[5]. Le « coup de rabot » de 500 millions d’euros sur les niveaux de prise en charge des contrats d’apprentissage permet de contenir la subvention d’équilibre à France Compétences (2,5 milliards d’euros) ; mais cela est loin de compenser la dynamique des dépenses liée aux nombreuses entrées nouvelles, si bien que le déficit résiduel de l’opérateur serait proche de 6 milliards d’euros en 2024.

Au total, le PLF 2024 sous-estime fortement les crédits nécessaires pour financer les entrées affichées. Il faudrait donc soit retenir le nombre d’entrées prévues sachant qu’elles ne sont pas financées, soit retenir le budget prévu et réduire le nombre d’entrées. La décision ne pouvant être justifiée de manière suffisamment robuste, d’autant que les incertitudes déjà mentionnées pour établir la prévision de fin d’année 2023 persistent en 2024, l’hypothèse technique d’un nombre d’entrées identique à 2022 et 2023 (829 000) est la moins mauvaise solution. Dans ces conditions l’apprentissage aurait un impact neutre sur l’emploi, mais le déficit budgétaire apparaît sous-estimé d’environ 0,2 point de PIB.

Enfin, le budget dédié aux contrats de professionnalisation connaît une hausse significative (+41 millions, +17,6%). En l’absence de changement des règles, nous faisons l’hypothèse d’une dynamique stable, neutre sur la création d’emplois, si bien que les crédits seraient sous-consommés (auquel cas ces crédits pourraient être transférés vers l’apprentissage, bien plus dynamique mais sous-doté).


[1] Le concept d’« emplois aidés » est celui retenu par l’Insee qui englobe tous les dispositifs commentés ici. L’appellation « contrats aidés » souvent employée dans le débat public est ici réservée aux dispositifs suivants : Parcours Emploi Compétences (PEC), Contrat Initiative Emploi (CIE) et Emplois francs.

[2] L’aide a été réduite de 8 000€ à 6 000€ au 1er janvier 2023 ; à cette occasion elle a repris l’appellation d’ « aide unique », bien que son champ et sa durée soient très différents de l’aide unique créée par la réforme de 2018.

[3] Sur ce point cf. Coquet (2023) « Apprentissage : un bilan des années folles » OFCE Policy Brief, n°117.

[4] Les Emplois francs étaient donc exclus de l’annonce ministérielle indiquant fin août « -15 000 contrats aidés ».

[5] Une incertitude irréductible provient de la répartition des entrées tout au long de l’année.




Excédent (AGIRC-ARRCO) vs. déficit (CNAV) : une mutualisation entre régimes de retraite est-elle légitime ?

Par Frédéric Gannon et Vincent Touzé

La préparation de la loi de financement de la Sécurité Sociale 2024 s’inscrit dans un contexte tendu entre le gouvernement et les partenaires sociaux en charge de la gestion autonome du régime de retraite complémentaire AGIRC-ARRCO. D’un côté, le gouvernement cherche à équilibrer les comptes du régime général de retraite qui verse la pension de base (CNAV). D’un autre côté, l’AGIRC-ARRCO a renoué avec les excédents depuis 2021 et reconstitue progressivement son fonds de réserve. Le gouvernement, par l’intermédiaire du ministre du Travail, a fait une demande expresse au régime complémentaire d’employer une partie de son excédent pour refinancer les pensions de base. La réponse de la majorité des syndicats en charge de la gouvernance a été clairement négative. Cet article propose de revenir sur les différents éléments utiles à la compréhension du débat en cours.



Le 27 septembre dernier, le gouvernement Borne a présenté le Projet de loi de financement de la sécurité sociale 2024. Avant même que le régime de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO) ait délibéré (voir encadré) sur les nouvelles marges de manœuvre financière offertes par la réforme des retraites adoptée en avril 2023, le gouvernement avait fait savoir, par l’intermédiaire de son ministre du Travail, Olivier Dussopt, à plusieurs reprises[1], que prélever environ 1 milliard d’euros sur les excédents du régime était une option crédible pour soutenir les besoins de financement du régime général (CNAV), et ce d’autant plus que la réforme améliore aussi sensiblement la situation financière de l’AGIRC-ARRCO. Jeudi 12 octobre, le ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave, a confirmé cette intention devant l’Association des journalistes économistes et financiers. D’après lui, puisque la réforme des retraites « a un effet automatique sur les excédents de l’AGIRC-ARRCO, est-ce légitime que cela participe à l’amélioration de la soutenabilité financière du système global ? Je trouve que oui».

Outre un clair objectif de ressource budgétaire nouvelle pour le régime de pension de base géré par la CNAV, les déclarations du ministre du Travail s’appuient sur trois affirmations qu’il convient d’analyser :

(1) Le régime général (CNAV) ne serait pas à l’équilibre financier ;

(2) Le régime complémentaire (AGIRC-ARRCO) dégagerait un excédent financier chronique ;

(3) Les ressources entre régimes de retraite pourraient être mutualisées.

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Encadré AGIRC – ARRCO : plan quadriennal 2023-2026

Dans la nuit du mercredi 4 au jeudi 5 octobre, l’instance de gouvernance du régime de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO) est parvenue à un accord de pilotage quadriennal. Ce dernier prévoit de revaloriser les pensions au dernier taux d’inflation connu (INSEE, août 2023), soit 4,9%, dès le 1er novembre 2023 ainsi que la suppression de la décote temporaire de 10% en cas de départ l’année du taux plein. Cette revalorisation se rapproche de celle des pensions de base de 5,2% au 1er janvier 2024 à la suite de l’annonce du ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, le 26 septembre dernier. En revanche, pour les trois années à venir, l’AGIRC-ARRCO a convenu que la revalorisation des pensions s’adaptera à la conjoncture économique et qu’elle pourrait être donc moindre que l’inflation mais au maximum de 0,4 point en dessous de cette dernière.

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  1. Le régime général (CNAV) ne serait pas à l’équilibre financier

D’après le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR, juin 2023), les perspectives financières de la CNAV ne seraient pas alarmantes d’ici 2030, puisque ce régime de base des travailleurs du secteur privé serait en mesure de disposer de ressources suffisantes pour couvrir ses dépenses de pensions, bien que celles-ci devraient augmenter de 5,7 à 5,9% du PIB d’ici là. Malgré la réforme de 2023, la situation financière déraperait progressivement après 2030 pour atteindre un déficit d’environ 0,7% du PIB en 2070[2], soit environ 10% des dépenses lorsque ces mêmes dépenses représenteront environ 7% du PIB.

Cette analyse n’est que partiellement soutenue à court terme par le dernier rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale de septembre 2023 selon lequel il manquerait près de 3 milliards en 2024 pour financer la CNAV, tout en tenant compte d’un léger excédent du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) et malgré la réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023. Des ressources nouvelles, de l’ordre de 3,3% des recettes de cotisations, et a priori de façon durable, seraient donc nécessaires pour remettre à flot la CNAV, ce qui n’est pas négligeable mais pas insurmontable.

Par ailleurs, le contexte inflationniste actuel a conduit le gouvernement à maintenir le pouvoir d’achat des retraités tout en revalorisant fortement les petites pensions, à savoir celles bénéficiaires du minimum contributif[3] (Gannon, Legros et Touzé, 2023). Cette politique gouvernementale induit mécaniquement une croissance des dépenses.

  • Le régime complémentaire (AGIRC-ARRCO) dégagerait un excédent financier chronique

Ce régime de retraite par répartition en charge des pensions complémentaires des salariés du secteur privé est géré uniquement par les partenaires sociaux. Il ne peut pas s’endetter et doit donc s’assurer chaque année de disposer de ressources suffisantes pour honorer les droits à pension. Pour faire face au vieillissement de la population et à des chocs conjoncturels imprévisibles, une gouvernance exigeante a été mise en place (Charpentier, 2014 ; Gannon, Legros et Touzé, 2020 ; Touzé, 2017; )et, à partir de la fin des années 1990, elle a permis d’accumuler des réserves.

Certes, depuis 1993, les différentes réformes de recul de l’âge de la retraite adoptées par les gouvernements ont mécaniquement amélioré la situation financière du régime mais de façon insuffisante. Ce qui explique une gestion rendant le mode de calcul de la pension moins généreux[4] par l’AGIRC-ARRCO : il en découle une baisse du taux de remplacement[5] de la pension complémentaire d’une génération à l’autre, au gré de la dégradation du taux de dépendance démographique (Nortier-Ribordy, 2017 ; Gannon, Le Garrec, Lenfant et Touzé, 2021). Par exemple, les calculs prospectifs de Nortier-Ribordy (2017) montrent que le taux de remplacement de la pension complémentaire pourrait passer pour une carrière de type « cadre » (resp. « non-cadre ») de 34,7% (resp. 24,3%) du dernier salaire pour la génération née en 1952 à 21,7% (resp. 17,8%) pour celle née en 1982, soit une baisse d’environ 37,5% (resp. 26,7%) de la pension.

Ce mode de gestion a permis au régime complémentaire d’accumuler des réserves entre 1997 et 2008, lesquelles ont été mises à contribution pour amortir le choc de la crise financière de 2008. Cette grande récession a eu un impact négatif à la fois sur les ressources des cotisations et sur la valeur financière des placements. Les efforts sur les pensions et notamment la mise en place d’un coefficient de solidarité ont permis progressivement le retour à l’équilibre avec un léger excédent en 2019. Mais l’année 2020, marquée par la crise Covid-19, a été témoin de la formation d’un fort déficit (5,3 milliards d’euros, soit 6,2% des pensions versées). Depuis 2021, le retour des excédents a permis de reconstituer le fonds de réserve sans pour autant que le ratio[6] de son encours, ramené aux dépenses, soit équivalent à celui observé avant la crise de 2008 (Sénat, 2021).

Le pilotage financier du régime complémentaire n’a pas pour objectif de dégager un excédent systématique. La constitution d’un fonds de réserve permet surtout de faire face à des épisodes conjoncturels difficiles et de lisser l’ajustement à la baisse du taux de remplacement au gré du vieillissement démographique.

D’un point de vue prospectif, la gestion équilibrée conduit à maintenir à un niveau relativement constant le poids de la masse des pensions complémentaires dans le PIB (entre 3,5 et 3,9% d’ici 2070), quel que soit le scénario de croissance de la productivité (COR, 2023).

La nouvelle réforme des retraites devrait donc permettre à l’AGIRC-ARRCO de disposer d’une marge de manœuvre supplémentaire, environ 1 milliard d’euros d’après le gouvernement. Ce gain résulte à la fois du fait que les travailleurs cotisent plus longtemps et qu’une fois, à la retraite, ils percevront moins longtemps leur pension. L’AGIRC-ARRCO pourrait légitimement employer cette ressource supplémentaire à modérer la baisse programmée du taux de remplacement. Cette modération bénéficierait de facto proportionnellement davantage aux salaires élevés (voir infra) puisque la part de la pension complémentaire augmente avec le revenu.

La notion d’excédent financier est donc relative et conditionnelle au fait que le régime complémentaire adapte le niveau des pensions à l’évolution du nombre de cotisants par rapport au nombre de retraités. Il est important de souligner que la réforme de 2023 améliore la situation financière de tous les régimes y compris ceux de la fonction publique. En effet, pour ces derniers, la contribution d’équilibre sera réduite, ce qui laissera au gouvernement de nouvelles marges de manœuvre budgétaire pour ses choix de dépenses publiques (Legros et Touzé, 2022 ; Gannon, Legros et Touzé, 2023).

  • Les ressources entre régimes de retraite pourraient être mutualisées.

Les transferts existent entre régimes de retraite dans le cadre d’une réglementation limitée (Cour des comptes, 2010) et pour l’essentiel au titre de la compensation démographique entre les régimes de base (CNAV, mutualité sociale agricole, fonction publique territoriale et hospitalière, etc.) pour mutualiser des vieillissements différenciés.

Prélever sur le fonds de réserve et/ou sur les excédents peut paraître contestable pour deux raisons essentielles :

  • Le fonds de réserve et l’excédent appartiennent aux adhérents du régime, à savoir les cotisants et les retraités. Il est difficile d’imaginer que l’État puisse procéder à une sorte d’expropriation sans que la validité constitutionnelle d’une telle décision ne soit questionnée. Un changement de paradigme pourrait provoquer un sentiment d’insécurité générale sur les excédents mis en réserve par les régimes de retraite. Quid des régimes des non-salariés, de l’Ircantec (régime complémentaire des salariés non titulaires de la fonction publique qui fonctionne comme l’AGIRC-ARRCO), voire du Régime additionnel de la fonction publique (RAFP) qui est un régime par point géré par capitalisation ?
  • Un mode rigoureux de gestion financière devrait être un principe universel de gouvernance à long terme des régimes de retraite (Gannon, Legros et Touzé, 2020). Si le gouvernement a la possibilité de prélever, de façon discrétionnaire, des ressources sur les régimes autonomes de retraite, alors, à l’avenir, tout régime adoptant une gestion rigoureuse des droits à la retraite, avec un excédent alimentant un fond de réserve (Cour des comptes, 2022), s’exposera à une « ponction’ », même si la première ministre Elisabeth Borne réfute ce terme, ou une « taxe », dès lors qu’au nom de la solidarité, il pourra être contraint de contribuer au financement des régimes déficitaires. Vu sous un certain angle, la réaction du ministre du Travail[7] révèle la conséquence d’une telle anticipation car cette dernière ne peut qu’encourager l’instance de gouvernance à être plus dépensière, et ce d’autant plus que cette dernière dispose d’une pleine autonomie de gestion[8].

Quelles solutions pour l’État pour remettre complètement à flot le régime de base ?

Une solution possible pour renflouer le régime de base des salariés du secteur privé dès 2024 pourrait s’appuyer sur un mixte à définir entre l’affectation de ressources nouvelles du budget général et une hausse du taux de cotisation[9] (Cornilleau et Sterdyniak, 2017).

Par exemple, le taux de cotisation retraite non plafonné[10] pourrait être sollicité au nom de la solidarité. Sa hausse pourrait être partiellement ou intégralement compensée pour les salaires inférieurs au plafond par une baisse du taux plafonné[11]. Cette hausse du taux de cotisation affectée au financement du régime de base serait alors principalement, voire intégralement supportée par la part des salaires supérieurs au plafond.

Il appartiendrait alors au conseil d’administration de l’AGIRC-ARRCO d’arbitrer, en pleine autonomie, sur l’opportunité d’une baisse du taux de cotisation vieillesse au-dessus du plafond[12]. La hausse de la cotisation de base serait alors neutralisée et n’impacterait ni le salaire net, ni le salaire brut chargé pour les hauts salaires. En revanche, il y aurait implicitement un transfert de recettes de cotisation sociale de l’AGIRC-ARRCO vers la CNAV, et la part des salaires au-dessus du plafond conduirait à l’attribution de moins de points de retraite complémentaire.

Vu le contexte actuel de réduction du déficit public et la politique d’économie annoncée par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, il paraît difficile d’affecter des ressources budgétaires supplémentaires sans hausse du taux de prélèvement. Un financement supplémentaire par une hausse générale de la CSG ou de l’impôt sur le revenu pourrait également être étudié. En l’absence de ressources nouvelles, le déficit de la branche vieillesse nécessitera une émission spécifique de titres de dette publique, un autre choix possible mais plus coûteux avec la remontée des taux d’intérêt (OFCE, 2023).

Enfin, il est utile de rappeler que la réforme des retraites a été adoptée dans un cadre législatif restreint de Loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, et que par conséquent, les mesures à caractère non-financier ont été retoquées par le Conseil constitutionnel. Une piste d’amélioration naturelle vise donc à aller au-delà de l’approche comptable et à œuvrer, grâce à des politiques actives de l’emploi, en faveur du travail des seniors et, en particulier, de l’employabilité de ceux qui devront travailler plus longtemps (Guillemard, 2021 ; Le Garrec et Touzé, 2023), ce qui ne pourra que renforcer le socle de financement du système de retraite par répartition, à savoir la part de la valeur ajoutée allouée à la rémunération du travail.


