À la mémoire de Jean-Paul Fitoussi par Xavier Timbeau

« Dans le long terme nous serons tous morts ». Nous avions l’habitude de plaisanter avec cette citation de Keynes, pas la plus profonde bien sûr. Cher Jean-Paul, je pratique aujourd’hui le tutoiement, après toutes ces années d’un vouvoiement de respect, un peu dérisoire aujourd’hui que nous y sommes à ce funeste long terme. Cette plaisanterie avait un quelque chose de défi et de fierté qui répondait à tous ceux qui nous mettaient dans une case, celle des keynésiens, en guise d’insulte.



Dans les années 1980, mais aussi 1990 ou 2000, être « keynésien » était un anathème. Des gens en costume gris pensaient avoir emporté la bataille idéologique après Friedman, Lucas, Kydland ou Prescott ou Fama. Ils avaient déconstruit, croyaient-ils, l’héritage de la Théorie Générale, et apporté point par point la contradiction à chacune de ses conclusions. Pour eux, keynésien voulait dire ancré dans une pensée dépassée et nuisible. Cela voulait dire ne pas comprendre l’économie et proposer naïvement d’empirer les maux de la société en appliquant de vieilles recettes. Nous savons que la suite des événements leur a donné tort. Mais ils se trompaient déjà lorsqu’ils clamaient que la rigueur budgétaire ou l’indépendance de la Banque centrale était les conditions d’une économie stable, prospère et juste. Et ça, tu l’avais écrit bien avant beaucoup d’autres, avant la crise de 2008 ou celle des dettes souveraines. Tu nous avais convaincus et nous, à tes côtés, avons essayé par tous les moyens de faire entrer ces idées par toutes les portes et fenêtres de la construction européenne. Peut-être les timides évolutions que nous voyons aujourd’hui s’en sont nourries, et peut-être pouvons-nous en être fiers.

Les radicaux, quant à eux, en demandaient toujours plus et dénonçaient le compromis avec l’économie de marché. Pour eux, dénoncer les inégalités, la fatalité du chômage, le déficit d’avenir, vouloir les mettre au cœur de notre système statistique ou prendre la mesure des dommages à l’environnement, n’était pas le bon chemin. Keynésien signifie pour eux renoncer à changer le capitalisme et en être l’idiot utile. Ce fut ainsi pendant et après la Commission Stiglitz, où pourtant des progrès sensibles ont été accomplis dans la définition d’objectifs renouvelés pour les politiques publiques. Pas de table renversée mais une feuille de route clarifiée. La suite des événements ne leur a pas encore donné tort tant la crise écologique se fait pressante et que le capitalisme n’est pas dompté. Pourtant, ta contribution est indiscutable.

J’aimerais répondre à tous ceux qui t’ont pris de haut deux trois choses que je sais de toi.

De ces deux décennies à travailler ensemble au quotidien j’ai tiré quelques leçons sur la façon d’étudier les économies modernes. Premièrement, la théorie est nécessaire, elle est au cœur d’une analyse construite et on ne peut s’en passer. Il n’y a pas de théorie mainstream. Il ne faut pas confondre les constructions théoriques avec les dogmatismes qui en découlent et qui n’en sont que des mauvaises lectures. Si être traité de keynésien doit signifier quelque chose, cela part de la théorie en ce qu’elle est un langage commun qui permet de comprendre. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises théories, il n’y a qu’un effort collectif d’intelligence de l’économie. C’est au nom de cela que tu as animé un réseau de grands économistes : Kenneth Arrow, Robert Solow, Joseph Stiglitz, Edmund Phelps, Tony Atkinson, François Bourguignon, Olivier Blanchard, Robert Gordon ou encore Amartya Sen. On te jalousait parfois cette assemblée de prix Nobels passés ou futurs, mais s’ils t’écoutaient et s’ils répondaient présents à chacune de tes invitations, c’est parce qu’ils appréciaient ton éclectisme intellectuel.

La théorie est nécessaire donc, mais elle n’est pas tout. Tu aimais la lumière, mais pas celle des projecteurs. Celle des rives de la méditerranée, qui réchauffe et qui aveugle. C’est la lumière de la réalité, de ce qui se passe dans le monde et qu’il faut comprendre pour en chasser les injustices. C’est cet amour de la lumière que tu partageais avec Albert Camus parce qu’aussi noires que soient nos pensées, elles ne pourront jamais masquer cette lumière-là. Mettre la réalité au cœur de l’économie c’est une de ces attitudes, évidentes et rares, qui ont fait de toi un économiste original et fécond. Ce second principe est une bonne raison de se faire traiter de « keynésien ».

Et puis, troisièmement, la connaissance doit servir et bien servir. Non pas que nous sachions mieux que les autres comment le monde fonctionne, mais parce que les représentations du monde que construit la science économique façonnent nos sociétés. La construction européenne en est un exemple extraordinaire, comme tu aimais à nous le rappeler. Et si nos représentations ne sont pas justes, nous sommes responsables de faire en sorte qu’elles soient moins nuisibles que bien d’autres. Bien servir, c’est donc faire barrage à ces mauvaises recettes et tâcher de convaincre qu’il en existe de meilleures. Ton effort constant à transmettre aux étudiants de Sciences Po, d’y faire contrepoids à la pensée unique d’alors en est un témoignage. Je rencontre souvent de tes anciens étudiants à qui tu as su transmettre cette petite étincelle de doute lumineux. Mais tu nous as aussi poussés à l’OFCE à faire cette économie utile et appliquée que nous essayons toujours de porter.

