Gaz naturel : pourquoi ça flambe ?

par Céline Antonin

Entre décembre 2020 et
décembre 2021, le prix du gaz naturel sur le marché à terme TTF, référence
européenne pour le marché de gros, a été multiplié par sept pour atteindre le
record de 108 euros/MWh. Historiquement, l’intérêt porté à cette source
d’énergie est souvent passé au second plan pour plusieurs raisons : le
mode de fixation de ses prix (contrats de très long terme, indexation sur le
prix du pétrole), ou encore sa substituabilité à d’autres sources d’énergie à
moyen terme. En effet, le gaz est en concurrence avec les autres sources
d’énergie dans ses usages directs (chauffage, cuisson) et indirects (production
d’électricité). Cette substituabilité n’est cependant vraie qu’à moyen terme
pour les usages directs : il est par exemple nécessaire que le coût de
remplacement du gaz par l’électricité (coûts d’installation, de résiliation
d’abonnement, etc.) soit supérieur au gain lié au différentiel de prix entre
les deux énergies sur plusieurs années pour qu’un ménage opère la substitution. 



Ce record historique a ravivé
l’attention portée au gaz naturel, source d’énergie fossile qui représente
15 % du mix énergétique français et 23 % du mix
énergétique européen en 2020. Ce billet de blog vise à comprendre les raisons
de la flambée des cours du gaz européen en 2021 et son impact en France. Comme
ce marché est très régional, il faut d’abord revenir sur le fonctionnement du
marché européen du gaz naturel et sur ses déterminants conjoncturels et
structurels. Il s’agit ensuite de comprendre le mode de calcul des prix du gaz
dans le cas français. Cela permet enfin d’évoquer les conséquences de cette
hausse : si elles sont limitées pour les consommateurs du fait du gel des
prix décidé en octobre 2021, elles interrogent néanmoins sur l’évolution future
du mix énergétique, l’indépendance énergétique et la transition
écologique. Ainsi, la perte de compétitivité du gaz naturel par rapport au
charbon risque de compromettre les objectifs de transition énergétique. La
solution apportée par le gazoduc Nord Stream 2 permettrait d’y remédier mais au
prix d’un accroissement de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie.

La régionalisation du
marché explique en partie l’envolée des cours en 2021

Le marché du gaz, un
marché régionalisé

En dépit du développement du
gaz naturel liquéfié (GNL), qui représente 52 % du commerce mondial en
2020[1]— contre
42 % dix ans plus tôt —, le marché du gaz naturel reste
encore fortement régionalisé. La « nature » du gaz et le coût du
transport ont jusqu’à présent constitué des obstacles au commerce transcontinental,
les pays consommateurs s’efforçant de s’approvisionner au plus proche de leurs
besoins. Le gaz naturel est transporté par gazoduc alors que le gaz naturel
liquéfié est acheminé par voie maritime jusqu’aux terminaux méthaniers. On
distingue ainsi trois marchés régionaux : européen, américain et
asiatique.

Le système de
formation des prix est hybride : il repose d’une part sur les
contrats de long terme s’étendant fréquemment sur plusieurs dizaines d’années,
d’autre part sur les marchés de gré à gré (marchés au comptant ou à terme). Si
les contrats de long terme ont longtemps prévalu, les marchés de gré à gré
acquièrent une place croissante, ce qui augmente le risque de volatilité des
prix.

La régionalisation des marchés du gaz explique les évolutions divergentes de prix passées entre les marchés européen et nord-américain[2]. Au début des années 2010, le différentiel de prix entre États-Unis et Europe s’est creusé (graphique 1) en raison du développement fulgurant du gaz de schiste nord-américain qui a entraîné une abondance de l’offre dans la zone américaine. Dès 2019, avant même la crise sanitaire, les cours du gaz sur le marché européen ont baissé : la consommation asiatique a en effet diminué, ce qui a accru l’offre de GNL à destination du marché européen. Avec le déclenchement de la crise du Covid-19 début 2020, le phénomène s’est amplifié. Baisse de la consommation, offre abondante de GNL, niveaux de stocks élevés, recul des cours du pétrole : tous ces ingrédients ont concouru à la chute des prix du gaz en Europe. En mai 2020, le prix des contrats à terme à échéance 1 mois a touché un point historiquement bas, atteignant 3,60 €/MWh sur le marché NBP et 3,70 €/MWh sur le marché TTF. Sur le marché américain en revanche, le prix du gaz (Henry Hub) est resté relativement stable car l’offre a baissé concomitamment à la demande. Cela s’explique par deux facteurs : l’importance du gaz de schiste dans la production gazière américaine et la corrélation entre extraction de pétrole et de gaz de schiste. La production de pétrole s’étant effondrée dans les zones de schiste américaines, il en est allé de même pour la production de gaz.

L’envolée des cours du
gaz européen en 2021

Depuis le début de l’année
2021, les prix européens du gaz naturel s’envolent et l’écart avec le continent
américain explose. Plusieurs facteurs expliquent cette flambée, notamment des
facteurs conjoncturels : saison hivernale, faible niveau des stocks, ou reprise
économique après la récession de l’année 2020. Autre paramètre clef, le rôle
joué par la Russie qui assure 33 % des importations européennes en 2020,
ce qui en fait le premier fournisseur de l’Europe alors que se pose l’épineuse
question de la mise en service du gazoduc Nord Stream 2[3].
Plusieurs voix, notamment celle de l’Agence internationale de l’énergie, se
sont élevées pour dénoncer la baisse des exportations russes vers l’Europe et
fustiger la Russie, accusée de vouloir faire pression sur l’Europe pour obtenir
une mise en service rapide de Nord Stream 2.

La flambée des prix s’explique
également par des facteurs structurels :

  • La baisse continue de la production gazière en
    Europe : seule la Norvège maintient une abondante production, équivalente
    à 20 % des importations de gaz européen alors que la production aux
    Pays-Bas décline ;
  • L’explosion de la demande gazière asiatique, notamment
    chinoise. Même si les marchés sont régionaux, la concurrence pour le marché du
    GNL est mondiale. Les trois premiers fournisseurs de GNL à l’Europe sont le
    Qatar, les États-Unis
    et la Russie, qui approvisionnent également l’Asie. Comme l’Asie est plus
    habituée à payer plus cher son gaz naturel, cela exerce une pression à la
    hausse sur les prix. Par ailleurs, la Chine a vu sa pénurie d’énergie
    s’aggraver en raison de la faiblesse de la production de charbon, ce qui a
    réorienté ses approvisionnements vers le marché du gaz ;
  • La baisse de la part des contrats longs au
    profit des marchés de gré à gré a également contribué à accroître la volatilité
    des prix.

Gaz naturel : le cas
de la France

Comment cette envolée des prix du gaz se manifeste-t-elle en France ? En 2021, les importations françaises reposent, à 88 %, sur des contrats de long terme principalement avec la Norvège, la Russie et l’Algérie (graphique 2). Le prix au comptant du gaz naturel évolue de façon similaire à celui du marché londonien ou néerlandais.

Rappelons tout d’abord que la
France ne produit quasiment plus de gaz naturel et importe 98 % de sa consommation.
Le gaz naturel est une énergie substituable à moyen terme ; afin de
développer son usage, les producteurs et les importateurs européens ont décidé
d’indexer son prix sur les produits pétroliers à partir des années 1960. Mais
progressivement, sous l’impulsion des pouvoirs politiques qui souhaitaient voir
les prix baisser, les évolutions des prix de marché du gaz ont occupé une
importance croissante dans les modalités d’indexation.

Prix fixes versus
tarifs réglementés

Au 31 août 2021, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) dénombre 10,5 millions de consommateurs résidentiels de gaz naturel en France. 53 % de ces consommateurs détiennent des contrats en offre de marché à prix fixe et ne sont donc pas concernés, au moins à court terme, par les hausses tarifaires (graphique 3). En revanche, 47 % des consommateurs résidentiels détiennent un contrat au tarif réglementé de vente du gaz (TRVG) ou indexé sur ce dernier[4] et sont sensibles aux variations de prix.

Les tarifs réglementés de vente du gaz se décomposent en trois strates : 1) les coûts d’approvisionnement, indexés sur une formule tarifaire, 2) les coûts hors approvisionnement (utilisation des réseaux de transport et de distribution), 3) les taxes.

Coûts
d’approvisionnement et formule tarifaire

Le TRVG doit d’abord couvrir
les coûts d’approvisionnement du fournisseur historique de gaz Engie, ex GDF
Suez. C’est dans ce but qu’a été conçue la formule tarifaire, établie au
minimum une fois par an par arrêté gouvernemental. Entre deux arrêtés, Engie
demande chaque mois une évolution tarifaire et la CRE vérifie sa conformité
avec la formule tarifaire.

Historiquement, les
approvisionnements de GDF Suez étaient constitués de contrats d’achats de long
terme indexés sur les prix du pétrole. La formule tarifaire indexait donc les
tarifs réglementés du gaz sur les cours du pétrole. Cependant, le boom du gaz
de schiste américain à partir de 2010 a entraîné une baisse des prix du gaz sur
les marchés de gros. Sous la pression du gouvernement Ayrault, le fournisseur historique
a progressivement renégocié ses contrats de long terme avec les producteurs
pour les indexer non plus seulement sur le prix du pétrole mais aussi sur les
prix du gaz sur les marchés de gros. Sous l’impulsion de la CRE, la formule
tarifaire a progressivement évolué pour indexer les tarifs réglementés davantage
sur les prix du gaz sur les marchés de gros, au détriment des prix du pétrole. Afin
de lisser les hausses, le gouvernement Ayrault a également décidé que
l’évolution des tarifs réglementés serait mensuelle et non plus trimestrielle à
partir de 2013[5].

La formule en vigueur pour la
période du 1er juillet 2021 au 30 juin 2022 est définie par l’arrêté
du 28 juin 2021[6]. Dans
cette formule, l’évolution du terme représentant les coûts d’approvisionnement
en gaz naturel est fonction du prix côté au Pays-Bas (TTF) des contrats à terme
mensuels, trimestriels et annuels de gaz, et du prix côté au Point d’Echange de
Gaz (PEG)[7]
en France des contrats à terme mensuels et trimestriels de gaz. Ainsi, on
constate que le prix du pétrole n’intervient plus dans le calcul du TRVG.

Coût d’utilisation des
réseaux de transport et de distribution

A côté des coûts d’approvisionnement,
les coûts hors approvisionnement correspondent aux tarifs d’accès aux réseaux
de transport et de distribution, aux coûts d’utilisation des stockages, aux
coûts commerciaux et d’acquisition des certificats d’économies d’énergie et à la
marge commerciale d’Engie. Ils sont mis à jour le 1er juillet de
chaque année et n’expliquent donc pas la flambée actuelle.

Taxes sur le gaz

Les taxes sur le gaz représentent environ
un quart de la facture pour un ménage moyen
, l’essentiel étant constitué
par la TVA. Trois taxes s’appliquent :

  • la Taxe Intérieure de Consommation sur le Gaz
    Naturel (TICGN), qui est proportionnelle à la consommation et qui a été
    étendue aux particuliers le 1er avril 2014. En 2021, la TICGN
    s’élève à 8,43 €/MWh ;
  • La Contribution Tarifaire d’Acheminement (CTA) : son assiette est composée de la part fixe des
    tarifs d’acheminement du gaz naturel. Depuis le 1er mai 2013, les
    taux de la CTA sont de 4,71 % pour les prestations de transport de
    gaz naturel et de 20,80 % pour les prestations de distribution de gaz
    naturel ;
  • Une TVA réduite à 5,5 % s’applique sur le
    montant de l’abonnement ainsi que sur la contribution tarifaire
    d’acheminement. La TVA à 20 % s’applique sur le montant des consommations
    ainsi que sur la TICGN.

Flambée des prix en 2021
et gel tarifaire à compter d’octobre 2021

Ainsi, le tarif réglementé de
vente du gaz naturel a fortement augmenté en 2021. Pour un usage de chauffage
avec une consommation de 15 MWh/an en zone 2 (graphique 4), le tarif a augmenté
de 12,8 % en octobre 2021 et de 48 % entre octobre 2019 et octobre 2021 –
soit une augmentation de 509 euros en deux ans. Depuis octobre 2021, face à la
hausse des prix, le gouvernement – comme cela est prévu dans le Code de l’énergie
– a annoncé le gel du tarif réglementé jusqu’en juin 2022, puis un rattrapage à
partir de cette date. En l’absence de cette mesure, le niveau moyen des tarifs
réglementés de vente au 1er janvier 2022, aurait été supérieur de 38 %
par rapport au niveau en vigueur fixé au 1er octobre.

Quelles conséquences d’un
prix du gaz élevé ?

Etant donné le gel du tarif
réglementé jusqu’en juin 2022, l’augmentation des prix du gaz aura un impact
limité sur la facture des consommateurs français. En revanche, cette situation
de flambée des prix interroge sur la transition énergétique et le mix
énergétique européen.

Des conséquences
limitées pour les consommateurs

Dans la mesure où la moitié
des consommateurs résidentiels a souscrit des contrats à prix fixe, le nombre
de consommateurs subissant la hausse des tarifs réglementés du gaz concerne tout
au plus 5 millions de consommateurs résidentiels. Par ailleurs, le gel du TRVG
à partir d’octobre 2021 – à un niveau supérieur de 38 % au niveau de 2019
–, ainsi que le versement d’un chèque énergie exceptionnel de 100 euros à près
de 6 millions de consommateurs en décembre 2021 permettront d’alléger partiellement
la facture. En outre, cette situation est transitoire : le TRVG doit
disparaître le 1er juillet 2023[8]
et les consommateurs devront alors souscrire une offre de marché.

