Covid-19 et entreprises : comment éviter le pire ?

par Mathieu Plane

Selon
notre dernière évaluation
, le PIB chuterait de 32 % sur les huit semaines
de confinement. Pour la seule activité marchande hors services immobiliers
(constitués principalement des loyers), la perte de valeur ajoutée serait de 44
%. Les dispositifs mis en place pour préserver l’emploi et le tissu productif
(chômage partiel, indemnisation garde d’enfants, fonds de solidarité) ont
permis d’absorber une partie du choc sur les entreprises. Les reports de
paiement d’impôts et de cotisations sociales et les prêts garantis par l’État
leur ont permis d’avoir accès à la trésorerie pour se financer à court terme et
faire face aux pertes enregistrées.



Malgré ces dispositifs et sous
l’hypothèse d’une dette fiscale qui ne serait pas annulée à grande échelle, la
perte de revenu d’exploitation des entreprises se chiffre à 42 milliards
d’euros en huit semaines, avec des effets sectoriels très forts.

À l’instar du chômage partiel pour la masse salariale, l’État doit prendre en charge le coût pour les entreprises du non usage du capital productif

Si le dispositif de chômage
partiel a permis de socialiser une part importante des salaires du secteur
privé (Ducoudré
et Madec, 2020
)  et de préserver en
grande partie de l’emploi et des revenus des ménages, les pertes accumulées des
entreprises s’expliquent par la chute des recettes et  l’accumulation de coûts fixes non pris en
charge par l’État, dont ceux liés à la non utilisation du capital
productif. Ce sont les coûts des locaux et bâtiments non utilisés, des usines
et machines de production à l’arrêt, des avions au sol, des camions immobilisés
et de l’ensemble des équipements (technologiques, logistiques, …) des
entreprises qui ne sont pas utilisés.

Ainsi les secteurs les plus
intenses en capital, comme l’industrie ou les services de transports, vont consacrer
chaque mois une part importante de leur revenu à financer ce capital pour son
utilisation, son entretien ou son renouvellement. Or si le chômage partiel absorbe
les coûts liés à la masse salariale, aucun dispositif ne prend directement en
charge les coûts liés au non usage du capital productif. Les secteurs intenses
en capital sont des secteurs à haute valeur ajoutée, intenses en technologie et
R&D et qui fournissent une grande part des exportations et participent
largement à la compétitivité de notre économie. Or, de nombreuses entreprises frappées
par le choc économique lié au Covid-19 risquent de se trouver rapidement en
faillite face au non usage de ce capital et des coûts qu’elles doivent
supporter.

Cela a pour effet premier une
contraction drastique de l’investissement, supérieure
à 50 % dans notre dernière évaluation pour les huit semaines de confinement
.
C’est donc au prix d’une réduction massive de leur investissement que les
entreprises essayent de limiter les besoins de financement et éviter la
faillite immédiate. Un tel scénario n’est pas tenable car il sacrifie l’avenir
au profit d’une survie incertaine. De plus, réduire massivement
l’investissement ne suffit pas à couvrir l’ensemble des pertes de revenu
des entreprises : la contraction de l’investissement représente une baisse de
25 milliards, permettant de faire passer le besoin de financement des
entreprises de 42 milliards à 17 milliards d’euros pour huit semaines de
confinement, ce qui reste extrêmement élevé malgré la réduction considérable de
l’investissement.

Pour éviter les faillites en
cascade des entreprises de ces secteurs, l’État a mis en place des
facilités de trésorerie indispensable à la survie des entreprises et a prévu un
plan de recapitalisation de 20 milliards pour les entreprises les plus en
difficulté[1].
Si l’accès à la trésorerie de ces entreprises est un impératif, il ne fait que
repousser le problème : ces entreprises vont devoir absorber les pertes
passées et faire face à une dette bancaire et fiscale de plus en plus élevée.

Si l’on ajoute des perspectives
durablement dégradées par un rebond limité et progressif, les pertes des
entreprises vont inévitablement s’accumuler, augmentant les risques de
faillite. L’État
pourrait recapitaliser les entreprises qui lui semblent nécessaire de sauver, mais
cette politique pourrait être dépassée par le nombre potentiel de faillites.
Des mesures préventives sont nécessaires pour éviter qu’un grand nombre
d’entreprises (ETI et PME) passent sous le radar des pouvoirs publics et
mettent la clé sous la porte.

À l’instar de la mesure du
chômage partiel pour le travail, il nous semble donc indispensable de mettre en
place une mesure d’aide de crise, « Invest-Covid », pour le capital
productif prenant en charge les coûts de ces immobilisations, non utilisées ou
faiblement utilisées (encadré
2 du Policy Brief n°66, 20 avril 2020
, X. Timbeau). Cette mesure d’urgence nous
semble juste car elle cible toutes les entreprises dont la production s’est
réduite à la suite du choc économique et ce à la hauteur de leur stock de
capital inutilisé. Le calcul de l’aide se fait entreprise par entreprise, sur
la base de la dépréciation des immobilisations au bilan de l’entreprise au
prorata du choc sur l’activité, calculé à partir de la variation du chiffre
d’affaires.  Par ailleurs, pour les
locaux et bâtiments que les entreprises utilisent mais dont elles ne sont pas
propriétaires, l’aide ne doit pas être affectée au bailleur qui continue à
percevoir son loyer[2] mais au
locataire qui continue à payer son loyer sur la base de sa perte d’activité.

Pour chaque entreprise et pour chaque
trimestre, le calcul du montant pour l’aide « Invest-Covid » est la
suivante :

Invest-Covid (en €) = Dépréciation des immobilisations du trimestre
(en €) * Perte de CA (en glissement annuel pour le trimestre, en %)

La question du périmètre de
l’aide peut se poser. Elle doit couvrir à minima la dépréciation des
immobilisations corporelles non utilisées mais elle pourrait s’étendre à
l’ensemble des immobilisations, y compris celles incorporelles, comme la
R&D ou les logiciels et les bases de données. Cette mesure d’aide viendrait
renforcer les fonds propres de l’entreprise de façon à diminuer le risque
d’insolvabilité.

Quelques exemples concrets

Pour mieux comprendre le
fonctionnement du dispositif « Invest-Covid », prenons l’exemple du
groupe Air France–KLM. La
seule dépréciation de ses immobilisations aéronautiques lui a coûté 319
millions d’euros pour le premier trimestre 2020
. Sur cette base, en supposant
une baisse du chiffre d’affaire de 80 % au deuxième trimestre 2020, Air France–KLM
recevrait 255 millions (319*0,8) pour le deuxième trimestre pour couvrir 80 %
des coûts de la non utilisation de sa flotte aérienne. Si l’on étend cette aide
à l’ensemble de la dépréciation des actifs du groupe, qui représente 743
millions d’euros pour un trimestre, le groupe recevrait, sur la base d’une
perte d’activité de 80 % sur le trimestre, une aide de près de 600 millions
pour le trimestre.   

Pour donner des ordres de
grandeur, pour le groupe Michelin, la dépréciation
des seuls équipements industriels représente environ 250 millions par trimestre
sur l’année 2019
. Pour Renault, la
dépréciation des outillages spécifiques, matériels et autres ouillages
représentent plus de 400 millions par trimestre
. Et pour la SNCF, c’est
près de 600
millions par trimestre pour la dépréciation des matériels de transport, les
installations techniques, électriques, de télécommunications et de
signalisation, outillage et autres immobilisations
(auxquels s’ajoutent 270
millions de dépréciation de voies, terrassements, ouvrages d’art et passages à
niveaux sans même intégrer les terrains et constructions). Dans tous les cas
d’entreprise, le calcul de l’aide se fait bien sûr en fonction du montant de la
dépréciation au prorata de la perte d’activité.

Pour ces grands groupes
industriels mais aussi pour de nombreuses ETI, PME et sous-traitants, le coût
de la dépréciation de ces immobilisations représente une part importante de
leur valeur ajoutée. En ciblant les aides sur la base du non usage des
immobilisations pendant la crise du Covid, ce dispositif proportionnel au choc
subi sur le capital de l’entreprise couvrirait l’ensemble des entreprises de la
sphère marchande. Il aurait l’avantage d’être juste, rapide à mettre en place
et éviterait des plans d’aides au cas par cas qui ne permettent pas de traiter
l’ensemble des entreprises du tissu productif. Il permettrait certainement
aussi d’éviter en partie des plans de recapitalisation à venir de l’État
si cette aide prenait la forme de renforcement des fonds propres. Il est
important aussi de noter que ce dispositif ne se substitue pas aux prêts
garantis par l’État, indispensables à la trésorerie des entreprises en
temps de crise, mais qui vont donner lieu à un remboursement futur avec
l’épineuse question du traitement de cette dette en sortie de crise. Le
dispositif « Invest-Covid » est donc une aide qui prend la forme
d’une injection directe pour renforcer les fonds propres des entreprises, qui
n’est pas assimilable à un prêt. Par ailleurs, cette aide ciblée peut être
complémentaire et s’intégrer aux plans sectoriels annoncés récemment, que ce
soit dans l’automobile, le tourisme ou l’aérien.

Une aide pour les entreprises allant de 5,5 à 17,2 milliards pour huit semaines de confinement selon le périmètre des immobilisations retenues

Pour l’ensemble de l’économie
française, nous pouvons identifier ces actifs fixes à partir des comptes de
branches de l’Insee. Cela correspond au capital fixe net des branches qui est
décliné par type d’actif : constructions (logements, bâtiments
résidentiels et autres ouvrages de génie civil), machines et équipements (matériels
de transports, équipements TIC, autres) et les droits de propriété
intellectuels (R&D, logiciels et bases de données et œuvres récréatives,
littéraires ou artistiques originales). Il y a également les systèmes d’armes
et les ressources biologiques cultivées mais ce sont des montants relativement
faibles et identifiés uniquement pour les branches « Défense » et
« Agriculture ».

Le stock d’actifs fixes
correspond à l’accumulation nette de capital par les branches, c’est-à-dire la
somme des investissements nette de la dépréciation de capital. Ce capital
représente 7 848 milliards d’euros en 2018 (334 % du PIB) mais la seule
composante « logements résidentiels » représente 4 630
milliards, soit 59 % du capital net total. Si l’on exclut aussi les services
non marchands (1 022 milliards), le capital net productif des entreprises représente
2 196 milliards, soit 93 % du PIB (et 120 % de la VA marchande hors
services immobiliers).

Le coût budgétaire du dispositif
« Invest-Covid » pour les huit semaines de confinement serait de 17,2
milliards[3]
(graphique 1), ce qui représente 1 % de la valeur ajoutée du secteur marchand
hors Covid :  28 % seraient affectés
à la non utilisation des bâtiments non résidentiels et ouvrages de génie civil,
dont 10 % pour compenser les entreprises locataires, 13 % aux matériels de
transports, 3 % aux équipements TIC, 17 % aux machines et équipements, 18 % à
la R&D et 21 % pour les logiciels et bases de données.

Si on limite le dispositif uniquement aux immobilisations de construction (y compris la compensation des loyers) et aux machines et équipements et l’on exclut les immobilisations dites incorporelles au sens de la comptabilité d’entreprise, le coût budgétaire du dispositif serait de l’ordre de 10 milliards d’euros pour huit semaines de confinement. Si l’on restreint l’aide uniquement aux matériels de transport, équipements TIC et autres machines et équipements, le coût budgétaire du dispositif « Invest-Covid » serait d’environ 5,5 milliards pour huit semaines de confinement.