Ces trois principes devraient être partagés par tous les économistes de la planète. Maîtriser les aspects théoriques, connaître la réalité, quantifier et savoir prendre du recul. Ne jamais se masquer face aux douleurs aveuglantes du monde et conserver notre indignation. Ne jamais céder aux dogmatismes. Expliquer et comprendre les politiques et celles et ceux qui les font. Sans relâche, débattre et convaincre. Nous serions alors tous vraiment keynésiens et pas seulement lorsque le monde s’écroule.

Ces principes sont la dette que j’ai envers toi. Et cette dette n’est pas de celles qui se remboursent. Elle est une dette qui enrichit et qu’on transmet.

Xavier Timbeau




L’imposition des couples dans la campagne présidentielle

Muriel Pucci, Hélène Périvier et Guillaume Allègre

Aujourd’hui, les couples sont imposés au titre de l’impôt sur le revenu différemment selon leur statut marital. Alors que les couples en union libre déclarent séparément leurs revenus, les couples mariés ou pacsés les déclarent conjointement et disposent de 2 parts fiscales. C’est donc la moyenne des revenus des deux conjoints, et non pas les revenus individuels, qui détermine le taux marginal et moyen d’imposition dans le barème progressif. Ce dispositif de parts attribuées aux couples mariés/pacsés est communément appelé « quotient conjugal » (QC). Les parts fiscales attribuées au titre des personnes dépendantes (enfants, etc.) s’ajoutent à celles du QC, l’ensemble est communément appelé « quotient familial » (QF). Ce système de parts a pour but de tenir compte de la faculté contributive du foyer à payer l’impôt.



Le système est depuis longtemps critiqué dans la sphère académique (Glaude 1991 ; Lanquetin et al. 2004 ; Landais et al. 2011 ; Allègre, Périvier et Pucci, 2021 ; André et Sireyjol, 2021), au nom de l’efficacité – il décourage l’activité des femmes mariées ou pacsées ; l’avantage qu’il procure croît avec l’écart de revenus entre conjoints et, à revenu total donné, il est maximal pour les couples mono-actifs –, et au nom de l’équité fiscale – ce système avantage les couples relativement aux célibataires, et lorsqu’il existe, son bénéfice croît avec le taux marginal d’imposition et donc avec le revenu total du couple. Il est également critiqué au nom de valeurs progressistes car il encourage le modèle du couple marié de Monsieur Gagnepain et Madame Aufoyer des années 1950. Le QC est ainsi en décalage avec la diversification des configurations familiales, l’augmentation des unions libres, des divorces et des recompositions familiales. Enfin, ce dispositif représente un choix politique dont les conséquences en termes de recettes fiscales sont importantes et les effets redistributifs peu visibles. Le prélèvement à la source a certes individualisé le mode de prélèvement de l’impôt mais il n’a pas changé son mode de calcul. Néanmoins, ce dispositif rend visible le décalage entre revenu individuel et taux d’imposition pour les couples au sein desquels les revenus sont inégaux.

Deux propositions de candidats à l’élection présidentielle ont émergé durant la campagne présidentielle. D’un côté, l’une des propositions prévoit d’ouvrir le QC aux couples en union libre afin de leur permettre de réduire leur impôt à l’instar des couples mariés ou pacsés qui bénéficient de ce dispositif. Cette proposition ne résout ni le problème de la désincitation au travail des femmes ni celui de l’équité fiscale. Cette proposition s’inscrit dans une perspective plutôt conservatrice au regard de l’organisation des couples, mais avec une dimension progressiste car il s’agit d’étendre le dispositif aux couples non mariés. De l’autre côté, dans la seconde proposition, il est question de supprimer le QC en l’associant à un renforcement de la progressivité du barème de l’IR, ce qui s’inscrit dans une logique progressiste.  

Pourquoi réformer le QC ?

Ce mode de calcul de l’impôt sur le revenu des couples présente trois défauts majeurs dont les effets se cumulent.

L’unité fiscale de référence est l’individu lorsque le couple vit en union libre et le couple lorsqu’il est marié ou pacsé. La solidarité entre concubins en union libre n’est pas reconnue mais la solidarité au sein des couples mariés ou pacsés, en termes de partage des revenus, est supposée totale, ce qui dans les deux cas ne reflète pas la réalité. Le droit social de ce point de vue est davantage cohérent puisqu’il ne tient pas compte du statut marital des couples pour définir leurs droits aux prestations. Lorsque les revenus des deux conjoints sont suffisamment différents, l’imposition commune permet le plus souvent de réduire le taux moyen d’imposition. Mais lorsque les couples ont des enfants à charge, une déclaration séparée optimisant le choix du conjoint qui déclare la charge d’enfants peut être plus avantageuse.

L’équité fiscale implique notamment que l’impôt dépende de la capacité contributive du foyer. Or, le QC ne respecte pas ce principe. En effet le principe de la capacité contributive conduit à chercher à imposer le niveau de vie des foyers et non pas le revenu. Pour comparer le niveau de vie de foyers de taille différente, on doit tenir compte des économies d’échelle que procure la vie en commun. Les échelles d’équivalence permettent, même imparfaitement, d’en rendre compte en se ramenant à un nombre de parts en équivalent adultes. Ainsi, si un célibataire compte pour une part, un couple doit compter pour 1,5 part. Or le QC accorde deux parts fiscales aux couples mariés ou pacsés. Au-delà de la question du traitement différencié des couples selon leur statut marital, l’imposition des couples sous-estime donc le niveau de vie des couples relativement à celui des personnes seules et n’impose pas ces deux catégories de contribuables de façon équitable[1]. À cela s’ajoute le fait que l’avantage fiscal que procure le quotient conjugal aux couples mono-actifs ou au sein desquels l’un des conjoints a un revenu nettement plus faible que l’autre (2 fois plus faibles par exemple) augmente en moyenne avec le niveau de revenu total du couple.