[1] Précisément, le ministre a déclaré le 27 septembre 2023 devant les membres de l’Association des Journalistes de l’Information Sociale : « Quand un régime de retraite et en l’occurrence le régime complémentaire, génère des excédents et qu’une partie de ses excédents est intrinsèquement lié à la réforme mise en place, nous considérons comme normal qu’il y ait une participation à l’équilibre général du système de retraite », puis sur l’antenne de radio Europe 1, le mardi 3 octobre 2023 : « La réforme telle qu’elle a été votée par le Parlement va permettre à l’Agirc-Arrco de dégager entre 1 et 1,2 milliard d’euros en 2026. Sur le total des excédents de 2026, il y en a une partie, environ 1-1,2 milliard d’euros qui n’existerait pas sans la réforme. Nous considérons qu’il est normal que cette partie d’excédent soit mise à contribution pour financer un certain nombre d’acquis ».

[2] Moyenne des scénarios de croissance de la productivité.

[3] La réforme des retraites porte la pension minimum pour une carrière complète SMIC à 85% du SMIC net, soit environ 1 200 euros nets par mois. Concrètement, cette hausse passe par une revalorisation du minimum contributif de 75 euros au 1er septembre 2023 (soit un montant mensuel de 709,14 euros, versé au prorata de la durée de cotisation) et de 100 euros pour le minimum contributif majoré qui est accordé à ceux qui ont au moins 120 trimestres cotisés (soit un montant mensuel de 847,57 euros, versé au prorata de la durée de cotisation).

[4] Prix d’achat du point plus élevé, faible croissance de la valeur liquidative du point, adoption d’un coefficient de solidarité (à partir du 1er janvier 2019 malus de 10% sur la pension complémentaire pendant 3 ans si départ l’année du taux plein ; annulation du malus si décalage d’une année ; bonus de 10%, 20% ou 30% pendant un an si décalage de deux, trois ou quatre années).

[5] Pourcentage de la pension en fonction du dernier salaire.

[6] Fin 2022, le montant des réserves était estimé à 68 milliards d’euros, soit environ 9,2 mois de dépenses. En 2008, les réserves représentaient environ 11 mois de pensions.

[7] Sur ce point, Olivier Dussopt a d’ailleurs précisément réagi le 5 octobre 2023 : « Dans leur accord, les partenaires sociaux ont décidé de dépenses nouvelles, financées par le rendement de la réforme des retraites et n’ont pas défini de mécanisme de solidarité permettant de sanctuariser ce rendement. Cette décision met en péril l’équilibre de la réforme et la crédibilité de nos finances publiques ».

[8] Le 27 septembre dernier, le ministre du Travail rappelait à juste titre que « la négociation autour des règles de gestion de l’Agirc-Arrco est une négociation autonome » et que cette dernière était juste « encadrée par un document d’orientation et une lettre de cadrage », et que par conséquent, « les partenaires sociaux feront ce qu’ils jugent le plus utile et le plus efficace ».

[9] Une telle démarche pourrait s’appuyer sur les recommandations de Cornilleau et Sterdyniak (2017) : « le gouvernement et les partenaires sociaux devraient annoncer clairement que c’est par la hausse des cotisations que le système devra être équilibré, une fois effectués les efforts possibles en matière de recul de l’âge de fin d’activité, ceci à taux de remplacement globalement satisfaisant ».

[10] Ce taux est actuellement de 2,30%.

[11] Ce taux est actuellement de 15,45%.

[12] Ce taux est actuellement de 21,59%.




Et pour quelques milliards de plus…1 million d’apprentis

Par Bruno Coquet

Depuis 2018, les entrées en apprentissage battent record sur record. L’enthousiasme suscité par cet engouement est tel qu’il a conduit à viser un million d’entrées en apprentissage par an.

Même si cet objectif peut sembler relativement proche avec 830 000 nouveaux apprentis en 2022, il est cependant difficilement réalisable et évidemment intenable en régime de croisière avec des générations qui comptent environ 800 000 personnes, quand bien même 100% des jeunes passeraient par l’apprentissage. Et surtout cette politique coûte très cher : la dépense publique pour l’apprentissage a atteint 21 milliards d’euros pour l’année 2022, en hausse de 270% depuis 2018[1].

Pour autant que l’objectif du million d’entrées puisse être atteint une fois, le surcoût pour les finances publiques serait de 6 milliards d’euros (0,2 point de PIB), qui pour l’heure ne sont pas budgétés dans le PLF 2024 (qui vise 901 000 nouveaux contrats) ni à l’horizon 2027 dans le Programme de stabilité.



Aides, subventions, prise en charge : un effet cocktail

La réforme de 2018 a simplifié et redynamisé le dispositif, et créé un terrain favorable au développement de l’apprentissage. Mais le déclencheur de la hausse foudroyante des entrées est l’aide exceptionnelle créée mi-2020 dans le cadre du volet « 1 jeune 1 solution » du plan de relance.

Jamais une aide à l’emploi n’a atteint un tel niveau en France : même réduite de 8 000 à 6 000 euros depuis le début 2023[2], elle annule le coût du travail pour un très grand nombre d’apprentis, et le réduit fortement pour les autres, alors que les contrats d’apprentissage bénéficient déjà des allégements généraux de cotisations sociales patronales, tout en étant exonérés de cotisations sociales salariales et d’impôt sur le revenu.

Reconduite plusieurs fois malgré la rapide reprise du marché du travail, cette aide très élevée est aussi et surtout non-ciblée, c’est-à-dire accessible à la plupart des profils d’apprentis et d’employeurs. Par conséquent, l’attractivité de l’apprentissage est demeurée à peu près inchangée pour la cible prioritaire des jeunes sortis sans diplôme ni qualification du système scolaire ; elle s’est très fortement accrue pour les étudiants du supérieur car leurs études sont alors en partie financées par France Compétences en plus du salaire qu’ils perçoivent et des droits sociaux dont ils bénéficient au même titre que les autres salariés. De fait, les apprentis préparant un diplôme du supérieur sont plus de quatre fois plus nombreux en 2022 qu’en 2018 (38,3% du stock de bénéficiaires en 2018, 62,5% en 2022).

Ce cocktail hyper-incitatif a produit des résultats spectaculaires mais son coût semble incontrôlé, d’autant que le niveau de prise en charge des formations va croissant avec le niveau de diplôme préparé.

Le prix du million

Si le million de nouveaux contrats était atteint en 2024, à réglementation inchangée de l’aide unique et des niveaux de prise en charge par France Compétences, la dépense totale pour l’apprentissage atteindrait 24,1 milliards d’euros en 2024, contre un coût total estimé de 22,6 milliards en 2023[3].

Mais cette dépense supplémentaire de 1,5 milliard d’euros l’année où le million d’entrées serait atteint ne représente que 25% des dépenses induites (graphique 1). En effet, 90% des entrées annuelles en apprentissage ayant lieu au cours du second semestre de l’année, dont 50% pour le seul mois de septembre, l’essentiel des coûts (64%) serait reporté l’année suivante et la durée moyenne des contrats étant de l’ordre de 18 mois, une part de ces dépenses (11%) s’imputerait aussi sur l’année n+2 (graphique 1).

Au total la dépense publique qu’il serait nécessaire d’engager pour atteindre l’objectif de 1 million d’entrées en apprentissage au cours d’une seule année, serait d’environ 6 milliards d’euros.

Ce chiffrage a un bon degré de fiabilité. En effet, le calcul prend en compte l’effet en année pleine de la réduction de l’aide unique, n’inclut pas le coût des droits sociaux des apprentis (prime d’activité, allocations chômage, trimestres de retraites acquis, etc.) et ne tient pas compte d’effets potentiels de l’inflation sur les coûts de formation, ni du fait que le coût unitaire moyen s’élèverait car les étudiants dont les formations sont plus chères seraient majoritaires parmi les nouveaux entrants. Par ailleurs cette dépense n’engendrerait que peu d’économies car elle irait principalement vers des jeunes étudiants du supérieur : en effet, si d’un côté l’apprentissage interdit de percevoir une bourse, d’un autre côté le budget de l’enseignement supérieur a continué d’augmenter alors que le nombre d’étudiants non-apprentis baisse. S’ils n’étaient pas apprentis, la plupart de ces jeunes suivraient la voie scolaire, seraient rarement en emploi aidé, peu exposés à l’indemnisation chômage et aux minima sociaux, etc. compte tenu de leur profil.

Graphique 1 – Surcoût de dépenses publiques pour atteindre 1 million d’apprentis


[1] Coquet B. (2023) « Apprentissage : un bilan des années folles », OFCE Policy brief, n° 117, juin. Les données rendues disponibles depuis ont conduit à revoir à la hausse le coût du dispositif estimé dans cette publication.

[2] Depuis le début de 2023, pour afficher la fin de son caractère « exceptionnel », l’aide est de nouveau dénommée « aide unique » bien qu’elle soit très différente (champ, montant, durée) de celle créée par la réforme de 2018.

[3] La méthode de calcul est celle utilisée dans Coquet B. (2023), en intégrant les données les plus récentes publiées depuis cette publication.




Les sous-jacents politiques et idéologiques du droit européen de la concurrence

Par Michel Debroux,

Avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, spécialiste du droit européen de la concurrence. Directeur d’études, École de droit et management (Université Paris 2 Panthéon-Assas)

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



***

Au sein du droit européen, le droit de la concurrence est le terrain privilégié d’une mise en œuvre proprement politique à trois niveaux (législation, régulation, judiciaire), ce que les autorités de concurrence revendiquent autant qu’elles en occultent souvent les fondamentaux. Ce n’est ni nouveau, ni surprenant.

Ce n’est pas nouveau : le droit européen moderne de la concurrence est issu d’une double matrice idéologique (ordo-libéralisme allemand et tradition antitrust américaine) et a été dès l’origine marqué par des tensions entre les traditions économiques, politiques et juridiques des États membres, qui se sont exacerbées au fil des élargissements (interventionnisme français, ordo-libéralisme allemand, libéralisme britannique ou néerlandais, État-providence scandinave).  Je renvoie ici, parmi de nombreuses études, aux travaux de Laurent Warlouzet[1] et aux contributions rassemblées dans l’ouvrage collectif The History of the European Union – Origins of a trans- and supranational polity 1950-1972[2].

Ce n’est pas surprenant : le droit européen de la concurrence est un droit économique européen. Il est donc pragmatique par nature puisque d’inspiration économique, et finaliste par essence puisqu’il tend à la réalisation des objectifs – multiples …– de l’Union européenne (UE).

Je propose de développer cette réflexion autour de deux constats, qui conduiront à une interrogation.

Le premier constat est celui de l’extrême plasticité des notions de base du droit de la concurrence (« marché », « activité économique », « entreprise ») : ces notions sont dites « fonctionnelles », c’est-à-dire que leur sens procède directement d’une fonction qui leur confère seule une véritable unité. En cela, elles s’opposent aux notions conceptuelles, dont la substance transcende les frontières des spécialités juridiques dans lesquelles elles sont invoquées.

Intrinsèquement malléables, ces notions ne peuvent être définies a priori puisqu’elles ne peuvent être appréhendée que par le prisme des finalités successives qui lui sont assignées par les autorités de concurrence et la jurisprudence. Or, précisément, les termes utilisés n’ont pas changé depuis le premier traité européen (Traité CECA, 1951) et pourtant leur mise en œuvre a profondément évolué en plus de 70 ans.

Donc, il faut que rien ne change pour que tout change (pour prendre à revers la fameuse citation de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans le film Le Guépard) ; ici rien n’a changé (les textes) et tout a changé (la mise en œuvre).

Par exemple : la notion d’« entreprise » en droit européen de la concurrence est définie par référence à une « activité économique », notion qui est elle-même fonctionnelle et définie selon une méthode essentiellement casuistique (et parfois tautologique). C’est la jurisprudence et non le législateur qui définit les activités qui relèvent ou non du marché. Or, l’étude de cette jurisprudence montre que le marché est la règle, le non-marché est l’exception (domaine régalien, domaine social).

Le deuxième constat est celui de la nature éminemment politique des choix effectués par les autorités de concurrence et, à leur suite, par les juridictions de contrôle.

Puisque le droit de la concurrence repose sur des notions fonctionnelles dont le sens varie en fonction des finalités qui leur sont assignées, il faut examiner quelles sont ces finalités, et s’interroger sur leurs évolutions dans le temps.

Des finalités évolutives

Dans un premier temps, le droit européen de la concurrence a essentiellement été perçu comme un outil au service de la réalisation du marché unique. Citons l’arrêt Metro du 25 octobre 1977 (aff. 26/76) : « Attendu que la concurrence non faussée (…) implique l’existence sur le marché d’une concurrence efficace (workable competition), c’est-à-dire de la dose de concurrence nécessaire pour que soient respectées les exigences fondamentales et atteints les objectifs du traité et, en particulier, la formation d’un marché unique réalisant des conditions analogues à celles d’un marché intérieur ».

Dans un deuxième temps, une fois le marché intérieur réalisé dans les années 90, commence la phase qui a parfois été qualifiée de « Trente Glorieuses » du droit de la concurrence.

Les marqueurs temporels sont toujours subjectifs et peuvent varier, mais on peut dater cette période, assez grossièrement, du milieu des années 80 avec la prééminence des théories de l’école de Chicago, jusque vers le milieu des années 2010. 

C’est la période du renforcement de la lutte contre les cartels (qui subsistaient encore dans de nombreux secteurs de l’industrie, dont la chimie), du paradigme du primat du bien-être du consommateur et d’une forme d’hostilité assumée à l’égard de l’intervention des États. À cet égard, il suffit de rappeler que le plan d’action adopté en 2005 par la Commission européenne en matière d’aides d’État a pour titre Des aides d’État moins nombreuses et mieux ciblées : une feuille de route pour la réforme des aides d’État 2005-2009.  

Si l’objectif d’un meilleur ciblage des aides fait consensus, on chercherait en vain dans le traité la disposition qui confère à la Commission une quelconque compétence pour se prononcer sur le niveau des aides en valeur absolue…

Qu’importe : c’est la période de l’après-guerre froide, le monde est « plat », la Chine adhère à l’OMC (2001), la mondialisation libérale « heureuse » est l’horizon indépassable. Il serait d’ailleurs malhonnête de nier ses nombreux mérites, notamment dans la sortie de la pauvreté de centaines de millions d’êtres humains, essentiellement en Asie.

Toutefois, sous l’effet de multiples crises, nous sommes probablement entrés depuis quelques années dans une nouvelle phase, bien qu’il soit toujours difficile d’en identifier exactement les caractéristiques.

Multiples crises, en effet… La crise des dettes souveraines de 2008-2009 a été causée par des dysfonctionnements de marché (le marché immobilier américain) et n’a été jugulée que par des interventions étatiques massives ; le Brexit a montré que l’UE pouvait ne pas être éternelle ; la crise climatique est (enfin) perçue comme une menace existentielle ; la mondialisation n’a pas eu que des gagnants et a entraîné une forte désindustrialisation en France ; la crise du Covid-19 a jeté une lumière crue sur certaines dépendances de nos économies européennes, et la guerre en Ukraine a brutalement montré que le monde n’est plus plat (l’a-t-il seulement été un jour ?) et que « la fin de l’Histoire » n’était qu’un rêve naïf.

Le droit de la concurrence « orthodoxe » depuis une trentaine d’années se croyait apolitique, grâce aux bons soins de deux marraines (ou plutôt un parrain et une marraine) : le formalisme juridique supposé garantir sa prévisibilité et la rationalité de la science économique supposée garantir son exactitude. Mais ni l’une, ni l’autre, ne sont acquises.