L’industrie qui représente 17 %
de la VA marchande recevrait 5,6 milliards pour les huit semaines de
confinement (tableau 1), soit 36 % de l’enveloppe globale du dispositif. Ce
montant représente 2 points de la valeur ajoutée annuelle (hors Covid) de
l’industrie. Or, ce secteur intense en capital, durement frappé par le choc
économique, concentre 74 % des exportations.

Dans le détail, les branches qui
recevraient le plus d’aides pour les huit semaines de confinement dans le cadre
de ce dispositif sont les matériels de transport (5 % de leur VA annuelle), les
biens d’équipement (2,9 % de leur VA annuelle), les services de transport (1,9
% de leur VA annuelle) et les autres branches industrielles (1,7 % de leur VA
annuelle) (graphique 2). Ces quatre branches, qui représentent seulement 17 %
de la VA marchande, concentrent plus de 50 % de la R&D française et
contribuent à hauteur de 68 % aux exportations nationales. Avec ce dispositif,
elles recevraient 41 % de l’enveloppe globale.

D’autres secteurs sinistrés par
la crise, bien que moins intenses en capital, bénéficieraient également du
dispositif. C’est le cas par exemple des secteurs du Commerce et de
l’Hôtellerie-Restauration qui bénéficieraient à travers ce dispositif d’une
aide de près de 1,5 milliard pour compenser le non usage des immobilisations
pour les huit semaines de confinement, dont environ 600 millions pour les seuls
locaux et bâtiments. Par ailleurs, ce montant n’inclut pas le fait que les
entreprises de ces deux branches qui ne sont pas propriétaires de leurs locaux
recevront une part significative du 1,8 milliard pour compenser leurs loyers.

Pour conclure

En rétablissant la rentabilité
des entreprises les plus capitalistiques et les plus touchées par la crise, ce
dispositif d’aide d’urgence pourrait éviter des faillites qui pourraient
compromettre la compétitivité et l’activité de la France à moyen-long terme.
L’alternative qui se baserait sur le fait de délimiter le périmètre
d’intervention publique sur les potentiels besoins du monde d’après risquerait
de conduire à faire des choix définitifs et irréversibles alors que le futur
est plus que jamais incertain. Cela pourrait conduire à faire des erreurs
profondes sur les besoins productifs à venir et à sacrifier des entreprises
nécessaires à la production du monde de demain ou capables de se transformer
face aux besoins émergents.

Les pertes technologiques et de
savoir-faire peuvent avoir un caractère irréversible pour notre économie, la
disparition de certaines entreprises intégrées dans les chaînes de valeur
ajoutée domestiques peuvent avoir de fortes répercussions sur l’ensemble des filières
productives. Par ailleurs, il ne faut pas écarter le risque de disparition
d’entreprises qui peuvent être considérées comme stratégiques, écologiques ou à
contenu social important alors même que la question des relocalisations
d’activité va être de plus en plus prégnante en sortie de crise. Or préserver
la base industrielle existante en l’adaptant aux exigences du futur semble
primordial si nous souhaitons étoffer et relocaliser certaines filières
productives. Cela veut dire également que les entreprises doivent en
contrepartie de cette solidarité nationale s’engager dans une voie écologique,
économique et socialement responsable, sinon cet engagement autour des forces
productives ne pourra pas fonctionner. 

Si nous ne nous armons pas de ce
type d’aide d’urgence, alors le pire pour l’économie française est à venir.


[1] Dans le cadre de la Loi de finances du 25
avril 2020 rectificative pour 2020, il est voté une ouverture de crédits pour
le renforcement des participations financières de l’État dans les entreprises
stratégiques en difficulté. 20 milliards d’euros alimenteront
progressivement le compte d’affectation spéciale « Participations
financières de l’État », en fonction du volume des opérations financières
nécessaires.

[2] Le
propriétaire continue à percevoir son loyer sauf si un accord est trouvé entre
le bailleur et le locataire ou si l’entreprise qui loue les locaux cesse son
activité.

[3] Sur la
base du taux de dépréciation moyen par type d’actif, que nous avons supposé ne
pas être modifié par le choc économique lié au Covid-19, nous avons simulé le
coût par branche de cette mesure budgétaire pour les huit semaines de
confinement sur la base du choc sectoriel que nous avons estimé.




La crise du COVID-19 et le marché du travail américain : hausse des inégalités et de la précarité en perspective

par Christophe Blot

Aux États-Unis comme en France, la
crise du COVID-19 se traduit par de nombreuses mesures contraignant les
activités économiques afin de limiter la propagation du virus. Il en résultera
une chute du PIB, déjà entrevue au premier trimestre 2020 et qui sera fortement
amplifiée au deuxième trimestre. Dans un pays caractérisé par une faible
protection de l’emploi, cette récession inédite se répercute rapidement sur le
marché du travail comme le reflète l’augmentation du taux de chômage passé d’un
point bas à 3,5 % en février à 14,7 % en avril, soit un niveau qui
n’avait pas été observé depuis 1948. Comme l’ont récemment montré pour la
France Bruno
Ducoudré et Pierre Madec
, la crise en cours aux États-Unis devrait aussi se
traduire par des inégalités et une précarité accrue. Et lee choc sera d’autant
plus important que les filets de protection sociale sont moins développés aux États-Unis.



Aux États-Unis, les restrictions
n’ont pas été fixées au niveau de l’État fédéral mais par les États,
à des dates différentes. Pour autant, dans leur grande majorité, ces États
ont pris la décision de fermer les établissements scolaires, les commerces non
essentiels et d’inciter les individus à rester chez eux. Les premières mesures
de confinement ont ainsi été imposées par la Californie le 19 mars, suivie par
l’Illinois le 21 mars et l’État de New York le 22 mars alors que
cette décision n’a été prise qu’à partir du 6 avril pour la Caroline du Sud. Les
États
du Dakota du Nord, Dakota du Sud, de l’Arkansas, de l’Iowa et du Nebraska n’ont
pris aucune mesure et, dans trois autres États – l’Oklahoma, l’Utah et
le Wyoming –, les mesures ne s’appliquaient pas à l’ensemble de l’État
mais uniquement dans certains comtés. Néanmoins, une grande partie du pays
était confinée, avec sans doute un degré d’intensité variable, au début du mois
d’avril, ce qui concernait entre 92 et 97 % de la population[1].

Qui sont les salariés les plus touchés par la crise ?

Selon une enquête réalisée par
le Bureau of Labor Statistics, près de 25 % des salariés auraient travaillé
chez eux en 2017-2018. Néanmoins, certains salariés déclaraient qu’ils auraient
pu rester chez eux pour travailler mais ne l’ont pas forcément fait sur la
période considérée. Avec la crise du COVID-19 et les incitations à modifier
l’organisation du travail, on peut donc considérer que près de 29 % des
salariés auront pu rester chez eux pendant le confinement[2]. Par
ailleurs, comme le souligne l’enquête réalisée pour la France, la mise en place
du télétravail est plus répandue parmi les salariés occupant un emploi dans
l’encadrement ou les salariés d’activités commerciales ou financières. En
2017-2018, 60 % d’entre eux auraient eu la possibilité de travailler chez
eux. Inversement, moins de 10 % des salariés agricoles, dans la construction, dans
les activités productives ou les services de transport auraient été en mesure
de télétravailler pendant la crise. Sans surprise, l’enquête montre également
que les salariés concernés par le télétravail sont également ceux qui se
situent en haut de l’échelle de la distribution des salaires. Pour le dernier
quartile, 61,5 % des salariés pourraient travailler à la maison contre
moins de 10 % pour les salariés du premier quartile.

En miroir de ces éléments, une étude
plus récente analyse quels sont les emplois qui seraient le plus touchés par le
confinement et en particulier par la fermeture des activités non essentielles[3]. Six
secteurs seraient particulièrement exposés. Sont logiquement concernés le
secteur des bars et de la restauration, du transport et des voyages, des
divertissements des services à la personne, du commerce de détail ainsi que
quelques industries manufacturières. Sur la base des données d’emploi pour
l’année 2019, ces secteurs représenteraient 20,4 % de l’emploi total. Avec
plus de 12 millions d’emplois, le secteur des bars et restaurants serait le
plus fortement touché. Cette enquête fait également ressortir que les salariés
les plus exposés perçoivent généralement des rémunérations inférieures à la
moyenne. Ils sont notamment concentrés sur les deux premiers déciles de salaire.
Par exemple, la masse salariale des travailleurs des bars et restaurants
représentent à peine 3 % de la masse salariale mais plus de 8 % de
l’emploi. Ces individus travaillent le plus souvent dans des entreprises de
moins de 10 salariés. Cette dimension est d’autant plus importante aux États-Unis
que l’accès à l’assurance maladie est souvent lié à l’employeur dont les
obligations à cet égard dépendent du nombre de salariés. Enfin, en croisant la
répartition par secteur et géographique, il ressort que le Nevada, Hawaï, et dans
une moindre mesure la Floride (23,7), concentrent une part plus importante des
secteurs, et donc des emplois, exposés[4].
Inversement, le Nebraska, l’Iowa et l’Arkansas font partie des États
où ces secteurs représentent une part plus faible de l’emploi[5]. Ces
trois États
n’ont de plus pas adopté de mesures de confinement et devraient donc être
relativement épargnés par la montée du chômage.

Les statistiques du chômage sur
les mois de mars et avril
confirment ces perspectives. En un an, le taux de chômage a augmenté de 4,8
points pour les personnes occupant un emploi dans l’encadrement ou les salariés
d’activités commerciales ou financières alors que, sur la même période, il a
grimpé de 23 points pour les emplois de services et de près de 15 points pour
les salariés des activités productives. Les disparités géographiques sont également
importantes. En Californie et dans l’Illinois, premiers États à décider du confinement,
le taux de chômage a augmenté respectivement de 11,3 et 12,2 points en un an.
Inversement, les États n’ayant pas adopté de mesures de confinement sont
ceux parmi lesquels le taux de chômage a le moins progressé en un an. La hausse
atteint par exemple 5,2 points pour le Nebraska, 6,7 points pour l’Arkansas et
7,5 points pour l’Iowa. La structure de l’emploi est cependant un facteur
essentiel pour déterminer les écarts de variation du chômage. Malgré une date
de début de confinement assez proche pour le Connecticut et le Michigan, le
taux de chômage n’a augmenté que de 4,2 points dans premier État
contre plus de 18 points dans l’État industriel du Michigan.
D’ailleurs, les statistiques confirment l’exposition au choc du Nevada et de l’État
de Hawaï qui ont tous les deux enregistré les plus fortes hausses : 24,2
et 19,6 points respectivement, tandis que le Minnesota, peu exposé, a vu son
taux de chômage progresser de 4,9 points, soit une des variations les moins
importantes depuis avril 2019. De même, le District of Columbia est moins
impacté avec une hausse du taux de chômage de 5,5 points.

La santé menacée ?