Enfin, le QC est avantageux lorsqu’il existe un écart de revenu important entre les deux conjoints, c’est tout l’esprit de ce système puisqu’il s’agissait dans les années 1950 de tenir compte du fait qu’étant inactive, l’épouse constituait une charge pour son conjoint. De ce fait, ce système encourage la spécialisation des rôles au sein des couples. Certes aujourd’hui la plupart des femmes sont actives, mais elles sont plus souvent à temps partiel que les hommes. Trois femmes en couple sur quatre gagnent moins que leur conjoint (Morin, 2014).  Le QC revient à ce que la conjointe, qui le plus souvent a le revenu le plus faible, supporte un taux d’imposition plus élevé que si elle déclarait son revenu séparément, et le conjoint ayant le revenu le plus élevé bénéficie d’un taux marginal plus faible que s’il était célibataire[2]. Le QC est une incitation supplémentaire à travailler davantage pour le conjoint (alors que celui-ci a déjà le salaire horaire le plus élevé).

Étendre le quotient conjugal aux couples vivant en union libre

Cette proposition a ceci de progressiste qu’elle reconnaît les couples vivant en union libre et aligne leur régime fiscal sur celui des couples mariés et pacsés, comme c’est le cas pour les politiques sociales. Mais elle ne répond pas aux trois problèmes posés par le quotient conjugal puisqu’elle consiste à étendre ce dispositif qui, lui, est conservateur en matière de division sexuée des rôles au sein du couple. Elle induit une nouvelle distorsion entre les couples selon le statut marital ; en effet alors que les concubins auraient le choix entre QC et imposition individuelle, les couples mariés et pacsés resteraient contraints de faire une déclaration commune quand bien même une imposition séparée leur serait plus avantageuse. Pour éviter cet écueil, cette proposition aurait dû être associée à une option d’individualisation de l’impôt pour les couples mariés ou pacsés.

Par ailleurs, l’effet potentiellement désincitatif au travail des femmes vivant en union libre risque d’accroître les inégalités entre les sexes : en cas de séparation, contrairement au mariage, dans le cadre de l’union libre aucune prestation compensatoire n’est prévue pour prendre en compte le retrait total ou partiel des femmes pour s’occuper des enfants par exemple.

En 2021, nous avons évalué l’effet du quotient conjugal et chiffré plusieurs réformes du mode de calcul de l’imposition des couples selon leur décile de revenu[3]. En supposant que les couples en union libre choisissent systématiquement le mode d’imposition le plus avantageux, plus de la moitié des concubins des 2 derniers déciles[4] de niveau de vie pourraient voir leur impôt diminuer contre moins d’un quart dans les 4 premiers déciles (graphique 1), moins souvent imposables. Cette proposition conduirait à réduire les recettes fiscales d’environ 800 millions d’euros par an, dont 44% reviendrait à des couples faisant partie des 20% des ménages les plus riches.

Étendre l’imposition séparée aux couples mariés et pacsés

Cette proposition est présentée comme une mesure de justice fiscale, le système actuel étant jugé injuste du point de vue de l’équité verticale car il bénéficie aux plus riches mais aussi comme la remise en cause d’un système patriarcal favorisant les inégalités salariales entre les sexes.

En supposant que les couples mariés et pacsés répartissent leurs enfants entre les deux déclarations de revenu de sorte à minimiser leur impôt total, nous avons chiffré que cette réforme rapporterait 7,2 milliards d’euros de plus de recettes fiscales (Allègre, Périvier et Pucci, 2021, op cit).  Toutefois, si cette réforme affecte surtout les ménages des derniers déciles de niveau de vie, elle fait aussi des perdants parmi les plus modestes des couples imposables : certains couples modestes, mono-actifs notamment, verraient leur impôt augmenter de façon significative relativement à leur revenu (graphique 2). Les deux candidats proposent également de renforcer la progressivité du barème, ce qui permettrait de compenser les foyers fiscaux les plus modestes en redistribuant aux couples imposables les plus modestes une partie des recettes fiscales issues de l’individualisation.

D’autres réformes sont possibles

Notre étude de 2021 chiffrait deux autres scénarios de réforme de l’imposition des couples répondant en partie aux problèmes posés par le QC.

Pour aligner les statuts fiscaux des couples, une réforme alternative consisterait à ouvrir le choix à tous les couples entre imposition jointe et séparée et en cas d’imposition jointe, à réduire le nombre de parts attribué au couple à 1,5 au lieu de 2. Les recettes fiscales augmenteraient de 3,8 milliards (pour 45% de couples mariés/pacsés perdants) qui là encore pourraient être redistribués aux couples imposables les plus modestes.

Pour aller progressivement vers l’individualisation de l’IR sans pénaliser les couples imposables les plus modestes, une autre voie consisterait à plafonner le bénéfice du quotient conjugal, à l’image du plafonnement du quotient familial. En retenant le même plafond que pour le quotient familial (soit 1 525 euros par demi-part), seuls 7% des couples mariés/pacsés seraient perdants à cette réforme, et par construction ceux-ci seraient concentrés parmi les plus aisés. Les couples mono-actifs aisés seraient parmi les plus affectés. Les recettes fiscales augmenteraient de 3 milliards d’euros.

Pour aller plus loin : Allègre G., H. Périvier et M. Pucci : « Imposition des couples et statut marital – Simulation de trois réformes du quotient conjugal en France », Économie et Statistique, n°126-127, 2021.


[1] Notons qu’il est impossible de compter pour moins d’une part chacun les concubins qui déclare son revenu séparément ; les deux concubins comptent donc comme deux célibataires.