D’ailleurs, se prétendre « apolitique » n’est-il pas la meilleure façon de mener une politique, en disqualifiant toute voix critique comme politiquement biaisée ? Nous redécouvrons depuis quelques années que le droit de la concurrence est irrigué de valeurs, donc de choix politiques :

  • Faut-il privilégier l’innovation et l’émergence de champions européens, fussent-ils dominants ?
  • Faut-il privilégier le consommateur au travers du prisme principal du prix et de la variété de l’offre ?
  • Faut-il protéger les PME ?
  • Quelle place donner aux services publics : santé, éducation… périmètre des services d’intérêt économique général (SIEG) ?
  • Quel rôle pour l’État au nom de la protection des intérêts stratégiques (militaire d’accord, mais quid des infrastructures d’énergie, de communication, etc. ?)

Fort de ces deux constats, nous en arrivons alors à l’interrogation essentielle : puisque les concepts de base du droit de la concurrence n’ont de sens qu’en fonction des finalités qu’on lui assigne, et que ces finalités sont intimement politiques… qui décide ?

La première réponse est faussement simple : c’est l’Europe.  Certes.  Mais qui, en Europe ? La Commission, dira-t-on, sans doute en partie avec raison.  Les traités confèrent en effet à la Commission un poids unique dans la mise en œuvre du droit de la concurrence. Une partie de la doctrine (notamment allemande mais pas uniquement) conclut d’ailleurs – généralement pour la critiquer – à la nature « constitutionnelle » du droit de la concurrence européen.

La Commission jouit en effet d’une prééminence indéniable dans l’élaboration et la mise en œuvre du droit de la concurrence. Cette prééminence est facilitée par le faible poids des États membres (illustré par exemple par la « supplique » franco-allemande qui a suivi la décision d’interdiction de la fusion Alstom-Siemens en 2019), et la quasi-inexistence du Parlement européen, sauf lorsque la base juridique sur laquelle sont adoptés des textes d’inspiration « concurrence » lui confère un statut de co-législateur (par exemple le Digital Market Act ou le règlement sur les subventions étrangères).

Toutefois, se focaliser sur la Commission serait une erreur de perspective. Car cette dernière ne travaille pas entièrement en silo, que ce soit en amont ou en aval.

En amont, le processus d’élaboration des normes en droit de la concurrence (y compris voire surtout les textes de soft law) met en lumière un jeu complexe d’interactions entre plusieurs acteurs : les États membres, la Commission, les autorités nationales de concurrence, mais aussi les « experts », c’est-à-dire la communauté des spécialistes (universitaires, avocats, lobbyistes …).

En aval, le rôle politique des juridictions ne saurait être sous-estimé. Il y a beaucoup à dire sur la notion particulièrement sensible de « politique jurisprudentielle ». Traditionnellement, les juges ne sont supposés s’exprimer qu’au travers de leurs jugements, sauf à prêter le flanc à la critique souvent entendue de « gouvernement des juges », dont on sait l’écho qu’elle a recueilli et recueille encore auprès de larges pans de l’opinion dans l’UE.

Pourtant, « juger est un acte politique » (Pierre Noreau), surtout lorsque le juge interprète des concepts malléables. Historiquement, les grands arrêts fondateurs de la Cour de justice de l’UE (notamment, les Van Gend & Loos en février 1963 sur le principe d’effet direct et Costa c. Enel de juillet 1964 sur le principe de primauté du droit européen) sont des arrêts « politiques », au service d’une vision intégrationniste.

Mais une politique jurisprudentielle n’est pas une « politique » comme les autres : elle s’élabore lentement et à bas bruit ; elle ne se revendique pas ; elle n’est pas construite a priori mais constatée a posteriori, sur une accumulation de cas particuliers. En droit européen, où les justiciables n’ont pas d’accès direct à la Cour de justice, la politique jurisprudentielle ne se construit que par la confirmation ou l’annulation des décisions de la Commission ou en réponse à des questions préjudicielles posées par des juridictions nationales. Il y a donc toujours un filtre.

La complexité du processus d’élaboration et de contrôle du droit européen de la concurrence est proportionnelle aux enjeux politiques qu’il charrie, c’est-à-dire gigantesque. L’enjeu démocratique n’en est que plus impérieux.


[1]              Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance, Paris, CNRS éditions, 2020, ainsi que plusieurs articles dont en particulier : « Towards a Fourth Paradigm in European Competition Policy? A Historical Perspective (1957-2023) », op. cit. et « La France et la mise en place de la politique de la concurrence communautaire (1957-1964) », in Europe organisée, Europe du libre-échange, Eric Bussière, Michel Dumoulin et Sylvain Schirmann (dir.), Bruxelles, 2006.

[2]              Wolfram Kaiser, Brigitte Leucht et Morten Rasmussen (dir.), Routledge, London 2009.




Politique monétaire : à quel horizon le chômage devrait-il augmenter ?

Par Christophe Blot

Malgré le resserrement monétaire amorcé par la Réserve fédérale depuis mars 2022, l’économie américaine semble résiliente. Au deuxième trimestre 2023, la croissance, en rythme trimestriel a atteint 0,6% (après 0,5% au premier trimestre). Le marché du travail reste sous tension (Graphique 1). Le taux de chômage s’est maintenu autour de 3,5% au cours du premier semestre et le ratio du nombre de chômeurs par emploi vacant est à son niveau le plus bas depuis 2001[1]. Comment expliquer cette situation alors que le taux directeur de la banque centrale américaine est passé de 0,25% à 5,5% en un peu plus d’une année ? Cette question renvoie non seulement aux effets de la politique monétaire mais également aux délais de transmission sur l’économie.



Comme nous l’indiquions dans la note ici, les précédents épisodes de resserrement monétaire américain ne se sont pas traduits par une hausse rapide du taux de chômage (Graphique 2). Ainsi, l’absence de dégradation sur le marché du travail ne semble pas une exception au regard des épisodes passés de hausses de taux. Lors du resserrement qui avait débuté en mai 2004, le taux de chômage avait continué de baisser jusqu’en mars 2007. Lors du tournant restrictif de la fin des années 1970, amplifé sous l’ère de Paul Volcker[2], le taux de chômage avait baissé jusqu’en juillet 1978. Il avait atteint un premier pic à 7,8% pendant l’été 1980 puis augmenté de nouveau en lien avec la deuxième phase du resserrement monétaire. En octobre 1982, il atteignait son point le plus haut à 10,8%, un peu plus d’un an après le pic du taux de politique monétaire.

La Réserve fédérale n’est pas la seule banque centrale à avoir durci sa politique monétaire, c’est également le cas de la Banque d’Angleterre, qui avait réagi dès février 2022, et de la BCE (Banque centrale européenne) qui a augmenté ses taux à partir de juillet. Or, dans la zone euro, on observe bien un ralentissement de l’activité marqué par une quasi-stagnation depuis la fin 2022. Pour autant, là aussi, le marché du travail reste résilient, le taux de chômage poursuivant sa décrue, passant de 6,7 % en juillet en 2022 à 6,4 % un an plus tard[3]. De plus, le ralentissement économique est probablement davantage lié à la crise énergétique qu’à l’effet de la politique monétaire. Ces éléments suggèrent que les effets de la politique monétaire sur le marché du travail seraient retardés. Ce constat est-il confirmé par les analyses empiriques ?

Quels sont les enseignements de l’analyse empirique ?

Une analyse récente des effets de la politique monétaire proposée par Christina D. Romer et Romer (2023) corrobore l’idée que les délais de transmission de la politique monétaire sont longs[4]. En effet, leur estimation suggère que l’effet maximal de la contraction monétaire serait atteint après 27 mois. Ces résultats vont dans le même sens que ceux mis en évidence dans de précédentes recherches[5]. Dans le contexte actuel, le pic du chômage américain n’interviendrait donc pas avant mi-2024. La poursuite du resserrrement en 2023 pourrait même se traduire par une dégradation de la situation tout au long de l’année 2024[6].

La littérature n’est cependant pas unanime sur la question. Ainsi, Miranda-Agrippino et Ricco (2021) montrent que le pic du chômage est atteint bien plus rapidement : entre 12 et 18 mois, avec une hausse de l’ordre de 0,3 point de taux de chômage pour 1 point de hausse de taux[7]. Les délais estimés par Bernanke, Boivin, et Eliasz (2005) sont plutôt autour de 18 à 24 mois, comparables à ceux mis en avant par Gertler et Karadi (2015) lorsqu’ils incluent des variables financières dans leur analyse[8]. Ces quelques résultats sont assez représentatifs de la littérature recensée par Ramey (2016)[9]. Les estimations de Romer et Romer (1989 et 2023) se situeraient donc plutôt dans la fourchette haute. On peut aussi noter que dans le modèle de la Réserve fédérale (Modèle FRB-US), les délais de transmission sont relativement longs avec un pic atteint à la fin de la deuxième année suivant la hausse du taux.

Comment expliquer de telles différences ? Ces écarts sont principalement liés à la méthode utilisée pour identifier l’effet de la politique monétaire[10]. Une difficulté inhérente à l’analyse des effets de la politique monétaire tient à l’endogénéité des décisions prises par les banques centrales. Supposons par exemple que la Réserve fédérale anticipe une augmentation de l’inflation du fait de la hausse du prix du pétrole. Dans ce cas, l’inflation devrait augmenter, au moins à court terme, puisque les hausses de prix de l’énergie se répercutent rapidement sur l’inflation. Il est donc probable que l’on observe une corrélatation positive entre inflation et hausse des taux, au moins à court terme. L’enjeu des analyses empiriques est donc de parvenir à identifier l’effet de la hausse des taux conditionnellement à un ensemble de facteurs qui peuvent également expliquer l’inflation ou l’activité. Le chercheur s’efforce alors d’identifier ce qu’on appelle un choc de politique monétaire, c’est-à-dire un changement de l’instrument (par exemple le taux d’intérêt) exogène à l’ensemble des variables susceptibles d’influencer la variable objectif (inflation ou chômage par exemple). Il s’avère que ces différentes stratégies d’identification ont tendance à produire des résultats différents si bien qu’il n’y a de certitude ni sur l’ampleur des effets de la politique monétaire, ni sur les délais de transmission.

La stabilité du taux de chômage à un niveau bas, 17 mois après le début de la hausse pourrait aller dans le sens de délais relativement longs. Une telle résilience ne permet cependant pas vraiment de trancher en faveur des résultats de Christina D. Romer et Romer (2023) ou bien de ceux de Miranda-Agrippino et Ricco (2021). Le contrefactuel ― scénario sans resserrement de la politique monétaire ― ne peut pas être observé. De fait, il est possible que d’autres chocs aient affecté positivement l’économie, contribuant aux bonnes performances de croissance. Les plans de soutien massifs au revenu des ménages et aux entreprises mis en oeuvre par les administrations Trump puis Biden en 2020 et 2021 expliquent au moins en partie la faiblesse du chômage américain. On ne peut exclure que ces mesures continuent de soutenir la demande. Là encore, il est question de délais de transmission mais, cette fois-ci, de la politique budgétaire !


[1] Le taux de chômage a toutefois augmenté de 0,3 point au mois d’août selon le Bureau of Labor Statistics.

[2] Paul Volcker a débuté son mandat de président de la Réserve fédérale en août 1979 et a fait rapidement de la lutte contre l’inflation sa priorité. Il en a résulté un important durcissement de la politique monétaire avec un taux cible des fonds fédéraux ayant atteint un pic à 19% en juin 1981.

[3] Ce décalage avait aussi été observé lors du précédent resserrement monétaire. La BCE avait commencé à augmenter les taux en décembre 2005 mais le chômage avait baissé jusqu’en mars 2008.

[4] Voir Romer Christina D., et David H. Romer, 2004, « A New Measure of Monetary Shocks: Derivation and Implications ». American Economic Review, vol. 94, n° 4, pp. 1055‑84. https://doi.org/10.1257/0002828042002651.

[5] Voir RomerChristina et David Romer, 1989, « Does Monetary Policy Matter? A New Test in the Spirit of Friedman and Schwartz ». https://doi.org/10.3386/w2966 et Romer, Christina D., et David H. Romer, 2004, « A New Measure of Monetary Shocks: Derivation and Implications ». American Economic Review, vol. 94, n° 4, pp. 1055‑84. https://doi.org/10.1257/0002828042002651.

[6] Bien que la Réserve fédérale n’ait pas décidé d’une nouvelle hausse lors de la réunion du 20 septembre 2023, les prévisions des membres du FOMC indiquent que le taux devrait rester au-dessus de 5 % en 2024.

[7] Voir Miranda-Agrippino, Silvia et Giovanni Ricco, 2021, « The Transmission of Monetary Policy Shocks ». American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 13, n° 3, pp. 74‑107. https://doi.org/10.1257/mac.20180124.

[8] Voir Bernanke B. S., J. Boivin et P. Eliasz, 2005, « Measuring the Effects of Monetary Policy: A Factor-Augmented Vector Autoregressive (FAVAR) Approach ». The Quarterly Journal of Economics, vol. 120, n° 1, pp. 387‑422. https://doi.org/10.1162/0033553053327452 et Gertler Mark et Peter Karadi, 2015, « Monetary Policy Surprises, Credit Costs, and Economic Activity », American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 7, n° 1, pp. 44‑76. https://doi.org/10.1257/mac.20130329.

[9] Voir Ramey V. A., 2016, « Macroeconomic Shocks and Their Propagation », in Handbook of Macroeconomics, pp. 71‑162, Elsevier. https://doi.org/10.1016/bs.hesmac.2016.03.003.

[10] Coibion (2012) illustre ces écarts d’impact selon la méthode d’identification mais également selon les méthodes d’estimation utilisées. En utilisant les chocs de Christina D. Romer et Romer, il montre que l’effet est plus de 2 fois moindre si l’effet est estimé à partir d’un VAR, comparativement à l’approche retenue par Christina D. Romer et Romer (2004). Les délais de transmission sont néanmoins plus rapides avec un pic atteint au cours de l’année suivant le choc avec un modèle VAR. Voir Coibion Olivier, 2012, « Are the Effects of Monetary Policy Shocks Big or Small? », American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 4, n° 2, pp. 1‑32. https://doi.org/10.1257/mac.4.2.1.




Un second moment hamiltonien

par Hubert Kempf

Dans le débat européen autour du plan Next Generation EU, la décision de 2020 de la Commission européenne d’émettre de la dette au profit des États membres est souvent rapprochée de la décision de l’État fédéral américain de 1790, sous l’impulsion du secrétaire au Trésor Alexander Hamilton, non seulement d’honorer la dette fédérale en cours mais aussi d’assumer les dettes des États fédérés. Ce rapprochement est spécieux. La politique financière d’Hamilton est allée de pair avec la capacité à lever les impôts nécessaires au service de la dette, rendue possible par l’usage de la force militaire. La différence est patente avec la situation de l’Union européenne où la Commission est dépourvue de toute capacité coercitive.



La décision du Conseil européen (du 21 juin 2020, confirmée le 14 décembre 2020) d’autoriser la Commission européenne à répondre à la crise ouverte par la pandémie de Covid-19 par un programme d’émission de dette pour un montant de 750 milliards assumé par le budget de l’Union européenne afin de prêter à taux faible ou d’effectuer des transferts sans contrepartie aux États membres représente une innovation politique et économique qu’il est difficile de sous-estimer et impossible de négliger. Beaucoup de commentateurs ont voulu y voir le « moment hamiltonien » de l’Union européenne. L’expression a été prononcée en 2011 par Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale américaine de 1979 à 1983 et alors président du Economic Recovery Advisory Board, nommé par Barack Obama. En référence avec la situation européenne, Paul Volcker déclara « Europe is at an Alexander Hamilton moment, but there’s no Alexander Hamilton in sight »[1].

L’expression a fait florès et a été reprise par de nombreux commentateurs, journalistes ou politiques. Elle fait référence à la politique budgétaire et fiscale proposée, négociée et appliquée par Alexander Hamilton en 1790[2]. Nommé par George Washington secrétaire au Trésor le 11 septembre 1789, après la création de cette fonction par le Congrès le 2 septembre, Hamilton s’attela immédiatement à la rédaction d’un rapport qui fit date dans l’histoire américaine. Hamilton proposait dans ce rapport[3] de ne pas faire défaut sur la dette fédérale en cours, d’appliquer le même traitement à tous les détenteurs de titres de la dette fédérale, indépendamment de la date à laquelle ils avaient été acquis, et de transférer les dettes en cours des États fédérés à l’État fédéral. 