Qui
paiera la facture ? Les fournisseurs de gaz, notamment Engie, dans un
premier temps, vendront le gaz à perte sans être compensés par l’État et absorberont le choc immédiat. En revanche, à
partir de juin, une baisse devrait s’amorcer et les opérateurs pourront alors
appliquer partiellement cette baisse des prix pour compenser ce qu’ils ont
perdu les mois précédents. In fine, ce sont donc les consommateurs qui
absorberont le choc de façon intertemporelle.

Cela étant, la hausse des prix
du gaz intervient alors que les cours du pétrole et du charbon progressent, ce
qui entraîne un surcroît d’inflation pour les ménages. Ainsi, l’énergie
représente 9 % des dépenses de consommation des ménages en valeur[9].
Or, l’IPCH énergie a bondi de 19,4 % en décembre 2021 (glissement annuel),
contribuant ainsi à 1,7 point d’inflation supplémentaire pour les ménages
français, soit la moitié de la hausse de l’inflation observée en décembre 2021 (3,4
%).

Les conséquences sur le
mix énergétique et la transition écologique

L’une des conséquences de la
flambée des prix est la remise en question de la place du gaz naturel dans le mix
énergétique français et européen. Le gaz naturel est en effet en concurrence
avec d’autres sources primaires d’énergie (charbon, énergies renouvelables,
pétrole…), notamment pour la production d’électricité. En effet, sur un réseau
électrique, les différentes centrales sont appelées dans un ordre déterminé – le
merit order, par ordre de coût marginal variable croissant – jusqu’à
répondre à la demande. Les énergies renouvelables, dont les coûts sont fixes,
sont appelées en premier. C’est ensuite le tour des centrales nucléaires, dont
les coûts marginaux sont faibles. Viennent ensuite soit les centrales à charbon
(lignite, houille) soit les centrales au gaz, en fonction de deux
paramètres : le prix du combustible et les droits d’émission de CO₂. En
effet, le charbon coûte moins cher que le gaz mais émet davantage de dioxyde de
carbone. En dernier recours, des centrales à fioul peuvent être appelées.

Un prix du gaz durablement
élevé pourrait entraîner un regain d’intérêt pour le charbon en Europe (Allemagne,
Pologne) pour la production d’électricité. En 2021 en France, les centrales à
charbon ont été sollicitées, à l’inverse des centrales à gaz. Par ailleurs, le
prix de l’électricité dépend du coût marginal de la dernière centrale
appelée : la flambée du prix du gaz se répercute donc indirectement sur le
prix de l’électricité.

La perte de compétitivité du
gaz naturel par rapport au charbon risque ainsi de compromettre les objectifs
de transition énergétique en Europe. Surtout si cette tendance devait s’accentuer,
comme le suggère l’abandon
prévu par la Belgique
 et l’Allemagne de l’énergie nucléaire, qui
devrait entraîner un usage plus intensif des centrales à combustibles fossiles.
La solution apportée par Nord Stream 2 permettrait d’y remédier, mais au prix
d’un accroissement de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie. Cette
ligne de fracture entre partisans et opposants divise jusqu’au sein de la
nouvelle coalition allemande au pouvoir : le chancelier Olaf Scholz du SPD,
favorable au projet, se heurte à l’opposition farouche des Verts. La question de
Nord Stream, et ses implications en matière de mix énergétique, sont plus que
jamais symptomatiques de la difficulté de l’Europe à construire une politique
commune de l’énergie.


[1] Voir BP, Statistical Review of
World Energy
, 2021.

[2]
L’indice Henry Hub est le principal indice de référence pour le marché du gaz
américain. En Europe, les marchés de gros du gaz naturel européen sont
segmentés : le plus grand hub gazier est le Title Transfer Facility
(TTF) situé aux Pays-Bas, suivi par le National Balancing Point (NBP) au
Royaume-Uni. Depuis 2019, le TTF est le hub gazier européen qui compte
le plus grand nombre de participants et négocie la plus large gamme et le plus
grand volume de produits. Le NBP est un hub gazier mature et assez liquide,
mais la gamme de produits échangés s’est réduite et les volumes échangés ont baissé
depuis 2017.

[3]
Nord Stream 2 consiste en deux lignes de gazoduc reliant la Russie à
l’Allemagne via la Mer baltique. Ce gazoduc doit permettre de doubler
les livraisons directes de gaz naturel russe vers l’Europe occidentale. Les
travaux du gazoduc Nord Stream 2 ont commencé en avril 2018. Ils ont
ensuite été interrompus en décembre 2019 en raison des sanctions des États-Unis
mais se sont terminés en septembre 2021.

[4]
Les offres indexées sur le TRVG évoluent dans les mêmes proportions que les
tarifs réglementés, mais avec un pourcentage de réduction de x % sur
le prix du kWh.

[5] Voir
décret n°2013-400 du 16 mars 2013.

[6] https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=hJMOx62Ea-qOdw9n43ok_OGamjg1xo8C-g1_Q8VXgsM=

[7]
Le Point d’Échange de Gaz (PEG) est la zone virtuelle d’échange entre les
fournisseurs de gaz naturel et le gestionnaire de réseau de transport du gaz et
qui sert de marché de gros pour les achats et ventes de gaz.

[8] En 2017, l’existence de tarifs réglementés (du
gaz et de l’électricité) en droit français a été jugée contraire au droit de la
concurrence de l’Union européenne par le Conseil d’État. La loi énergie-climat
(publiée au JO du 9 novembre 2019) supprime les tarifs réglementés de vente
pour l’ensemble des consommateurs (particuliers et professionnels).

[9]
Chiffre du troisième trimestre 2021 issu des comptes trimestriels de l’INSEE,
qui inclut les postes « énergie, eau, déchets » et
« cokéfaction, raffinage ».




Droits de succession : pourquoi les économistes ne sont-ils pas écoutés ?

par Guillaume Allègre

Le 12 décembre 2021 le Centre d’Analyse Economique, instance
pluraliste de conseil du Premier ministre sous l’autorité de celui-ci, publiait
une note, Repenser l’héritage, plaidant notamment pour
l’augmentation des droits de succession. Le diagnostic est relativement
consensuel. La valeur du patrimoine relative au revenu a fortement
augmenté (300% du revenu national en 1970, 600% en 2020) ; le patrimoine
est très concentré, beaucoup plus que le revenu, et il n’est pas consommé en
fin de vie mais transmis. Par conséquent la part de l’héritage dans le
patrimoine total est passée de 35% au début des années 1970 à 60% aujourd’hui.
Ceci pose un problème d’équité dans la constitution du patrimoine, d’autant
plus grand que sa valeur est élevée et que certains actifs ne sont plus
accessibles sans apport. À l’image du discours de Vautrin
repris par Piketty dans son livre Le Capital au XXIe siècle,
pour avoir une bonne position économique dans la société, il vaut mieux épouser
une héritière que de trouver un travail bien rémunéré. Ce type de situation
pose un problème économique, politique et moral. La Note du CAE ne
s’appesantit pas sur la littérature ou la morale mais souligne justement que si
l’on se fixe un objectif d’accès équitable au patrimoine (et à son revenu),
l’imposition des successions de façon progressive et sans exemption, en tenant
compte de l’ensemble des actifs reçus au long de la vie, est préférable au
système actuel. Le rapport souligne, sur la base d’études empiriques, que les
différentes exemptions ne sont pas justifiées d’un point de vue économique.
Aussi, pour les auteurs l’augmentation des droits de succession pourrait
permettre de financer la garantie d’un capital  pour tous, versé à la majorité.



Alors que la note fait parler d’elle entre la bûche de Noel et la galette des rois – la question de la transmission est un marronnier des repas familiaux –, le Président de la République, dans un entretien au Parisien du 4 janvier, annonce qu’il n’a pas l’intention d’augmenter les droits de succession, mais au contraire de les réduire pour les petites transmissions. En réalité, la séquence ressemble à celle qui a déjà eu lieu il y a cinq ans : en janvier 2017, France Stratégie publie un rapport semblable, signé par un des auteurs de la Note du CAE. France Stratégie est alors présidé par Jean Pisani-Ferry, qui fut ensuite en charge de l’écriture du projet d’En Marche. Or, aucune réforme des droits de succession ne figure dans le programme d’En Marche. L’impôt ne fera pas plus l’objet d’une réforme durant le quinquennat, contrairement aux deux précédents. En effet, sous la présidence de Sarkozy, le seuil d’imposition pour les donations avait été augmenté et la durée entre chaque donation défiscalisée, raccourcie. La présidence Hollande opéra un retour en arrière complet. Au final, que ce soit via l’alternance ou le « en même temps », la fiscalité sur les successions a assez peu évolué : l’assiette est mitée mais les taux peuvent être très élevés, ce qui pose des problèmes d’équité horizontale, notamment entre ceux qui préparent leur succession et ceux qui ne la préparent pas.

Pourquoi les économistes ne sont-ils pas écoutés ? Il
n’y a pas de grands mystères : les sondages et les enquêtes plus poussés
montrent tous que les droits de succession sont apparemment impopulaires. Une
des raisons, pointée par la Note du CAE est que les individus
connaissent mal les caractéristiques de l’impôt sur la succession et
surestiment son poids et la probabilité d’être eux-mêmes soumis à cet impôt.
Toutefois, cette explication n’est pas suffisante : l’impôt progressif est
impopulaire auprès de toutes les catégories sociales. Son impopularité ne
proviendrait pas seulement du fait que les individus évaluent mal leur intérêt
(plus de 80% des successions en ligne directe ne paient pas de droits), mais aussi
parce qu’ils trouvent juste de pouvoir léguer leur patrimoine à leurs enfants :
selon un sondage récent, même les individus qui ont peu de
chance de recevoir un héritage sont contre une augmentation des droits. Il est
donc probable que plus de pédagogie n’y changerait rien et que les économistes,
s’ils veulent peser, doivent changer leur fusil d’épaule et proposer une
réforme MAYA (Most Advanced Yet Achievable), plutôt qu’une réforme
optimale. Il est utile de réfléchir en termes de taxation optimale mais il n’est
pas toujours évident que la taxation optimale soit celle à mettre en avant dans
le débat, compte-tenu des préférences fiscales du public et des
caractéristiques actuelles du système fiscal, de toute façon très éloignées de
l’optimal théorique. Aussi, certains rapports mériteraient peut-être une
approche pluridisciplinaire[1],
surtout si la problématique initiale est : « Pour chacun de ces
défis, des solutions existent : pourquoi y a-t-il peu de progrès ? » (Blanchard et Tirole, p. 13).

Si l’on suit le diagnostic de la Note du CAE, le poids
grandissant de l’héritage dans les patrimoines est dû au poids grandissant du
patrimoine ainsi qu’à sa concentration. Tous les instruments qui pèsent sur ces
deux métriques auront donc un effet sur l’objectif poursuivi en termes de
mobilité sociale. C’est vrai de tous les impôts qui pèsent sur l’ensemble du
patrimoine, d’autant plus s’ils sont progressifs. C’est donc particulièrement
vrai d’un impôt sur la fortune et des impôts sur le revenu du patrimoine (CSG,
IR). L’impôt sur les hauts revenus (du travail ou du capital) réduit également
la concentration du patrimoine car les hauts revenus nets sont pour l’essentiel
épargnés et contribuent ainsi à l’accumulation du patrimoine. Tous ces impôts
concourent, à moyen-terme, à la mobilité patrimoniale intergénérationnelle. À l’instar de la Note du CAE, un autre objectif que
l’on peut assigner à une réforme est l’équité horizontale : les différents
revenus et patrimoines sont imposés de façon équitable. Cela impliquerait
d’imposer les revenus réels du patrimoine au barème de l’IR et de remettre en
place un ISF sur les patrimoines immobiliers et financiers. Ces mesures font
néanmoins l’objet de controverses dont l’évaluation dépasse ce billet.  

Il existe néanmoins au moins une réforme avancée et réalisable,
potentiellement populaire dans l’opinion, qui pourrait augmenter l’équité
horizontale et la neutralité fiscale. Il s’agit d’imposer toutes les
plus-values réelles, sans oubli, effacement, abattement ou exemption.
Aujourd’hui, les plus-values sur la résidence principale sont exonérées. Les
autres plus-values immobilières et certaines plus-values mobilières sont
exonérées après une certaine durée de détention. Enfin, lors de successions et
de donations, les plus-values sont effacées même lorsque aucun droit de
succession n’est payé : à la revente, le prix d’acquisition qui entre dans
le calcul de la plus-value est supposé être le prix auquel le bien a été
transmis et non le prix d’acquisition initial. Par conséquent, un montant
important de revenus réels en euros sonnants et trébuchants échappe totalement
(ou partiellement) à l’impôt au moment de la revente. La masse de plus-values
est très importante : une grande part de l’augmentation du poids du
patrimoine dans le Pib (de 300 à 600 points) est liée à une augmentation de la
valeur du patrimoine plutôt qu’à une augmentation de son volume[2].

Une grande aversion, individuelle et sociale, au sujet de
l’imposition du capital est de devoir vendre du patrimoine pour payer l’impôt.
Cela explique d’ailleurs en partie l’impopularité des droits de succession,
ainsi qu’un ISF déplafonné sur la fameuse maison de l’agriculteur sur l’Île de Ré. L’imposition des plus-values réalisées ne pose pas ce problème
puisqu’elle arrive à un moment où les ménages ont des vrais revenus en euros.
Concernant la résidence principale ou secondaire, les ventes ne seraient
imposées que si le foyer n’utilise pas le revenu lié à la revente pour acheter
un nouveau bien, comme cela se fait dans d’autres pays[3].