[2] Depuis la réforme du prélèvement à la source (2019), l’impôt du conjoint qui a le revenu le plus faible est calculé à partir de ses seuls revenus lorsque les conjoints optent pour le taux individualisé. L’impôt du conjoint au revenu le plus élevé est alors défini comme un solde à partir de l’impôt dû par le couple (il bénéficie ainsi de l’intégralité des gains à l’imposition commune lorsqu’ils existent). Il demeure toutefois que l’impôt total des couples augmente relativement plus quand la femme augmente son revenu salarial que si elle faisait une déclaration séparée.

[3] Allègre G., H. Périvier et M. Pucci : « Imposition des couples et statut marital – Simulation de trois réformes du quotient conjugal en France », Économie et Statistique, n°126-127, 2021.

[4] Les déciles de niveau de vie dans les graphiques sont calculés sur l’ensemble de la population et non pas sur le seul champ des couples.




Faire face à l’inflation : un défi structurel

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno

Introduction

En février 2022 le taux d’inflation annuel (mesuré par les données mensuelles de l’IPCH) a été aux États-Unis de 7,9%, en Grande-Bretagne de 5,4%, en zone euro de 5,8%, en Allemagne de 5,5%, en Espagne de 7,5%, en France de 4,1%, en Italie de 6,2%, aux Pays-Bas de 7,2%. Ces tensions, qui ont pu être jugées temporaires, pourraient d’autant plus facilement perdurer que, en conséquence de la guerre en Ukraine, de fortes et nouvelles hausses de prix interviennent sur les marchés de matières premières et de produits agricoles qui devraient largement se propager aux autres secteurs de l’économie.



Ce retour de l’inflation, après quelque quatre décennies de « Grande Modération », est susceptible de faire renaître le débat qui a opposé keynésiens et monétaristes, économistes de la demande et économistes de l’offre dans les années 1970. La question posée reste la même : celle des causes et coûts de l’inflation ainsi que des remèdes. Le sujet largement occulté reste le même : l’hétérogénéité des secteurs (des micromarchés) en termes de demande ou d’offre excédentaire. Le but de ce billet est de contribuer à éclairer les mécanismes à l’œuvre aujourd’hui en s’appuyant sur des éléments puisés dans la littérature économique de façon à établir les mesures appropriées pour y faire face.

Causes et coûts de l’inflation

L’inflation, qu’il s’agisse d’une inflation tirée par la demande ou d’une inflation poussée par les coûts, résulte de déséquilibres de marché (entre la demande et l’offre des différents secteurs) affectant tout ou partie de l’économie. Ces déséquilibres ont une dimension structurelle quand ils révèlent des changements des paramètres fondamentaux (technologies et préférences) rendant d’actualité une reconfiguration du tissu productif inhérente au progrès technique et à la croissance. Ils peuvent aussi être le fruit de chocs géopolitiques affectant notamment les marchés de matières premières. Sont en jeu les comportements en matière de prix, de quantités produites et d’investissement des entreprises concernées dans différents secteurs. Inversement, des changements structurels importants peuvent résulter d’une forte inflation qui modifie la répartition des revenus et des richesses au détriment des revenus contractualisés (salaires et retraites) avec pour conséquence de pénaliser les achats de biens salariaux et de favoriser celle de biens de luxe[1]. Ils peuvent, en outre, résulter du raccourcissement de l’horizon temporel des entreprises qui ne sont plus incitées à investir à long terme et vont chercher à être flexibles à court terme au risque de contraindre davantage l’offre et d’initier une inflation encore plus forte[2].

S’interroger sur le caractère transitoire ou durable de l’inflation est une façon de détourner l’attention de cette réalité complexe. Tout se passe en effet, dans ce cas de figure, comme si le choix était entre une situation dans laquelle l’inflation n’était qu’un épisode rapidement clos du fait d’un retour à l’équilibre de long terme et une situation où tout contrôle serait perdu le plus vraisemblablement du fait de l’attitude des autorités budgétaires et monétaires persistant dans une relance globale de l’économie. Le débat est celui mis en scène par les monétaristes qui font de l’inflation un phénomène purement monétaire et incriminent comme seule cause de ce phénomène l’impéritie des gouvernements[3]. Soit les gouvernements reviennent à la raison, soit l’économie est sujette à une hyperinflation. Cette approche du problème ignore que l’inflation nait de déséquilibres sectoriels de marché qui sont dans la nature du fonctionnement d’économies soumises de manière récurrente à des changements structurels, qu’une analyse d’équilibre ne peut pas capturer de façon adequate ; ignore par la même occasion qu’une inflation modérée est requise pour rendre plus aisées les variations de prix relatifs et garantir la viabilité des mutations en cours, ignore enfin ce que sont les véritables coûts sociaux d’une inflation, situation dans laquelle  des distorsions sont introduites dans la structure des prix au risque d’engendrer une mauvaise allocation des ressources[4].

L’épisode de faible inflation revisité 

La stabilité des prix observée au cours des quarante dernières années est souvent attribuée par la théorie monétaire dominante à l’action des banques centrales devenues indépendantes. Elle est surtout révélatrice de l’absence de déséquilibres marqués sur les marchés du travail et des biens qui explique que l’on ait pu parler de Grande Modération. Sur le marché du travail, la modération salariale imposée a été rendue possible grâce à l’importation de biens de consommation en provenance des pays émergents produits à bas coûts (ce qui en a en même temps limité l’impact sur le pouvoir d’achat et donc sur l’instabilité sociale). La vigilance des autorités monétaires qui ont agi sur des taux d’intérêt maintenus longtemps élevés s’est accompagnée d’innovations financières qui ont permis, sur les marchés de biens, notamment de biens liés aux nouvelles technologies, de répondre au besoin de financement des investissements et de mettre en œuvre les capacités de production requises en regard des nouvelles demandes.