Les experts discutent de la pertinence du parallèle établi entre la décision sur les finances publiques fédérales prise par le Congrès américain en 1790 et les annonces faites par la Commission européenne en 2020. Ils concluent que les programmes et les circonstances diffèrent substantiellement au point de vider de sens le parallèle établi[4]. Ces discussions, centrées sur des considérations économiques, sont utiles. Mais elles manquent l’essentiel, l’impact politique de ces actes.

Pour ce qui est de la politique fiscale et financière d’Alexander Hamilton, son importance dans l’histoire politique américaine n’est disputée par personne. Cette importance s’explique par trois raisons :

1/ le redressement immédiat et spectaculaire du crédit de l’État fédéral et des États fédérés américains sur les marchés financiers internationaux ;

2/ La structuration du débat politique américain entre les fédéralistes et les républicains, qui continue de nos jours où les références aux traditions hamiltonienne et jeffersonienne restent vivaces[5] ;

3/ la puissance intellectuelle d’Hamilton qui l’amène à développer une analyse du fonctionnement des marchés financiers très en avance sur son temps[6].

Pour ce qui est de la signification qu’il faut accorder aux annonces des autorités européennes, au risque d’être démenti par les développements futurs, avançons qu’il est pertinent de voir dans ces annonces une innovation évidente : il est maintenant ouvertement admis par tous les pays de l’Union européenne que la Commission européenne peut exercer un pouvoir budgétaire important en cas de circonstances exceptionnelles (sans que soient véritablement définies ce que sont de telles circonstances). De plus, le principe de conditionnalité de l’aide apportée aux États membres est également entériné par le Conseil européen, ce qui place manifestement la Commission européenne en situation d’arbitre et la dote d’un pouvoir discrétionnaire vis-à-vis des États. Mais ces évolutions sont davantage des expédients et ne se traduisent pas par une modification dans les rapports institutionnels de pouvoir entre les États et les instances de l’Union (les autorités européennes)

Dans cette perspective, il est raisonnable de se référer au moment hamiltonien de 1790 pour juger de l’innovation que représenterait la décision de 2020. Dans les deux cas, il y a une décision budgétaire qui modifie les rapports financiers entre les juridictions membres des unions. Plus précisément, l’échelon fédéral dans le cas américain, supra-étatique dans le cas européen assume des charges qui incombaient ou auraient pu incomber aux juridictions étatiques de l’union. On pressent que cette opportunité ne peut qu’impliquer une modification importante, voire radicale, des rapports politiques entre juridictions.

Mais ce seul point de comparaison ne suffit pas. Si le programme fiscal et financier d’Hamilton a eu le succès incontestable qu’on lui reconnaît, cela n’est pas dû au seul passage de la loi ni à sa traduction en des réglementations financières complexes.

Pour le comprendre, il faut singulariser un second « moment hamiltonien ». Celui-ci se situe en 1794 lors de la « rébellion du whiskey » qui secoue l’ouest des 13 États américains qui constituent alors les États-Unis[7].

Cette rébellion[8] est issue de la loi votée par le Congrès en 1789 édictant que des droits d’accise pouvaient être levés par l’État fédéral. Notons immédiatement la différence avec le cas européen : à peine la Constitution adoptée (après la ratification de 9 des 13 États américains existant alors), le premier Congrès exerce son droit à lever l’impôt qui lui est accordé par la Constitution, à la différence de ce que prévoyaient les Articles de la confédération. Ce droit dont ne dispose pas le parlement européen, ni a fortiori la Commission. Dès 1790, Hamilton proposa de lever une taxe sur le whiskey. Ce choix était logique : le whiskey est un produit de choix pour lever un impôt dans un temps où les voies de communication sont difficiles et les échanges commerciaux internes à l’Union, limités : produit non-périssable et transportable, il concentre en un petit volume une production agricole importante mais périssable et s’échange facilement. De plus, il est facile à contrôler – et donc à imposer – car les points de passage sont peu nombreux. Mais sa production est concentrée dans quelques comtés de l’ouest de quelques États alors qu’il est consommé dans l’ensemble du territoire.  L’impôt envisagé fut donc considéré par les producteurs de whiskey comme une discrimination importante à leur encontre puisqu’ils seraient les seuls à le supporter au profit de l’Union tout entière.  Le Congrès, conscient du problème que cela créait, refusa de voter la loi. Il la vota pourtant l’année suivante, soit un an après la loi sur la régularisation des dettes publiques, devant la nécessité de remplir les caisses de l’État fédéral, en particulier pour assumer la charge de la dette fédérale alourdie par sa décision de 1790.

Les désordres ne tardèrent pas à s’installer à partir de 1791, surtout dans les comtés de l’ouest de la Pennsylvanie, encouragés par les opposants au parti fédéraliste conduit par Hamilton. Les tensions devinrent vite une affaire politique, opposant les fédéralistes, partisans d’un État fort et interventionniste, contrôlé par les élites sociales et instruites, et les anti-fédéralistes, qui allaient former le noyau du parti républicain mené par Jefferson. Les premiers, au pouvoir, estimèrent que l’autorité de l’État (fédéral) était en cause et qu’il s’agissait d’un prodrome du retour à l’anarchie qui prévalait avant le vote de la Constitution de 1789. Il devenait selon Hamilton urgent d’agir contre les rebelles mais Georges Washington, président et en tant que tel, chef des armées, temporisa.

En août 1794, le refus de l’impôt mena près de 6 000 opposants en arme à se mobiliser. Ils furent bientôt sur le point de prendre le contrôle de Pittsburgh. Après l’échec d’une énième tentative de conciliation, Washington prit alors la décision d’intervenir militairement contre les rebelles. Il ordonna la levée de 14 000 miliciens, venus de New Jersey, du Maryland, de Virginie et de Pennsylvanie.  Devant un tel déploiement de force (plus important que l’armée continentale qui avait tenu tête aux Britanniques), la rébellion s’effondra immédiatement. Les rebelles se dispersèrent. Les meneurs furent arrêtés et jugés. Deux furent condamnés à la pendaison et finalement graciés par Washington. La conclusion de l’affaire fut tirée par Hamilton : « L’insurrection au final nous aura profité et ajoute à la solidité de toute chose dans ce pays »[9]. C’était particulièrement vrai pour la solidité financière de l’État fédéral.

Ce second moment éclaire et complète le premier moment de 1790, celui de la rédaction du rapport d’Hamilton, puis de l’adoption de la loi qu’il soumet au Congrès. Deux raisons expliquent la promptitude et la détermination avec lesquelles Hamilton conçoit sa politique budgétaire et financière, outre la situation financière catastrophique dans laquelle se trouve la jeune république dont le crédit est alors au plus bas. La première, reconnue par tous, historiens, professionnels de la finance et politiques, est son expertise en ces matières, exceptionnelle pour l’époque, qui lui fait concevoir un plan audacieux et complexe. Ce plan fut peu, voire pas du tout, compris par ses contemporains et en particulier ses opposants, John Adams et Thomas Jefferson en tête, mais il l’est aisément de nos jours où il est reconnu que la crédibilité financière (définie comme la cohérence temporelle d’un plan d’endettement) est un élément central dans la détermination des taux d’intérêt. La seconde, tout aussi importante, est qu’il estime être capable de disposer des revenus fiscaux nécessaires pour assurer le service de la dette. Ce qui implique de pouvoir lever effectivement l’impôt. Hamilton fut un brillant officier de la guerre d’indépendance, remarqué par Washington pour sa bravoure et son intelligence militaire au point qu’il en fit son aide de camp et put ainsi mesurer ses qualités intellectuelles, politiques et militaires. Hamilton connaît le pouvoir des canons[10] autant que le poids des mots. Face à la rébellion fiscale, il n’hésite pas à plaider pour l’exercice du monopole de la violence légitime dont dispose l’État fédéral et convainc le président de mater la rébellion de l’Ouest.

Ce second moment de la fin du XVIIIe est exemplaire de la capacité de l’État fédéral américain naissant de boucler son budget, d’assurer le service de sa dette, même augmentée des dettes des États et donc d’éviter le défaut de paiement. Sans cette capacité, il est douteux que le coup de génie tenté par Hamilton en 1790 eût si bien réussi.

Cet épisode met cruellement en lumière la différence avec la situation européenne des années 2020. À aucun moment, et pour cause, la Présidente de la Commission n’a évoqué clairement la façon dont la dette émise serait remboursée. A fortiori elle n’a pu déclarer que l’Union européenne lèverait des impôts, elle n’en a pas le pouvoir, ni qu’elle mobiliserait si nécessaire les moyens de coercition et de contrainte sur les Européens récalcitrants puisqu’elle n’en a aucun à sa disposition.

On comprend que les « fédéralistes » européens (appelons ainsi les partisans d’institutions européennes supranationales fortes, faute d’une meilleure appellation) se soient emparés de l’expression de « moment hamiltonien » pour qualifier l’adoption par la Commission européenne de son plan de relance. Se placer sous le patronage prestigieux de Hamilton, rapprocher ce plan des propositions faites au Congrès en 1790 et défendues avec brio par Hamilton permet de laisser entendre que l’Union européenne suit à plus de deux siècles de distance un chemin assez similaire à celui que s’est fait la république américaine, à savoir la constitution progressive mais obstinée d’une fédération, d’un ensemble inter-gouvernemental hiérarchisé dominé par l’État fédéral. Mais c’est prendre bien des libertés avec l’histoire et se payer de mots plus que de réalité.

L’histoire de l’union américaine est bien différente de l’histoire de l’union européenne. L’union américaine est née en 1787-1789 de la constatation de l’impéritie de la confédération née en 1776, due à l’incapacité des États américains de coopérer efficacement. Elle s’est caractérisée dès son origine par une volonté de prééminence de l’État fédéral. Celle-ci a certainement mis du temps à s’établir et à exploiter toutes ses potentialités. Le rapport entre l’État fédéral et les États fédérés est toujours susceptible de varier. Actuellement, on assiste à une vague de promotion des États fédérés, voulue en particulier par l’actuelle Cour suprême. Mais de tels mouvements ne sont pas nouveaux et ne modifient pas significativement la domination politique, sociale et économique de l’État fédéral[11]. Cela ne peut nous surprendre : cette prééminence est inscrite dans les textes fondateurs de la république américaine et se lit dans les péripéties politiques de ses premières années comme le montrent clairement les politiques voulues et promues par le plus brillant et efficace de ses dirigeants, Alexander Hamilton. C’est bien ce que montrent les deux « moments hamiltoniens » des années 1790 qui ne peuvent être pensés l’un sans l’autre. Le premier moment hamiltonien incite à rapprocher la politique budgétaire américaine de la fin du XVIIIe siècle menée par Hamilton et les annonces européennes de 2020 en réaction à la pandémie de la Covid-19. Le second moment hamiltonien amène au contraire à mieux voir les différences entre les deux séquences, et à illustrer en quoi le fédéralisme américain n’est pas une préfiguration des évolutions de l’Union européenne. Les premières années de la république américaine, loin de mettre en évidence une congruence entre la destinée américaine et les tâtonnements européens, montrent plutôt leurs différences marquées. La construction européenne n’a rien à voir avec la fondation des États-Unis et ne suit pas les voies fédéralistes suivies par ceux-ci.

Bref, un moment ne suffit pas pour faire une histoire. Les dirigeants et les citoyens européens seraient bien avisés de ne pas oublier cette leçon tirée des débuts de la fédération américaine.


[1] Voir Wheatley (2012), « Analysis: What Europe can learn from Alexander Hamilton ». Reuters.

[2]La biographie de référence sur Hamilton est celle issue de Chesnow, Ron (2005), Alexander Hamilton, Penguin Books.

[3] Hamilton Alexander (1790), Report Relative to a Provision for the Support of Public Credit, U.S. Treasury Department.

[4]Voir en particulier la contribution très fine d’Elie Cohen (2020). Voir également Issing (2020) et Gheorghiu (2022).

[5] Voir Banning, Lance (1980), The Jeffersonian persuasion: Evolution of a party ideology. Cornell University Press.

[6] Thomas Sargent (2012) n’a ainsi aucun mal à interpréter la pensée et l’action d’Hamilton en des termes propres à la théorie économique la plus récente, issue de la révolution des anticipations rationnelles et de la notion de cohérence temporelle.

[7]cf. Krom et Krom (2013).

[8]Nous suivons les développements consacrés à la rébellion par Gordon S. Wood (2009), Empire of liberty. A history of the Early Republic, 1789-1815, Oxford University Press, pp. 134-139

[9]Alexander Hamilton à Angelica Church, 23 octobre 1794, Papers of Alexander Hamilton, Vol. 17, p.340. Cité par Wood (2009), p.138.

[10]« Ultima ratio regum », comme d’autres avant lui l’avait reconnu.

[11]C’est déjà la thèse que je défendais dans les années 1980, preuve que la question n’est pas nouvelle. Cf. Kempf et Toinet (1980).




Les élections municipales influencent-elles la ségrégation des immigrés ?

par Gregory Verdugo

La ségrégation spatiale des immigrés a augmenté ces dernières décennies, que ce soit en France (Verdugo et Toma 2018) ou dans la plupart des pays de l’OCDE (Comandon et al. 2018)[1]. Si l’on explique le plus souvent la ségrégation par des modèles d’interactions sociales où elle naît de l’agrégation de choix individuels[2], des travaux plus récents suggèrent que la ségrégation peut également être influencée par les processus de choix collectifs, en particulier par le résultat des élections locales[3]. En effet, si les maires de gauche et de droite mettent en place des politiques systématiquement différentes, et que ces politiques incitent relativement plus les immigrés que les natifs à s’installer dans certaines municipalités, les résultats des élections municipales pourraient influencer la distribution des immigrés entre municipalités.



 Dans un article récemment publié (Schmutz et Verdugo 2023) et librement accessible en document de travail de l’OFCE, nous testons cette hypothèse en nous appuyant sur les données des municipalités françaises. Notre étude combine les résultats des élections municipales depuis 1983 dans plus de 800 communes de plus de 9 000 habitants avec les évolutions démographiques de la population de ces municipalités mesurées dans les recensements successifs. Ce long horizon temporel nous permet d’examiner non seulement si les élections changent la composition de la population à l’élection suivante, 6 ans après l’élection initiale, mais aussi à plus long terme, de 12 à 18 ans après, soit les années de la deuxième et troisième élection suivant l’élection initiale.

Pour isoler un effet causal du résultat des élections sur la composition de la population, il est a priori trompeur de comparer la progression de l’immigration entre les villes ayant élu des maires de gauche avec celles ayant élu des maires de droite car de telles comparaisons sont soumises à un biais de causalité inverse. En effet, il est possible que cela soit l’arrivée des immigrants qui favorise l’élection d’un maire de gauche. Par exemple, la part d’immigrés dans une municipalité de gauche peut progresser plus rapidement en raison de la présence de réseaux ethniques ou d’un important parc de logement sociaux (Verdugo 2016) et, compte tenu d’un fort clivage partisan face à l’immigration entre électeurs de gauche et de droite (Piketty, 2020), cette hausse peut favoriser l’arrivée d’habitants non-immigrés plus favorables à la gauche et ainsi plus susceptibles de voter pour un maire de gauche.

Pour garantir que nos estimations reflètent l’effet du maire élu sur la composition de la population et non l’inverse, nous suivons l’approche proposée par Ferreira et Gyourko (2009) et initialement appliqué sur données américaines. Cette approche consiste à comparer l’évolution de la population entre mairies de gauche et de droite en se limitant aux municipalités où le maire a été élu lors d’une élection serrée. Un avantage crucial des élections serrées est qu’elles imitent les résultats d’une expérience naturelle où la couleur politique du maire élu serait attribuée de manière aléatoire, une hypothèse confirmée par les données. Ainsi, les résultats des élections serrées n’apparaissent pas liés aux caractéristiques de la municipalité avant l’élection, notamment la part d’immigrés dans la population ou sa progression entre deux élections, contrairement aux municipalités où la victoire a été plus large.