Se pose enfin la question des biens qui sont transmis sur
plusieurs générations : le château, l’appartement parisien, la petite
entreprise familiale éventuellement devenue multinationale. Il y a plusieurs
approches pour les imposer. La première consiste à favoriser la détention et
transmission familiale : c’est l’approche suédoise qui depuis 2007 ne taxe
ni les successions ni le patrimoine. Le patrimoine est essentiellement taxé sur
le revenu, y compris toutes les plus-values nominales sans abattement selon
la durée de détention. Ceci réduit la concentration du patrimoine sans toucher
à la transmission. Le château familial, l’entreprise, peuvent être transmis de
génération en génération sans imposition. Seuls les aléas (familiaux,
économiques) peuvent permettre de disperser le patrimoine mais l’impôt sur le
revenu freine son accumulation.

Dans une seconde approche, les Canadiens imposent les
plus-values latentes lors des successions, hors conjoint et résidence
principale (l’imposition des plus-values latentes est aussi discutée dans la Note
du CAE
mais plus comme aparté que comme élément central du débat). Dans le
système canadien, c’est le défunt (l’Estate soit la propriété du défunt)
qui paye l’impôt et non les héritiers : les actifs, hors résidence
principale, sont considérés comme vendus immédiatement avant la mort, la
plus-value est calculée et intégrée à 50% dans l’impôt sur le revenu de la
personne décédée de l’année courante[4].
Ce n’est que lorsque tous les impôts ont été payés que la propriété est transmise
officiellement aux héritiers. La législation fiscale canadienne prévoit de plus
une exemption de 900 000 dollars sur les plus-values tout au long de la
vie sur les petites entreprises familiales et les fermes. En dehors de ces cas,
pour les gros patrimoines, l’Estate est obligée de « vendre »
avant de transmettre, ce qui fait sens en termes de déconcentration du
patrimoine mais s’oppose à l’opinion publique telle qu’elle semble s’exprimer
en France.

Afin d’adapter ces dispositions au cas français, une
troisième approche est possible : la succession peut être le fait
générateur du calcul des plus-values[5],
dont l’imposition serait payée par les héritiers comme traditionnellement en France.
Toutefois, pour les résidences familiales (principales et secondaires) ainsi
que les entreprises familiales (au-delà d’un certain pourcentage des actions),
l’impôt ne serait pas dû immédiatement : les héritiers peuvent demander un
crédit fiscal sur lequel ils paieraient des intérêts annuels. La totalité des
plus-values seraient dues à la revente ou possiblement lors d’une transmission
ultérieure. Toutes les plus-values, y compris sur la résidence principale,
seraient ainsi imposées, au plus tard lors de la transmission, sans obliger les
héritiers à vendre[6].

L’imposition des plus-values lors des transmissions n’est pas
juste opportuniste (consentement plus élevé) mais aussi plus équitable que le
système actuel (les deux étant peut-être liés). Prenons l’exemple des deux
biens immobiliers : un appartement place du Panthéon, et un château
familial en Sologne, tous deux valorisés à 2 millions d’euros. La plus-value
latente réelle sur le premier est de 1 million d’euros alors qu’elle est nulle
sur le second (qui fait l’objet de frais de rénovation récurrents). Il y a de
nombreuses raisons, lors d’une transmission, de vouloir taxer le premier et pas
le second. La première raison est que le premier fait l’objet d’un revenu, la
plus-value latente, qui n’a pas été taxé. La seconde est que ce revenu ne
dépend pas du tout des propriétaires mais d’évolutions hors de leur contrôle,
notamment les effets d’agglomération métropolitaine liés à la mondialisation.
Imposer les plus-values est un moyen de faire financer par les gagnants des
changements économiques et sociaux, la compensation des perdants.

Bien entendu, remplacer les droits de succession par
l’imposition des plus-values latentes lors des donations et successions ne peut
être progressiste que si cette imposition n’est pas mitée dès le départ ou
petit à petit par des dispositifs d’exonérations. Il faut aussi que le grand
public comprenne et approuve la réforme. Un préalable nécessaire est une
réforme de l’imposition des plus-values réalisées où les abattements par année
de détention des actifs seraient remplacés par un actualisateur du prix
d’acquisition permettant d’imposer les plus-values réelles sans exonération
complète liée à la durée de détention.  

Un bon impôt est un impôt consenti, non parce qu’il y a
suffisamment de niches pour accueillir tous les mécontents mais parce que le
mécanisme même de l’impôt est perçu comme suffisamment juste, efficace,
exhaustif et non confiscatoire pour asseoir à la fois un fort rendement et/ou
une forte progressivité. Aujourd’hui, si l’objectif est de réduire les
inégalités de patrimoine, ainsi que la transmission intergénérationnelle de
celui-ci, il ne faut pas négliger… l’impôt sur le revenu dont les plus-values
constituent une partie de l’assiette, et ce d’autant plus que l’imposition
équitable de tous les revenus est un objectif en soi.  

Cette proposition ne prétend pas être une politique clé en
main, que le prochain président devrait mettre en place telle quelle. Les
droits de succession étant un sujet intergénérationnel, leur équité et
efficacité nécessitent une certaine stabilité des principes et des paramètres.
Cette question devrait ainsi être débattue dans la société et, dans l’idéal,
faire l’objet d’un large accord transpartisan. On ne peut que regretter le
fossé entre ce principe standard dans les préconisations économiques concernant
les enjeux intergénérationnels et ce que permettent les institutions
politiques françaises. Une raison de modifier les institutions dans le sens
d’une plus grande recherche de compromis (et entre temps de ne pas faire une
confiance aveugle dans les économistes) ?


[1] De même,
la proposition qui va suivre mériterait une évaluation pluridisciplinaire.

[2]
Soulignons par exemple que si les plus-values réelles correspondent à 1/3 de la
valeur des actifs transmis, et qui si celles-ci sont taxées à 30% (le taux
d’imposition actuel sur les revenus du patrimoine), alors les recettes fiscales
équivaudraient à 10% de la valeur des actifs transmis contre 5% dans le système
actuel.

[3] Par
soucis de consentement fiscal, la plus-value sur la résidence principale peut
être exonérée sous un certain plafond, a fortiori élevé mais dont on peut
débattre.

[4] Au
Canada, l’ensemble des plus-values est imposé à 50% du taux normal d’imposition
sur le revenu.

[5]
Les plus-values seraient alors calculées selon la formule : prix du marché
courant – prix d’acquisition revalorisé selon un indice d’inflation.
L’inflateur pourrait être légèrement plus élevé pour les biens immobiliers pour
tenir compte des coûts de maintien en état, si les propriétaires n’optent pas
pour les frais réels.

[6] Autre
avantage : la dette fiscale ne pourrait être supprimée par une loi rétroactive,
ce qui rend plus crédible le fait que les plus-values resteront imposées dans
le futur. Or cette croyance est importante à la fois d’un point de vue
économique (le contraire engendre un biais de détention), et d’un point de vue
politique, l’instabilité et l’incertitude fiscale ne pouvant que réduire le
consentement.




Quelle orientation pour les politiques monétaires en 2022 ?

par Christophe Blot

Avec le retour de l’inflation en 2021,
l’attention se focalise sur les banques centrales dont le mandat est axé sur la
stabilité des prix. Entre le 15 et le 17 décembre 2021, la Réserve fédérale, la
Banque d’Angleterre (BoE), la Banque centrale européenne (BCE) et la Banque du
Japon (BoJ) ont tenu leur dernière réunion de politique monétaire de l’année
2021. Quels enseignements peut-on tirer de ces réunions quant à la politique
d’achat d’actifs et l’orientation de la politique monétaire en 2022 ?
Faut-il s’attendre à une hausse rapide des taux d’intérêt ? Malgré
l’incertitude qui subsiste sur l’évolution de la pandémie et ses conséquences
sur l’activité au premier semestre 2022, les banques centrales ont progressivement
révisé leur appréciation de la situation face à l’augmentation de l’inflation.
Elles considèrent désormais que le choc inflationniste se prolongera en 2022. Partant
de ce constat, les anglais ont été les premiers à tirer puisque la BoE a annoncé
une première hausse de son taux directeur. La Réserve fédérale devrait suivre
en 2022 présageant donc d’un début de normalisation. Quant à la BCE, malgré
l’arrêt d’un programme d’achats d’actifs spécifique à la crise sanitaire, la
normalisation de la politique monétaire n’est pas encore envisagée. Dans tous
les cas, la dernière réunion ne suggère pas de hausse de taux en 2022 dans la
zone euro.



Les banques centrales révisent à la hausse l’inflation anticipée

La flambée récente des prix dans l’ensemble des pays industrialisés et émergents s’explique en grande partie par le rebond du prix de l’énergie et de nombreuses matières premières en lien avec les effets de la crise sanitaire sur la situation économique mondiale en 2020 et 2021[1]. Cette situation fait suite à une longue période caractérisée par une faible inflation et qui avait poussé les banques centrales à fixer leur taux d’intérêt à un niveau très bas et à mettre en œuvre des politiques monétaires non-conventionnelles via notamment des politiques d’achats d’actifs. Ces politiques, qui se sont traduites par une forte augmentation de leur bilan, visaient à réduire les taux de long terme[2]. Or, la stabilité des prix est un élément primordial du mandat des banques centrales. Il est donc naturel que les tensions inflationnistes récentes posent la question de leur réaction et d’un éventuel durcissement de l’orientation de la politique monétaire puisque l’inflation se situe nettement au-dessus de la cible de 2 % généralement retenue par les banques centrales pour juger de la stabilité des prix[3]. En effet, en décembre 2021, le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation a atteint 5 % en zone euro et 5,1 % au Royaume-Uni en novembre (graphique 1). Aux États-Unis, le déflateur des prix à la consommation – indicateur suivi par la Réserve fédérale – progressait de 5,7 %, niveau qui n’avait pas été observé depuis le début des années 1980[4]. Au-delà de l’effet lié au prix de l’énergie, les indices sous-jacents affichent également une progression. Dans la zone euro, le glissement annuel est en effet passé de 0,4 % en décembre 2020 à 2,7 % un an plus tard tandis qu’aux États-Unis, le sous-jacent du déflateur de la consommation atteignait 4,7 % en novembre[5].

Alors que les banques centrales ne s’étaient initialement pas vraiment inquiétées du phénomène qu’elles jugeaient temporaire, force est de constater qu’elles ont progressivement revu leur jugement, ce qui s’est traduit par des révisions à la hausse de leurs anticipations d’inflation pour 2022 (graphique 2). Ainsi, les projections d’inflation qui avaient été communiquées par le FOMC (Federal Open Market Committee) en décembre 2020 pour la fin de l’année 2022 étaient de 1,9 %. Un an plus tard, l’inflation anticipée pour le quatrième trimestre 2022 atteint 2,6 %. La révision est aussi marquée pour la BCE avec une anticipation d’inflation qui est passée de 1,1 % en décembre 2020 à 3,2 % – pour l’ensemble de l’année – selon les dernières projections de décembre 2021[6]. Les tensions seraient certes toujours temporaires puisque les trois banques centrales envisagent une inflation plus proche de la cible pour 2023[7]. Il n’en demeure pas moins que dans un contexte de reprise mais aussi d’incertitude sur les effets du nouveau variant Omicron, les banques centrales se retrouvent face à un dilemme. Doivent-elles contrer ces tensions inflationnistes en durcissant l’orientation de la politique monétaire ? Même si le rebond de l’inflation est temporaire, l’inflation serait nettement au-dessus de leur cible pendant quelques mois, ce qui pourrait entraîner des effets de second tour. De plus, l’accumulation d’épargne par les ménages pourrait doper la croissance en 2022 et maintenir l’inflation à un niveau élevé[8]. Inversement, un durcissement prématuré risque-t-il de casser la reprise et freiner la baisse du taux de chômage ? À cet égard, le retour inattendu de l’inflation pourrait aussi permettre de voir comment la BCE et la Réserve fédérale pourraient ajuster leur politique monétaire après l’annonce des révisions de leurs cibles d’inflation. En effet, en juillet 2020, la banque centrale américaine a annoncé qu’elle souhaitait attendre une cible d’inflation de 2 % en moyenne indiquant ainsi qu’après un sous-ajustement à la cible, comme ça été le cas ces dernières années, elle tolèrerait une inflation supérieure à 2 %. Le rebond de l’inflation aurait pu laisser penser que la Réserve fédérale serait moins réactive en cas de hausse de l’inflation. L’accélération des prix est cependant importante aux États-Unis et le changement de ton récent suggère que même si la Réserve fédérale tolère une inflation supérieure à 2 %, le niveau actuel est probablement trop élevé[9]. Paradoxalement, la BCE n’a pas annoncé un ciblage de l’inflation en moyenne (AIT pour Average inflation targeting) mais précisé que la cible était de 2 % et qu’elle devait être interprétée de façon symétrique. Ainsi, la BCE juge qu’une inflation inférieure ou supérieure à 2 % n’est pas compatible avec son objectif de stabilité des prix. Néanmoins, il s’agit d’une cible à moyen terme et qui tient compte des délais de transmission de la politique monétaire. Ainsi, même si la BCE n’indique pas qu’elle tolèrera une inflation supérieure à 2 %, elle ne va pas automatiquement durcir sa politique monétaire lorsque l’inflation observée dépasse la cible mais conditionnera son action à son anticipation d’inflation à un horizon de 12-24 mois. Son anticipation pour 2023 indique donc que l’inflation actuelle est temporaire et qu’au-delà de 2022, l’inflation serait de nouveau inférieure à 2 %.

La Banque d’Angleterre et la Réserve fédérale envisagent la
normalisation

La communication des banques
centrales lors des réunions de politique monétaire qui se sont tenues entre le
15 et le 17 décembre 2021 était attendue sur deux points : la poursuite de
la politique d’achats d’actifs et le niveau du taux d’intérêt directeur.