Cette dégradation de la situation
sur le marché du travail s’accompagnera d’une détérioration des conditions de
vie pour des millions d’Américains surtout si la fin du confinement n’est pas
synonyme d’un rebond rapide de l’activité comme le craint désormais Jerome
Powell, le Président de la Réserve fédérale. Il en résulterait alors une
pauvreté accrue pour les ménages ayant perdu leur emploi. Les analyses
précédentes indiquent que les salariés du bas de la distribution seront les
plus exposés surtout que malgré les mesures
prises pour étendre l’assurance-chômage
, la durée d’indemnisation reste
globalement plus courte aux États-Unis. Pour faire face à la crise,
Le gouvernement fédéral a consacré 268 milliards de dollars (soit 1,3 point de
PIB) à l’assurance-chômage afin d’étendre la durée et le montant de l’indemnisation.
Ce montant s’ajoute au crédit d’impôts pouvant atteindre 1 200 dollars
pour les ménages sans enfant[6]. Le
gouvernement fait donc le choix de soutenir temporairement les revenus mais
contrairement aux dispositifs de chômage partiel en vigueur en France et dans
de nombreux pays d’Europe, l’emploi n’est pas protégé[7]. La
flexibilité du marché du travail américain pourrait cependant être plus
avantageuse dès lors que la reprise est rapide et qu’elle est différente selon
les secteurs. Les salariés perdent effectivement peu en qualifications et
peuvent plus facilement trouver un emploi dans un autre secteur d’activité.
Mais une crise prolongée qui se traduit par un chômage durablement plus élevé accroît
fortement la pauvreté.

En outre, l’accès à l’assurance
maladie est également souvent lié à l’emploi. En effet, 66 % des assurés
sont couverts par leur employeur qui est contraint de proposer une telle
assurance dans les entreprises de plus de 50 salariés. Le corolaire est que de
nombreux salariés risquent de perdre leur couverture santé en même temps que
leur emploi s’ils ne peuvent pas payer la part du coût de l’assurance
auparavant prise en charge par l’employeur. Quant aux salariés des petites
entreprises, exposés au risque de fermeture et de chômage, il est fort probable
qu’ils n’auront plus les moyens de souscrire une police d’assurance privée par
leurs propres moyens. Déjà, début 2019, un peu plus de 9 % de la
population n’avait aucune couverture santé. Si ce taux a fortement baissé
depuis 2010 et la réforme « Obamacare », le rapport
annuel du Census Bureau publié en novembre 2019 estime que plus de 29 millions
de personnes n’avaient aucune couverture en 2019, un chiffre en augmentation
relativement depuis 2017. Les taux de couverture font également apparaître de
fortes disparités régionales qui s’expliquent par la structure démographique
des États.

Bien qu’une partie du plan de
soutien à l’économie soit consacrée à des aides alimentaires[8] et
certaines dépenses de santé, la crise du COVID-19 devrait de nouveau toucher
d’abord les populations les plus fragiles et renforcer des inégalités déjà
importantes et accrues par les récentes réformes fiscales de l’administration
Trump.


[1] En termes de PIB, la part des États ayant imposé des mesures de confinement se situe
dans les mêmes proportions.

[2] Notons que cette enquête ne fait pas apparaître un
écart important entre les hommes et les femmes, même si la possibilité de
télétravail est légèrement plus faible pour les femmes : 28,4 contre
29,2 % pour les hommes.

[3] Voir Matthew Dey et Mark A. Loewenstein, « How many workers are employed in sectors directly
affected by COVID-19 shutdowns, where do they work, and how much do they earn?

 », Monthly
Labor Review
, U.S. Bureau of Labor Statistics, April 2020.

[4] Dans le Nevada, les secteurs exposés représentent
34,3 % des emplois. Ce chiffre dépasse également 30 % à Hawaï et
23,7 % en Floride.

[5] C’est aussi le cas du District of Columbia en raison
de la forte présence d’employés de l’État fédéral.

[6] Ce
montant est octroyé pour les ménages percevant moins de 75 000 dollars
(150 000 pour un couple) par an. 500 dollars sont attribués par enfant. Le
montant du crédit d’impôt est dégressif et devient nul pour les ménages ayant
un revenu supérieur à 99 000 dollars.

[7] Voir ici
notre analyse des stratégies européenne et américaine pour faire face à la
crise.

[8] Le plan
voté le 18 mars (Families
First Coronavirus Response Act
) prévoit effectivement une aide de plus de
20 milliards à destination des plus pauvres.




Peut-on tirer des enseignements de l’expérimentation finlandaise de revenu universel ?

par Guillaume Allègre

Entre 2017 et 2018, la Finlande a conduit une expérimentation
de revenu universel qui a donné lieu à une médiatisation importante. 2 000
chômeurs recevant l’allocation de base (560 euros mensuel) ont reçu la même
somme sous forme de revenu inconditionnel, pouvant se cumuler avec les revenus
du travail pendant la durée de l’expérimentation (2 ans non renouvelés).  Le 6 mai 2020 est paru le rapport final
d’évaluation de l’expérimentation (voir la version anglaise du résumé des résultats). Les évaluateurs concluent que le
revenu universel expérimental a eu des effets positifs modérés sur l’emploi et
des effets positifs sur la sécurité économique et la santé mentale. Selon le
rapport final, les individus du groupe de traitement ont travaillé en moyenne
environ 6 jours ouvrés supplémentaires (ils ont travaillé 78 jours). Ils ont
connu significativement moins de stress mental, de dépression, de solitude et
leur fonctionnement cognitif était perçu comme meilleur. La satisfaction de
leur vie était significativement plus élevée. Les résultats de
l’expérimentation semblent donc plaider en faveur du revenu universel. Mais
peut-on vraiment tirer des enseignements de l’expérimentation dans la
perspective d’une généralisation du dispositif ? En 2018, j’avais écrit
que l’expérimentation du revenu universel était « impossible ». L’expérience finlandaise
vient-elle démentir cette assertion ? Il s’avère qu’il est difficile de
tirer des enseignements.



Le principe d’un revenu universel, tel qu’il est communément
défini, est de verser une somme d’argent à tous les membres d’une communauté
politique, sur une base individuelle, sans conditions de ressources ni
obligation ou absence de travail.

Les expérimentations concernent en général un petit nombre de
personnes (en Finlande, 2 000 individus) : l’aspect universel de la
mesure est donc perdu, or une mesure peut avoir des effets différents selon que
tout le monde est concerné ou seulement une partie des individus. Comment
sélectionner les individus ?  Deux
options ont les faveurs des praticiens : le tirage au sort totalement
aléatoire, qui permet la représentativité de l’échantillon expérimental, et le
site de saturation, qui consiste à inclure dans l’échantillon expérimental toute
une communauté (par exemple un bassin d’emploi), ce qui permet de capter les
externalités et les interactions (« est-ce que j’arrête de travailler plus
facilement quand mon voisin s’arrête lui-même ou lorsque mon conjoint reçoit
une aide ? »). Au Kenya, des villages sont utilisés comme
sites de saturation
.
Dans le cadre de l’expérimentation finlandaise, ce sont 2 000 chômeurs de
longue durée, bénéficiaires de l’allocation de fin de droit (équivalent de
l’ASS en France), qui constituent le groupe expérimental, le groupe de contrôle
étant constitué des bénéficiaires de l’allocation de fin de droits non tirés au
sort. Ceci pose deux problèmes. Premièrement, le groupe expérimental n’est pas
représentatif de la population finlandaise. Les chômeurs de longue durée ne
constituent qu’une petite part de la population. On ne peut donc pas dire
comment auraient réagi les personnes en emploi (auraient-elles réduit leur
temps de travail ?). Deuxièmement, les effets d’interaction ne sont pas
pris en compte : par exemple, l’emploi repris par un chômeur du groupe
expérimental qui augmente son offre de travail dans le cadre de l’expérimentation
aurait-il été occupé par un membre du groupe de contrôle ?  

La définition du revenu universel ne dit rien de son niveau
ni de quelles prestations il remplace. Toutes les options sont possibles. Les
plus libéraux proposent un revenu universel relativement faible et remplaçant
la plupart des prestations sociales et les subventions sectorielles (notamment
agricoles), voire comme substitut des régulations sur le marché du travail (la
suppression du Smic est envisagée). Dans une logique plus sociale-démocrate, le
revenu universel ne remplacerait que les minima sociaux (RSA en France) et les
compléments de revenus pour travailleurs pauvres (Prime d’activité). Le montant
envisagé est souvent égal ou légèrement supérieur aux minima sociaux. Enfin,
dans une logique de décroissance, le revenu universel pourrait être élevé, au
moins égal au seuil de pauvreté, afin d’éradiquer la pauvreté statistique. Les
effets attendus de la réforme dépendent grandement du montant envisagé ainsi
que des prestations remplacées. Dans le cadre de l’expérimentation finlandaise,
le revenu universel était de 560 euros, soit le montant de l’allocation de base
du chômage dont bénéficiaient les membres du groupe expérimental. Il se
substituait à cette allocation de base de sorte que, dans un premier temps, le
revenu des chômeurs du groupe expérimental était inchangé. Par contre, le
revenu universel pouvait se cumuler avec les revenus du travail. Le gain
financier supplémentaire à reprendre un emploi pouvait ainsi atteindre 560
euros.

L’expérimentation a accru les gains financiers à reprendre un
emploi. Ce n’est pas une conséquence que l’on imagine d’habitude concernant la
mise en place d’un revenu universel. La question souvent posée est :
« Que se passe-t-il quand vous touchez
1000 € par mois sans travailler ?
». Il s’avère que, pour les bas revenus, la mise en place
généralisée d’un revenu universel pourrait avoir des effets ambigus sur les
incitations à travailler : il augmente le revenu hors-travail mais c’est
aussi un complément de revenus pour travailleurs pauvres. Par contre, pour les
plus hauts-revenus, le gain monétaire à augmenter ses revenus serait réduit.

L’évaluation est compliquée par l’introduction de mesures
d’activation durant la deuxième année de l’expérimentation (2018). Selon le
« modèle d’activation » mis en place, les bénéficiaires de
l’allocation chômage devaient travailler un certain nombre d’heures ou suivre
une formation, ou leur allocation était réduite de 5%. Ces mesures ont touché
les groupes expérimentaux de manière asymétrique : les deux tiers du
groupe de contrôle étaient concernés contre seulement la moitié du groupe de
traitement (Van Parijs, 2020). Théoriquement, l’incitation à
reprendre un emploi était donc plus grande pour le groupe de contrôle. Notons
que l’activation va contre les principes d’universalité et d’inconditionnalité
du revenu universel.

Malgré l’activation, les résultats de l’expérimentation
finlandaise nous apprennent que les heures travaillées sont plus nombreuses
pour le groupe expérimental que pour le groupe témoin. Les incitations financières
à travailler auraient donc fonctionné ! En fait, les évaluateurs insistent
sur le caractère modéré de l’impact sur l’emploi. Dans le rapport
intermédiaire, qui concernait la première année (2017), l’impact était non
significatif. En 2018, l’impact est significatif puisque les individus du
groupe expérimental travaillent en moyenne 78 jours, soit 6 jours de plus (ou
8,3%) que le groupe contrôle. L’impact est toutefois faiblement significatif :
avec un intervalle de confiance à 95%, il est compris entre 1,09 et 10,96 jours
(soit entre 1,5 à 15%). Kari Hämäläinen, conclut : « dans l’ensemble, les effets
sur l’emploi sont faibles. Cela indique que pour certaines personnes qui
reçoivent des prestations de chômage de Kela (l’organisme en charge de
l’indemnisation des chômeurs en fin de droit), les problèmes liés à la
recherche d’un emploi ne sont pas liés à la bureaucratie ou aux incitations
financières ». Par contre, l’expérimentation ne nous dit rien sur les
effets de la possible désincitation des plus hauts revenus due au financement
de la mesure : par construction, un revenu universel expérimental n’est
pas financé. Plus grave, l’analyse genrée est quasiment absente du rapport
final. On sait juste, en lisant un tableau, que les femmes du groupe
expérimental ont travaillé 5,85 jours supplémentaires contre 6,19 pour les
hommes, mais la question de l’égalité femmes-hommes n’est pas discutée. La
question de l’articulation des choix dans le ménage n’est pas non plus posée. L’impact
chez le groupe des parents isolés n’est pas significatif « en raison de sa
petite taille ». Dans une tribune publiée par le New-York Times, Antti
Jauhiainen et Joona-Hermanni Mäkinen dénoncent la taille de l’échantillon, 5
fois plus faible que prévu initialement : du fait de cette faible taille,
il est difficile de tirer des conclusions sur des sous-groupes.