Les différences entre les municipalités où un maire de gauche a gagné de justesse relativement à celles gagnées de justesse par un maire de droite suggèrent des effets importants des élections municipales sur la population locale : selon nos estimations, six ans après les élections initiales, lors des élections suivantes, la part des immigrés dans la population municipale augmente ainsi de 1,5 p.p. plus rapidement dans les municipalités ayant élu un maire de gauche que dans celles qui ont élu un maire de droite. Nous trouvons également que ces différences s’accroissent après deux à trois cycles électoraux, ce qui est cohérent avec le fait que la probabilité de réélection du maire est élevée, même si, après trois élections, les effets apparaissent imprécis.

La plupart de l’augmentation relative de la part d’immigrés dans les villes de gauche provient de l’immigration hors-Union européenne. Les conséquences sur l’électorat sont ainsi initialement limitées car seule la moitié de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française et donc pouvant voter aux élections locales. Néanmoins, à plus long terme, les effets sur l’électorat sont plus importants car après trois élections, nous trouvons que la quasi-totalité de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française.

Nous examinons ensuite quelles différences systématiques de politiques municipales expliquent ces arrivées plus importantes d’immigrés dans les municipalités ayant élu un maire de gauche. Nous testons d’abord si cette hausse plus rapide reflète un impact des élections plus large sur les classes populaires, notamment les ouvriers, dont les immigrés ont plus de chance de faire partie. Les données contredisent néanmoins cette hypothèse car nous ne trouvons pas d’effet des élections sur l’évolution de la part des ouvriers ou employés non-immigrés dans la population. De plus, nous trouvons que les élections affectent la proportion d’immigrés dans tous les groupes professionnels, que ce soit les ouvriers et employés mais aussi les cadres.

 Nous examinons ensuite si ces arrivées sont liées à des différences systématiques d’évolution de la fiscalité locale entre la droite et la gauche, qui pourraient refléter des politiques sociales plus généreuses dans les villes de gauche. De manière surprenante mais conformément au résultat de Ferreira et Gyourko (2009) pour les Etats-Unis, nous ne trouvons pas que les élections affectent le niveau des taxes locales, que ce soit la taxe d’habitation ou la taxe foncière.

Nous trouvons, en revanche, que l’arrivée plus importante d’immigrés dans les mairies de gauche s’explique par des différences de construction et de composition de la population dans le logement social. Les nouvelles constructions de logement sociaux sont plus importantes après les élections dans les villes ayant élu un maire de de gauche. L’élection d’un maire de gauche est ainsi associée à une hausse de 2 p.p. plus rapide des ménages en logements sociaux dans la population 6 ans après l’élection initiale et de 4 p.p. après 12 ans. En raison de la plus forte présence d’immigrés dans les logements sociaux, qui reflète notamment le poids des discriminations subies dans le logement privé (Acolin, Bostic, et Painter 2016), ces nouvelles constructions contribuent pour un tiers à l’augmentation plus rapide de la part des immigrés dans le logement social de la commune. Enfin, si les maires de gauche tendent à construire relativement plus de logements sociaux, nous ne trouvons pas de différences significatives sur les constructions de logement privé. Les différences entre maires de gauche et de droite dans la construction de logement social semblent aussi s’être atténuées suite au passage de la loi SRU après 2001, même si ces résultats doivent être interprétés avec précaution car les élections serrées sont relativement rares dans les communes dont la part de logements sociaux est en dessous du seuil de la loi SRU.

Nos résultats s’expliquent également par le fait que la part d’immigrés dans les logements sociaux déjà construits augmente plus rapidement dans les villes de gauche. Ainsi, même si les logements sociaux ne représentent que 25% des logements dans notre échantillon, l’augmentation de la part des immigrés qui vivent dans les logements sociaux explique la moitié de l’effet des élections sur la part des immigrés dans la population.

Des telles différences entre maires de droites et de gauche sur le logement social confirment les travaux récents de Nadeau et al. (2018) qui démontrent que l’importance du parc social d’une municipalité permet de prédire sa trajectoire électorale au cours des dernières décennies. Comme eux, nous trouvons que l’arrivée d’immigrés n’apparaît pas défavorable au maire élu car les chances de réélection d’un maire de gauche semblent en moyenne plus favorables dans les municipalités possédant plus de logements sociaux et qui ont en conséquence accueilli plus d’immigrés.


[1] Le Haut Conseil à l’intégration définit les immigrés comme les individus nés à l’étranger de nationalité étrangère et résidant en France. Un immigré peut donc être soit de nationalité étrangère, soit être devenu français par acquisition.

[2] Dans ces modèles, proposés notamment par le Nobel d’économie Thomas Schelling, la ségrégation est la conséquence de choix de localisation influencés par des préférences portant sur la composition du voisinage. Au niveau d’un quartier, même si les habitants ont des préférences modérées pour tel ou tel groupe social, la mixité peut être un équilibre instable car une hausse, même faible, de la part de la population minoritaire peut faire basculer un quartier mixte en quartier ségrégué (Schelling 2006). Empiriquement, ce modèle explique bien l’évolution de certains quartiers des villes nord-américaines (Card, Mas, et Rothstein 2008) et en Europe (Aldén, Hammarstedt, et Neuman 2015).

[3] Glaeser et Shleifer (2005) ont montré comment certains maires aux Etats-Unis ont mis en place des politiques ayant eu pour conséquence de remodeler la population municipale dans un sens qui leur était électoralement favorable. Ils démontrent notamment comment les maires de Détroit ont stratégiquement encouragé dans les années 1970 l’installation de familles afro-américaines dans leur ville, ce qui leur a permis de s’assurer des réélections confortables, mais a eu pour conséquence d’augmenter la ségrégation dans cette métropole.




Quelle trajectoire financière pour l’assurance chômage ?

par Bruno Coquet

La négociation de la nouvelle convention d’assurance chômage 2024-2026 s’ouvre ce mardi 12 septembre. Début août, le gouvernement a adressé aux partenaires sociaux un document de cadrage qui liste les demandes, annonce de nouvelles ponctions financières et ferme la porte à d’éventuels retours en arrière concernant les points les plus polémiques des réformes précédentes (salaire de référence, contracyclicité, éligibilité, etc.). Dans ce parcours très balisé, la voie est extrêmement étroite pour trouver un accord.



Pourtant rien n’indique dans ce cadrage que la trajectoire financière de l’assurance chômage soit en péril en raison de la générosité des droits. Au-delà des prévisions que publie l’Unedic, le gouvernement ne précise pas cette trajectoire financière contrairement à ce que prévoit la loi[1].

Afin de clarifier les marges de manœuvre et les enjeux réels de la négociation, nous détaillons ici les principales composantes passées et à venir des trajectoires financières respectives de l’assurance chômage et de l’Unedic. Il apparaît clairement que le régime d’assurance chômage de droit commun est structurellement excédentaire et que ces excédents ne sont pas utilisés comme ils le devraient (indemniser correctement ou baisser les contributions), mais comme appoint budgétaire pour financer des dépenses publiques, toujours plus nombreuses et coûteuses, imputées de manière discutable à l’Unedic.

Imprécisions et lacunes de la gouvernance financière

Le gouvernement devrait publier « au plus tard le 15 octobre » de chaque année un rapport sur la gestion du régime d’assurance chômage (aucun ne l’a été depuis 10 ans[2]), organiser une concertation avec les partenaires sociaux et détailler la « trajectoire financière » du régime ainsi que les hypothèses macroéconomiques sur lesquelles elle s’appuie.

La loi prévoit qu’avant l’arrivée à échéance d’une convention d’assurance chômage, ou du décret de carence qui s’y substitue – comme c’est le cas depuis 2019 –, le gouvernement adresse aux partenaires sociaux de l’Unedic un document de cadrage pour la négociation de nouvelles règles. Le dernier a été publié début août 2023 pour une négociation de la convention couvrant les années 2024 à 2026, avec l’obligation d’aboutir au plus tard le 15 novembre 2023.

Pour autant, les prérequis sont loin d’être remplis. En théorie basé sur le Programme de Stabilité 2023-2027 (PSTAB) qui prévoit une baisse des « prestations chômage » de 1,2% du PIB en 2023 à 0,9% en 2026, soit une diminution de 25% de ce ratio, le document de cadrage indique que le nombre de chômeurs indemnisés « en équivalent temps plein » diminuerait de 10%. Aucun des deux documents ne s’accompagne d’une prévision précise des créations d’emplois ou du chômage.

On dispose bien sûr des prévisions de l’Unedic, mais d’une part celles-ci ne détaillent pas toutes les composantes de la trajectoire financière, d’autre part elles ne vont que jusqu’en 2025. En outre, la dernière prévision de juin de l’Unedic est significativement plus pessimiste pour la croissance du PIB en 2023 et 2024 (+0,6% et +0,9% respectivement) que celle du PSTAB (+1% et +1,6%), les deux organismes s’accordant sur la prévision 2025, à +1,6%.

L’Unedic : une caisse plus large que celle de l’assurance chômage

Le document de cadrage fourni par le gouvernement porte sur les règles du régime d’assurance de droit commun, tout en se référant à des éléments inclus dans le compte de l’Unedic mais qui ne sont pas des « prestations chômage », ou ne dépendent pas de la seule compétence des partenaires sociaux. Les principales dépenses contenues dans les comptes de l’Unedic sont les suivantes :

  • Le régime d’assurance chômage droit commun
  • Le régime des intermittents du spectacle
  • Le régime des travailleurs frontaliers
  • La charge du financement de Pôle Emploi
  • Les mesures décidées par le gouvernement durant la crise sanitaire
  • Les charges d’intérêt de la dette
  • Des ponctions discrétionnaires sur les recettes de l’Unedic

La négociation de la nouvelle convention d’assurance chômage 2024-2026 ne porte que sur les règles de droit commun, et sur aucun des autres postes de dépenses, alors que tous influent sur la trajectoire financière de l’Unedic. En conséquence, ce sont les règles de droit commun qui portent la charge de tous les ajustements demandés, même si la dérive des comptes ne provient pas de celles-ci.

Graphique 1 – Contributions des différents postes de dépenses au résultat de l’Unedic (2008-2026)

Sources : données Unedic, document de cadrage assurance chômage (AC), calculs de l’auteur.

Note : Le graphique représente des soldes (recettes-dépenses), ou seulement des dépenses lorsqu’il n’existe pas de recette en regard. La prévision des différents postes est celle de l’Unedic, excepté pour les intermittents et les frontaliers pour lesquels le solde de 2019 est maintenu à sa valeur nominale de 2019. Pour 2026, le solde de l’assurance chômage (AC) de droit commun est maintenu à sa valeur de 2025. Le solde de Pôle Emploi et les ponctions sur recettes sont calculés à partir des éléments contenus dans le document de cadrage AC. L’activité partielle financée en régime de croisière est agrégée avec les mesures crise sanitaire.

Les 7 trajectoires financières qui font celle de l’Unedic

La difficulté est qu’il n’existe pas de compte d’exploitation du régime d’assurance chômage droit commun cohérent avec la note de cadrage. Mais certaines données[3] –souvent parcellaires– permettent de reconstituer de manière assez robuste le résultat d’exploitation (recettes-dépenses) dégagé par chacun des autres postes de dépenses. En déduisant ces résultats du résultat d’exploitation global de l’Unedic, nous isolons par différence le résultat d’exploitation de l’assurance chômage de droit commun.

  1. La charge du financement de Pôle Emploi, est indépendante du nombre de chômeurs indemnisés et des dépenses d’indemnisation. L’Unedic finance plus de 70% du budget de l’opérateur en 2023[4], alors que ce dernier est pour l’essentiel constitué par une charge de service public qui devrait être financée par l’impôt. L’Unedic devrait être facturée au coût marginal des services supplémentaires qu’elle demande à Pôle Emploi en plus du service public que celui-ci offre à tous les actifs : sur cette base, la contribution annuelle de l’Unedic serait de 350 à 400 millions d’euros par an. Le reste de ce qui est versé à Pôle Emploi est donc un surcoût facturé aux chômeurs indemnisés pour financer le service public, dont le montant atteint 4 milliards par an en 2023. Depuis 2008, ce mode de financement de Pôle Emploi a engendré un besoin de financement total de 49,8 milliards d’euros. Les éléments contenus dans la note de cadrage suggèrent que la contribution de l’Unedic à France Travail augmenterait de 11% de ses recettes aujourd’hui, à 13% en 2026.
  2. Le régime des intermittents du spectacle. Ce régime est totalement différent du droit commun (conditions d’éligibilité, montant, durée et utilisation des droits, cotisations plus élevées). Le soutien aux industries culturelles et les caractéristiques très particulières de l’emploi dans le secteur justifient ce régime particulier, mais pas l’ampleur de son déficit. Les dépenses de ce régime représentent environ 4 fois celui des cotisations[5], mais dépassent ce peut justifier la « solidarité interprofessionnelle » au titre l’assurance chômage, si l’on s’en réfère à ce qui est appliqué aux autres types de contrats courts[6]. Au-delà, comme l’a récemment réaffirmé le gouvernement[7], il s’agit d’objectifs d’intérêt général poursuivis par l’État, que celui-ci devrait donc prendre en charge sur le budget du Ministère de la Culture. Les données disponibles ne permettent pas de calculer le montant de la solidarité interprofessionnelle dont bénéficient les contrats courts de droit commun, et donc d’estimer celle dont bénéficieraient les intermittents si les règles communes leur étaient appliquées, et donc le reste à charge pour l’État. En l’état actuel des choses, le besoin de financement de ce régime dépasse 1 milliard d’euros par an, que l’État devrait subventionner par un transfert vers l’Unedic. Sur la période 2008-2023, cette dépense surnuméraire, qui ne ressort pas du droit commun de l’assurance chômage, a engendré un besoin de financement de 17 milliards d’euros. Pour la projection des années 2023 à 2026, nous supposons ce déficit stable, à sa valeur nominale de 2019.
  3. Le régime des travailleurs frontaliers. En application du règlement européen, ce régime est identique au droit commun pour les allocations, mais en diffère du point de vue des contributions. Les spécificités de ce régime ne proviennent pas d’une décision des partenaires sociaux, mais d’un accord signé par l’État, qui devrait donc en assumer les conséquences financières.

Sur le fond, le bilan réalisé par l’Unedic en 2021 illustre les effets d’aléa moral que l’on peut attendre d’incitations défaillantes : 80% de ces chômeurs frontaliers[8] sont concentrés aux frontières de la Suisse et du Luxembourg, et expliquent 87% des dépenses et du déficit ; leur nombre a crû de respectivement 78% et 39% entre 2011 et 2019[9] (contre une hausse de 16% pour les chômeurs indemnisés ayant travaillé en France), alors même que nos deux voisins ont un taux de chômage bien plus faible que le nôtre. Les allocations sont 1,6 fois (Luxembourg) et 2,7 fois (Suisse) plus élevées que l’allocation moyenne en France, et en hausse (+27% pour les frontaliers de la Suisse et +16% pour ceux du Luxembourg entre 2011 et 2019, contre -1,4% pour les chômeurs non-frontaliers). Ces allocations sont très supérieures aux salaires pratiqués en France dans les emplois auxquels pourraient postuler ces chômeurs, et les contrôles de la recherche d’emploi et de l’activité réduite sont certainement plus compliqués à effectuer.

Nul ne cherchant à maîtriser ces incitations (ce qui est possible), au motif qu’il s’agit de règles européennes, ce régime a couté près de 1 milliard d’euros en 2020 et engendré un besoin de financement total de près de 10 milliards d’euros entre 2008 et 2023. Pour la projection des années 2023 à 2026, nous supposons ce déficit stable, à sa valeur nominale de 2019.