Depuis le début des années 2000, après une première crise financière (l’éclatement de la bulle internet), des tendances déflationnistes ont vu le jour. Un ralentissement des gains de productivité s’est produit en même temps qu’une insuffisance de demande, l’un et l’autre susceptibles d’annoncer une stagnation séculaire qui se reflèterait dans la baisse des taux d’intérêt devenus proches de zéro[5]. Cela s’est traduit par un excès d’épargne et un recul concomitant de l’investissement productif.  Les liquidités disponibles ont été affectées à des achats d’actifs financiers et immobiliers par les détenteurs de capitaux et au rachat de leurs propres actions par les entreprises. Il s’en est suivi une inflation du prix des actifs financiers et immobiliers alors que les prix des biens de consommation demeuraient stables toujours grâce à la modération salariale et aux importations en provenance des pays à bas salaires.

La résurgence de l’inflation

L’inflation a récemment resurgi sous la forme des hausses de prix sur les marchés de matières premières et de certains biens intermédiaires tels que les composants électroniques. Elle résulte d’un rebond exceptionnel d’activité consécutif à l’arrêt imposé par les contraintes sanitaires et de la persistance de goulets d’étranglement le long des chaînes mondiales d’approvisionnement que la guerre en Ukraine est venue exacerber[6].

Si ces hausses devaient être temporaires, elles ne se transmettraient pas nécessairement aux prix des produits finis car le plus souvent ces produits sont vendus sur des marchés à prix fixes, signifiant que les prix reflètent les coûts observés en moyenne sur une période assez longue, les coûts normaux, et non les fluctuations au jour le jour que l’on attribue à des phénomènes temporaires[7].

Cependant, les prix de certains produits de consommation courante, qu’il s’agisse de produits alimentaires ou de l’énergie, peuvent être, très vite et durablement, affectés par l’envolée des prix sur les marchés de matières premières, auquel cas la répartition des revenus sera elle-même affectée au détriment des ménages les plus pauvres. En outre, nombre d’entreprises dans différents secteurs, du fait de la hausse des prix des consommations intermédiaires, peuvent être confrontées à un manque de trésorerie susceptible d’affecter la poursuite de leur activité. Enfin, des recompositions de l’appareil productif impliquant investissements et relocalisations sont envisagées en réponse aux tensions inflationnistes dans le but pour les entreprises d’éviter de subir à l’avenir les effets de goulets d’étranglement. Cela semble être le cas pour les semi-conducteurs pour lesquels un plan européen est d’ores et déjà acté.

L’impact de la transition écologique et de la révolution digitale 

La résurgence de l’inflation intervient dans un environnement caractérisé par la transition écologique et la révolution digitale qui sont à l’origine d’un processus de destruction créatrice dont la conséquence est la formation de déséquilibres sur différents marchés. D’anciennes activités entrent en déclin et de nouvelles doivent se développer. D’un côté les entreprises font face à des chutes de demande qui les conduisent à licencier, de l’autre elles doivent augmenter leurs prix pour faire face aux hausses de coûts liées à l’ampleur des investissements à effectuer. Le secteur automobile confronté au passage du véhicule thermique au véhicule électrique est emblématique de cette évolution.

Une stagflation, mélange de hausse du chômage et de hausse des prix, n’est pas à écarter. Elle serait le fruit d’une dispersion accrue des demandes et offres excédentaires alors que prix et salaires sont plus flexibles à la hausse qu’à la baisse[8]. Elle persisterait si les ajustements de l’offre et de la demande dans les différents secteurs étaient bloqués ou ralentis faute d’investissements suffisants en capital physique et capital humain avec pour conséquence de peser négativement sur les gains de productivité et les taux de profit attendus.

Cette situation s’apparente à celle des années 1970 quand précisément la hausse des prix des matières premières a conduit à des restructurations industrielles visant à économiser les ressources et pour ce faire à redéfinir les modes de production. La réponse consistant à stimuler la consommation globale n’a fait, à cette époque, que renforcer les tendances inflationnistes sans résorber les poches de chômage alors qu’était en cause une défaillance de l’offre et donc de l’investissement dans les nouveaux domaines d’activité. Il a bien fallu alors retenir comme seul objectif l’éradication de l’inflation avec comme conséquence de contraindre les salaires réels mais aussi l’investissement, ce qui était, d’une certaine manière, accepter la défaite en renonçant à s’interroger sur les voies et moyens de la restructuration du tissu productif.

Le risque de dérive inflationniste

Aujourd’hui, les pressions sur les cours de toutes les matières premières vont persister voire s’amplifier car leurs marchés vont rester durablement déséquilibrés : dans le domaine des énergies fossiles où la demande reste élevée alors que les investissements sont en recul, dans celui des matières premières exigées par la transition énergétique, dans celui des productions agricoles soumises aux aléas climatiques. Sans compter les raretés induites par les embargos, voulus ou subis, liés aux événements géopolitiques. En outre, les coûts de construction des nouvelles capacités requises par la transition seront élevés et en partie répercutés sur les prix des produits. Enfin, des tensions salariales peuvent apparaître dans les pays où le taux de chômage est faible d’autant que l’offre de travail dans les métiers nouvellement demandés y est encore limitée, sans toutefois que l’on puisse s’attendre à une spirale inflationniste dans le contexte institutionnel actuel.

D’un autre côté, la persistance d’un excès d’épargne reflétant aussi bien le peu de confiance des plus riches dans l’avenir prenant la forme d’achats d’actifs existants que la hausse de l’épargne de précaution des plus modestes maintient une pression déflationniste.