Le rapport final met en avant des effets bénéfiques sur la
santé mentale et le bien-être économique. Les impacts sur la satisfaction à
l’égard de la vie actuelle, le stress, la dépression sont très significatifs.
On peut néanmoins faire deux remarques. Premièrement, on ne sait pas ce qui
relève du plus haut niveau de vie des individus du groupe de traitement de ce
qui relève du mécanisme d’un revenu universel (la certitude que l’on aura un
revenu quoiqu’il arrive). Vue la façon dont le revenu expérimental a été conçu
(il fonctionne comme une prime à l’emploi), on peut aisément supposer que c’est
l’effet revenu qui prime. De même, les individus du groupe expérimental étant
toujours gagnants d’un point de vue financier, il n’est pas étonnant que leur
bien-être économique augmente. Deuxièmement, il peut aussi exister un biais de
déclaration dû à un Effet Hawthorne : les individus du groupe expérimental savent qu’ils
font partie d’une expérimentation et qu’ils ont été choisi de telle sorte
qu’ils ont un avantage par rapport au groupe témoin. Ceci peut les amener à
être plus optimistes dans leur déclaration.

Au final, l’expérimentation finlandaise a apporté peu
d’enseignements quant aux effets de la mise en place d’un revenu universel global,
c’est-à-dire concernant tous les citoyens. Seule une petite catégorie de la
population était concernée et le financement n’a pas été expérimenté. Or
le financement est la moitié du dispositif ; d’ailleurs les syndicats
finlandais s’opposent au revenu universel car ils redoutent que les
augmentations d’impôt nécessaires réduisent les gains à travailler. De plus,
l’approche familiale et genrée a été totalement ignorée alors que le revenu
universel a été dénoncé par des féministes comme pouvant désinciter les femmes
à prendre un emploi (en s’apparentant à un salaire maternel). Comme pour l’expérimentation du RSA en France, l’échec de l’expérimentation
finlandaise s’explique en partie par les objectifs contradictoires des
différents acteurs scientifiques et politiques. Les évaluateurs espéraient un
échantillon de 10 000 personnes avec des individus ayant des statuts
d’emploi différents. Ils ont été contraints à la fois par le temps, par
l’argent et par une coalition au pouvoir qui n’était plus enthousiaste à l’idée
de l’expérimentation d’un revenu universel (« Why
Basic Income Failed in Finland
 »). Le Parti du Centre du premier
ministre était en fait intéressé par la question de l’incitation financière des
chômeurs de longue durée, donc très éloignée de l’idée de remise en question de
la place centrale du travail marchand, ou celle du pouvoir de dire non aux
emplois de faible qualité, souvent associés au revenu universel. C’est bien une
limite de ces expérimentations coûteuses : nécessairement supervisées par
le politique, elles risquent de devenir des vitrines promouvant l’agenda du
pouvoir en place.




Doit-on s’attendre à une nouvelle chute historique de la production industrielle en avril ? Une réponse à partir de l’analyse de la consommation d’électricité

par Eric Heyer

Après seulement 15 jours de
confinement, la production dans l’industrie manufacturière avait chuté de plus
de 18 % au mois de mars. Auparavant, la plus forte baisse jamais enregistrée
par l’INSEE était de 6 % en novembre 2008. Cette chute historique confirme,
après la publication de la croissance du PIB au premier trimestre, l’ampleur
inédite des conséquences de cette pandémie et des mesures sanitaires sur
l’industrie française.



Comme
nous l’avions indiqué dans un post précédent
, cette baisse s’observe également
dans la consommation totale d’électricité en France. Une fois purgée des effets
saisonniers, des jours fériés, des aléas météorologiques (écart entre la
température journalière et la normale saisonnière) et des gains d’efficacité
énergétique, il apparaît très clairement que la consommation d’électricité
observée depuis le début du confinement se situe très en deçà de sa valeur
attendue, dont la raison pourrait être une moindre utilisation des équipements
productifs.

Les données
(Réseau
de Transport d’électricité
), observées au cours du mois d’avril indiquent
que cette consommation est restée inférieure à celle attendue en période
normale d’activité (graphique 1).

Agrégée en
donnée mensuelle, la baisse observée au mois d’avril est la plus importante
jamais enregistrée au cours de la période analysée (graphique 2) : en avril
2020, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 18 % par
rapport à une « situation normale ».

Une fois
corrigée de ses composantes non conjoncturelles, la consommation d’électricité
permet d’expliquer une partie des variations de l’indice de production industrielle
(IPÏ). Sur la période 2010-2019, il existe une relation de long-terme –
cointégration – entre l’IPI et la consommation d’électricité[1].

Sur la base
de cette relation économétrique, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée
l’IPI du mois d’avril 2020 qui sera publiée le 10 juin 2020. D’après nos
estimations, ce dernier pourrait connaître, comme au mois de mars, une baisse d’environ
18 %, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet
indice (graphique 3).

Compte tenu
du fait que l’ensemble du mois d’avril a été sous confinement contre 15 jours
au mois de mars, une nouvelle baisse mensuelle de 18% ne serait pas le signe
d’une chute de moindre d’ampleur comme indiqué par les
enquêtes de la Banque de France

Cette chute
après seulement 6 semaines de confinement équivaudrait à une baisse déjà deux
fois supérieure à celle observée au cours des huit trimestres de la Grande
Récession (graphiques 4). 

L’intégration
dans un modèle économétrique estimant le PIB indique qu’une telle baisse de
l’IPI correspondrait à une chute de près de 5 % du PIB mensuel, impact
comparable à l’hypothèse retenue dans l’évaluation
de l’OFCE du 20 avril 2020
.


[1] Cette
relation de cointégration a été modifiée par rapport au post précédent qui intégrait
également l’emploi industriel. Dans l’analyse qui suit, la relation de
cointégration entre l’IPI et la consommation d’électricité a été estimée par la
méthode DOLS (Dynamic Least Squares), le nombre de lag et de lead étant
déterminé à l’aide du critère Akaike.




Le passeport Covid-19 et le risque d’infection volontaire

par Gregory Verdugo

Le Covid-19 a
rendu risqués les emplois en contact avec le public qui ne peuvent s’exercer à
distance. Face au risque d’infection des travailleurs en première ligne, les
employeurs font face au risque d’être condamnés en cas de protections
insuffisantes. Ce nouveau risque pourrait changer les caractéristiques des
travailleurs embauchés car la menace de poursuites crée des incitations à
discriminer en choisissant les travailleurs les moins à risque pour ces postes.
Tant que le virus Covid-19 circulera, nous pourrions donc assister à la montée
d’une puissante nouvelle source de discrimination par le risque d’infection
grave sur le marché du travail. Or selon certains épidémiologistes, le virus
pourrait circuler et créer des flambées épisodiques durant 18 à 24 mois[1], ce qui
implique que le Covid-19 pourrait laisser une empreinte durable sur le marché
du travail.



Quels sont les
travailleurs les moins à risque ? Ce sont d’abord ceux sans co-morbités
visibles, ce qui implique que les individus victimes d’obésité pourraient voir
les discriminations à leur encontre sur le marché du travail se renforcer[2]. Mais le
principal groupe le moins à risque aisément identifiable est celui des plus
jeunes car le risque de développer une forme grave du Covid-19 est très faible
pour les moins de 30 ans[3]. Situation
inédite, cette discrimination par le risque pourrait nous faire connaître pour
la première fois une récession où les jeunes sont moins affectés que les plus âgés !

Mais si les plus
jeunes sont moins à risque, il existe un groupe d’individus pour lesquels le
risque serait encore plus faible. D’après l’expérience des autres virus, les
individus ayant déjà contracté le Covid-19 disposeraient d’une immunité au
moins temporaire les mettant à l’abri d’une infection future[4]. Même si
cette immunité reste incertaine et controversée[5], certains
employeurs pourraient vouloir tester leurs employés, en particulier ceux qui
occupent les postes à risque, afin d’écarter tout risque d’infection qui serait
attribué à leur activité professionnelle.

La valeur de l’information
sur le statut d’immunité d’un travailleur pour un employeur est donc élevée.
Elle est telle qu’elle pourrait entraîner le développement de tests privés à
faible qualité et le risque de circulation de faux certificats d’immunité. Afin
d’éviter ces risques, de nombreux pays envisagent de créer des passeports
d’immunité qui certifieraient qu’un travailleur a déjà contracté le Covid-19 et
se trouverait, au moins à court terme, à l’abri du risque d’infection[6]. Le
Chili a annoncé mettre en place une telle politique et des réflexions sont en
cours dans de nombreux pays européens.

Ce passeport
d’immunité devrait offrir un salaire élevé sur les marchés du travail malades
du Covid-19, en particulier dans les emplois à risque, notamment ceux en
contact rapproché avec des personnes infectées, comme dans les hôpitaux. Mais,
en retour, dans une économie en crise, un passeport d’immunité garantissant un
emploi bien rémunéré peut faire naître chez ceux les plus en difficulté une
demande pour de l’infection volontaire.

La possibilité
d’infection volontaire lorsque l’immunité est socialement valorisée ou
économiquement rentable n’est pas seulement théorique. Dans un article publié en
2019, l’historienne Kathryn Olivarius de l’Université Stanford montre qu’elle a
de nombreux précédents historiques[7]. Être
reconnu comme immunisé était notamment une condition indispensable
d’intégration économique lors de la colonisation des zones tropicales, où les
maladies infectieuses décimaient les colons. Dans la Nouvelle-Orléans au début
du 19e siècle, les
immigrants récemment arrivés, surnommés ‘non-acclimatés’, cherchaient ainsi à
rapidement subir et survivre à la fièvre jaune dont le taux de mortalité était
alors d’environ 50 %, ce qui est largement au-dessus de celui du Covid-19 actuellement
estimé entre 0,3 et 1 %. Pour s’intégrer, il fallait prouver avoir survécu
à l’infection et être ainsi devenu ‘acclimaté’. Seulement après être devenu ‘acclimaté’,
le risque de décès précoce étant écarté, il devenait possible d’accéder aux
meilleurs emplois sur le marché du travail local, de se marier et d’accéder au
crédit distribué par les banques locales.

Si un passeport
d’immunité au Covid-19 voit le jour, il devrait nourrir de la même manière de dangereuses
tentations à s’infecter afin de pouvoir accéder aux emplois où le risque
d’infection est élevé mais le salaire est élevé. La tentation de l’auto-infection
est d’autant plus forte que les conséquences de l’infection au Covid-19 sont le
plus souvent bégnines. Mais l’infection volontaire peut entraîner des
comportements à risque : on peut imaginer des individus tentant de
s’infecter et répandant en ce faisant la maladie autour d’eux, en particulier
s’ils restent asymptomatiques.