4. Les dépenses liées à la crise sanitaire. Ces mesures décidées par l’État (principalement l’activité partielle) ont été imputées à l’Unedic au motif qu’elles évitaient des dépenses d’assurance chômage. Mais ce risque n’était pas assuré, l’Unedic n’ayant jamais perçu de contribution à ce titre, et, dans des situations symétriques (l’Unedic indemnise des chômeurs ce qui évite des dépenses publiques), l’État ne verse pas de subvention à l’assurance chômage. De plus, une fois ces dépenses incluses dans la dette de l’Unedic, il est sous optimal d’opérer des coupes dans les règles d’assurance chômage, au motif de leur générosité supposée, pour payer cette dette provenant d’une autre cause. Le besoin de financement engendré par cette dépense s’est monté au total à 18,1 milliards d’euros, principalement concentrés en 2020 et 2021[10] ; mais, outre que l’Unedic doit rembourser la dette ainsi engendrée, il en résulte une augmentation des charges d’intérêt, comme c’est le cas pour tous les autres postes de dépenses déficitaires détaillés ici.

5. Des ponctions discrétionnaires. Le document de cadrage du gouvernement « invite les partenaires sociaux à participer pleinement » au financement « des politiques visant au plein emploi » (compétences, apprentissage, etc.). « Pour permettre cet investissement, les recettes de l’UNEDIC seront réduites » de 11,5 milliards d’euros au total entre 2023 et 2026, qui s’ajoutent à tous les autres ajustements demandés. Il s’agit ni plus ni moins d’une taxe sur l’épargne de précaution des salariés, qui préempte les résultats des « politiques de plein emploi » aux effets incertains (et non documentés dans les documents budgétaires ou législatifs) sur les chômeurs indemnisés et les finances de l’Unedic. En outre, ces ponctions ont pour effet de dégrader plus avant la trajectoire financière ex-ante de l’Unedic. Si de telles politiques produisaient les effets annoncés du plein emploi (emplois disponibles, chômage en baisse, salaires en hausse, disparation du besoin de financement des politiques servant à atteindre le plein emploi, etc.), ce sont d’abord les contributions des assurés (salariés et employeurs) qui devraient baisser ex-post.

6. Les charges d’intérêt. Il est nécessaire de les isoler afin qu’en cohérence avec la comptabilité analytique ci-dessus, ces charges puissent être imputées aux postes de dépenses qui engendrent la dette.

7. L’assurance chômage de droit commun. En déduisant les soldes nets –tous déficitaires– des postes de dépenses ci-dessus de celui de l’Unedic, on peut observer le résultat d’exploitation de l’assurance chômage de droit commun. Celle-ci est excédentaire chaque année sur toute notre période d’observation ; aucun déficit n’est enregistré sur ce régime, y compris en 2020 avec la crise sanitaire, et l’excédent dépasse 10 milliards d’euros en 2022 et 2023. Sur l’ensemble de la période 2008-2023, les règles de droit commun ont dégagé une capacité de financement totale de 54,7 milliards d’euros, et celle-ci atteindrait près de 100 milliards d’euros en 2026 à l’horizon de la convention d’assurance chômage à négocier.

Graphique 2 – Unedic : Capacités de financement cumulées par type de dépenses (2008-2026)

Sources : données Unedic, document de cadrage assurance chômage, calculs de l’auteur.

Note : Le graphique cumule les soldes du graphique 1. L’activité partielle financée en régime de croisière est agrégée avec les mesures crise sanitaire.

Un nœud coulant budgétaire

Cette décomposition montre que si la trajectoire financière de l’assurance chômage de droit commun pose problème, c’est avant tout parce qu’elle dégage de manière ininterrompue des excédents structurels. Loin de justifier toujours plus de réductions de droits, cette situation laisse en réalité la place pour des dispositions assurantielles innovantes, adaptées aux besoins contemporains du marché du travail, des employeurs et des salariés, et en même temps pour diminuer les contributions.

La stratégie du gouvernement n’est pas nouvelle : elle se déploie avec constance et sans obstacle depuis le milieu des années 1990[11], surtout depuis 2018 avec la transformation des cotisations salariales en impôt (CSG), la mise à l’écart des partenaires sociaux, une gouvernance par décret particulièrement peu transparente. Elle consiste à pointer les règles d’assurance chômage comme trop généreuses, voire que le chômage est volontaire (deux assertions très populaires)[12], avec pour preuves principales le déficit et la dette de l’Unedic, sans jamais produire de bilan comptable, a fortiori une comptabilité analytique précise des dépenses du régime d’assurance de droit commun. In fine, ce sont toujours les règles de droits commun qui sont amputées sur l’autel de l’efficience et de la bonne gouvernance, rarement d’autres postes de dépenses.

Au lieu de cela, cette approche évasive sur le fond et purement budgétaire conduit à ce que l’assurance chômage perde progressivement sa cohérence, sa lisibilité, son sens. Confrontés à une taxation croissante, les assurés ne peuvent même pas réagir en augmentant leur épargne de précaution, puisque leurs contributions comme celles des employeurs ne diminuent pas, ce qui ne laisse pas de place pour l’augmentation de salaire net qui devrait venir compenser les réductions de droits, pour les assurés qui en ont les moyens.


[1] Code du travail art. L5422-25

[2] Cette disposition est inscrite dans la loi depuis 2014. On peut noter que le document de cadrage fait référence aux rapports à venir (donc possiblement le 15 octobre 2023 pour le prochain).

[3] Citées ici dans les notes en bas de page, ou les sources des graphiques. Ces données peuvent être issues de publications non-récurrentes, obtenues à partir d’un graphique, etc.

[4] Pour plus de détails sur la question du financement de Pôle Emploi voir « France Travail : à quel prix ? » Blog OFCE.

[5] Unedic (2022) L’indemnisation des intermittents du spectacle, Dossier de synthèse.

[6] En d’autres termes, un déficit cotisations / prestations est acceptable, mais devrait rester dans le même ordre de grandeur que celui de contrats courts comparables en durée et de caractéristiques voisines dans les autres secteurs d’activité.

[7] A l’occasion de la cérémonie des Molières (25 avril 2023), la Ministre a déclaré : « il y a un ministère de la Culture qui défend haut et fort l’exception culturelle française, qui défend le régime de l’intermittence qui est une fierté pour notre pays ».

[8] Les données Unedic font référence à des chômeurs « mandatés », c’est-à-dire en cours d’indemnisation dans l’année.

[9] Les hausses sont bien plus prononcées s’il l’on inclut 2020 (+54% pour le Luxembourg, +99% pour la Suisse), ce qui implique que l’Unedic a pris en charge une partie important du coût de la crise sanitaire dans ces deux pays.

[10] Unedic (2022) Assurance chômage Dossier de synthèse, collection références.

[11] Cf. B. Coquet (2016) « Dette de l’assurance chômage : quel est le problème ? » Note de l’OFCE n°60.

[12] Il faut cependant souligner que la majorité des chômeurs ne sont pas indemnisés par l’Unedic, et que les règles d’assurance chômage ne sont donc pas la cause au fait que ces chômeurs ne retrouvent pas d’emploi.




L’Inflation Reduction Act américain : une loi mal nommée

par Sandrine Levasseur[1]

Le 10 août 2023, soit moins d’un an après avoir signé l’Inflation Reduction Act ou « Loi de réduction de l’inflation », Joe Biden exprimait le regret de l’avoir ainsi nommée, ladite loi ayant selon lui « moins à voir avec la réduction de l’inflation qu’avec des mesures génératrices de croissance économique ». Par cette déclaration, sévèrement commentée par son adversaire Donald Trump, Joe Biden entérinait ainsi l’une des conclusions phare des diverses évaluations menées depuis un an, à savoir l’absence d’impact notable de l’Inflation Reduction Act (IRA) sur… l’inflation !



Dans ce qui suit, nous revenons sur la genèse de l’IRA et son contenu ainsi que sur le contexte macroéconomique dans lequel fut discutée puis votée la loi. Nous passons aussi en revue les évaluations de son impact sur les grandeurs macroéconomiques et, en premier lieu, sur l’inflation. Certes, les arcanes de la politique américaine nous demeureront toujours fermées, mais vu d’Europe (et de France), l’intitulé de ladite loi et sa budgétisation nous apparaissent rétrospectivement comme relevant d’une concession faite au Sénateur Manchin en vue d’obtenir son vote au Congrès dans un contexte de résurgence de l’inflation. Pour autant, rien n’indique non plus que l’IRA serait porteuse d’inflation comme ses détracteurs, notamment dans le camp républicain, le claironnent depuis plus d’un an.

Genèse et contexte de l’Inflation Reduction Act

Au commencement de l’Inflation Reduction Act (IRA), il y eut le Build Back Better Act (BBBA) ou « Loi pour reconstruire en mieux ». Visant à insuffler un nouveau souffle à l’économie américaine post-Covid, le BBBA consistait en un vaste programme de réformes sociales et environnementales proposées par l’administration de Joe Biden à la suite de son élection à la présidence des États-Unis en janvier 2021. Le BBBA, qui devait bénéficier initialement d’un montant de dépenses de 3 000 milliards de dollars, fut vidé d’une partie de sa substance après de multiples détricotages destinés à faire accepter le projet de loi au Sénat. Ainsi, le texte adopté le 19 novembre 2021 par la Chambre des représentants (la chambre basse du Congrès), avant qu’il ne soit présenté au Sénat (la chambre haute du Congrès) en décembre, portait sur des dépenses déjà réduites à 1 800 milliards de dollars.

Le BBBA fut vivement critiqué, y compris au sein du camp démocrate de Joe Biden, pour son impact sur les finances publiques mais aussi sur l’inflation. Notamment, le Sénateur Manchin dont la voix était cruciale pour remporter le vote, s’était clairement opposé à tout projet de loi qui ne donnerait pas lieu à une baisse du déficit public d’au moins 300 milliards de dollars et dont l’impact serait inflationniste.

Les débats autour du BBBA, puis de l’IRA, sont intervenus dans un contexte bien particulier. Depuis le début de l’année 2021, des pressions inflationnistes étaient à l’œuvre un peu partout dans le monde, mais encore davantage aux États-Unis (graphique 1). Le taux d’inflation américain avait ainsi dépassé la cible des 2 % en mars 2021 pour atteindre les 7 % en décembre 2021 au moment où le BBBA fut présenté au Sénat. Ces fortes pressions inflationnistes coïncidaient avec deux années de soutien budgétaire sans précédent depuis la guerre de Corée : au cours des années 2020 et 2021, quelque 5 200 milliards de dollars ont été injectées dans l’économie américaine, soit l’équivalent de 24 points de PIB de 2019. La concomitance du creusement des déficits publics (15,4 % du PIB en 2020 et 13,8 % en 2021 contre 5,4 % en 2019) et la reprise de l’inflation alimentèrent un vif débat entre économistes américains dont se nourrirent les représentants au Congrès et les sénateurs[2].

D’un côté, les défenseurs d’un soutien budgétaire massif à l’économie américaine ont mis en avant les facteurs d’offre comme responsables de l’inflation : goulots d’étranglement et ruptures des chaînes de valeurs post-Covid ont été analysés comme les principaux facteurs explicatifs des pressions inflationnistes. De l’autre côté, les opposants aux déficits publics ont argué de l’exacerbation de l’inflation par le biais d’une demande élevée du fait des mesures de soutien aux revenus des ménages américains. C’est dans ce contexte politique tendu, porté à son paroxysme par le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 et la crise énergétique qui suivit, que le Sénat américain échoua à obtenir un vote positif en faveur du BBBA. Le printemps puis le début de l’été 2022 vont alors donner lieu à des tractations politiques dont le dénouement intervint à la fin juillet avec la présentation de… l’Inflation Reduction Act auquel le Sénateur Manchin donna son approbation.

Principales dispositions budgétaires de l’IRA

Voté le 7 août 2022, l’IRA constitue une version allégée du BBBA reprenant l’essentiel des mesures liées à l’environnement et à la santé mais abandonnant toutes les mesures sociales visant à réduire les inégalités, notamment en termes d’éducation et de logement.

Le tableau 1 synthétise l’évaluation budgétaire des grandes dispositions de l’IRA réalisée par le Bureau budgétaire du Congrès américain (Congressional Budget Office, CBO) et, en miroir, celle réalisée par des chercheurs de l’Université de Pennsylvanie au moyen du modèle Wharton (Penn Wharton Budget Model, PWBM). Dans les deux cas, les évaluations ont été publiées en août 2022.

Les évaluations du CBO et du PWBM aboutissent, globalement, à un même impact de l’IRA sur le déficit public américain. Celui-ci serait réduit de 250 à 300 milliards de dollars sur les dix prochaines années, soit l’équivalent de 0,13 point de PIB annuellement.

Du côté des dépenses, l’IRA comporte deux volets. Le premier volet consiste en des mesures de lutte contre le réchauffement climatique, l’objectif étant de réduire de 50 % les émissions de gaz à effet de serre (EGES) à l’horizon 2030 par rapport à 2005. Plus précisément, les mesures prennent la forme de crédits d’impôt octroyés, d’une part, aux entreprises qui réalisent des investissements dans la production et l’utilisation d’énergies propres et d’autre part, aux ménages qui achètent des véhicules électriques et réalisent des travaux d’amélioration thermique de leur logement[3]. Des bonus sont également octroyés aux entreprises dès lors que les investissements dans la production d’énergies propres répondent à un certain contenu en intrants (matières premières critiques, biens intermédiaires et travail) d’origine nord-américaine et ce, selon des formules un peu complexes et évolutives au cours du temps[4]. De même, le crédit d’impôt dont peuvent bénéficier les ménages pour l’acquisition d’un véhicule électrique (VE), d’un montant maximal de 7 500 dollars, est lui aussi soumis à des exigences de contenu en intrants d’origine nord-américaine[5]. Enfin, les crédits d’impôt cesseront d’être versés une fois les objectifs d’EGES atteints. Autrement dit, l’évaluation de ce premier volet de dépenses est soumise à une certaine incertitude puisqu’elle dépend des hypothèses de comportements retenues pour les ménages et les entreprises et des disponibilités d’intrants nord-américaines (voir plus bas). Pour leur part, le CBO et le PWBM ont évalué les dépenses de l’IRA liées à la protection du climat à un peu moins de 370 milliards de dollars sur 10 ans (tableau 1).

Le second volet de l’IRA comporte un ensemble de mesures visant à diminuer les frais de santé des ménages modestes, en prolongeant la « Loi des soins abordables » (Affordable Care Act).

Du côté des recettes, ce second volet est assorti de dispositions visant à limiter les hausses de prix de certains médicaments (par exemple, le prix de l’insuline). Au total, selon les estimations du CBO, le coût budgétaire de la prolongation de l’Affordable Care Act s’élève à 64 milliards tandis que les dispositions visant à borner le prix des médicaments permettront aux finances publiques d’engranger une économie de 288 milliards de dollars (tableau 1). Les laboratoires pharmaceutiques participeront donc de manière importante au financement de l’IRA[6]. Les évaluations des dispositions relatives à la santé du PWBM sont du même ordre de grandeur que celles du CBO, à 20 milliards de dollars près sur 10 ans (tableau 1). Comparées aux évaluations des dispositions relatives à l’environnement, celles relatives à la santé ont donné lieu à peu de discussions. Si critique il y a, elle porte sur l’impact potentiellement négatif du plafonnement du prix des médicaments sur l’innovation pharmaceutique.

Les autres recettes de l’IRA proviennent de rentrées fiscales consistant, d’une part, en impôts sur les grandes entreprises (à hauteur de 313 milliards selon le CBO) au travers de l’instauration d’un taux minimum de 15 % sur le revenu des sociétés et, d’autre part, en gains d’efficience dans la collecte des impôts (à hauteur de 125 milliards) du fait de la modernisation des services fiscaux américains. Enfin, une réforme portant sur les reports d’intérêts des gestionnaires de capital-investissement devrait accroître les recettes fiscales de 13 milliards de dollars selon le CBO. Les estimations du PWBM concernant les rentrées fiscales liées à l’IRA sont concordantes avec celles du CBO, à 50 milliards de dollars près sur 10 ans (table 1).