La BoE a été la plus prompte à
réagir en augmentant le taux directeur de 0,15 point. Celui-ci est ainsi passé
de 0,1 % à 0,25 %. Comme indiqué dans le communiqué du 16
décembre : « The MPC’s remit is clear that the inflation target
applies at all times, reflecting the primacy of price stability in the UK
monetary policy framework
 ». Par ailleurs, il a été décidé de
maintenir le stock de titres acquis par la BoE. Un élément clé de cette décision
traduit la façon dont la BoE a mis en œuvre sa politique d’achats d’actifs.
Contrairement à la Réserve fédérale et à la BCE qui annoncent des flux d’achats
sur une base mensuelle, la BoE procède par paliers annonçant une cible sur le
stock d’actifs – révisée si nécessaire – et en effectuant les achats rapidement
afin d’atteindre la cible[10].
De plus, la BoE n’a pas conditionné ses décisions sur les taux à sa politique
d’achats d’actifs alors que les communiqués de la BCE ont toujours précisé que
la hausse des taux ne serait envisagée qu’après l’arrêt des achats d’actifs.

Aux États-Unis, la hausse des taux serait précédée par une phase dite de tapering au cours de la laquelle la Réserve fédérale réduit progressivement les achats mensuels. La stratégie mise en œuvre par la banque centrale américaine consiste donc d’abord à communiquer sur ce sentier d’achats d’actifs. Cette première étape a été lancée au mois de novembre. Lors de la réunion du 15 décembre 2021, le FOMC a annoncé une accélération du rythme de baisse : à partir de janvier 2022 les achats mensuels seront de 60 milliards de dollars (40 pour les Treasuries et 20 pour les Mortgage-backed Securities) contre 120 milliards par mois avant novembre 2021. La réduction se poursuivrait au cours des mois suivants. La Réserve fédérale agit de façon séquencée comme elle l’avait fait lors de la précédente phase de normalisation amorcée en janvier 2014 (graphique 3). Les achats avaient cessé fin 2014 et le taux directeur avait été augmenté en décembre 2015. Enfin, la réduction de la taille du bilan – en milliards de dollars – avait été annoncée en juin 2017 et mise en œuvre à partir d’octobre 2017[11]. Le calendrier devrait toutefois être accéléré puisque les informations communiquées lors de la réunion du 15 décembre dernier suggèrent qu’il pourrait y avoir 3 hausses de taux en 2022. La durée entre l’arrêt des achats d’actifs et la montée des taux serait écourtée et les taux augmenteraient plus rapidement que lors de cette précédente phase de normalisation, où il n’y avait eu qu’une hausse en 2015 et une autre un an plus tard. Les membres du FOMC anticipent effectivement un taux cible pour les fonds fédéraux à 0,9 % fin 2022 alors qu’il est actuellement compris entre 0 et 0,25 %[12]. Il faut également noter que conformément à son mandat, le FOMC met également en avant la situation sur le marché de l’emploi puisque la Réserve fédérale doit non seulement garantir la stabilité des prix mais aussi atteindre un niveau d’emploi maximum. À cet égard, le taux de chômage a certes diminué pour atteindre 4,2 % en décembre mais le nombre d’emplois reste inférieur de 1,8 % (soit 2,8 millions d’emploi) à celui de décembre 2019 reflétant aussi des retraits de la population active. La perspective d’une stabilisation – en valeur – de la taille du bilan début 2022 et de plusieurs hausses des taux indiquent donc que la Réserve fédérale considère que la situation sur le marché du travail converge progressivement vers le niveau maximum d’emploi.

La BCE se montre plus prudente

Dans la zone euro, même si les tensions inflationnistes se sont accrues, la reprise économique demeure plus fragile. Au troisième trimestre 2021, le PIB restait inférieur de 0,3 % à son niveau de fin 2019 alors qu’il était 1,4 % au-dessus pour les États-Unis. Au regard du taux de chômage, l’amélioration semble plus nette puisqu’en novembre 2021, le taux de chômage s’établissait à 7,3 %, soit un niveau inférieur à celui observé avant l’éclatement de la crise sanitaire. Dans son communiqué présenté lors de la conférence de presse du 16 novembre, Christine Lagarde juge toutefois que la politique monétaire doit rester accommodante pour ramener à moyen terme l’inflation vers sa cible. Ainsi, plus que les tensions actuelles, la BCE perçoit toujours que l’inflation resterait inférieure à sa cible à l’horizon 2023, ce qui plaide donc pour une normalisation plus lente de la politique monétaire dans la zone euro. Néanmoins, le Conseil des Gouverneurs a annoncé l’arrêt du PEPP (Pandemic emergency purchase programme) pour 2022. Ce programme avait été mis en place en mars 2020, dans le cadre de la pandémie, pour lutter contre le risque souverain[13]. Notons que les achats avaient déjà ralenti conformément aux annonces effectuées depuis septembre 2021 (Graphique 4).  Néanmoins, cette réduction des achats, dans le cadre du PEPP, serait en partie compensée par une hausse des achats effectués via le PSPP (Public securities purchase programme). Au deuxième trimestre 2022, les achats passeraient ainsi de 20 à 40 milliards d’euros par mois. Ils repasseraient à nouveau à 20 milliards en octobre 2022, après un palier à 30 milliards au troisième trimestre. À ce stade, la BCE n’indique donc pas un arrêt complet des achats d’actifs. La taille du bilan continuerait par conséquent à augmenter, repoussant pour l’instant la perspective d’une hausse des taux, probablement au-delà de 2022[14].

Bien que la perspective d’une
normalisation des politiques monétaires ait été avancée, les banques centrales
restent prudentes à l’égard de la poussée inflationniste récente, considérant
qu’il s’agit d’un épisode temporaire. La même prudence semble prévaloir dans la
plupart des autres pays industrialisés. Au Japon, même si l’inflation est en
hausse (à 0,6 % en décembre 2021), elle reste largement inférieure à la cible
de la BoJ. Cette dernière n’a donc pas modifié sa communication.
L’assouplissement quantitatif se poursuit et l’objectif reste de maintenir le
taux court à -0,1 % et le taux obligataire public à 0 %. Un peu plus
tôt dans le mois, la Banque du Canada et la banque centrale australienne ont
également maintenu leurs objectifs de taux. Ceux-ci ont cependant augmenté en
Norvège.

Comment les marchés ont-ils
réagi à ces annonces de politique monétaire ?

Depuis le 15 décembre, on observe une hausse des taux longs en zone euro, aux États-Unis et au Royaume-Uni, qui se rapprochent des niveaux observés avant l’éclatement de la pandémie (Graphique 5). L’évolution est bien plus modeste au Japon. Le taux moyen sur les obligations publiques émises dans la zone euro a augmenté de 24 points de base avec une hausse légèrement plus marquée en Italie et en Espagne qu’en Allemagne et en France. Aux États-Unis, l’augmentation est comparable : -24 points de base entre le 14 décembre 2021 et le 4 janvier 2022 ; mais le taux reste inférieur à son niveau d’avant-crise. Quant au Royaume-Uni, elle dépasse 35 points de base. Les marchés ont donc intégré un durcissement modéré de la politique monétaire à l’horizon 2022. Dans l’éventualité où l’inflation se maintiendrait durablement au niveau observé en fin d’année 2021, les banques centrales pourraient accélérer le calendrier de normalisation de la politique monétaire, soit via des hausses supplémentaires de taux directeur soit par une réduction de la taille de leur bilan, ce qui se traduirait sans doute par une nouvelle hausse des taux longs.

L’année 2022 devrait donc être
caractérisée par une remontée des taux à court terme et sans doute aussi à long
terme au Royaume-Uni et aux États-Unis. Il est évident que la
poussée inflationniste observée depuis mi-2021 conduira les banques centrales,
en particulier la BoE et la Réserve fédérale, à accélérer le processus de
normalisation. La normalisation est également importante pour redonner des
marges de manœuvre aux banques centrales en cas de nouveaux chocs négatifs.
L’arrivée du variant Omicron suscite toutefois de nouveau de l’incertitude
quant à son impact économique. Même si les agents se sont en partie adaptés aux
contraintes prophylactiques, un ralentissement de la croissance sans baisse des
tensions inflationnistes placerait les banques centrales dans une position
d’arbitrage plus délicate entre leur objectif de stabilité des prix et le
besoin de soutenir l’activité.


[1] Voir le post
de l’OFCE
du 17 décembre 2021 sur ce point et l’analyse plus détaillée de Le Bayon et
Péléraux
(2021).

[2] Le taux
directeur fixé par les banques centrales représente une cible pour les taux de marché
à très court terme. Les variations de ce taux visent ensuite à influencer
l’ensemble des taux de marché le long de la structure par terme et des taux
bancaires.

[3] La
Réserve fédérale et la BCE ont d’ailleurs récemment réaffirmé le caractère
symétrique de cet objectif en révisant leur cible d’inflation.

[4]
L’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation augmentait de 7,1 %
en décembre.

[5] En
décembre 2021, l’indice des prix à la consommation corrigé des prix
alimentaires et de l’énergie augmentait de 5,5 %.

[6] La
détermination des anticipations d’inflation diffère entre les banques
centrales. Dans le cas de la Réserve fédérale, il s’agit des anticipations
formulées par les membres du FOMC tandis que pour la BCE, ce sont des
anticipations réalisées par les économistes de la BCE.

[7]
Respectivement 2,3 % et 2,2 % en fin d’année aux États-Unis et au Royaume-Uni
respectivement et 1,8 % sur l’ensemble de l’année en zone euro.

[8] Voir nos
prévisions économiques d’octobre 2021 publiées dans le Policy Brief
n°94 : Le prix
de la reprise
.

[9] Voir le post
de l’OFCE
du 4 janvier 2022 et l’analyse détaillée de Blot, Bozou et
Hubert
(2021).

[10] Voir Gagnon et
Sack (2018)
pour une comparaison de ces deux stratégies.

[11] Mesurée
en point de PIB, la taille du bilan a baissé un peu plus tôt, passant de
26,4 % au premier trimestre 2015 à 18,8 % au deuxième trimestre 2019.
Avant la mise en œuvre de mesures non conventionnelles, le bilan de la Réserve
fédérale représentait entre 6 et 7 % du PIB.

[12] Ce
scénario est celui qui ressort des Minutes.
La Réserve fédérale publie 3 semaines après la réunion un compte rendu détaillé
de la réunion du FOMC.

[13] Voir Blot,
Bozou, Creel et Hubert
(2021) pour une discussion plus approfondie sur les
objectifs et les effets des programmes d’achats d’actifs souverains mis en
œuvre par la BCE.

[14] Le communiqué du 16 décembre
indique effectivement que : « We expect net purchases to end
shortly before we start raising the key ECB interest rates 
».




Cibles d’inflation et anticipations d’inflation : quelle incidence des révisions de la Fed et de la BCE ?

par Christophe Blot et Caroline Bozou

La Réserve Fédérale et la Banque
Centrale Européenne ont toutes les deux annoncé, respectivement en août 2020
et le
8 juillet 2021
, des changements de leur stratégie de politique monétaire incluant
en particulier une révision de leur cible d’inflation. La stratégie de
politique monétaire permet aux banques centrales d’expliciter leur vision du
mandat et la stratégie qu’elles mettent en œuvre pour atteindre leur objectif. Ces
événements sont relativement importants car ils permettront de fonder les
décisions de politique monétaire futures. La Réserve fédérale et la BCE ont fait
évoluer leur définition de l’objectif de stabilité des prix afin de rendre
la cible plus transparente et mieux comprise par le public. Ces décisions
devraient permettre un meilleur ancrage des anticipations d’inflation. Qu’en
est-il quelques mois après ces annonces ?  



Bien que la justification des
deux banques centrales soit identique, les stratégies annoncées sont différentes.
Dans sa révision, la Reserve fédérale n’a pas modifié sa cible d’inflation,
toujours fixée à 2 %, mais a précisé qu’elle chercherait à atteindre cette
cible en moyenne. Ce changement de formulation reflète le passage d’une stratégie
dite de ciblage d’inflation (Inflation targeting, IT) à une stratégie de
ciblage d’inflation en moyenne (Average inflation targeting, AIT). L’objectif
de cette stratégie est de compenser les périodes de sous-ajustement de
l’inflation de telle sorte qu’après un choc négatif, la banque centrale cherche
à atteindre une inflation supérieure à 2 %. Dit autrement, la Réserve fédérale
ne durcirait pas trop rapidement sa politique monétaire (ou maintiendrait une
politique monétaire expansionniste) si une amélioration conjoncturelle ou un
choc positif (prix de l’énergie) pousse l’inflation au-dessus de la cible. La
prudence manifestée par le FOMC (Federal Open-market Committee), malgré
la poussée inflationniste observée depuis mars 2021, reflète en partie cette
modification de la stratégie. D’une part la Réserve fédérale considère que le
choc actuel est temporaire. D’autre part, il est cohérent de ne pas durcir trop
fortement la politique monétaire malgré une inflation qui dépasse 2 %
depuis plusieurs mois afin de compenser le sous-ajustement observé au cours des
années précédentes[1].

Quant à la BCE, elle considère
désormais que la stabilité des prix correspond à une inflation égale à
2 %. Rappelons qu’il s’agit d’une cible que la banque centrale souhaite
atteindre à moyen terme. En effet, la politique monétaire n’a aucun effet sur
l’inflation courante. Il n’est donc pas pertinent de réagir à un choc ponctuel
sur l’inflation. La banque centrale est cependant censée réagir dès lors
qu’elle anticipe que le choc est durable et qu’il y a un risque que l’inflation
dépasse la cible à un horizon de moyen terme[2]. Selon
la formulation précédente, l’objectif était d’atteindre une inflation « inférieure mais proche » de
2 %. Cette définition datant de 2003 manquait de clarté puisque l’on pouvait
considérer qu’un taux d’inflation de 1,7 %, 1,8 % ou 1,9 %
correspondait bien à une inflation proche mais inférieure à 2 %. En outre,
cette définition de la stabilité des prix créait une forme d’asymétrie. Une
inflation légèrement inférieure à 2 % était effectivement conforme à la
cible alors qu’une inflation légèrement supérieure à 2 % ne l’était pas[3]. Dit
autrement, une telle définition suggérait une réaction de la BCE en cas de
déviation positive mais pas nécessairement en cas de déviation négative. La
révision de la BCE clôt également le débat sur la symétrie et la quantification
précise de la cible d’inflation.