Selon
l’économiste Alex Tabarok, professeur à l’Université George Mason, une des implications
de la mise en place de passeports d’immunité par les pouvoir publics serait de
devoir en même temps encadrer la demande d’infection volontaire qu’ils font
naître. Les pouvoirs publics devraient offrir une possibilité d’infection par
des doses modérées, dans un cadre médicalisé et en assurant un suivi médical lors
d’une quarantaine suivant l’infection volontaire[8].

L’encadrement d’une
infection volontaire motivée par l’obtention d’un passeport d’immunité pose évidemment
des problèmes éthiques. D’abord, ce sont les individus dans les situations les
plus précaires, notamment ceux les plus mis en difficulté par la récession, qui
se porteront volontaires. De plus, il n’est pas certain que la supervision
médicale réduise les risques de mortalité ou de séquelles graves. Surtout,
l’infection volontaire contredit l’objectif politique actuel apparent qui est
de freiner le plus possible l’épidémie, la possibilité d’atteindre l’immunité
collective apparaissant lointaine et donc pour l’instant dangereuse.

Pour être
cohérent avec l’objectif de suppression de l’épidémie, il apparaît donc
nécessaire d’écarter les politiques de passeport d’immunité qui valorisent
l’infection. Comme le prévoit le protocole français de déconfinement[9], il faut
également éviter que le marché privé ne supplée à cette demande et que les
entreprises ne créent leur propre passeport d’immunité ou n’essayent d’acquérir
l’information d’une autre manière. Même si une telle règle peut paraître
paradoxale, on ne peut supprimer le risque d’auto-infection que si l’on impose
une règle de non-discrimination qui interdit aux employeurs d’utiliser ou de
demander les résultats des tests sérologiques pour occuper les postes à risque
et qui interdit également aux employés de révéler leur statut d’immunité.


[1] Moore
Kristine, Marc Lipsitch, John M. Barry et Michael T. Osterholm, 2020, « The
Future of the COVID-19 Pandemic: Lessons Learned from Pandemic Influenza »,
COVID-19: The CIDRAP Viewpoint, avril.
https://www.cidrap.umn.edu/sites/default/files/public/downloads/cidrap-covid19-viewpoint-part1.pdf

[2] Greve
J., 2008, « Obesity and labor market outcomes in Denmark », Economics & Human Biology, 6(3),
350-362. https://doi.org/10.1016/j.ehb.2008.09.001

[3] Verity
Robert et al., 2020, « Estimates
of the severity of coronavirus disease 2019: a model-based analysis », The Lancet infectious diseases. https://doi.org/10.1016/S1473-3099(20)30243-7

[4] Altman
Daniel M., Daniel C. Douek et Rosemary J. Boyton, 2020, « What policy
makers need to know about COVID-19 protective immunity », The Lancet. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(20)30985-5

[5] Voir l’avis
du 24 avril 2020 de l’Organisation Mondiale de la Santé, Les «passeports d’immunité» dans le cadre du COVID-19. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/331904/WHO-2019-nCoV-Sci_Brief-Immunity_passport-2020.1-fre.pdf?sequence=1&isAllowed=y

[6]  The
Guardian
, 2020, « ‘Immunity passports’ could speed up return to work
after Covid-19 », 30 mars. https://www.theguardian.com/world/2020/mar/30/immunity-passports-could-speed-up-return-to-work-after-covid-19

[7]
Olivarius K., 2019, « Immunity, Capital, and Power in Antebellum New
Orleans », The American Historical
Review
, 124(2), 425-455. https://doi.org/10.1093/ahr/rhz176

[8] Tabarrok
A., 2020, « Immunity Passes Must Be Combined With Variolation », Marginal Revolution, post de blog, 5
avril, https://marginalrevolution.com/marginalrevolution/2020/04/immunity-certificates-must-be-combined-with-variolation.html

[9] https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/protocole-national-de-deconfinement.pdf




Une croissance de -8% en 2020 est-elle encore possible ?

par Eric Heyer

L’Insee vient de publier le chiffre de la croissance
au premier trimestre 2020
. D’après l’institut français de statistiques, le recul
du PIB au premier trimestre a été de 5,8%, soit la plus forte baisse
trimestrielle jamais enregistrée depuis 1949. S’il convient de rappeler que
dans un contexte de crise économique, la première version des comptes nationaux
est à prendre avec la plus grande prudence et qu’une révision significative de
ceux-ci est à attendre dans les mois à venir, il ne fait cependant aucun doute
qu’une fois la version définitive du premier trimestre publiée, elle effacera des
tablettes la contraction du deuxième trimestre de 1968 de -5,3% observée à la
suite de la plus grande grève générale (statisticiens compris) de mai-juin.
  



Cette première estimation de
l’activité au premier trimestre confirme notre
évaluation de recul de près d’un tiers de l’activité
pendant la période de
confinement. Une chute de 32 % de l’activité au cours de deux semaines de
confinement sur les treize semaines du premier trimestre engendrerait à elle
seule une contraction de 5% du PIB trimestriel.

Dans ces conditions, le recul au deuxième
trimestre devrait être d’au moins 13% dans le cas d’un retour immédiat à
l’activité dès le 11 mai. Sous l’hypothèse, qui était celle du gouvernement lors
de l’élaboration de la Loi
de finances rectificative pour 2020 du 25 avril
, d’un retour progressif à
la normale d’ici début septembre, le recul au deuxième trimestre devrait se
situer aux alentours de -26 %. L’épargne forcée des ménages, non consommée
depuis le début du confinement, qui s’établirait à près de 55 milliards à la
fin du confinement (cf OFCE,
BdF
sur ce sujet), s’élèverait fin août à près de 115 milliards d’euros, soit 8,6%
de leur RdB annuel.

Pour atteindre -8% en moyenne
annuelle en 2020, qui est l’hypothèse du gouvernement dans le PLFR 2020, la
croissance trimestrielle au cours du second semestre devrait être de 28% ou, compte
tenu du retour progressif à la normale de l’économie, de 35% au troisième
trimestre et 16% au quatrième.

Comme l’indique le tableau, ce
scénario suppose par ailleurs une forte désépargne des ménages au cours des quatre
derniers mois de l’année : sans désépargne, la croissance en 2020
s’établirait à -11%, le solde des APU à -11 points de PIB et la dette publique
dépasserait les 120 points de PIB. 

Derrière l’hypothèse de -8% du gouvernement en 2020 se cache ainsi un scénario de reprise en V. Ce rebond exceptionnel de l’économie française dès le second semestre de cette année suppose non seulement un retour progressif à la normale de l’activité en septembre mais aussi une désépargne rapide et significative des ménages au cours des quatre derniers mois de l’année alors que la crise sanitaire ne sera probablement pas révolue et que les cicatrices économiques (hausse du chômage, baisse du prix des actifs) pourraient inciter les ménages à désépargner moins vite. Enfin, ce scénario déboucherait sur un acquis de croissance de près de 19% en 2021 par rapport à 2020.




La baisse des bourses risque-t-elle d’amplifier la crise ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

La crise du Covid-19 fera inévitablement plonger l’économie mondiale en récession en 2020. Les premiers indicateurs disponibles – hausse des inscriptions au chômage ou au chômage partiel – témoignent déjà d’un effondrement inédit de l’activité. En France, l’évaluation de l’OFCE suggère que le PIB serait amputé de 32 % pendant le confinement. Cette baisse s’explique principalement par la mise à l’arrêt des activités non-essentielles et par la baisse de la consommation. Le choc pourrait cependant être amplifié par la prise en compte d’autres facteurs (hausse de certains taux souverains, chute du prix du pétrole, mouvements de capitaux et de change parmi d’autres) et notamment par la panique financière qui a gagné l’ensemble des places boursières depuis la fin février.



Dès
le 24 février 2020 et la première forte baisse journalière, les principaux
indices boursiers ont amorcé une décrue qui s’est fortement accentuée les
semaines du 9 et du 16 mars et ce malgré les annonces de la Réserve
fédérale
puis de la BCE
(graphique 1). Au 25 avril, la chute est de 28 % pour l’indice CAC40 (avec
un creux à -38 % mi-mars), 25 % pour l’indice allemand et près de -27 %
pour l’indice européen Eurostoxx. Ce krach boursier pourrait faire resurgir les
craintes d’une nouvelle crise financière, quelques années après celle des subprime. D’ailleurs, la chute du CAC 40
dans les premières semaines a été plus forte que celle observée dans les mois
qui ont suivi la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers en
septembre 2008 (graphique 2).

Si
les répercussions à court terme de la crise du Covid-19 pourraient être plus
violentes que celle de la crise financière de 2008, l’origine de la crise est
bien différente et conduit à reconsidérer l’impact de la panique boursière. De
fait, dans le cas précédent, il s’agissait à l’origine d’une crise bancaire
nourrie par un segment spécifique du marché immobilier américain, les subprime. Et c’est cette crise
financière qui a provoqué la baisse de la demande et la récession par le biais
de multiples canaux : hausse des primes de risque, rationnement du crédit,
effets de richesse financière et immobilière, incertitude, … Si on retrouve
bien certains de ces éléments aujourd’hui, ils s’interprètent cependant comme
la conséquence d’une crise sanitaire. Mais si la crise est au départ
indéniablement sanitaire et économique, peut-elle déclencher un krach boursier ?

Une
autre façon de poser la question consiste à se demander si la baisse des
bourses s’explique entièrement par la crise économique. En effet, le prix d’une
action est censé refléter l’évolution future des profits de cette entreprise.
Par conséquent, l’anticipation d’une récession, car la demande – consommation
et investissement – et l’offre sont contraintes, doit se traduire par une
baisse du chiffre d’affaires et des profits futurs et donc par une baisse du
prix des actions.

Il
pourrait cependant y avoir une amplification du choc financier si la baisse des
cours boursiers est plus importante que celle induite par la baisse du profit
des entreprises. La question est épineuse mais il est possible de donner une
évaluation d’un éventuel sur-ajustement boursier et donc d’une possible
amplification financière de la crise. L’exercice que nous avons mené consiste à
comparer l’évolution des anticipations de profits (par les analystes
financiers) depuis le début de la crise du Covid-19 et la baisse des actions. Si
on se concentre sur les entreprises du CAC40, ces anticipations de profits pour
l’année prochaine ont été réduites à la baisse au cours des 3 derniers mois de
13,4%[1].
Cette baisse devrait donc se refléter intégralement dans la variation de l’indice.
On observe de fait que la baisse a été bien plus importante : -28 %.
Il y aurait donc une amplification du choc financier d’un peu moins de 15
points de pourcentage.

Ce
sur-ajustement peut s’expliquer, entre autres, par l’incertitude qui règne
aujourd’hui sur les évolutions des périodes de confinement à travers le monde
et donc sur la reprise économique, ainsi que par le choc pétrolier qui se
déroule de façon concomitante et dont les déterminants sont à la fois
économiques et géopolitiques. Ce sur-ajustement n’est donc peut-être pas
totalement irrationnel (au sens de l’efficience – supposée –  des marchés financiers), mais il n’en reste
pas moins qu’il a entraîné de fortes variations du patrimoine financier des
ménages et entreprises.

Ces
variations ne sont pas neutres pour la croissance économique. Du côté des
ménages, elles contribuent à ce qu’on appelle les effets de richesse sur la
consommation : la variation du patrimoine d’un ménage lui procure un
sentiment de richesse qui le pousse à augmenter sa consommation[2].
Cet effet est d’autant plus fort dans les pays où les actifs des ménages sont majoritairement
financiarisés. Si une large part du patrimoine des ménages est composée
d’actions, l’évolution des cours boursier influence fortement cet effet de
richesse. La part des actions (ou des parts de fonds d’investissement) dans le
patrimoine financier est assez proche en France et aux Etats-Unis,
respectivement 27 et 29 %. Cependant, ces actifs représentent une part
bien plus important du revenu disponible des ménages américains : 156%
contre 99,5% en France. Les ménages français sont donc moins exposés aux
variations des cours boursiers. Les travaux empiriques suggèrent d’ailleurs
généralement un effet de richesse plus important aux Etats-Unis qu’en France[3].