L’impasse monétaire

Si l’inflation devait persister et s’amplifier, il y a peu de doute que le débat vieux de cinquante ans resurgirait et que serait accusée une politique budgétaire et monétaire trop accommodante justifiant une hausse des taux d’intérêt. La situation des États-Unis pourrait donner lieu à pareil revirement[9]. L’erreur serait, pourtant, de s’en tenir à la dimension globale du phénomène et d’ignorer la nécessaire adaptation sectorielle de l’offre aux nouvelles conditions de croissance.

De fait, une politique monétaire fortement et rapidement restrictive aurait pour effet un effondrement des marchés financiers et un alourdissement du coût des dettes publiques en outre différencié suivant les pays créant une difficulté particulière au sein de la zone euro. Cela comprimerait la demande globale, nuirait à la croissance, sans résoudre aucun des déséquilibres sectoriels et des goulets d’étranglement qui caractérisent la mutation structurelle de l’économie. Les pressions inflationnistes seraient contenues mais au prix d’une pénalisation des investissements productifs, d’une hausse du taux de chômage et de retards pris dans les mutations structurelles.

L’impasse dans laquelle se trouve la politique monétaire vient de ce qu’elle ne peut avoir pour but de combattre une inflation qui peut s’avérer utile si elle reste modérée et favorise les ajustements structurels. Il revient alors aux Banques Centrales et notamment à la Banque Centrale Européenne de s’en tenir à préserver la stabilité financière en prévenant des hausses de taux d’intérêt malencontreuses[10]. La stabilisation de l’économie au sens large ne dépend pas de la contrainte monétaire globale. Ce qui importe c’est la façon dont les contraintes de financement vont jouer sur l’allocation du capital.

Les moyens d’une transition réussie

Le scénario favorable est celui dans lequel seraient engagés les investissements en capital physique et en capital humain nécessaires pour que les ajustements structurels puissent prendre place et les déséquilibres sectoriels (excès d’offre et de demande) soient en voie de résorption. La tenue de ce scénario dépend du comportement des pouvoirs publics, des intermédiaires financiers et des entreprises.

Les pouvoirs publics doivent créer un environnement favorable à la mise en œuvre des mutations structurelles par le moyen de l’investissement public, de la réglementation, des subventions et de la taxation. L’objectif est de mobiliser les ressources publiques disponibles pour orienter les décisions d’investissement vers les nouvelles activités dont le développement est requis par la transition écologique et la révolution digitale. Ce choix ne dispense pas de devoir affronter des difficultés à court terme pouvant impliquer de recourir temporairement à des contrôles de prix et à des subventions aux ménages.

Le système financier doit être régulé et organisé de telle manière à ce que les détenteurs de capitaux s’engagent sur des volumes importants pour des durées longues permettant de sécuriser les investissements innovants des entreprises[11]. En effet, si l’offre de financement ne suffit pas à créer une incitation à investir, le type d’investissement effectué dépend de la structure de cette offre de financement, autrement dit du degré de patience des détenteurs de capitaux. Ce qui, à n’en pas douter, pose le problème du positionnement et du rôle des banques comme de la place des marchés financiers[12].

Les entreprises doivent pouvoir faire des anticipations fiables leur permettant de s’engager dans des investissements longs, ce à quoi doivent concourir l’action publique et le comportement des détenteurs de capitaux, mais pas seulement. Des formes d’entente entre entreprises aux activités aussi bien concurrentes que complémentaires sont nécessaires qui doivent faire l’objet de l’attention des autorités de la concurrence qui doivent en apprécier la pertinence au regard de l’objectif d’innovation. Il devrait en être de même pour les aides publiques.

Si un tel scénario pouvait prévaloir, l’économie serait maintenue dans un corridor de stabilité. Une inflation modérée pourrait perdurer jusqu’à ce que les nouvelles capacités de production deviennent opérationnelles. L’excès de l’épargne sur l’investissement pourrait être résorbé. Une hausse progressive du taux d’intérêt serait en phase avec la hausse du taux de croissance elle-même associée à une hausse des profits tirés des investissements à long terme.

L’Union Européenne est confrontée à une difficulté spécifique dans la mesure où les effets structurels des tensions inflationnistes varient d’un pays à l’autre alors que l’exigence de convergence est plus forte que jamais. Non seulement la Banque Centrale Européenne doit prévenir les différences de taux d’intérêt entre les pays membres de la zone euro, mais un plan budgétaire commun visant à soutenir l’investissement doit pouvoir être mis en place de même qu’il faut envisager des avancées dans les domaines bancaire et financier.

Conclusion

Mieux gérer la poussée inflationniste requiert d’échapper aux dichotomies entre inflation par la demande et inflation par l’offre, entre inflation temporaire et inflation durable dont le défaut est de faire fi des transformations structurelles et des déséquilibres sectoriels dans la genèse et le développement des tensions inflationnistes. Prendre ainsi le contrepied d’une analyse trop exclusivement macroéconomique conduit à se garder de politiques globales restrictives, notamment monétaires, et à accepter la complexité d’un phénomène auquel il importe de répondre en mobilisant plusieurs instruments tant au niveau macro que microéconomique : one size does not fit all. L’objectif est de résorber les déséquilibres sectoriels et de maintenir l’économie dans un corridor de stabilité en donnant aux entreprises les moyens de s’adapter aux nouvelles donnes. Gouvernance des entreprises, organisation et réglementation du système financier, politique industrielle et politique de la concurrence, gestion budgétaire entrent en jeu en vue de soutenir les investissements à long terme porteurs de mutations technologiques[13]. À défaut d’une transition réussie, qui réduirait la dispersion des déséquilibres de marché et maintiendrait l’inflation à un niveau modéré, le risque est réel de voir l’économie osciller entre une envolée du taux d’inflation et une forte récession induite par des politiques restrictives, et l’Union Européenne osciller entre divergence et convergence de performances nationales indexées sur les capacités d’adaptation aux changements structurels.