Les évaluations budgétaires concurrentes de l’Inflation Reduction Act (IRA)

Les évaluations du CBO et du PWBM ne font pourtant pas consensus, notamment celles relatives aux dépenses liées au climat et à l’énergie (voir l’étude du Crédit Suisse (2022), celle de Goldman Sachs (2023), Cole et al. (2023), Bistline et al. (2023) et celle de PWBM (2023) qui actualise PWBM (2022)). En résumé, celles-ci pourraient être majorées par un facteur 2, voire par un facteur 3, portant ainsi leur montant à (grossièrement) 800 milliards, voire 1 200 milliards de dollars sur un horizon temporel de 10 ans contre moins de 400 milliards selon le CBO ou le PWBM (tableau 1).

La non-concordance dans les évaluations porte essentiellement sur deux éléments : (a) la massification des véhicules électriques et (b) le déploiement des capacités d’électrification.

Concernant (a), un examen détaillé des évaluations budgétaires du CBO montre que l’acquisition de véhicules électriques (VE) par les ménages et les entreprises est dotée de 14 milliards de dollars à l’horizon de 10 ans. Or, un calcul tenant compte des règles de bonus pour l’acquisition de VE montre qu’au maximum 1,8 million de VE bénéficiera de l’IRA à l’horizon de 10 ans selon le CBO. Sachant qu’aux États-Unis, environ 16 millions de véhicules font l’objet de nouvelles immatriculations chaque année, cela signifie que le CBO a évalué à 1,1 % la part des VE éligibles aux bonus de l’IRA dans les nouvelles immatriculations. C’est infime au regard des déclarations de Joe Biden (qui a émis un souhait de 50 % de VE dans les nouvelles immatriculations) ou des estimations censées mieux refléter les préférences des ménages américains pour les VE (entre 20 % selon Larsen et al. (2022) et 70 % selon Goldman Sachs (2023)). À titre d’exemple, Bistline et al. (2023) ont évalué à 390 milliards de dollars le coût budgétaire des VE dans le cadre de l’IRA, ce qui correspond à une part des VE de 44 % dans les nouvelles immatriculations en 2030 (contre 32 % dans un scénario contrefactuel sans IRA).

Cependant, la prise en compte des contraintes liées au contenu en intrants nord-américains des VE pourrait réduire le déploiement des VE bénéficiant des crédits d’impôt de l’IRA, de même que le prix des VE encore très élevé. Il faut avoir à l’esprit qu’en 2022, la Chine représentait plus des 2/3 des parts de marché mondiales de batteries électriques contre environ 10 % pour les États-Unis. La capacité de l’industrie américaine à développer son secteur des batteries électriques (et pour cela à disposer de suffisamment de matières premières critiques) est donc cruciale pour un recours massif aux subventions de l’IRA[7].

Concernant (b), la vitesse de déploiement des capacités d’électrification dépendra, entre autres, du coût des technologies « propres » (éolien, solaire) mais aussi de celui des capacités de transport et de stockage de l’électricité. Le territoire américain est en effet un grand territoire et l’endroit où l’énergie peut être facilement produite n’est pas forcément celui où elle est très demandée (cas de l’éolien). Là encore, la disponibilité de matières premières critiques sera cruciale pour réaliser les investissements en capacité de production électrique. Selon les hypothèses de modélisation retenues, les capacités d’électrification additionnelles sont évaluées entre 40 et 120 gigawatts par an (voir Bistline et al., 2023). À titre d’exemple, dans leur scenario central, Bistline et al. (2023) évaluent les crédits d’impôt octroyés au titre du déploiement de ces capacités additionnelles à 320 milliards de dollars contre 131 milliards dans l’évaluation du CBO[8].

En avril 2023, le PWBM a procédé à une réévaluation des dépenses budgétaires imputables à l’IRA pour les multiplier lui aussi par un facteur 3. En résumé, à de rares exceptions près, les évaluations du CBO constituent la fourchette basse des évaluations du coût budgétaire de l’IRA.

Impacts macro-économiques de l’IRA

Les modélisations mobilisées par le CBO et l’Université de Pennsylvanie (en août 2022) pour évaluer l’impact macroéconomique de l’IRA aboutissent à la même conclusion : l’IRA n’aura aucun effet sur l’inflation et ce, quel que soit l’horizon temporel retenu. Plus généralement, les modélisations montrent que les effets de l’IRA sur le PIB, la productivité et l’emploi seront faibles relativement à un scénario sans IRA et ce, y compris à long terme (Moodys, 2022 ; Tax Foundation, 2022). Même les modélisations qui contredisent les évaluations budgétaires du CBO n’invalident pas ces conclusions (Bistline et al., 2023).

De prime abord, l’absence d’impact de l’IRA sur l’inflation peut surprendre, eu égard à l’intitulé de la loi. Il est intéressant d’avoir à l’esprit qu’au moment de son vote en août 2022, Joe Biden lui-même a présenté l’IRA comme une loi diminuant le prix de certaines catégories de biens (ceux de l’énergie, ceux des médicaments) plutôt que diminuant le prix de l’ensemble des biens. Bistline et al. (2023) évaluent la baisse des prix de l’électricité au détail imputable à l’IRA à 2,2 % par an à l’horizon 2030 et à 5,4 % à l’horizon 2040. Les évaluations de Roy et al. (2022) vont dans le même sens : ils estiment la baisse des prix de l’électricité au détail imputable à l’IRA comprise entre 5,7 et 6,7 % à l’horizon de 10 ans.

Deux éléments permettent de comprendre pourquoi l’impact de l’IRA sur l’inflation, et plus généralement sur les autres variables macroéconomiques (PIB, salaires, productivité, emploi), sera plutôt limité quel que soit l’horizon considéré :

1. Les dépenses en médicaments et en énergie représentent seulement une petite part du budget des ménages américains. Le poids des prescriptions de médicaments dans l’indice des prix à la consommation américain (IPC) s’établit en effet à 1 % et celui de l’électricité et du gaz naturel à 3,6 %. Dès lors, l’impact d’une baisse du prix de l’énergie et des soins de santé ne peut avoir qu’un impact négligeable sur le niveau agrégé des prix et donc sur l’IPC américain. Selon Larsen et al. (2022), à l’horizon 2030, un ménage américain épargnera l’équivalent de 112 dollars par an du fait de la baisse des coûts de l’énergie. Sur une base de 123,6 millions de ménages américains, cela représente annuellement moins de 14 milliards de dollars, soit 0,06 point de PIB. Plus largement, Roy et al. (2022) estiment qu’un ménage américain moyen économisera annuellement entre 170 et 220 dollars chaque année au cours de la prochaine décennie du fait de factures d’électricité réduites et de coûts des biens et services plus faibles. Au niveau agrégé, l’économie réalisée par les ménages américains serait de l’ordre de 21,5 à 28 milliards de dollars par an, soit 0,09 à 0,12 point de PIB.

2. La réduction du déficit budgétaire imputable à l’IRA, telle qu’évaluée par le CBO, est elle-même faible, de l’ordre de 0,13 point de PIB annuellement. Même si on retient l’hypothèse d’un coût budgétaire plus élevé de l’IRA du fait d’un recours aux crédits d’impôt plus important qu’escompté initialement, le supplément d’impôts payés par les entreprises du fait d’une activité économique davantage stimulée viendra amortir l’impact sur les finances publiques américaines. Il serait donc possible, non pas que le déficit public baisse comme projeté par le CBO, mais qu’il augmente. En point de PIB, l’augmentation du déficit public serait cependant relativement faible y compris si les dépenses budgétaires imputables à l’IRA venaient à être multipliées par un facteur 3.

De la même façon, les pressions inflationnistes liées à la relocalisation d’activités sur le territoire américain où le coût de production est plus élevé qu’à l’étranger (en termes de matières premières et de salaires) verront leur impact « dilué » au niveau macroéconomique.

L’IRA : une concession politique faite aux opposants au BBBA (i.e. au Sénateur Manchin) ?

Compte tenu de l’absence d’impact notable de l’IRA sur l’inflation, on peut s’étonner de son intitulé. Pourquoi ne pas l’avoir nommé, par exemple, Climate Change Act puisque c’est au fond ce que porte cette loi, à savoir l’importance du changement climatique, au-delà de son mode de financement par l’impôt sur les entreprises.

Les discussions entourant le BBBA, nous l’avons rappelé, interviennent dans un contexte économique et politique particulier. Les États-Unis renouaient avec des hausses de prix sans précédent depuis 40 ans que certains, dont le sénateur Manchin, attribuaient à des soutiens budgétaires trop importants. En juillet 2022, au moment où ce dernier négociait le contenu du BBBA à la baisse, le taux d’inflation américain frôlait les 9 % et constituait une variable très scrutée par la population. De son côté, Joe Biden ne pouvait faire l’économie d’une loi portant des ambitions climatiques : il lui fallait concrétiser son retour dans les accords de Paris auprès de ses partenaires internationaux et ainsi satisfaire son électorat de gauche sensibilisé aux questions écologiques. Joe Biden se devait donc de trouver un accord avec le sénateur Manchin. D’où la tentation forte de laisser nommer la nouvelle mouture du BBBA « loi de réduction de l’inflation ». Après tout, elle promettait a minima la baisse des prix des médicaments et de l’énergie … « It fit the politics of the moment ».


[1] Je remercie Christophe Blot, Sarah Guillou et Xavier Ragot pour leurs discussions et remarques sur une précédente version de ce texte. Les éventuelles erreurs et omissions demeurent de ma seule responsabilité.

[2] Sur le débat, on pourra consulter, outre Aurissergues, Blot et Bouzou (2021), les travaux de Bianchi et al.(2021), Ball et al. (2022) ou encore Jorda et al. (2022).

[3] Voir Bistline et al. (2023) et Kleimann et al. (2023) pour davantage de détails.

[4] L’origine nord-américaine des intrants inclut, outre les États-Unis, le Canada et le Mexique.

[5] Concernant les VE, l’exigence de contenu en intrants d’origine nord-américaine est cependant levée lorsque le véhicule est acquis en leasing.

[6] Les prix des médicaments américains sont parmi les plus élevés au monde.

[7] A ce jour, les ventes de VE aux États-Unis se sont révélées plutôt décevantes. Depuis le 1er janvier 2023, date d’entrée en application de l’IRA, on observe seulement une légère accélération des immatriculations de VE : elles ont atteint, en moyenne mensuelle, 91 109 unités au cours du 1er semestre 2023 contre 63 045 unités sur l’année 2022, soit respectivement 6,9% et 5,3 % des nouvelles immatriculations de véhicules (source : Automotive News). Pour certains modèles de VE, pourtant éligibles aux subventions de l’IRA, les délais de livraison se sont substantiellement raccourcis, voire les stocks ont commencé à augmenter. Le prix des VE, encore élevé, et l’anxiété d’autonomie (range anxiety) liée à la crainte de ne pouvoir recharger la batterie au moment opportun, constitueraient à ce jour les principaux freins à l’émergence de la VE aux États-Unis. L’accroissement des investissements dans les infrastructures de recharge est censé réduire à terme l’anxiété d’autonomie des automobilistes américains.

[8] Un an après la signature de l’IRA, 50 projets de production d’énergies renouvelables ont été recensés par Bank of America, pour un montant total de 30 milliards de dollars et la création de 18 000 emplois. Pour autant, ces investissements ne devraient se matérialiser qu’à partir de 2024 ou 2025 et aucun chiffrage n’a été avancé concernant leur impact sur les finances fédérales. Cependant, si on suit la pratique usuelle consistant à l’évaluer à hauteur de 40 % des investissements, cet impact se monterait à ce jour à 12 milliards de dollars pour des capacités additionnelles d’électrification de 25 gigawatts. Selon Bank of America, un certain nombre de projets dans l’éolien a été mis en attente faute de clarté suffisante dans la législation, d’où des investissements encore très timides dans la production d’énergies renouvelables.




FRANCE TRAVAIL : À QUEL PRIX ?

Bruno Coquet

Avec la création de France Travail, le Gouvernement porte « l’ambition d’un emploi pour tous à travers un accompagnement socioprofessionnel renforcé des personnes qui en ont le plus besoin, et une transformation du service public de l’emploi et de l’insertion »[1]. Mais il y a un éléphant dans la pièce, sur lequel le projet de loi reste muet : la question du financement du nouveau réseau et de ses opérateurs.

Incidemment, la question a fait surface dans la négociation ouverte sur les règles de l’assurance chômage. Le document de cadrage de cette négociation indique en effet que « la contribution de l’UNEDIC à Pôle emploi devra de plus permettre d’accompagner la montée en charge de la réforme de France Travail. Cette réforme, par l’accompagnement plus intensif des publics les plus éloignés de l’emploi et par la mise en place d’une offre de service plus performante aux entreprises, est essentielle pour atteindre le plein emploi. Ainsi la contribution de l’UNEDIC a vocation à monter en charge au fur et à mesure que le régime dégage des excédents pour atteindre en 2026 entre 12% et 13% des recettes de l’Unédic »[2]. A cet horizon, la contribution de l’Unedic dépasserait 6 milliards d’euros.



Comme en 2008, lorsqu’à la création de Pôle Emploi la loi avait prévu un prélèvement « qui ne peut être inférieur à 10% »[3] des recettes de l’Unedic ; comme en 2018, quand la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel avait augmenté ce prélèvement obligatoire à 11%, tout se passe à nouveau comme si l’Unedic –et par extension l’épargne de précaution des salariés en cas de chômage– était un réservoir inépuisable dans lequel la pelleteuse budgétaire peut puiser sans retenue ni dommages.

La création de France Travail est une opportunité d’introduire plus de logique, de lisibilité et d’efficience dans ce système. Nous nous intéressons donc ici au mode de financement du service public de l’emploi (SPE), principalement de Pôle Emploi et de France Travail qui va lui succéder, mais pas à son budget qui dépend naturellement d’autres considérations quant à la nature, la qualité et la quantité des missions qui lui sont confiées.

Comment financer le service public de l’emploi ?

Le SPE est comme son nom l’indique un service public : les opérateurs[4] fournissent un service d’intermédiation et d’accompagnement accessible à tous les actifs et tous les employeurs.

En théorie, un service public de ce type doit être financé par l’impôt, éventuellement sur une assiette restreinte au champ pertinent des actifs –voire des personnes d’âge actif, et des employeurs. Si des actions ou services spécifiques sont demandés aux opérateurs du SPE (accompagnement, calcul et versement d’allocations, formation, etc.), ceux-ci doivent les facturer au coût marginal.

Les allocations (assurance chômage, minima sociaux, etc.) n’entrent pas dans le cadre de ces principes car les opérateurs les versent mais ne les financent pas sur leurs moyens de fonctionnement. Ils n’ont en l’espèce qu’un rôle transparent de caissier.

Comment est financé Pôle Emploi ?

Les modalités de financement de Pôle Emploi sont très éloignées de ces principes. L’opérateur principal du SPE reçoit en effet trois types de financements (Graphique 1) :

  • Une dotation budgétaire pour charges de service public, qui se monte à 1,25 milliard d’euros en 2023 et représente un peu plus de 23% du budget de l’opérateur en moyenne entre 2022 ;
  • Un prélèvement de 11% sur les recettes de l’Unedic issues des contributions des salariés et les cotisations des employeurs du secteur privé : 4,33 milliards d’euros en 2023, soit un peu plus de 70% du budget de Pôle Emploi en 2023 ;
  • Des ressources diverses (dont le Fonds Social Européen, les régions, etc.), souvent fléchées vers des missions spécifiques ; on ne peut exclure que certaines financent à la marge des charges de service public mais les données budgétaires ne les identifient pas. Ce montant n’est pas publié à l’avance mais a atteint entre 178 et 745 millions d’euros par an au cours des cinq dernières années. Ce poste est à son maximum en 2022 et représentait 7% du budget en moyenne.

L’Unedic finance donc l’essentiel des moyens de fonctionnement de Pôle Emploi, ce qui pose question au regard des principes théoriques énoncés ci-dessus.