Du
côté des entreprises, ces variations des valorisations boursières ont un effet
sur les décisions d’investissement via
les contraintes collatérales. Lorsqu’une entreprise s’endette pour financer un
projet d’investissement, la banque lui demande des actifs en garantie. Ces actifs
peuvent être soit physiques soit financiers. Dans le cas d’une hausse des
marchés actions, les actifs financiers d’une entreprise prennent de la valeur
et lui permette d’avoir accès à plus de crédit[4].
Ce mécanisme est potentiellement important aujourd’hui. Alors que les
entreprises ont des besoins de trésorerie très importants pour faire face à
l’arrêt brutal de l’économie, la forte baisse de leurs actifs financiers leur
restreint ainsi l’accès à ces lignes de crédit. Même si les facteurs
d’amplification financière ne se réduisent pas au choc financier, l’évolution
récente du prix de ces actifs donne cependant une première indication de la
réaction du système financier aux crises sanitaire et économique en cours.  


[1] Les données proviennent d’Eikon Datastream qui fournit pour chaque entreprise le consensus des analystes sur le profit par action (Earnings Per Share, EPS) pour l’année à venir et l’année suivante. Nous avons ensuite calculé la moyenne pondérée des poids de chaque entreprise du CAC40 au sein de l’indice de la variation de ces anticipations au cours des trois derniers mois. Le fait que la baisse de 13,4% des anticipations de profit pour l’année prochaine donne lieu à une baisse de 13,4% du cours boursiers est faite sous l’hypothèse que les profits au-delà de l’année prochaine ne sont pas valorisés, ou, dit autrement, que leur valeur actuelle nette est nulle, ce qui revient à dire que la préférence pour le présent des investisseurs est très forte aujourd’hui.

[2] De façon plus formelle, on parle d’une propension à
consommer qui augmente au fur et à mesure que le patrimoine augmente. Les
effets de richesse peuvent distinguer s’il s’agit de patrimoine uniquement
financier ou incluant également le patrimoine immobilier.

[3] Voir Antonin, Plane et Sampognaro (2017) pour une synthèse de ces estimations.

[4] Voir Ehrmann et Fratzscher (2004)et Chaney, Sraer et Thesmar (2012)pour des évaluations empiriques de ce canal de transmission via le prix des actions ou les prix immobiliers respectivement.




Que nous apprennent les données disponibles brutes sur l’épidémie de Covid-19 en France ?

Raul
Sampognaro

Afin d’établir une
stratégie pour faire face à l’épidémie de Covid-19, le décideur public
nécessite des données pour prendre des décisions. Or nombre des paramètres,
pourtant indispensables, ne sont pas directement observables. Selon Santé
Publique France, au 25 avril à 14 heures, il y avait 124 114 cas détectés
de Covid-19 en France dont 87 524 cas ayant abouti à une hospitalisation
et 22 614 décès seraient liés à la pathologie. Selon ces données brutes
seulement 0,2 % de la population aurait été contaminée à ce jour par le
virus, plus de 7 patients sur 10 nécessiteraient une hospitalisation et
quasiment 2 malades sur 10 décèderaient. Pour de bonnes raisons, personne
n’utilise les données brutes de cette façon aussi basique : les cas détectés le
sont parmi les personnes affichant les symptômes les plus graves, négligeant ainsi
un grand nombre de cas asymptomatiques et bénins, ce qui entraîne un biais
statistique qui empêche de généraliser les résultats à l’ensemble de la
population.



La science économique a
développé des outils pour traiter des données générées de façon non aléatoire
et même pour tirer des conclusions lorsque les données nécessaires sont tout
simplement inexistantes. Charles Manski[1]
et Francesca Molinari ont publié un article
où ils essayent de borner des paramètres clés de l’épidémie, exclusivement à
partir des données disponibles. Pour ceci, ils utilisent l’approche de
l’identification partielle
, qui vise à établir des résultats fondés sur les
données disponibles en formulant le moins d’hypothèses possibles. Dans ce post
de blog, la méthodologie proposée par les auteurs est appliquée aux données françaises.

Deux sources
d’incertitude : la qualité des tests et la stratégie de test

Partant des définitions
basiques des probabilités, Manski et Molinari donnent la formule exacte qui
permet de calculer la probabilité pour une personne d’être contaminée (voir encadré).
Hélas certaines des données nécessaires pour réaliser le calcul précédant sont
inconnues. Deux facteurs majeurs empêchent d’utiliser directement les données
brutes publiées par les autorités sanitaires :

  • La performance des tests de
    diagnostic et plus particulièrement l’ampleur des faux-négatifs.
  • La stratégie de tests qui empêche
    de tirer des conclusions directes sur la part de la population contaminée qui
    n’a pas été testée à partir des taux de positivité des tests réalisés.

Ces deux sources
d’incertitude sont de nature différente. La première source est en rapport avec
la nouveauté du virus. Elle ne peut être levée que par la recherche médicale.
Manski et Molinari considèrent que cette incertitude est bornée par la
littérature médicale. La part des faux-négatifs s’établirait entre 10 % et
40 % selon les études auxquelles ils ont eu accès. La deuxième source
d’ignorance est en lien avec la stratégie de test. En règle générale, les tests
ont été réservés aux malades affichant les symptômes les plus graves. De ce
fait, la probabilité d’être contaminé est plus élevée chez les personnes
testées que dans la population n’ayant pas été testée. Si un échantillon
représentatif de la population avait été testé, cette source d’incertitude
pourrait être éliminée.

Selon Manski et Molinari, la part de la population ayant été contaminée par le Covid-19 peut être circonscrite à l’aide des données brutes, les bornes sur le nombre de faux-négatifs et par l’hypothèse très générale posée sur la stratégie de test disant que la probabilité d’être contaminé est supérieure chez les personnes testées aux individus non testés[2] :

Il est très important de remarquer que ces intervalles donnent toutes les valeurs du paramètre d’intérêt compatibles avec les données brutes disponibles et les maigres hypothèses posées. Tout chiffre situé à l’intérieur de l’intervalle est également compatible avec les données brutes.

Les méthodes de
l’identification partielles sont peu utiles pour connaître la part de la
population contaminée à ce jour en France…

Selon le dernier point
épidémiologique hebdomadaire
publié par Santé Publique France, au 19 avril,
457 287 tests avaient été réalisés en milieu hospitalier depuis le 24
février. Par ailleurs,  141 298
tests avaient été réalisés en
ville
. Ainsi, près de 600 000 tests auraient été réalisés depuis le
début de l’épidémie (soit un peu moins de 1 % de la population).

Les données disponibles à
ce jour sont très peu informatives sur l’étendue de la population qui a déjà
été contaminée par le virus. Au 19 avril, les données disponibles sont
compatibles avec une part de la population contaminée comprise entre 0,2 % et
51,4 %. La largeur de l’intervalle des valeurs du paramètre compatible
avec les données suggère clairement que l’on ne peut pas trancher exclusivement
à l’aide de celles-ci (tableau 1).

En grande partie, la
largeur de cet intervalle s’explique par le faible nombre de tests réalisés.
Par exemple, si l’on néglige l’incertitude portant sur le taux de faux-négatifs
et l’on choisit une valeur centrale de 25 %, l’intervalle serait plus resserré
mais toujours peu informatif : la part de la population contaminée pourrait
être entre 0,3 % et 39,2 %.

… mais peuvent donner des bornes plus resserrées pour les paramètres de dangerosité de la maladie…

Avec les données publiées par Santé Publique France il est aussi possible de borner certains paramètres clés sur la dangerosité du virus : (i) la part des cas nécessitant une hospitalisation (ii) la part des cas nécessitant de soins de réanimation et (iii) la part des contaminés qui décèdent. D’une part, la part des cas graves dans la population est directement observable tandis que d’autre part, la proportion de la population contaminée peut être bornée par les résultats – même peu informatifs − de la section antérieure. Le ratio entre les cas graves observés et la borne maximale (respectivement minimale) inférée de la population contaminée donne la borne inférieure (resp. maximale) de la part des cas graves de Covid-19 parmi les personnes contaminées.

Dans
ce contexte, la part des cas de Covid-19 nécessitant une hospitalisation serait
comprise entre [0,2 % et 51 %] ; celle des cas nécessitant de soins de
réanimation serait comprise [0,04 % et 8,9 %] et la probabilité de décès serait
comprise entre [0,06 % et 12 %]. Il est intéressant de noter que même les
bornes supérieures de ces intervalles sont bien plus basses par rapport aux
données brutes observées : 73 % des cas détectés se sont soldés par une
hospitalisation, 13 % par un passage en réanimation et 17 % par un décès.

Si
l’on utilise les données de la région PACA[3],
où une part plus importante de la population a été testée (2,6 % de la
population), les intervalles pour les paramètres de dangerosité du Covid-19
sont nettement plus étroits : entre 0,2 % 
et 20 % des cas aboutiraient à une hospitalisation ; entre 0,04 %
et 3,4 % des cas nécessiteraient de soins intensifs et entre 0,02 % et 1,9 %
des cas seraient mortels. Ces résultats, obtenus sur une population qui a été
plus largement testée, sont compatibles avec les résultats de l’étude
épidémiologique de l’Institut Pasteur citée-ci-dessus, qui repose sur des
hypothèses plus fortes.

…notamment lorsqu’on
élargit la vue aux pays ayant réalisé le plus de tests

Avec
son statut de pandémie, de nombreuses données sont largement disponibles pour
de nombreux
pays
. Bien que chaque pays ait des stratégies
de test différentes, la généralité de l’hypothèse posée dans les sections
précédentes permet d’appliquer le cadre d’analyse aux différents pays. Parmi
les 60 pays ayant déjà connu plus de 50 décès liés au Covid-19, la France se
situe à la 29e place en termes de la part de la population testée. Que
nous disent les résultats des pays qui ont le plus testé leur population sur le
degré de létalité de la maladie ?

Au
24 avril, les Émirats arabes unis ont testé 8,2 % de la
population, le Luxembourg 6,1 %, le Portugal et la Norvège 2,9 %, la Suisse 2,8
% et Israël 2,7 %. Tous ces pays ont testé leur population plus largement que
la région PACA. En appliquant les bornes de Manski et Molinari nous pouvons trouver
des bornes supérieures du taux de mortalité des infectés au Covid-19 encore
plus basses que celles qu’on obtient à partir des données françaises, sauf en
Suisse où les données ne permettent pas d’exclure un taux de mortalité allant
jusqu’à 3,15 %. Dans les autres pays de cet échantillon, la part de cas mortels
est en général proche à 1 % (tableau 2). Néanmoins, ces résultats peuvent être expliqués
par les idiosyncrasies locales et doivent être pris avec précaution.