Dans une Étude Spéciale récemment publiée dans le dossier de prévisions 2021-2022, nous évaluons comment l’annonce de ces révisions a été perçue et si elle a modifié la formation des anticipations des agents privés telles que mesurées par un indicateur de marché[4]. Notre analyse montre qu’au moment de l’annonce, l’inflation anticipée mesurée par les marchés a baissé dans la zone euro mais augmenté aux États-Unis (graphique). Au-delà de l’effet d’annonce, nos résultats indiquent que la décision de la BCE n’aurait pas significativement modifié la dynamique des anticipations de marché telles qu’elles sont mesurées par les marchés financiers. Il est frappant de constater que l’effet de la révision de la stratégie de la Réserve fédérale semble plus significatif que celui de la BCE. Le faible effet des annonces de révisions de la cible d’inflation, notamment en zone euro, pourrait suggérer différents éléments. Tout d’abord, il se peut que les annonces de la BCE aient simplement officialisé un élément qui avait déjà été intégré par les marchés financiers avant l’annonce de révision de la cible d’inflation (Reichlin et al., 2021) ou que les marchés financiers avaient anticipé une révision plus importante de la cible[5]. D’autre part, la différence d’effets entre la zone euro et les États-Unis pourrait être liée aux caractéristiques de la réforme. Ainsi, l’annonce d’une cible symétrique produirait moins d’effets que l’annonce d’une cible en moyenne (AIT) dans le temps parce que la seconde introduit des phénomènes de compensation : la banque centrale ne doit pas seulement se soucier des déviations à venir de l’inflation à sa cible mais aussi des déviations passées.


[1] Les
dernières annonces de politique monétaire prévoient une diminution des achats
d’actifs. Par ailleurs, les
dernières projections des membres du FOMC
du 15 décembre suggèrent 3
hausses de taux en 2022 contre une seule lors de la réunion de septembre.

[2] Etant
donné les délais de transmission de la politique monétaire, cet horizon est au
moins d’un an. Ainsi, dans ses
dernières prévisions annoncées le 16 décembre
, la BCE anticipe certes une
inflation de 3,2 % en 2022, mais un retour sous la cible de 2 % en
2023. Etant donné la reprise moins rapide en zone euro qu’aux États-Unis,
la BCE augmentera ses taux probablement plus tard que la Réserve fédérale.

[3] Notons par
ailleurs qu’un dépassement de la cible d’inflation n’entraîne pas une réaction
automatique de la banque centrale. La BCE est censée réagir dès lors que
l’inflation menace l’objectif à moyen terme. Une réaction systématique à des
chocs ponctuels provoquerait une forte volatilité des taux d’intérêt qui serait
déstabilisante pour l’économie.

[4]
L’inflation à 5 ans dans 5 ans.

[5] Ils
pouvaient par exemple anticiper que la BCE s’orienterait également vers une
stratégie de cible d’inflation moyenne ou qu’elle annoncerait une cible
d’inflation plus élevée ou bien encore l’adoption d’une bande autour de la
cible. Ces différentes options sont discutées plus en détails dans Blot,
Bozou et Creel (2021)
.




L’inflation en 2021, un point sans cible ?

par Sabine Le Bayon et Hervé Péléraux

Depuis janvier 2021, l’inflation a
fait un retour remarqué après s’être quasiment fait oublier durant la décennie
2010. Le regain de l’inflation fait suite à l’émergence de la Covid-19 durant
l’année 2020 qui a fait basculer l’économie mondiale dans une violente récession
au premier semestre 2020. L’écroulement subit de l’activité a imprimé un choc
négatif aux prix des matières premières, à savoir ceux de l’énergie et dans une
moindre mesure ceux des matières premières alimentaires et industrielles. En
2020, l’inflation d’ensemble a intégré ce contrechoc par le biais de la baisse
du prix des importations d’énergie et de produits alimentaires consommés directement
par les ménages, créant une situation de prix anormalement bas en comparaison
de leur trajectoire de moyen terme.



La forte reprise de l’activité à
partir du troisième trimestre 2020 a fait rebondir vivement les prix des
matières premières, et finalement l’inflation (tableau 1). Les indices de prix headline
ont donc entamé entre 2020 et 2021 un rattrapage dont la mesure sur un an est
amplifiée par la base de calcul anormalement basse l’année précédente. Une
manière d’éliminer cet effet de base est de considérer la trajectoire des prix
en prenant comme base de calcul non pas le niveau des prix de l’année 2020,
mais celui de 2019 à la même période de l’année[1]. Ce
faisant, le rebond de l’inflation apparaît deux fois moindre, à l’exception de
celui des États-Unis.

Au-delà du caractère spectaculaire de
la reprise de l’inflation en 2021, on peut s’interroger sur la position du
niveau des prix par rapport à leur trajectoire de plus long terme dès lors que
le rebond de 2021 fait en partie écho au fort ralentissement de ces derniers,
l’année précédente.  Pour évaluer la
situation des pays au regard d’une trajectoire contrefactuelle en 2021, c’est-à-dire
une trajectoire qui se serait déroulée en l’absence de pandémie, nous nous
sommes appuyés sur les prévisions trimestrielles d’inflation élaborées par la
Commission européenne à l’automne 2019, couvrant l’Europe et les pays
anglo-saxons, soit 29 pays. Par définition, ces prévisions n’incorporent pas le
« choc Covid », qui s’est déclaré au premier trimestre 2020. Elles
peuvent donc être considérées comme une référence pour bâtir une situation
contrefactuelle en 2020 et en 2021. Ces prévisions étaient inférieures à 1,5 %
par an en 2020 et en 2021 pour les quatre grands pays de la zone euro.  Pour les pays anglo-saxons, elles étaient d’environ
2 % chaque année.

En Europe, les prix observés excèdent leurs niveaux de référence hors crise seulement au dernier trimestre 2021 (mesuré sur la base d’octobre et novembre) (graphique 1). Pour la France, l’Italie et l’Espagne, l’accélération des prix tient à un effet rattrapage jusqu’au troisième trimestre 2021. Ce n’est en effet qu’à partir du quatrième trimestre que le contrefactuel est dépassé, dans un contexte où le prix du pétrole est bien supérieur à celui prévu par la Commission européenne à l’automne 2019 (69 dollars en moyenne le baril en 2021, contre 56 prévu). C’est aussi le cas au Royaume-Uni, mais dans une bien moindre mesure. En revanche, en Allemagne, le niveau contrefactuel est dépassé significativement dès le troisième trimestre, une fois l’indice des prix corrigé à la baisse pour neutraliser l’effet de la mise en place d’une taxe carbone début 2021[2]. Enfin aux États-Unis, l’économie est en surchauffe inflationniste depuis plusieurs trimestres[3].

Cette situation inquiète dès lors qu’elle pourrait être vue comme l’indice avant-coureur d’un dérapage de l’inflation. Pourtant des signaux d’apaisement semblent se dessiner au tournant de 2021 et de 2022. Sur les marchés des matières premières dans leur ensemble, les signaux de détente apparaissent, même si certains produits peuvent faire exception. Selon l’Institut de Hambourg (HWWI), les rythmes de hausse des indices de prix de matières premières industrielles et alimentaires ont atteint un pic au printemps 2021 (graphique 2). La trajectoire des prix énergétiques a été plus heurtée : un nouvel accès de fièvre temporaire s’est produit en octobre 2021, avant une nouvelle détente. Exacerbée par la poussée des matières premières, l’inflation devrait donc atteindre un point haut au tournant de 2021 et 2022 dès lors que les rythmes de progression des matières premières ont déjà entamé leur décrue. C’est en tout cas ce que suggère l’analyse que nous avons menée dans un article récent, avec l’apparition de contributions négatives des matières premières importées à l’inflation d’ensemble en 2022[4].


[1]
Le taux de croissance sur 2 ans a été ramené sur une base annuelle pour pouvoir
être comparé au glissement annuel.

[2]
Les prévisions d’inflation élaborées à l’automne 2019 par la Commission
européenne n’incorporaient pas cette taxe carbone, ce qui justifie de corriger
le niveau des prix de 2021 de l’effet inflationniste de la mesure, évalué à 0,3
point de moyenne annuelle par la
Bundesbank (Monthly Report, juin 2020). D’autre part, Le
dispositif de baisse de la TVA mis en place au deuxième semestre 2020 n’affecte
pas le niveau des prix en 2021 dès lors que les taux sont revenus à leur niveau
normal au 1er janvier 2021. En revanche, dans la seconde moitié de
2021, les glissements annuels sont majorés par l’effet de base induit.

[3]
Voir E.
Aurissergues, C. Blot, C. Bozou, « Tensions sur les prix aux
États-Unis : quel impact de la politique budgétaire américaine ? », Blog
de l’OFCE
, 1er décembre 2021
et « Les
États-Unis vers la surchauffe ? », OFCE Policy Brief, n° 97,
25 novembre 2021
.

[4]
Voir S. Le
Bayon et H. Péléraux (2021), « Le renouveau de l’inflation », Revue
de l’OFCE
, étude spéciale, 174 (2021/4)
, pp.14-18.




Tensions sur les prix aux États-Unis : quel impact de la politique budgétaire américaine ?

par Elliot Aurissergues, Christophe Blot et Caroline Bozou

Les derniers chiffres de l’inflation aux États-Unis confirment la tendance observée depuis plusieurs mois. En octobre 2021, les prix à la consommation ont progressé sur un an de 6,2 %. Le phénomène est certes mondial mais, parmi les pays industrialisés, il est particulièrement notable outre-Atlantique. En effet, sur la même période, l’inflation en zone euro s’est établie à 4,1 %. Une telle progression de l’inflation n’avait pas été observée depuis la fin des années 1990 et suscite donc toute l’attention dans le débat de politique économique aux États-Unis, notamment parce qu’elle fait écho à une controverse amorcée dès le début du mandat de Joe Biden à propos de la relance budgétaire votée en mars 2021. Bien que cette inflation soit en partie tirée par l’évolution du prix de l’énergie, il n’en demeure pas moins que les tensions se sont rapidement amplifiées. Hors composantes énergie et alimentation, l’inflation dépasse 4 % depuis juin 2021 suggérant un risque de surchauffe pour l’économie américaine. Si le contexte macroéconomique européen ne permet pas d’identifier un risque équivalent pour la zone euro, il n’en demeure pas moins qu’une hausse durable de l’inflation américaine pourrait avoir des répercussions sur la zone euro. Au-delà des effets sur la compétitivité, la dynamique de l’inflation américaine pourrait influencer l’évolution des taux et la conduite de la politique monétaire de la Réserve fédérale et de la BCE.



Quel que soit l’indicateur – indice des prix à la consommation ou déflateur de la consommation –, les prix ont nettement accéléré depuis mars 2021 (graphique)[1]. La composante énergie est certes importante mais n’explique pas totalement cette dynamique puisque les derniers chiffres pour les indices sous-jacents, c’est-à-dire corrigés des prix de l’énergie et des biens alimentaires, indiquent une augmentation en glissement annuel de 4,6 % pour l’IPC et de 3,6 % pour le déflateur de la consommation[2]. Il faut de plus noter que cette évolution reflète un rattrapage par rapport à l’année 2020 où l’inflation était particulièrement modérée dans le contexte de la pandémie et du coup d’arrêt brutal de l’activité. Ainsi, en moyenne sur l’année 2020 et 2021, jusqu’en octobre, le déflateur de la consommation progresse de 2,1 %, en ligne avec la cible adoptée par la Réserve fédérale[3]. Les tensions récentes reflètent évidemment la dynamique de la reprise économique mondiale post-confinement, à laquelle participent largement les États-Unis, qui a provoqué de fortes tensions sur les prix de l’énergie mais également sur l’offre comme en témoignent les difficultés d’approvisionnement sur certains biens et la flambée du coût du fret maritime.

Au-delà de ces facteurs mondiaux, se pose la question d’un phénomène inflationniste qui pourrait être intrinsèquement lié à la politique économique américaine. Avant même les discussions récentes sur le vote du budget 2022, le total des mesures prises d’abord par l’administration Trump puis celle de Joe Biden pour faire face à la crise Covid atteint 5 200 milliards de dollars, ce qui représente plus de 23 points de PIB de l’année 2019. Ces dépenses effectuées sur 2020 et 2021 représentent une relance inédite ces quarante dernières années. La nécessité des mesures proposées par Joe Biden et votées par le Congrès en mars 2021 était certes consensuelle, mais son ampleur a suscité beaucoup de débats car la reprise était déjà amorcée et l’économie bénéficiait déjà, et comme encore aujourd’hui, des mesures de soutien budgétaire votées en 2020 et d’une politique monétaire fortement expansionniste[4]. Une politique économique – budgétaire et monétaire – aussi expansionniste peut-elle provoquer la surchauffe de l’économie et alimenter le retour de l’inflation comme le craignent des économistes tels que Lawrence Summers ou Olivier Blanchard ou au contraire, l’effet sur l’inflation est-il surestimé, comme le suggèrent d’autres analyses ? Nous analysons ce débat dans un Policy Brief de l’OFCE en précisant notamment les conditions pouvant conduire à une augmentation durable de l’inflation. Ce risque dépendra de la taille des multiplicateurs mesurant l’effet des plans de relance sur l’activité et le chômage, de la position de l’économie américaine par rapport à son potentiel et de l’évolution des anticipations d’inflation, autant d’aspects sur lesquels planent quelques incertitudes.