Une priorité donnée à la débudgétisation vers l’Unedic

La contribution de l’Unedic, qui augmente tendanciellement[5], donne le sentiment que l’assurance chômage finance les coûts fixes de Pôle Emploi (dépenses de structure, de personnel, etc.), et que l’État peut se contenter de compléter la part variable (entre autres liée à la conjoncture) du besoin de financement de Pôle Emploi.

En effet, la contribution de l’Unedic est forfaitaire, indépendante du nombre de chômeurs indemnisés tandis que celle de l’État est réévaluée chaque année en loi de finances. La Convention tripartite État – Pôle-Emploi – Unedic 2019-2022, qui naturellement ne s’est pas réalisée conformément à ce qui y était inscrit du fait de la crise sanitaire, illustre bien la logique de répartition des charges : se basant sur la prévision d’une hausse de l’emploi (+408 000) et une baisse du nombre de chômeurs indemnisés entre 2019 et 2022 (-174 000, soit -6,1% sur l’ensemble de la période), elle anticipait une contribution annuelle de l’Unedic en augmentation de 3,52 à 4,36 milliards d’euros entre ces trois années (+839 millions, +23,8%)[6] tandis que la subvention de l’État était prévue pour baisser de 1,37 à 1,06 milliard (-209 millions, -15,2%) sur la même période[7].

Cette divergence ne peut s’expliquer par les contributions de chacun à la charge de travail et à la consommation des services fournis par Pôle Emploi aux chômeurs, indemnisés ou non et aux employeurs. L’évolution de la contribution de l’Unedic est d’autant plus atypique que la fusion ANPE-Assedic a engendré d’importantes économies sur la gestion de l’indemnisation (Cour des Comptes, 2020)[8]. De surcroît, le nombre de demandeurs d’emploi susceptibles d’être accompagnés (DEFM ABCDE) avait augmenté de 40% entre 2010 et 2019, quatre fois plus vite que le nombre de chômeurs indemnisés (+9%).

Graphique 1 – Ressources de Pôle Emploi selon leur origine

Note : La projection de la contribution Unedic est celle des perspectives financières de l’Unedic de juin 2023 pour les années 2023 à 2025. Les recettes de l’année 2026 sont basées sur une hypothèse de croissance de masse salariale égale à la moyenne 2010-2019 (3,2%), avec un taux de prélèvement de 11%. La projection « note de cadrage de l’assurance chômage » s’appuie sur une montée en charge progressive du taux de prélèvement sur les recettes de l’Unedic qui serait de 12% en 2024, 12,5% en 2025, 13% en 2026. La projection de la contribution de l’État est celle du PLF pour 2023, maintenue au même niveau nominal jusqu’en 2026. Pour chaque année de 2023 à 2026, les « autres financements » sont prolongés comme la moyenne des 3 années précédentes.

Sources : données Dares, Unedic, Cour des Comptes, lois de finances, calculs de l’auteur. Pour une définition des DEFM ABCDE, cf. Dares.

En termes simples, l’État augmente le budget du service public, le nombre de ses missions, mais se désengage de son financement. Le projet France Travail va encore plus loin en ce sens, puisque la contribution financière de l’État au nouvel ensemble n’est pas définie (elle aurait pu l’être dans le projet de loi pour le plein emploi en discussion au Parlement) alors que le document de cadrage de la négociation sur l’assurance chômage évoque déjà sans ambigüité une augmentation du prélèvement (« entre 12% et 13% ») sur les recettes de l’Unedic.

Quelle devrait être la contribution de l’Unedic ?

Les services spécifiques fournis par Pôle Emploi aux chômeurs indemnisés (calcul, paiement de l’allocation et des cotisations, données de pilotage, etc.) devraient être facturés au coût marginal, qui est connu : c’est celui facturé aux employeurs publics en auto-assurance[9] signant une convention de gestion avec Pôle Emploi. La gestion administrative et financière de ces chômeurs est alors prise en charge, contre remboursement, à l’identique de ce qui est fait pour les chômeurs indemnisés par l’Unedic.

Ces « frais de gestion sont calculés à l’acte sur la base de deux actes métiers : d’une part, le traitement d’un calcul de droit (82,33€) : ouverture de droit initiale, rechargement, et d’autre part le traitement mensuel de l’actualisation (6,67€), qu’il y ait ou non versement d’une allocation »[10], soit 162,37€ pour un chômeur pris en charge en année pleine. Il est notable que ce coût est inchangé depuis 2008.

L’Unedic devrait donc être facturée sur cette même base : avec 2,34 millions d’ouvertures de droits (au coût unitaire de 82,33€) et 2,48 millions de chômeurs indemnisés chaque mois (6,67€ au titre de l’actualisation) en moyenne en 2022, sa contribution aurait dû être de 391 millions d’euros, soit 10 fois moins que sa contribution effective. Cette approche fait apparaître une surcontribution de l’Unedic de l’ordre de 3,6 milliards d’euros en 2022 et 3,9 milliards en 2023.

On peut en déduire que 90% de la contribution de l’Unedic finance la charge de service public, ce montant représentant comme dit précédemment, environ 70% du budget de fonctionnement de Pôle Emploi. Ce mode de financement pose trois problèmes principaux :

  • Il pèse sur le coût du travail marchand, pour financer un service public ouvert à un public bien plus large que celui de ces salariés affiliés à l’assurance chômage ;
  • Il puise massivement dans les ressources normalement dédiées au financement des allocations chômage ;
  • Il contribue au déficit de l’Unedic et à la dette qui en découle, qui sont les arguments principaux de toutes les réformes de l’assurance chômage réalisées depuis des décennies, au motif qu’ils témoigneraient de la générosité excessive des droits. Une solution inappropriée au problème, car elle revient à réduire les droits pour réduire un déficit qui n’est pas creusé par eux mais (entre autres) par ce mode de financement de Pôle Emploi.

Sur l’ensemble de la période 2008-2022, ce prélèvement a contribué à hauteur de 43 milliards à la dette de l’Unedic, soit un montant équivalent à celui de la dette hors mesures d’urgence liées à la crise sanitaire (activité partielle, extension des droits, etc.) qui se montait à environ 42,3 milliards fin 2022[11].

Le service rendu aux chômeurs indemnisés n’est pas à la hauteur du contrat…

La convention tripartie 2019-2022 comprend 15 indicateurs de performance, dont seulement 4 concernent exclusivement les chômeurs indemnisés. Pôle Emploi ne communique que sur 4 d’entre eux[12] dont un seul relatif aux seuls chômeurs indemnisés (taux de notification des droits sous 21 jours, qui est atteint). Le bilan des 4 indicateurs réalisé par l’Unedic est très mitigé[13] : 2 sur 4 n’ont pas atteint leurs cibles (le taux de satisfaction des demandeurs d’emploi vis-à-vis des informations concernant les allocations –qui par ailleurs est inférieur à son niveau de 2015 ; le taux de trop perçus), 1 sur 4 l’a atteinte mais est très dégradé par rapport à 2016 (conformité du traitement de l’allocation) et le dernier l’a également atteinte et en progression, celui sur lequel communique Pôle Emploi.

Le nombre d’entretiens entre chômeurs et conseillers ne figure pas parmi les indicateurs régulièrement publiés. C’est pourtant un service important pour les chômeurs et coûteux pour l’opérateur. De manière symptomatique, les rares chiffres disponibles sont difficiles à mettre en cohérence. En 2022, pour la première fois, Pôle Emploi mentionne 6,03 millions d’entretiens en agence[14]. Il faut remonter à 2018 pour avoir un précédent : la Cour des Comptes (2020) recensait alors 13,7 millions d’entretiens, 5,4 millions de demandeurs d’emploi ayant eu au moins un entretien professionnel (ce qui laissait près d’un million de DEFM ABCDE sans aucun entretien professionnel dans l’année), sur un périmètre plus large[15]. Ces chiffres diffèrent très fortement de ceux publiés en 2018 par la mission d’évaluation IGAS-IGF[16] qui recensaient 14,7 millions d’entretiens dont 4,3 millions en agence en 2017. Le nombre moyen d’entretiens selon la modalité d’accompagnement présentait quant à lui des écarts de 30% à 70% entre les données de la Cour et celles des inspections. Ce flou sur la quantité ne permet évidemment aucune analyse de la qualité de cette composante essentielle de l’accompagnement.

Le service rendu aux chômeurs indemnisés n’apparaît donc pas conforme au contrat d’engagement signé avec Pôle Emploi. La période était pourtant favorable, la bonne santé du marché du travail a facilité le travail de l’opérateur, en ce sens que les opportunités d’emploi ont augmenté et que le nombre de chômeurs indemnisés à accompagner a diminué.

… alors que le prix payé a fortement augmenté

Aucune de ces sources ne donne d’indication sur l’accompagnement et les entretiens dont bénéficient spécifiquement les chômeurs indemnisés. La doctrine veut cependant que les chômeurs les plus éloignés de l’emploi bénéficient du niveau d’accompagnement le plus intensif. Or les chômeurs indemnisés étant par définition plus proches de l’emploi que les autres, surtout ceux exerçant une activité réduite (DEFM B et C), ils sont plus susceptibles d’être dans un accompagnement « suivi » ou « guidé », moins coûteux pour l’opérateur. L’Unedic finance donc plus largement l’accompagnement renforcé des chômeurs non-indemnisés que celui de ses propres assurés.

La contribution de l’Unedic à Pôle Emploi s’imputant sur le déficit de l’Unedic, elle vient en déduction des sommes destinées au paiement des allocations, si bien que le coût des services fournis est donc à la charge des chômeurs indemnisés. Ce coût approche 1 700 € par an en 2023 (Graphique 2), dont seulement 140€ pour le calcul et le paiement de l’allocation ; il s’est accru de près de 36% depuis 2018, alors que dans le même temps l’allocation moyenne n’a progressé que d’un peu plus de 8%. C’est un montant considérable.

Graphique 2 – Contribution de l’Unedic à Pôle Emploi par chômeur indemnisé et par an

Note : Prélèvement annuel sur les recettes de l’Unedic rapporté au nombre moyen de chômeurs indemnisés.

Sources : données Unedic (y compris prévisions), Dares, calculs de l’auteur.

Le projet France Travail prévoit un accompagnement très renforcé pour les bénéficiaires du RSA qui vont devoir s’inscrire, dont la plupart sera en effet très éloignée de l’emploi (cela représente environ 1 million de nouveaux demandeurs d’emploi sur les listes de Pôle Emploi, soit une hausse de 15 à 20% des inscrits par rapport à aujourd’hui[17]). Dès lors, sauf en cas de hausse massive de la subvention de l’État, il semble peu probable que les services aux chômeurs indemnisés vont s’améliorer, a fortiori se renforcent, même si la contribution de l’Unedic (donc des chômeurs indemnisés) s’accroît encore, puisqu’elle atteindrait entre 5,5 et 5,9 milliards d’euros par an en 2025[18] (et plus de 6 milliards en 2026, horizon fixé dans le document de cadrage de la convention d’assurance chômage à négocier).

Les contours d’un mode de financement plus équitable et plus efficient

Le confort budgétaire que procurent les règles de financement actuelles du SPE n’incite guère à réfléchir à son amélioration. La création de France Travail fournit l’opportunité de le réformer, afin de le rendre plus lisible, équitable et efficient.

Pôle Emploi –bientôt France Travail– est une organisation suffisamment structurée pour produire une comptabilité analytique précise de ses charges fixes d’une part, des services rendus aux chômeurs et aux employeurs d’autre part. Cela donnerait d’ailleurs corps au « pilotage par des résultats partagés entre les acteurs de la gouvernance » qu’ambitionne le projet France Travail (cf. Exposé des motifs du projet de loi)

Les principes de financement du nouvel opérateur France Travail pourraient s’inscrire dans les contours suivants :

  • Une prestation universelle de suivi et d’accompagnement du chômeur : il s’agirait d’un bouquet de services accessibles à tous les actifs (et dans ce cas, associé au contrat d’engagement) et à tous les employeurs qui le souhaitent, quel que soit leur profil. Au-delà, pour les modalités d’accompagnement plus intense, le surcoût devrait être facturé à l’institution dont le chômeur reçoit ses allocations, ou par l’État si le chômeur n’est pas indemnisable ;
  • Les coûts d’indemnisation pourraient être facturés à l’Unedic, au tarif payé par les employeurs publics an auto-assurance ayant signé une convention de gestion. Ces coûts étant indépendants de la nature et du montant de l’allocation, ils devraient aussi être facturés aux employeurs pour lesquels Pôle Emploi joue le même rôle que pour les chômeurs indemnisés par l’Unedic. L’État devrait donc contribuer à ce titre pour tous les chômeurs recevant une allocation au titre de la solidarité (ASS, ATA, et bientôt RSA), ainsi que les employeurs en auto-assurance (il n’est pas clair de savoir si c’est Pôle Emploi qui calcule leurs droits, mais les chômeurs concernés ont les mêmes obligations d’inscription et de suivi que les autres) ;
  • Les charges de service public seraient financées par une subvention de l’État, qui couvrirait principalement les coûts fixes de l’opérateur. De facto, cette subvention compenserait tous les coûts qui ne peuvent être attribués aux services spécifiques listés ci-dessus.

Outre les gains évoqués ci-dessus, cette restructuration du financement aurait aussi l’avantage de placer sur un pied d’égalité tous les employeurs privés et publics d’une part, et tous les pourvoyeurs d’allocations d’autre part, et de ne plus faire peser l’essentiel de la charge du SPE sur le coût du travail marchand. Naturellement, le budget total de France Travail ne serait pas affecté par ces principes de financement, puisque défini en fonction d’autres objectifs.


[1] Exposé des motifs du projet de loi pour le Plein Emploi (2023)

[2] Document de cadrage relatif à la négociation de la convention d’assurance chômage

[3] Code du Travail, Art. L5422-24

[4] Les trois opérateurs concernés par France Travail sont Pôle Emploi, Les missions locales (jeunes), Cap Emploi (actifs handicapés), mais le SPE inclut aussi l’APEC (cadres), l’Unedic (indemnisation), et l’AFPA (formation professionnelle).

[5] La masse salariale sur laquelle sont assises les recettes et donc la contribution de l’Unedic n’a jamais diminué en France depuis 1949 (début de la série des comptes nationaux) excepté en 2020 du fait de la crise sanitaire.

[6] Source Unedic (2019) Prévisions financières du 26 novembre 2019.

[7] Source Convention Tripartite 2019-2022

[8] Cour des Comptes (2020) « la gestion de pôle emploi, dix ans après sa création », Rapport public thématique

[9] Employeurs, principalement publics, qui n’ont pas l’obligation d’affilier leurs salariés à l’assurance chômage.

[10] Source Pôle Emploi

[11] Pour une analyse sur longue période on peut se référer à B. Coquet (2016) « Dette de l’assurance chômage : quel est le problème ? » Note de l’OFCE n°60 et à B. Coquet (2016) « L’assurance chômage doit-elle financer le service public de l’emploi ? » Note de l’OFCE n°58.

[12] Source Pole Emploi

[13] Unedic, Rapport sur la gestion des risque le contrôle et l’audit en 2022

[14] Rapport annuel de 2022 de Pôle Emploi

[15] Ce décompte est assez large car il inclut les entretiens physiques et téléphoniques, et certains échanges par courriel. Aucune source ne précise si les entretiens de situation (lors de l’inscription) sont inclus dans ce total, sachant que le flux d’entrées dans les seules catégories ABC est de l’ordre de 6,5 millions dans l’année.

[16] IGAS-IGF (2018) Évaluation de la convention tripartite 2015-2018 entre l’État, l’Unédic et Pôle emploi. p.28

[17] Si tous les membres inactifs du foyer du bénéficiaire n’ont pas eux aussi l’obligation de s’inscrire.

[18] En juin 2023, l’Unedic prévoit que sa contribution à Pôle Emploi atteindrait 5 milliards en 2025 à législation constante. Le bas de la fourchette correspond à un taux de prélèvement qui passerait à 12% des recettes de l’Unedic, le haut de la fourchette à un taux de prélèvement de 13%.