Une meilleure
connaissance de la part des cas asymptomatiques pour réduire l’incertitude

Comme
nous l’avons vu, les données brutes disponibles à ce jour sont insuffisantes
pour pouvoir donner des ordres de grandeur utiles à la décision publique sur
l’étendue de l’épidémie du Covid-19 en France. Malgré cela l’approche de
l’identification partielle fournit des bornes pour les indicateurs de
dangerosité du virus crédibles et utiles. Néanmoins, il est clair qu’une
meilleure connaissance sur la pathologie permettrait de mieux borner les
évaluations. En particulier, une meilleure connaissance concernant la part des
cas asymptomatiques serait particulièrement utile[4].

Heureusement,
en attendant d’avoir des données plus nombreuses, les épidémiologistes
de l’Institut Pasteur
, en modélisant le
mode de diffusion de la maladie, donnent des résultats plus précis : ils
tablent sur un chiffre de 5,7 % de la population française qui aurait déjà été
contaminée par le virus. Dans ce contexte, 0,53 % des contaminés courent un
risque de décès en lien avec le Covid-19, un chiffre en ligne avec nos
évaluations basées sur les pays ayant largement testé leur population.  

Au final trois éléments semblent capitaux pour réduire l’incertitude : développer le nombre de tests avec éventuellement des échantillons aléatoires représentatifs de la population, améliorer la qualité des tests afin de réduire le nombre des faux-négatifs et améliorer nos connaissances sur le virus. Le projet EpiCOV porté par l’Inserm et la Drees semble faire un pas dans la bonne direction et devrait permettre d’améliorer sensiblement notre connaissance sur le Covid-19.

Encadré : La formule de Manski et Molinari pour calculer la part de la population contaminée par le Covid-19 À partir de la formule des probabilités totales et des définitions des probabilités jointes, conditionnelles et marginales, Manski et Molinair donnent la formule qui permettrait de calculer la part de la population contaminée par le Covid-19 :

P(Cd=1)=P(Cd=1|Rd=1).P(Rd=1|Td=1).P(Td=1)+P(Cd=1|Td=0).P(Td=0)+P(Cd=1|Td=1,Rd=0).P(Rd=0|Td=1.P(Td=1)  

On note Cd=1 lorsqu’une personne a déjà été infectée par le virus à une date d et Cd=0 lorsqu’une personne n’a pas été infectée. Les auteurs cherchent à connaître la part de la population ayant été contaminée, qui est égale au niveau individuel à la probabilité d’avoir été contaminé, notée P(Cd=1). Malheureusement, cette grandeur n’est pas directement observable. Par contre les autorités sanitaires fournissent des données qui peuvent informer sur cette grandeur, en particulier les personnes testées (Td=1) et les cas détectés (Rd=1). Trois termes de cette égalité ne sont pas observables : la part des cas détectés qui sont effectivement contaminés (le terme P(Cd=1|Rd=1 )), les auteurs jugent, sur la base de la littérature médicale, que la quasi-totalité les tests positifs sont des vrais positifs alors ce terme ne pose pas de problème dans l’analyse ; la part des personnes contaminées, qui ont été testées mais dont le test a donné un résultat négatif [P(Cd=1|Td=1,Rd=0)], ce terme correspond aux faux-négatifs ; enfin, la part des personnes contaminées, mais qui n’ont pas été détectées faute de test [terme P(Cd=1|Td=0)].


[1]
Dans ces travaux Manski a essayé de faire apparaître l’apport « pur »
des données dans les résultats empiriques en sciences sociales. Pour Manski,
lorsqu’on s’intéresse à un paramètre dans un modèle, les données toutes seules
ne peuvent identifier qu’un intervalle de valeurs compatibles avec les données.
Pour réduire la largeur de cet intervalle, des hypothèses — de
comportement, de forme fonctionnelle, de loi statistique sous-jacente —
peuvent être posées afin de réduire la largeur de l’intervalle. Seulement en
posant une grande quantité d’hypothèses on peut arriver à l’identification
ponctuelle du paramètre. Voir Manski (1995), « Identification Problems in
the Social Sciences », Harvard, 1995, pour une introduction à ses travaux.

[2] Le
lecteur pourra se référer à l’article de Manski et Molinari pour connaître le
détail des calculs, dont la compréhension ne nécessite qu’une connaissance
relativement basique du calcul des probabilités.

[3] Il
aurait été souhaitable de réaliser ce type de travail pour les régions où le
virus a largement circulé (Grand Est, Île-de-France) mais les données
publiées par les ARS de ces régions ne permettent pas de calculer l’ensemble des
données nécessaires pour ce type de calcul.

[4]
Manski et Molinari (2020) fournissent les formules permettant de modifier les
bornes des intervalles lorsqu’on a des évaluations précises de la part de cas
asymptomatiques. Par exemple, on peut utiliser le taux de 17 % de cas
asymptomatiques issu de l’étude de l’Institut Pasteur portant sur un lycée de
Crépy-en-Valois. Dans ce cas, les données publiées par l’Agence Régionale de Santé
de la région PACA suggèrent que la part des cas de Covid-19 nécessitant une
hospitalisation serait au maximum de 16,8 %, celle des cas nécessitant des
soins de réanimation serait au maximum de 2,9 % et celle des cas mortels au
maximum de 1,6 %.




Les effets macroéconomiques du confinement : quels enseignements de modèles à agents hétérogènes

Stéphane Auray (CREST-Ensai et ULCO) et Aurélien Eyquem (Univ. Lyon et IUF), Chercheurs associés à l’OFCE

En France, une relance de 100 milliards d’euros a été adoptée et les prestations d’assurance-chômage ont été étendues pour permettre un chômage partiel massif. Nous quantifions les effets de ces deux types de politiques conjointement à choc de confinement sur les variables macroéconomiques et montrons que, conditionnellement à notre modèle, les deux mesures n’ont pratiquement aucun effet sur la production globale. Bien que ces politiques soient relativement inefficaces pour atténuer la dynamique globale de la production et du chômage, elles ont pourtant des effets potentiellement importants sur le bien-être des ménages.



Les politiques de confinement mises
en œuvre par la plupart des gouvernements en réponse à la propagation de
l’épidémie de Covid-19 au printemps 2020 sont des décisions inédites, qui posent
la question de leurs effets macroéconomiques, sur la dynamique de la création
de richesses comme sur le chômage. Plusieurs approches peuvent être envisagées
pour faire une telle analyse, sectorielles, fondées sur les premières données
disponibles, ou sur l’utilisation de modèles. Ces derniers, s’ils n’ont pas
nécessairement comme objectif de proposer un chiffrage précis ou même crédible
– une tâche bien difficile compte tenu des grandes incertitudes qui
caractérisent la période actuelle – peuvent néanmoins éclairer quant à l’ordre
de grandeur minimal des effets à attendre des politiques de confinement. Ils
peuvent aussi nous aider à comprendre l’évolution qualitative de certaines
variables. C’est notamment le cas pour la dynamique de l’inflation, dont certains
pensent qu’elle sera positive et d’autre négative à la suite du confinement.

Dans l’article intitulé « The Macroeconomic
Effects of Lockdown Policies », nous proposons un cadre de modélisation simplifié à agents
hétérogènes (HA) avec risque de chômage pour étudier les effets
macroéconomiques des politiques de confinement. Le modèle considère un système
d’assurance imparfaite, des rigidités nominales et des frictions de recherche
et d’appariement sur le marché du travail. Il intègre également un ensemble
d’instruments de politique budgétaire : les dépenses publiques, les prestations
d’assurance-chômage (UI), un système d’imposition via des taxes distorsives, ainsi que des obligations publiques. L’intérêt
principal de ce cadre est d’offrir une relation explicite entre la dynamique du
chômage, le risque de chômage et leurs effets sur le taux d’intérêt réel à
travers le motif de lissage de la consommation et le motif d’épargne de
précaution. De plus, la dynamique de l’épargne souhaitée et le taux d’intérêt
réel d’équilibre ont des effets d’équilibre général tant à travers la rigidité
des prix et qu’à travers la politique monétaire.

Le modèle considère trois types de ménages : les travailleurs salariés, les chômeurs et les propriétaires d’entreprises. Les travailleurs sont hétérogènes du point de vue de leur expérience sur le marché du travail et de leurs contraintes d’emprunts. Nous simplifions le modèle. En conséquence, les employés et les chômeurs consomment exactement leur revenu. Les propriétaires d’entreprises, plus patients que les travailleurs, sont les seuls ménages disposant d’actifs positifs sous forme d’obligations publiques et les utilisent pour lisser la consommation. La dynamique du taux d’intérêt réel d’équilibre reflète deux forces opposées du point de vue des travailleurs salariés : le motif de lissage de consommation et le motif de précaution. Le premier implique que les travailleurs salariés souhaiteraient emprunter en cas de choc qui abaisse temporairement leurs revenus pour leur permettre de lisser leur consommation, ce qui, comme dans tout modèle d’agent représentatif, entraînerait une hausse du taux d’intérêt réel. Le second implique que, à condition que le choc négatif augmente leur probabilité future de chômage, ils souhaitent épargner pour s’auto-assurer contre ce risque, ce qui fait baisser le taux d’intérêt réel. Challe (2020) montre que le motif de précaution peut dominer le motif de lissage pour des calibrations raisonnables et si le revenu est suffisamment lisse par rapport à la dynamique du chômage. En conséquence, les chocs de productivité négatifs peuvent être déflationnistes, nécessitant une baisse du taux nominal contrôlé par la centrale plutôt qu’une hausse, comme c’est généralement le cas dans les modèles avec agents représentatifs.

Dans un premier temps, nous proposons un étalonnage mensuel de notre modèle qui correspond aux faits empiriques sur les marchés du travail des pays de la zone euro. Lorsqu’il est entraîné par des chocs de productivité « standards », c’est-à-dire de la taille habituellement observée au fil des cycles, le modèle prédit des fluctuations contra-cycliques et persistantes du taux de chômage, et leur taille relative par rapport aux fluctuations de la production correspond à celle observée dans les données passées.

Dans un second temps, nous quantifions les effets des politiques de confinement par lesquelles une fraction de la population active est maintenue hors de l’emploi, et adaptons la taille du choc pour correspondre aux (rares) données disponibles sur la récente baisse de l’activité économique. Ce choc revient simplement à réduire de manière contrainte le niveau d’emploi effectif permettant de produire des biens et services. Nous supposons un choc réduisant le PIB de 6% le premier mois, pour se conformer aux premières évaluations trimestrielles proposées par la Banque de France. Mais le choc pourrait être en réalité bien plus important, ce qui sera révélé lorsque les chiffres seront disponibles. De plus, nous considérons que ce choc de confinement puisse durer 1, 2 ou 3 mois – pendant lesquels l’emploi est contraint dans la même proportion – et supposons que la sortie de ce dernier est progressive : lorsque le confinement s’arrête, 50% des activités stoppées reprennent le premier mois puis 50% des activités encore fermées rouvrent le mois suivant, etc.

Nous montrons que, même dans le cas d’un confinement d’un mois seulement, la production chute de près de 10% en dessous de sa valeur d’équilibre après quelques mois. Le chômage passe d’une valeur stable de 7,6% à 13,2% à l’impact et culmine à 16,7% en juin 2020. Ces chiffres sont probablement conservateurs mais montrent que le chômage pourrait plus que doubler, même si le confinement ne durait qu’un mois. Ces effets négatifs importants résultent de la boucle de rétroaction entre chômage, consommation et production. L’augmentation du chômage déprime la consommation et fait naître le désir d’épargne de précaution, ce qui abaisse encore la demande et la production, puis augmente encore le chômage. En d’autres termes, la demande globale est plus fortement déprimée que l’offre, ce qui se reflète également dans les pressions déflationnistes : le taux d’inflation et le taux d’intérêt nominal chutent tous deux de manière significative. Par conséquent, le modèle génère des « chocs d’offre keynésiens »[1].