[1]
L’indice des prix à la consommation (IPC) est calculé à partir d’une enquête
consistant à relever les prix d’un panier de biens moyens consommés par un
ménage représentatif. Le déflateur de la consommation est issu de la
comptabilité nationale et représente le système de prix qui permet le passage
de la consommation en valeur à la consommation en volume. Voir La désinflation
importée
dans la Revue de l’OFCE, 2019, n° 162, pour plus de détails
sur la différence entre ces deux mesures de l’inflation.           

[2]
Non corrigé de l’énergie et des prix alimentaires, le déflateur de la
consommation augmentait de 4,4 %. Les données pour le déflateur font
référence au mois de septembre tandis que la publication des indices de prix à
la consommation est plus rapide, les derniers chiffres publiés étant ceux du
mois d’octobre.

[3] Le
déflateur des prix à la consommation est l’indicateur retenu par la Réserve
fédérale pour évaluer la stabilité des prix aux États-Unis.

[4]
Deux autres projets ont été annoncés ensuite : 
un plan d’investissement en infrastructures (American Jobs Plan)
et un ensemble de mesures en faveur des ménages (American Families Plan).
Il ne s’agit pas de mesures spécifiques à la crise mais de mesures censées
marquer l’orientation de la politique budgétaire sur les huit prochaines
années. Ces plans sont en cours de discussion au Congrès dans le cadre du vote
du budget 2022.




COP 26 : les exigences de la transition juste

par Éloi Laurent

Parmi les thèmes nouveaux qui résonnent dans les halls et les couloirs de la COP 26 cet automne figure celui de la « transition juste ». Ainsi, le 4 novembre dernier, plusieurs chefs d’État et de gouvernement (dont ceux de l’Italie et du Royaume-Uni co-organisateurs mais aussi de la France, de la Commission européenne et des États-Unis) ont co-signé une « Déclaration sur la transition internationale juste ». Mais de quoi parle-t-ton, au juste ?



Un éclaircissement sur la
définition mais aussi sur les conditions de mise en œuvre de la transition
juste est proposé dans le dernier Cahier
de prospective de l’IWEPS
, à commencer par la généalogie de cette notion.

Celle-ci est née au début des
années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social
défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des
conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites.
Ce projet a trouvé un écho contemporain dans l’Union européenne avec la Déclaration
de Silésie/Katowice en 2018 et la création du « Mécanisme de transition
juste » du Pacte vert européen en 2019 ; au niveau mondial, il a été repris
dans l’Accord de Paris de 2015 (lequel évoque les « impératifs d’une
transition juste pour la population active et de la création d’emplois décents
et de qualité conformément aux priorités de développement définies au niveau
national »).

Dans cette perspective défensive
(que l’on retrouve dans les débats actuels aux États-Unis autour de l’avenir
des États
charbonniers comme la Virginie occidentale), ce sont les politiques de
transition qu’il s’agit de rendre justes. Or, l’amplification des chocs
écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des
politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle
une définition plus large et positive de la transition juste.

Cet élargissement a été entamé sous
l’influence de la Confédération internationale des syndicats puis de la
Confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition
juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement
climatique et de la réduction des inégalités sociales, autour du thème des
« emplois verts » et du slogan « no jobs on a dead planet ». Ce projet social-écologique se
retrouve dans le Rapport de l’Organisation Internationale du Travail de 2015 qui
définit des « lignes
directrices
 » en la matière.

C’est cette définition élargie
que l’on retrouve dans la Déclaration du 4 novembre dernier, qui reprend les
thèmes traditionnels de l’accompagnement des travailleurs dans la transition
vers de nouveaux emplois caractérisés par un travail décent via le dialogue
social, mais en les encastrant dans une nouvelle stratégie économique qui
implique notamment de redéfinir des modèles de croissance considérés comme
insoutenables au plan écologique (surconsommation des ressources) et social
(exacerbation des inégalités).

Si cette prise de position est
bienvenue, elle est encore insuffisante : il convient d’élargir encore le projet de transition juste en
précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de le rendre opératoire de
manière démocratique.

La transition juste ne doit plus
seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation
financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus
largement comme une stratégie de transition sociale-écologique intégrée face
aux crises écologiques incluant les politiques écologiques comme les chocs
écologiques (une fiscalité carbone est une politique écologique tandis qu’une
canicule est un choc écologique).

La crise du Covid illustre bien
la pertinence et la nécessité de cette transition sociale-écologique : c’est un
choc écologique (en l’occurrence une zoonose) qui a aggravé les inégalités
sociales existantes (logements exigus, travailleurs essentiels, comorbidités,
etc.) et en a fait naître de nouvelles (nécessité/possibilité du télétravail,
Covid long, etc.). De même, les inondations de juillet 2021 en Allemagne et en
Belgique sont un exemple frappant de l’urgence d’évoluer vers la transition
juste pour que les ménages les plus vulnérables aux conséquences inéluctables
du changement climatique puissent être vraiment protégés.

On peut dans cet esprit définir
trois exigences d’une stratégie de transition juste :

1 – Analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques
qui entendent les atténuer sous l’angle de la justice sociale
dans ses
trois dimensions fondamentales : de reconnaissance, distributive et procédurale
; ainsi, l’Agence européenne de l’environnement propose dans un document
tout juste publié
des stratégies sociales-écologiques pour faire face aux
défis sociaux des politiques de transition ;

2 – Accorder la priorité dans la conception des politiques de
transition juste (ou transition sociale-écologique) au bien-être humain dynamique éclairé par ces enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la
croissance économique
. Ce dépassement de la croissance économique n’est
plus l’apanage d’une minorité académique, il est en train de devenir un élément
de consensus dans la communauté globale environnementale : il est ainsi inscrit
en toutes lettres dans le rapport
récent
et conjoint du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat) et l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique
et politique sur la biodiversité et les services d’écosystèmes) qui recommande
de « s’éloigner d’une conception du progrès économique où seule prévaut la
croissance du PIB » pour préserver la biodiversité et les écosystèmes. Le
rapport AR6 du GIEC suggère lui aussi dans le scénario « SSP 1 » une
évolution vers un monde dans lequel « l’accent mis sur la croissance
économique bascule en faveur du bien-être humain » (voir Riahi
et al. 2017
) . C’est également la position adoptée récemment par l’Agence
européenne de l’environnement
[1] ;

3 – Construire et mettre en œuvre ces politiques de transition juste de
manière démocratique
en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à
l’engagement des citoyennes et des citoyens, aux différents niveaux de
gouvernement (local, national et européen dans le cas de l’Union européenne).

Dans le cadre de la COP 26, ces
trois exigences s’emboîtent les unes dans les autres : au cœur de la transition
juste, il y a bien une articulation
essentielle entre crises écologiques et inégalités sociales
, à la fois
entre pays et au sein des pays. On pourrait ainsi, à la Cop 26, progresser sur
les principes de justice qui doivent présider à l’allocation du budget carbone
global et ensuite, au sein de chaque pays, sur les critères et les politiques
de réduction des émissions de gaz à effet de serre (on pourrait faire de même
avec les financements consacrés à l’adaptation au changement climatique). On se
rapprocherait alors d’une
vision intégrale de la justice climatique, du sol au plafond
.


[1]
Pour un panorama des arguments analytiques en faveur du bien-être et des
politiques de bien-être qui émergent partout dans le monde, voir E. Laurent
(ed.), The
Well-being Transition: Analysis and Policy
, Palgrave Macmillan, 2021.




La BCE doit-elle s’inquiéter de l’augmentation récente de l’inflation ?

Christophe
Blot
, Caroline Bozou et Jérôme
Creel

En août 2021, l’inflation dans la
zone euro a atteint 3 % en glissement annuel. Un tel niveau n’avait pas
été observé depuis novembre 2011 et dépasse la cible de 2 % que s’est
fixée la BCE. Cette dynamique récente est en partie tirée par le prix du pétrole
mais on observe dans le même temps un rebond de l’inflation sous-jacente, qui
exclut du calcul les indices des prix de l’énergie et du secteur alimentaire. L’inflation
aux États-Unis
renoue également avec des niveaux qui n’avaient pas été observés depuis
plusieurs années, ce qui y alimente le débat sur un potentiel retour du risque
inflationniste. De par leur mandat orienté vers la stabilité des prix, il est
légitime que les banques centrales s’interrogent sur les sources de ce retour
de l’inflation. Dans un document récent en vue de la préparation du Dialogue
monétaire entre le Parlement européen et la BCE
, nous discutons cependant
du caractère temporaire plutôt que permanent de cet épisode d’inflation.



L’évolution récente de
l’inflation ne peut être dissociée de la conjoncture économique, actuellement
encore fortement marquée par la crise sanitaire. Après une forte chute de
l’activité – le PIB s’est contracté de 6,5 % en 2020 –, les performances
macroéconomiques de la zone euro restent erratiques. La crise a été sans
précédent à la fois par son ampleur mais aussi par ses caractéristiques
sectorielles et par la nature des chocs qui ont affecté les économies de la
zone euro. En effet, la crise de la Covid-19 se caractérise à la fois par un
choc négatif d’offre et de demande (voir Dauvin et
Sampognaro, 2021
).

Les éléments qui expliquent
l’inflation actuelle semblent être de nature temporaire. Un examen des données
récentes suggère en effet que la hausse de l’inflation serait principalement
liée aux prix de l’énergie, aux modifications des taux d’imposition de la TVA
et à la reprise qui suit la récession annuelle la plus spectaculaire depuis la
Seconde Guerre mondiale (figure 1).  Pour
autant, à un niveau désagrégé, il semble que pour la plupart des biens, les
prix sont souvent inférieurs au niveau de décembre 2019 tandis que les prix de
certains services sont plus élevés (figure 2).

Il n’en reste pas moins que les
facteurs qui pourraient influencer l’inflation à moyen terme sont nombreux et laissent
planer quelques incertitudes sur les tensions à venir. Le choc de demande
résultant des mesures de relance budgétaire européenne et des pressions sur le
marché du travail devrait être faible. Le coût en termes d’inflation d’une
baisse du chômage dans la zone euro est désormais très bas – on parle
d’aplatissement de la courbe de Phillips, voir Bobeica,
Hartwig, et Nickel  (2021)
– et le
niveau « élevé » des emplois vacants l’est moins qu’en 2018 alors
qu’aucune crainte d’un retour de l’inflation n’était alors évoquée. Toutefois,
les pressions inflationnistes dues au comportement de désépargne des agents
pourraient présenter une trajectoire plus incertaine. Une poussée de la demande
pourrait alimenter de futures hausses de prix, surtout si les difficultés
d’ajustement de l’offre, observées récemment dans certains secteurs, persistaient.
Du côté des difficultés d’approvisionnement et de la hausse des coûts du
transport maritime, la corrélation forte de ces derniers avec le prix du
pétrole laisse imaginer une baisse lors des deux prochaines années (voir le
bulletin de la US Energy
Information Administration
).  

Pour autant, si on se place dans une perspective plus longue, on peut observer que cette remontée d’inflation ne permet en aucun cas de compenser les nombreuses années au cours desquelles l’inflation fut inférieure à la cible de 2% (figure 3). Ainsi, tant que la poussée observée ces derniers mois reste contenue, ce retour de l’inflation pourrait plutôt être perçu comme une bonne nouvelle par la BCE lui permettant d’atteindre enfin sa cible et même éventuellement de rattraper les sous-ajustements passés.




Une élection allemande placée sous le signe de la transition écologique

par Céline Antonin

Alors que l’économie allemande a
mieux résisté que celle des pays européens voisins en 2020, avec une baisse du
PIB de « seulement » de 4,9% − contre 6,4 % en zone euro et
7,9 % en France −, elle semble repartir moins fort. Au deuxième
trimestre 2021, l’Allemagne affiche toujours un PIB inférieur de 3,3 % à
son niveau d’avant-crise, un chiffre quasi-identique à celui de son voisin
français (-3,2 %).



Dans ce contexte économique
toujours marqué du sceau de la pandémie, l’Allemagne s’apprête à écrire, le 26
septembre 2021, une nouvelle page de son histoire politique après les seize
années de mandat d’Angela Merkel. La CDU, parti de centre-droit, est au cœur de
la vie politique allemande depuis 1949 et totalise 50 années de participation
aux gouvernements de coalition. Demeurera-t-il le premier parti au sein du
Parlement ? Rien n’est plus incertain : Armin Laschet, successeur
d’Angela Merkel à la tête de la CDU, a certes réussi à s’imposer en avril 2021
comme candidat de la droite allemande contre le Ministre-Président de Bavière
Markus Söder, mais les divisions affichées par la droite ont fragilisé le
parti, comme en témoigne le fort recul dans les intentions de vote de la CDU/CSU.
Ainsi, au cours des six derniers mois, deux partis se sont disputés avec la
CDU/CSU la tête des sondages : les Verts emmenés par Annalena Baerbock et,
pour la première fois en 15 ans, le SPD. Ce dernier s’appuie sur la figure du
ministre des finances sortant de la coalition CDU-SPD, Olaf Scholz, qui
apparaît comme un centriste modéré, incarnant une forme de continuité par
rapport au gouvernement actuel. Être en tête des élections revêt une importance
considérable car le parti le plus important au Parlement brigue généralement la
chancellerie.

Les possibilités de coalition sont
nombreuses et les négociations s’annoncent complexes. Le scénario le plus
probable est la poursuite de la grande coalition (CDU/CSU et SPD), expérimentée
à trois reprises par Angela Merkel (2005-2009, 2013-2017 et 2018-2021). Cependant,
une configuration de « coalition jamaïcaine » (CDU/CSU, Verts et FDP)
est possible, de même qu’une « Ampelskoalition »
(SPD, Verts et FDP), voire une coalition plus à gauche dans laquelle le SPD
s’allierait avec, entre autres, le parti de gauche Die Linke.