[1] Sur ce point voir N. Georgescu-Roegen, 1976, « Structural Inflation Lock and Balanced Growth » in Energy and Economic Myths, New York, Pergamon Press.

[2] Sur ce point voir D. Heymann et A. Leijonhufvud, 1995), High Inflation, Oxford, Oxford University Press

[3] M. Friedman, 1968, « The Role of Monetary Policy », American Economic Review, n° 58, pp. 1-17.

[4] Voir sur ce point A. Leijonhufvud, 1981, « Costs and Consequences of Inflation » in Information and Coordination, Oxford, Oxford University Press, p. 256-261.

[5] Voir sur ce point R. J. Gordon, 2015, « Secular Stagnation : A Supply-Side View », American Economic Review, vol. 105, n° 5, pp. 54-59. L. H. Summers, 2015, « Demand Side Secular Stagnation », American Economic Review, vol. 105, n° 5, pp. 60-65.

[6] La situation de 2021 est documentée dans « Supply Bottlenecks: Where, Why, How Much, and What Next ? » IMF Working Paper, European Department, WP/22/31.

[7] De fait il existe deux types de marchés, les marchés à prix fixes sur lesquels les stocks effectifs sont inférieurs ou supérieurs aux stocks désirés et garantissent la relative viscosité des prix et les marchés de matières premières industrielles ou agricoles à prix flexibles sur lesquels les stocks effectifs incluant les stocks des négociants sont égaux aux stocks désirés ce qui explique la forte volatilité. Voir sur ce point J. R. Hicks,1974, The Crisis in Keynesian Economics, Oxford, Blackwell.

[8] Cette analyse a été développée dans les années 1970 par J. Tobin (1972), Inflation and Unemployment, American Economic Review, n° 62, pp. 1-18) et J.-P. Fitoussi (1973), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[9] La poussée d’inflation aux États-Unis a entraîné la Réserve fédérale à augmenter en mars, pour la première fois depuis 2018, son taux directeur et à annoncer d’autres augmentations dans un futur proche sans craindre un ralentissement excessif de l’économie, ni une correction forte sur les marchés financiers.

[10] Voir sur ce point X. Ragot et alii, « Guerre en Ukraine : quels effets à court terme sur l’économie française ? », OFCE Le Blog, 2022.

[11] La notion d’engagement se substitue ici à celle de contrôle des managers exécutifs conformément à l’analyse développée par C. Mayer, 2013, Firm Commitment, Why the Corporation Is Failing Us and How to Restore Trust in It, Oxford, Oxford University Press.

[12] Voir sur ce point J.-L. Gaffard et J.-P. Pollin, 1988, « Réflexions sur l’instabilité des économies monétaires », Revue d’Économie Politique, vol. 98, n° 5, pp. 599-614.

[13] Cet ensemble de questions est traité dans J.-L. Gaffard, M. Amendola et F. Saraceno, 2020, Le temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob.




La guerre en Ukraine infléchit-elle la politique monétaire des banques centrales ?

par Christophe Blot

La fin de l’année 2021 avait été marquée par une préoccupation croissante des banques centrales concernant l’inflation[1]. L’invasion de l’Ukraine par la Russie peut-elle modifier le discours et les décisions à venir concernant l’orientation de la politique monétaire alors que les tensions sur les prix se sont intensifiées ? En effet, au mois février, le taux d’inflation atteignait 5,9 % dans la zone euro et 7,9 % aux Etats-Unis[2], dépassant ainsi largement la cible de 2 % retenue par la BCE et la Réserve fédérale. Les réunions de politique monétaire du mois de janvier suggéraient une augmentation prochaine des taux aux États-Unis et probable d’ici la fin de l’année dans la zone euro[3]. Qu’en est-il aujourd’hui ? La guerre entre la Russie et l’Ukraine a non seulement bousculé la situation géopolitique mais devrait affecter l’économie mondiale accentuant les pressions inflationnistes, réduisant le pouvoir d’achat des ménages et provoquant une augmentation de l’incertitude. Enfin, le risque d’un défaut souverain de la Russie pourrait également raviver les tensions financières, en particulier via un effet de risque de contagion dans les pays émergents. Dans ce nouveau contexte, on aurait pu s’attendre à une prudence accrue et un discours plus attentiste comme suggéré dans ce post de Xavier Ragot. Pourtant, ni la BCE lors de sa réunion du 10 mars, ni la Réserve fédérale le 16 mars n’ont infléchi leur discours. Les banques restent concentrées sur l’inflation.