Des chocs de confinement plus longs aggravent encore la baisse de la production et de la consommation et amplifient la hausse du chômage. Enfin, même si le gouvernement maintient le niveau de ses dépenses de consommation et le niveau des prestations d’assurance-chômage constants, le déficit budgétaire explose parce que la distribution des prestations d’assurance-chômage augmente et parce que l’assiette fiscale sur laquelle les taxes sont basées se rétrécit. Étant donné notre hypothèse selon laquelle les impôts n’augmentent que légèrement à court terme et que la majeure partie de la hausse des déficits est financée par l’émission d’obligations, le ratio dette/PIB augmente de plusieurs points de pourcentage : près de 12 pp dans le cas d’un confinement d’un mois et jusqu’à 21,3pp pour un confinement de 3 mois.

Bien que ces chiffres soient déjà astronomiques, il y a de bonnes raisons de penser qu’ils sont plutôt conservateurs. Les projections de croissance du FMI et les chiffres en termes de demandes d’allocation chômage suggèrent que le choc pourrait être beaucoup plus important et entraîner des effets négatifs plus dramatiques encore.

Dans les simulations évoquées ci-dessus, nous supposons que les dépenses publiques et les prestations d’assurance-chômage restent constantes alors qu’en réalité, elles ont déjà fortement augmenté dans la plupart des pays. Par exemple, en France, une relance de 100 milliards d’euros a été adoptée et les prestations d’assurance-chômage ont été étendues pour permettre un chômage partiel massif. Nous quantifions ainsi également les effets de ces deux types de politiques conjointement au choc de confinement sur les variables macroéconomiques. Bien que les deux mesures puissent stimuler la demande globale en en temps normal, elles n’ont pratiquement aucun effet sur la production globale, car l’offre ne peut augmenter dans tous les cas, l’emploi étant contraint. Les hausses de dépenses publiques génèrent des effets inflationnistes mais les extensions des prestations d’assurance-chômage génèrent de nouvelles pressions déflationnistes : les extensions étant temporaires, les ménages salariés sont mieux assurés contre le chômage aujourd’hui mais pas demain, ce qui amplifie le motif d’épargne de précaution. Bien que ces politiques soient relativement inefficaces pour atténuer la dynamique globale de la production et du chômage, elles ont pourtant des effets potentiellement importants sur le bien-être des ménages. Le calcul des réponses optimisées (qui minimisent les pertes de bien-être) des dépenses publiques et des prestations d’assurance-chômage au choc de confinement montrent que les politiques actuelles vont dans le bon sens qualitativement : elles ne peuvent stimuler la croissance ou réduire le chômage, mais peuvent atténuer les effets négatifs sur l’utilité des agents en réduisant la déflation ou en améliorant temporairement le partage des risques entre les agents économiques.

Références

Auray Stéphane et Eyquem Aurélien, 2020, « The Macroeconomic Effects of Lockdown Policies », OFCE Working Paper, n° 10/2020. https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/OFCEWP2020-10.pdf

Challe Edouard, 2020, « Uninsured Unemployment Risk and Optimal Monetary Policy in a Zero-Liquidity Economy », American Economic Journal, Macroeconomics, 12 -2, pp. 241-83.

Guerrieri  Veronica,  Guido  Lorenzoni,  Ludwig  Straub  et  Ivan  Werning,  2020,   « Macroeconomic Implications of COVID-19:  Can Negative Supply Shocks Cause Demand Short-ages? »,  NBER working paper, 26918.


[1] Voir Guerrieri
et al. (2020) pour une définition des
chocs keynésiens de demande.




Comment le baril de pétrole peut-il valoir -37 dollars ?

par Paul Hubert

Dans la journée du lundi 20 avril, le prix du pétrole a affiché un prix
de -37,63 dollars le baril avant de clôturer autour de 1 dollar le baril. Dit
autrement, l’acheteur d’un tel contrat reçoit 159 litres de pétrole et 37
dollars. Comment expliquer un tel phénomène ? Rappelons d’abord qu’il s’agit du
prix d’un contrat à terme pour livraison en mai 2020, c’est-à-dire que
l’acheteur n’acquiert pas immédiatement le baril de pétrole mais s’engage à le
recevoir à l’échéance du contrat. Le prix négatif s’explique par le fait que ce
baril de pétrole est livré à Cushing, Oklahoma, que les capacités de stockage y
sont aujourd’hui saturées, et donc que l’acheteur devra payer ce stockage plus
cher ou la réexpédition vers une autre destination. Par ailleurs, le phénomène
a été amplifié par l’évolution de trackers indiciels (ETF) qui ont pour
vocation de retracer les évolutions du prix du pétrole pour permettre de
spéculer sur ses variations.



Le marché mondial du pétrole est organisé autour de deux prix de référence. Aux États-Unis, un marché à terme sur un pétrole appelé WTI – pour West Texas Intermediate – (voir graphique) et un autre marché, celui du Brent (du nom d’un gisement de pétrole de la mer du Nord), coté à Londres. Une caractéristique du marché à terme du WTI est que la livraison se fait à Cushing, en Oklahoma[1]. Cette ville de 8 000 habitants est le point de convergence de plusieurs grands pipelines et abrite un ensemble de grandes installations de stockage.

La plupart des investisseurs ne reçoivent pas réellement la livraison.
Seulement 5% des contrats, au plus, arrivent à expiration et doivent donc faire
l’objet d’une livraison physique. Les 95% restants sont en fait des opérations
de couverture contre les fluctuations du prix du pétrole (et/ou pour prendre
position pour un motif de spéculation). Concrètement, pour un contrat donné A,
un acheteur n’a pas l’intention de recevoir du pétrole et le vendeur n’a pas
non plus l’intention de livrer du pétrole. L’objectif de l’acheteur est  de vendre le contrat à un prix plus élevé
avant l’expiration tandis que le vendeur espère que le prix diminue et prévoit
d’acheter un contrat ultérieurement. Un deuxième contrat B, entre un autre
acheteur et un autre vendeur, ferme les positions des 2 parties du contrat A de
sorte que les deux transactions s’annulent exactement. C’est ainsi que pour la
grande majorité des contrats, aucun baril de pétrole n’est livré à Cushing, et
ces opérations de spéculation contribuent uniquement à la liquidité du marché. Sur
le mois d’avril, 500 000 contrats étaient en cours, ce qui représente plus
de 500 millions de barils de pétrole, soit bien plus que la capacité de
stockage de la ville de Cushing qui s’élève à 91 millions de barils.

Avec la crise du Covid-19 et le confinement de la plupart des économies du monde, la demande mondiale de pétrole a chuté au cours des 2 derniers mois alors que la production de pétrole a continué à un rythme soutenu (malgré l’accord entre l’OPEP et la Russie du 12 avril 2020)[2] de sorte que les capacités de stockage sont saturées un peu partout sur la planète. Le contrat pour livraison en mai arrivait à expiration le 21 avril. En temps normal, tout investisseur qui ne souhaite pas se voir livrer du pétrole clôture sa position dans les semaines qui précédent l’expiration. Il semble donc que les investisseurs qui n’avaient pas l’intention de se voir livrer du pétrole n’aient pas liquidé leurs positions ou que ceux qui prévoyaient de prendre livraison physiquement se soient rendu compte trop tard qu’ils ne le pourraient pas, en l’absence de capacité de stockage. 155 millions de barils ont ainsi été échangés le 20 avril – un montant non négligeable pour un jour d’expiration des contrats.

Les -37 dollars le baril représentent ainsi en fait le coût du
stockage. Ceux qui ont dû vendre l’ont fait à tout prix, de sorte qu’il était
moins coûteux de vendre à un prix négatif que de payer pour stocker du pétrole.
On retrouve ce coût du stockage dans la différence entre le prix du contrat
pour livraison en mai et pour les mois suivants. Par exemple, le contrat pour
livraison en juin se traite à 20 dollars le baril tandis que celui pour
livraison en juillet vaut 26 dollars. La différence entre les deux contrats, 6
dollars entre juin et juillet, représente le coût du stockage d’un baril. Parce
qu’il n’existe pas de capacité de stockage disponible aujourd’hui à Cushing, le
coût du stockage d’un baril entre mai et juin est passé à 57 dollars (20 –
(-37)) pendant quelques heures lundi 20 avril[3].
 

Les investisseurs anticipent donc que les problèmes de stockage seront
en partie résolus d’ici juin, lorsque l’activité économique aura repris et que
la demande de pétrole ré-augmentera. L’anticipation de faillites potentielles
de certains producteurs – et son effet négatif sur la production et donc
positif sur les contraintes de stockage – pourrait aussi expliquer ce
phénomène.

Le deuxième facteur qui a amplifié la baisse du prix pétrole lundi 20
avril est lié à la disponibilité de trackers indiciels (ETF) qui sont des
instruments financiers qui répliquent les évolutions de prix d’actifs (ici le
pétrole) pour spéculer sur ses variations. Les forts volumes  sur ces ETF peuvent au final créer des
distorsions de prix au moment où les gérants de ces produits sortent des
contrats qui vont arriver à expiration (ces fonds n’ayant clairement pas
vocation à recevoir physiquement du pétrole). L’activité des ETF pourraient
ainsi avoir un impact indirect, via
les stratégies qu’elle suscite en réponse sur les volumes échangés dans les
jours qui précédent l’expiration. Cet effet sera d’autant plus marqué que la
majorité des investisseurs fait le même pari et le tient le plus longtemps
possible jusqu’à la date d’expiration. Ce qui a pu être le cas au mois d’avril
au cours duquel le prix du pétrole avait fortement baissé et où nombreux
étaient ceux qui pouvaient espérer qu’il ait atteint un niveau plancher et une
décision de l’OPEP provoquant un rebond.

Pour conclure, il convient de prendre un peu de recul sur ce prix négatif. Sur la journée du lundi 20 avril, alors que 155 000 contrats ont été échangés, uniquement 18 475 d’entre eux l’ont été à un prix négatif (soit moins de 12%). Sur les 5 jours précédents, ce sont 1 860 000 contrats qui ont été échangés, les transactions à prix négatif représentant ainsi moins d’1% du total. D’une manière générale, un prix négatif pour le contrat à terme d’un mois donné sur le pétrole WTI n’est pas un prix négatif pour le pétrole. Le contrat à terme de juin a clôturé le lundi 20 avril à 20 dollars le baril, alors que le baril de Brent s’échangeait le même jour à 26 dollars. La différence entre ces 2 prix et les -37 dollars pour les contrats à terme de mai reflètent en réalité davantage les conditions de stockage en Oklahoma et les tensions liées à la clôture des positions spéculatives que le prix mondial du pétrole.


[1] Les
conditions de livraison du Brent sont différentes et moins soumises à des
circonstances locales.

[2] Alors
que la production et la demande mondiale étaient en moyenne de 100 millions de
barils par jour en 2019, l’accord prévoit de réduire la production de 10
millions de barils par jour à compter du 1er mai. Les différentes
estimations de la demande mondiale de pétrole pour le mois d’avril 2020
oscillent entre 55 et 70 millions de barils par jour, soit un volume bien
inférieur à la production.

[3] L’offre de stockage est contrainte à court-terme (la construction ou la transformation de cuves et la mise à disposition de tankers n’étant pas autant réactives que la dynamique de surplus de pétrole produit chaque jour) et le coût marginal du stockage est donc très élevé dans cette situation.