Lorsque l’on examine les programmes
des trois principales formations politiques (voir tableau), un consensus fort se dégage autour de la transition
écologique, principal thème de la campagne. Sur les autres thèmes, en revanche,
on retrouve le clivage droite/gauche traditionnel. La CDU/CSU se fait le
chantre de la compétitivité des entreprises en plaidant pour une baisse de
l’impôt sur les sociétés et le plafonnement des coûts non salariaux, tandis que
le SPD et les Verts souhaitent l’augmentation du salaire minimum, instauré en
2015. Par ailleurs, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les ménages,
tandis que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour
les ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et
un alourdissement de l’impôt sur le revenu pour les hauts revenus. Ce clivage
se retrouve sur la question de l’intégration européenne, notamment dans ses aspects
budgétaires.

Un
fort consensus autour de la transition écologique

Un large consensus semble émerger
au sein des principaux partis pour une politique de transition écologique
ambitieuse. Si l’orientation est claire, l’ampleur et la rapidité de la mise en
œuvre dépendront des partis qui formeront la prochaine coalition. Les trois
principaux partis ont confirmé leur engagement en faveur de la neutralité
carbone : la CDU/CSU et le SPD se fixent l’échéance de 2045, année cible indiquée
dans la loi sur la protection du climat votée par la coalition actuelle ;
quant aux Verts, ils se fixent l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en
vingt ans. Le parti libéral (FDP) s’est quant à lui fixé une échéance plus
lointaine, en 2050.

Pour atteindre cet objectif, il
faut une profonde modification du mix énergétique actuel (graphique), qui repose en Allemagne à 78 % sur les énergies
fossiles – contre 48 % en France. La CDU/CSU et le SPD veulent la disparition
du charbon d’ici 2038 (2030 pour les Verts). Or, historiquement, l’Allemagne
avait privilégié les sources de production fossiles, en particulier le charbon
et le lignite qu’elle possède en abondance, ainsi que le gaz, essentiellement
importé. Malgré une baisse importante au cours de la dernière décennie, le charbon
représente encore 17,6 % de l’approvisionnement énergétique en 2019. Ayant
annoncé en 2011 son choix de sortir du nucléaire[1], elle ne peut donc que
compter sur l’essor des énergies renouvelables. C’est pourquoi les grands
partis souhaitent fortement augmenter leur part – actuellement autour de
15 % − dans le mix énergétique allemand. Le SPD souhaite que l’électricité
provienne entièrement d’énergies renouvelables d’ici 2040 : or seul un tiers de l’électricité
est actuellement produite à partir des énergies renouvelables[2].

La stratégie retenue pour atteindre
les objectifs environnementaux diffère néanmoins. Les Verts plaident pour une
politique d’État très volontariste et prévoient 50 milliards d’euros
d’investissement par an dédiés à la transition écologique. Les
chrétiens-démocrates et le FDP privilégient le soutien à l’innovation et s’en
remettent aux mécanismes de marché : ils souhaitent notamment étendre le
marché des quotas d’émissions qui renchérit le prix du CO2 afin de préserver la
compétitivité de l’industrie allemande.

Les
éléments de divergence : compétitivité des entreprises, salaire minimum et
fiscalité des ménages

Les clivages traditionnels
gauche/droite se retrouvent sur la question de la fiscalité des entreprises. La
CDU/CSU, ainsi que son traditionnel partenaire libéral, le FDP, prônent la
baisse du taux d’imposition des sociétés à 25 % au lieu de 30 %. La
CDU/CSU entend également plafonner à 40% de la masse salariale les coûts non salariaux (le coin
socio-fiscal), c’est-à-dire les prélèvements obligatoires et cotisations
sociales payées par les employeurs et salariés. Le parti conservateur souhaite
également supprimer la surtaxe de solidarité[3] (Solidartätszuschlag) pour
les entreprises, contrairement au SPD et aux Verts qui souhaitent son maintien.
Enfin, la CDU/CSU souhaite que le seuil de rémunération des minijobs, seuil qui permet l’accès à une
couverture sociale, soit relevé de 450 à 550 euros.

Alors
que les propositions de la CDU mettent l’accent sur l’allègement de la
fiscalité pour les entreprises dans une optique de compétitivité accrue, le SPD
et les Verts proposent de porter le salaire minimum à 12 euros de l’heure,
soit une augmentation de 15 % par rapport au niveau prévu en juillet 2022[4]. Pour rappel, en 2020, le
salaire minimum représente 51 %
du salaire brut médian pour les salariés à temps plein en Allemagne, contre 58
% au Royaume-Uni et 61 % en France (source : OCDE). Une augmentation du
salaire toucherait un nombre conséquent de salariés : d’après Schulten et
Putsch (2019), entre 9 et 11 millions de salariés − soit entre 27 % et
30 % des salariés allemands − gagnent un salaire horaire inférieur ou égal
au seuil de 12 euros[5].

Sur la question de la fiscalité des
ménages, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les hauts revenus, tandis
que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour les
ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et souhaitent
une réforme de la progressivité de l’imposition sur le revenu. Les Verts se
prononcent à la fois pour un allègement pour les faibles revenus (via une
augmentation de l’abattement de base), et pour un alourdissement pour les
revenus du haut de la distribution. Ils plaident ainsi pour le relèvement du
taux marginal de 42 à 45 % à partir d’un revenu de 100 000 euros pour les
célibataires et de 200 000 euros pour les couples mariés, et le relèvement du
taux marginal de la tranche supérieure de 45% à 48% à partir de 250 000 euros
pour un célibataire et 500 000 euros pour un couple marié – cette dernière
proposition étant partagée par le SPD.

La problématique du logement est également
prégnante : les trois partis proposent la construction d’un million à un
million et demi de logements. Le SPD et les Verts souhaitent introduire le
plafonnement des loyers tandis que la CDU souhaite favoriser l’accession à la
propriété.

La
question de l’intégration européenne et de l’investissement public

La
faiblesse de l’investissement public est un problème endémique en
Allemagne : le discours allemand demeure en effet très marqué par
l’importance de la vertu budgétaire qui bride les dépenses de l’État aux fins
d’investissement. Ainsi, la part de l’investissement public dans le PIB n’a
représenté que 2,3% en moyenne entre 1995 et 2020, contre 3,8% en France sur la
même période ; par ailleurs la formation nette de capital fixe du secteur
public a été négative pendant plusieurs années depuis 2004, c’est-à-dire que le
montant de l’amortissement a été supérieur au montant des nouveaux
investissements. Dans une étude conjointe de l’IMK et de l’IW[6], les besoins de
financement dans les infrastructures sont estimés à 450 milliards d’euros sur
les 10 prochaines années. La question de l’investissement public a refait
surface à l’occasion de la crise de la Covid-19. Dès juin 2020, l’Allemagne a
élaboré un plan de relance de grande envergure pour relever le pays de cette
crise à la fois sanitaire et économique. Sur les 130 milliards d’euros – 4
points de PIB – alloués à ce plan, 50 milliards étaient dédiés au volet d’investissement
destiné à s’attaquer aux transformations structurelles.

L’investissement
public est au cœur de la campagne des législatives : les Verts prévoient
500 milliards d’euros – soit 17 % du PIB – d’investissement public au
cours des dix prochaines années, le SPD évoque également un montant de 50
milliards d’euros par an, et la CDU ne donne pas de chiffrage précis. Les
objectifs sont relativement similaires, avec un accent mis sur la transition
écologique (hydrogène vert notamment), la numérisation, le domaine de la santé,
les infrastructures. Les financements ne sont pas toujours clairement définis.
En tout état de cause, cette attention portée à l’investissement public
implique des déficits plus élevés dans les prochaines années. Ces déficits seront
difficilement réconciliables avec le retour à la règle d’or de l’endettement – suspendue pour cause de Covid –
en 2023[7], sauf si l’investissement
est exclu du calcul du déficit, comme le demande le parti écologiste.

Cette
question de l’investissement public, commune à plusieurs pays européens, est liée
à la question de l’intégration européenne. Si l’Allemagne a, en 2020, accepté
le principe d’une mutualisation de la dette publique, c’est à la condition expresse
que ces sommes ne soient utilisées que pour de nouveaux investissements, et non
pour rembourser des dettes préexistantes. Ainsi, la crise de la Covid-19 a
entraîné un changement historique dans la position allemande vis-à-vis de
l’intégration budgétaire. Le vote du cadre financier pluriannuel pour la
période 2021-2027 et le fonds de relance européen « Next Generation
EU » (NGEU) ont mis fin au tabou de la non mutualisation de la dette publique
défendue par l’Allemagne. Ainsi, la Commission européenne a été chargée d’emprunter
elle-même des fonds sur les marchés financiers afin d’alimenter le budget de
relance – d’un volume financier total de 750 milliards d’euros maximum[8].

Pour
autant, il ne faut pas se méprendre sur cette volte-face et cette solidarité
budgétaire. Lors de sa déclaration gouvernementale du 18 juin 2020 au
Bundestag, Angela Merkel a réaffirmé sa position : « Le plan de relance de l’Europe fait explicitement référence à la
pandémie, son action est ciblée et il est limité dans le temps »

[9].
La chancelière a ainsi tenu à
souligner le caractère exceptionnel et la portée limitée du fonds de relance.

Sur la question de l’intégration fiscale et
politique de l’UE, le paysage politique allemand est toujours divisé en deux
camps. D’un côté le SPD, les Verts et la gauche prônent une intégration
européenne toujours plus poussée à travers la refonte des règles budgétaires
européennes existantes. De l’autre, la CDU/CSU et le FDP considèrent que
l’emprunt par émission d’obligations communes pour financer NGEU doit rester
exceptionnel et temporaire et que l’Union européenne ne devrait pas se
transformer en une union de la dette. Au contraire, le SPD souhaite une réforme
du Pacte de stabilité et de croissance en faveur de l’investissement public et une
véritable convergence fiscale. Les Verts souhaitent
quant à eux intégrer le fonds européen de reconstruction dans le budget de l’UE
et le pérenniser pour en faire un instrument d’investissement respectueux du
climat à l’avenir.

Pour conclure ce tour d’horizon, l’analyse des programmes illustre la proximité entre la CDU/CSU et les libéraux du FDP, et semble également montrer une convergence entre le SPD et les Verts, au moins en matière fiscale et d’intégration budgétaire. Cela étant, l’économie n’est qu’une dimension de l’élection. Les questions migratoires et de politique étrangère seront également un axe de clivage ou de rapprochement entre partis, notamment avec la question des relations avec la Russie et la Chine. Par conséquent, il est probable que la formation d’un gouvernement de coalition prendra du temps et que le 26 septembre, l’incertitude ne fera que commencer.


[1]
Neuf
mois après avoir annulé la sortie de l’Allemagne du nucléaire prévue par
l’ancien gouvernement de Gerhard Schröder (coalition SPD-Verts), Angela Merkel
annonce en 2011 le retrait définitif du nucléaire pour 2022 au plus tard,
contre l’avis de sa propre majorité.

[2]
Grâce à l’énergie nucléaire, 90 % de la production électrique en France
métropolitaine est « bas carbone » (reposant sur le nucléaire et les
énergies renouvelables) contre 47 % en Allemagne. Source : Eurostat,
série NRG_IND_PEH.

[3]
Créée à l’origine pour soutenir la reconstruction
économique dans les Länder de
l’ex-RDA, la surtaxe de solidarité est un supplément d’impôt ayant pour
assiette l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les plus-values et l’impôt sur les
sociétés, qui affiche un taux additionnel de 5,5 %. Cette surtaxe a été abolie,
depuis janvier 2021, pour 90 % des contribuables, mais reste en vigueur pour
les entreprises.

[4] Lors de son introduction en 2015, le
salaire minimum légal était de 8,50 euros bruts de l’heure. Il a
régulièrement été augmenté depuis, et atteint 9,60 euros depuis le 1er
juillet 2021. Au 1er janvier 2022, il passera à 9,82 euros et à
10,45 euros le 1er juillet 2022. Sur la question du salaire minimum
en Allemagne, on pourra utilement consulter O. Chagny & S. Le Bayon,
2020, « La loi sur le salaire minimum en Allemagne : un bilan
globalement positif, des enjeux d’application majeurs », La Revue de l’Ires, n° 100, pp. 103-143.

[5] T. Schulten & T. Pusch, 2019, « Mindestlohn von 12 Euro:
Auswirkungen und Perspektiven », Wirtschaftsdienst,
n° 99.

[6]
H. Bardt, S. Dullien, M. Hüther & K. Rietzler, 2019, « Für eine solide Finanzpolitik: Investitionen ermöglichen!  », IMK Report, IMK at the Hans Boeckler Foundation, n° 152-2019.

[7]
La règle d’or selon laquelle recettes
et dépenses doivent s’équilibrer est inscrite dans la loi fondamentale de la
République fédérale (art. 115). Elle est renforcée en 2009, par la loi Schuldenbremse (« frein à
l’endettement »), votée aussi bien par la CDU/CSU que par le SPD. Ce frein supplémentaire
à l’endettement impose des contraintes plus restrictives que les contraintes
européennes et interdit à l’État de s’endetter au-delà de 0,35 % de son PIB
chaque année. Il est inscrit dans la Constitution et demanderait une majorité
de trois cinquièmes au Parlement pour être modifié.

[8]
Le plan
d’investissement allemand est majoritairement financé par le creusement du
déficit public allemand ; il bénéficie toutefois du soutien apporté par le
plan de relance européen de nouvelle génération (NGEU) sous forme de
subventions à hauteur de 23,6 milliards d’euros d’ici à 2026, soit 3 % des
sommes allouées par le NGEU.

[9]
Voir P. Becker, 2021, « Changement
de cap de l’Allemagne en matière de politique européenne : un repositionnement
avec des limites », Allemagne
d’aujourd’hui
, vol. 236, n° 2, pp. 68-78.




Faut-il évaluer les programmes des candidats à l’élection présidentielle ? Le rôle des économistes (et de l’OFCE) dans le débat politique

Par Xavier Ragot, Président de l’OFCE

Les élections présidentielles
sont toujours un moment d’accélération du débat économique en France. C’est le moment
des diagnostics, des bilans et de tous les projets. Des institutions comme
l’OFCE se posent de manière régulière la question de l’évaluation des
programmes économiques des candidats. À la différence des élections de 2017,
l’OFCE a choisi de ne pas évaluer les programmes mais seulement certaines
mesures qui seront discutées dans le débat politique. En revanche, l’OFCE va
apporter des éclairages sur des questions importantes pour le débat de
politique économique comme la question environnementale, les inégalités ou
encore les enjeux européens, l’état du tissu productif, entre autres.



La première contribution portera
sur la dette publique et les évolutions des dépenses et prélèvements publics,
début octobre. Ce choix ne vise ni à dramatiser la question de la dette
publique ni à minimiser son importance mais à reconnaître que la période que
nous avons vécue, avec la crise Covid, a conduit à des politiques inédites en
France et dans le monde, qui ont changé l’état des comptes publics. Que ce
soient des projets de hausse (ou baisses) de dépenses, d’impôts ou de dettes
publiques, les équilibres comptables de base devront être vérifiés et des choix
devront être assumés, quels qu’ils soient.

L’importance de l’enjeu a conduit
l’OFCE à développer un nouvel outil, un simulateur de la trajectoire de la
dette publique, de la croissance, du chômage et de l’inflation, qui permettra à
chacun de simuler les effets macroéconomiques d’un choix de cible de dette
publique. Cet outil permettra de montrer ce qu’est le budget de l’État et les
effets de choix économiques sur la croissance, l’inflation, l’emploi et la
dette.

  Pour
comprendre cette décision de fournir un cadre général et des contributions
spécifiques plutôt que d’évaluer des programmes, il faut mettre en perspective la
question de l’évaluation des programmes. Avant de parler de la situation
française, décentrons le débat pour regarder ce qui se fait dans les autres
pays. Le pays dans lequel l’évaluation économique des programmes des candidats
est la plus développée est les Pays-Bas. Le CPB (Centraal Plan Bureau), qui est
un organisme indépendant pour l’analyse économique, évalue le programme des
candidats depuis 1986 de manière systématique. Dans ce pays, le CPB joue un
rôle singulier. Le CPB a été créé en 1945 et son premier directeur était Jan Tinbergen.
Ce dernier est l’un des principaux fondateurs des modèles macroéconomiques de
prévision et d’évaluation. Cet économiste avait une vision très claire de la
répartition des rôles entre économie et politique :  aux hommes et femmes politiques d’affirmer les
préférences sociales et aux économistes de contribuer aux moyens les plus
efficaces de les atteindre. Cette expérience d’évaluation systématique a permis
aux économistes néerlandais d’affiner leur vision des avantages et
inconvénients de l’évaluation des programmes économiques des candidats et
d’avoir une approche nuancée de leur contribution[1].

Heurs et malheurs de l’évaluation
économique

Commençons par les avantages
d’une évaluation des programmes en résumant les leçons hollandaises. Tout
d’abord, et bien entendu, l’évaluation économique ne consiste pas à donner un
critère unique (que ce soit chômage, croissance, inégalités, écologie) ni à
déterminer le meilleur programme. Elle consiste à faire une évaluation
multicritères et proposer des évaluations sur chacun d’eux, avec une méthode
commune pour les différents programmes.

De ce fait, le gain premier de
l’évaluation des programmes est de révéler les priorités contenues dans chaque
programme qui peuvent parfois différer des discours politiques. Un parti peut
préférer la réduction de la dette (et possiblement des moyens budgétaires à
long terme) à la croissance de court terme, d’autres la réduction des émissions
de CO2 à l’équilibre des comptes sociaux, etc. Dans les deux cas il s’agit d’un
rapport différent au temps et aux risques. L’évaluation comparative permet donc
de révéler des préférences sociales entre lesquelles les électeurs peuvent
choisir suivant leur propre préférence politique.

Quelle différence d’une
évaluation de think tanks qui identifient le meilleur programme et donc le
meilleur candidat ! Cet autre exercice est bien sûr utile pour le débat
politique, mais il est différent. Le think tank affirme et défend des
préférences sociales. Son rôle n’est pas tant d’évaluer que de plaider une
cause ou une vision du monde. L’OFCE est un centre de recherche. Son rôle est
d’éclairer le débat public autour des questions économiques que l’on juge
importantes.

Le deuxième intérêt de
l’évaluation des programmes, selon le CPB, est d’éclairer le lecteur sur
l’évolution de la situation économique si un programme est mis en œuvre. Il
s’agit donc de contribuer à la prévision : quelle serait la dynamique du
chômage, de l’inflation, des inégalités, etc. Dans une période de forte
incertitude (sanitaire au premier chef), identifier les futurs possibles est
une contribution utile, tant les discours catastrophistes peuvent inquiéter (et
assurer une forte visibilité politique).

Le troisième intérêt de
l’évaluation économique peut sembler anecdotique mais il s’avère important.
L’évaluation des programmes ne consiste pas seulement à faire de l’analyse
économique sur les documents publics. Il consiste à aller voir les équipes de
campagne pour préciser les mesures, les dispositifs et les causalités
supposées. Ce travail d’évaluation, dont le premier est l’évaluation des effets
au premier ordre sur le budget public, permet aux candidats de préciser les
dispositifs et les implications des propositions. Le travail d’évaluation
fournit ainsi un service aux équipes de campagne en leur permettant d’interagir
avec des équipes d’économistes. Il n’a pas échappé aux lecteurs que le degré de
précision des programmes est hétérogène. Une faible précision peut être un
choix politique assumé mais aussi, parfois, le résultat d’équipes de campagne
peu spécialisées sur certains sujets économiques.

Face à de tels arguments, il
pourrait sembler que l’évaluation des programmes par un centre de recherche en
économie comme l’OFCE est d’une utilité évidente pour le débat public. En fait,
il n’en est rien pour ces élections de 2022 : les inconvénients de
l’évaluation sont les miroirs des avantages discutés plus haut.

L’évaluation des programmes et
des mesures peut donner l’illusion de la certitude alors que ces évaluations ex ante sont fondées sur des modèles pas
toujours adaptés aux mesures évaluées. Les résultats de l’évaluation de chaque
mesure sont donc empreints d’incertitudes qui se cumulent dans l’évaluation des
programmes. Cela n’est pas un argument pour ne pas évaluer des programmes, mais
il faut reconnaître qu’une grande pédagogie est nécessaire dans la présentation
des limites des résultats.

Ensuite, les déclarations des
partis, candidats ou candidates ne sont pas toujours évaluables car trop floues.
Ces derniers jouent avec ce flou pour affirmer des valeurs sans s’engager sur
des montants ou des réformes. Prenons par exemple le débat actuel sur la hausse
des salaires nécessaires après la crise Covid. Différentes mesures sont
possibles qu’il faut alors financer. Les économies peuvent être chiffrées, mais
l’effet économique dépend d’un ensemble précis de contreparties financières qui
peuvent permettre d’apprécier l’effet sur le chômage, la croissance et les
inégalités. Enfin, la difficulté d’évaluer les programmes peut pénaliser les
programmes qui se prêtent à l’exercice face à des programmes
inévaluables ! Ces inconvénients avaient été identifiés par l’OFCE lors
des élections 2007 (voir Fitoussi et Timbeau, 2017 et la description des débats
par Lemoine, 2007).

Le dispositif de l’OFCE en 2017

Les évaluations peuvent être utiles
lorsque les programmes sont évaluables et lorsque les précautions de
présentation sont utilisées. De ce fait, l’OFCE en 2017 s’est livré à un
exercice d’évaluation plutôt qualitative des programmes. Le résultat public est
un tableau multicritères qualitatif (OFCE, 2017).

Ce travail prospectif avait été
rendu possible par une situation singulière de la campagne de 2017, qui a été
l’organisation des primaires pour les candidats de droite et du parti
socialiste. Ensuite, le candidat de la France Insoumise avait fourni des
éléments économiques quantitatifs alors que la candidate du Front National
proposait la sortie de la zone euro, qui est une politique économique inévaluable
mais dont on peut discuter les implications économiques (Blot et al., 2017). Le rôle du débat
économique était important en 2017 : le président François Hollande avait
transformé un moment économique en symbole politique, « l’inversion de la
courbe du chômage », le débat européen était vif autour du thème de
« l’austérité ».

L’OFCE a donc fourni en 2017 un
tableau qualitatif comparatif de différents programmes. L’intérêt de l’exercice
était le choix des critères d’évaluation : ils doivent être assez nombreux
pour permettre l’analyse fine au sein d’un espace politique complexe mais
limités pour que les comparaisons soient compréhensibles. Nous avions choisi
quatre thèmes : finances publiques, ménages, entreprises et environnement,
avec dix sous-thèmes.

La situation en 2022

La situation en cette fin d’année
2021 est bien différente. Premièrement, sur le plan économique les séquelles
économiques de la crise Covid sont encore en cours d’évaluation. Quelle sera la
dynamique du chômage après la fin des mesures de soutien de l’économie ?
Comment la croissance sera-t-elle affectée à moyen terme par le recours accru
au télétravail ? Ces discussions ont lieu dans un environnement sanitaire
encore incertain et conditionneront l’orientation des mesures de politique
économique.

Deuxièmement, la gestion de la
crise de la Covid a été bien différente en France, en Europe et dans le monde de
la gestion de la crise des subprime
de 2010 à 2011. Les États ont pris à leur charge, sous la forme d’une dette
publique accrue, une grande partie des pertes de revenus des agents.  Cela permet une reprise forte de l’activité
après crise, avec un État certes plus endetté. Cette gestion est presque
consensuelle parmi les économistes et les acteurs politiques. Il n’y a pas, du
moins à ce stade, de contestation politique de la gestion économique de la
crise Covid. Les débats des grandes options de politique économique sont bien moindres
qu’en 2017.

Troisièmement, des positions
économiques radicales, comme la sortie de la France de la zone euro, ne sont
plus proposées par des partis susceptibles d’aller au second tour des élections.
D’autres formations politiques pourront porter un projet de Frexit, mais il y a
peu de chance que ce projet soit central dans le débat politique français.
Cette inflexion du débat économique sur l’Europe est le signe d’un changement
d’appréciation de la politique européenne. Cette dernière devient moins
clivante. La mise en place dans la crise d’un plan de relance européen
ambitieux, d’une capacité d’endettement commune, de projets d’une fiscalité
carbone aux frontières de l’Union européenne pour éviter le dumping
environnemental, tous ces éléments récents font que la critique de l’Union européenne
(sur le plan économique) porte moins.

De ce fait, le débat économique
en 2022 paraît moins porteur d’enjeux qu’en 2017. Certes, des politiques
économiques seront en débat, comme l’évolution de la fiscalité et des
inégalités, de l’investissement public, de la réforme des retraites, de
l’évolution de la dette publique, les hausses de salaires et du SMIC, le
salaire des enseignants entre autres. Ces éléments donneront probablement lieu
à des propositions évaluables, ce que l’OFCE fera, mais à ce stade, il est peu
probable que les programmes donneront des éléments précis sur tous ces sujets, permettant
une évaluation du programme et donc une prévision de la situation économique si
le ou la candidate était élue.

À ce stade au moins, les partis
politiques cherchent à départager des personnalités porteuses de projets plutôt
que que de programmes clairs. Le Président de la République présentera
probablement tardivement des éléments de programme économique, ce qui est
fréquent pour un second mandat. Le moment n’est pas propice à l’évaluation des
programmes et les inconvénients domineront très probablement les avantages.

Les élections présidentielles doivent
cependant être le moment d’identifier les enjeux importants du débat de
politique économique des prochaines années, voire de la prochaine décennie, en
laissant la place au diagnostic, aux options pertinentes, à la discussion de
différentes mesures possibles.

De ce fait, l’OFCE a choisi de contribuer
en proposant des analyses sur une série de thèmes, à la fois importants pour le
débat économique et au sein de l’observatoire (sans ordre) : dette
publique, vieillissement, conjoncture, marché du travail, protection sociale,
environnement, construction européenne, fiscalité, tissu productif, logement,
genre.
Ces thèmes ne sont pas exhaustifs. L’éducation, thème essentiel, ne sera
qu’indirectement traité. Enfin, le débat économique est une composante à la
fois partielle et essentielle dans le débat politique.  Il faut espérer que ces contributions permettront
d’éviter les faux débats économiques pour se concentrer sur les vrais enjeux
politiques.

Références

  • Fitoussi Jean-Paul et Timbeau Xavier, 2007,
    « Pourquoi nous ne chiffrerons pas les programmes présidentiels : manifeste
    contre une déontologie en rase campagne », Blog OFCE, 23 février.
  • Lemoine Benjamin, 2008, « Chiffrer les programmes
    politiques lors de la campagne présidentielle 2007 : Heurs et malheurs
    d’un instrument », Revue française
    de science politique
    , Vol. 58, n° 3, juin, pp. 403-431.
  • OFCE, 2017,
    « Quelles propositions économiques des candidats
    à l’élection présidentielle ? », OFCE
    Policy Brief
    , n° 16, M. Plane et X. Ragot, coordinateurs, 25 pages.

[1] Pour une présentation
détaillée de l’environnent institutionnel aux Pays-Bas, et de la méthode du CPB
pour évaluer les programmes, voir Graafland et Ross (2003).