Comme indiqué dans la déclaration introductive de la conférence de presse qui s’est tenue le 10 mars, Christine Lagarde a reconnu les nombreuses incertitudes liées aux répercussions économiques du conflit. Mais elle soulignait également la solidité de la reprise économique avec une croissance qui atteindrait 3,7 % en 2022 et 2,8 % en 2023 en zone euro selon l’Eurosystème. Ces prévisions ont été révisées à la baisse depuis décembre 2021 de 0,5 et 0,1 point respectivement. Pourtant, la BCE a décidé de mettre fin plus rapidement au programme d’achats d’actifs (APP) puisqu’ils diminueraient progressivement, en terme net, pour atteindre 10 milliards en juin. Au-delà, « le calibrage des achats nets pour le troisième trimestre dépendra des données et reflétera l’évolution de notre évaluation des perspectives ». Dit autrement, les achats nets devraient cesser sauf dans l’éventualité d’une très forte réduction de l’inflation et des anticipations d’inflation[4]. Rappelons qu’en décembre 2021, il était envisagé que les achats effectués dans le cadre de l’APP se poursuivent jusqu’au troisième trimestre 2022[5]. De fait, à court terme, le choc de l’invasion russe en Ukraine se traduira bien par une inflation plus élevée, alimentée en particulier par une hausse du prix de l’énergie mais aussi de certaines denrées alimentaires. Ainsi, les anticipations d’inflation de la BCE ont été révisées à la hausse : 5,1 % en moyenne sur 2022 contre une prévision de 3,2 % en décembre 2021. Faut-il en déduire que la BCE envisage une remontée prochaine des taux ? Le communiqué de presse publié lors de la précédente réunion du 3 février indiquait : « Le Conseil des gouverneurs s’attend à ce que les achats nets se terminent peu de temps avant de commencer à relever les taux directeurs de la BCE ». Sous l’hypothèse d’un arrêt des achats d’actifs dorénavant prévu en juin, cette probabilité deviendrait plus élevée. Il faut cependant nuancer puisque dans sa déclaration du 10 mars, il est précisé que « tout ajustement des taux d’intérêt directeurs de la BCE aura lieu quelque temps après la fin de nos achats nets dans le cadre de l’APP et sera progressif ». L’arrêt des achats est certes avancé mais la hausse des taux n’interviendrait plus « peu de temps après » mais « quelque temps après ». Cette possibilité reste donc largement envisagée sans pour autant que l’on puisse affirmer qu’elle est plus forte aujourd’hui qu’à l’issue de la réunion du 3 février. D’ailleurs, à un journaliste posant explicitement la question de savoir si le « quelque temps après » excluait la possibilité d’une hausse de taux cette année, Christine Lagarde a répondu qu’aucune action n’était écartée et que la communication de la BCE avait pour objectif de se donner le plus d’options possibles. Il reste que la BCE semble bien mettre l’accent sur l’inflation. Au-delà du choc inflationniste de court terme, la BCE porte son attention sur l’inflation à un ou deux ans puisque c’est l’horizon auquel une décision de politique monétaire affecte la dynamique des prix. Plus que l’inflation de 2022, c’est l’anticipation d’inflation pour 2023 et 2024 qui sera déterminante pour le scénario de taux. Si l’inflation converge durablement vers la cible de 2 % ou dépasse cette valeur, la BCE ne manquerait pas de remonter les taux jugeant que le besoin de soutien monétaire s’estompe[6]. Selon les dernières prévisions, la BCE prévoit une inflation à 2,1 % en 2023 et 1,9 % en 2024, soit des niveaux proches de la cible (graphique 1).

Avec une inflation proche de la cible, une croissance robuste et un chômage en baisse, la perspective d’une normalisation de la politique monétaire peut sembler appropriée. Il faut cependant noter que la hausse de l’inflation est en grande partie tirée par l’évolution des prix alimentaires et de l’énergie. En dehors de ces deux composantes, la BCE anticipe une inflation de 1,8 % en 2023 et 1,9 % en 2024[7]. Dans ces conditions, la BCE se trouve dans une situation de dilemme avec un choc se traduisant par une hausse de l’inflation mais une baisse probable de la croissance qui pourrait retarder le retour de la croissance vers son potentiel[8]. Si l’inflation reste essentiellement tirée par les prix de l’énergie et alimentaires, la hausse des taux serait peu efficace pour la réduire alors qu’elle accentuerait le choc négatif sur l’activité. Même si l’objectif prioritaire de la BCE reste l’inflation, un durcissement de la politique monétaire n’a d’intérêt que s’il permet d’atteindre cet objectif. Dans le contexte actuel, la BCE devra trouver le bon dosage entre la lutte contre le risque d’emballement de l’inflation lié à des éventuels effets de second tour et le risque de casser la reprise.

De ce point de vue, la situation américaine est différente même si comme dans la zone euro, les membres du FOMC ont révisé à la baisse la prévision de croissance américaine pour 2023 et à la hausse, la prévision d’inflation. L’économie américaine serait probablement moins exposée au choc de la guerre. La différence principale avec la zone euro tient cependant au niveau et à la nature de l’inflation. De fait, l’évolution de l’inflation ne résulte pas uniquement des tensions sur les prix de l’énergie puisque le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation sous-jacent augmentait de 6,4 % en février contre 2,7 % dans la zone euro. Par ailleurs, les indicateurs de salaires suggèrent aussi une accélération reflétant des tensions sur le marché du travail américain et donc un risque de surchauffe bien plus élevé que dans la zone euro, ce qui justifierait une action plus rapide et probablement plus forte de la Réserve fédérale[9]. Il n’est donc pas surprenant que les membres du FOMC se soient largement prononcés pour une hausse du taux des fonds fédéraux d’1/4 de point lors de la réunion qui s’est tenue le 16 mars[10]. Cette remontée du taux de politique monétaire avait été implicitement annoncée lors de la précédente réunion et largement anticipée. Le mouvement pourrait même s’accélérer puisqu’à l’issue de la réunion du FOMC prévue le 15 juin, selon les FED watchers le taux atteindrait 1,25 % avec une probabilité de 55 % et 1,5 % avec une probabilité de 33 % (graphique 2)[11]. Pour autant, même si la hausse des taux semble plus justifiée aux États-Unis, il reste que la Réserve fédérale devra aussi tenir compte de l’incidence des taux d’intérêt sur la dynamique de la dette à moyen terme. Le niveau de dette publique (130 % en 2021 contre 109 % en 2019) nécessite probablement une coordination étroite des politiques monétaire et budgétaire pour concilier les objectifs de lutte contre l’inflation, de maintien de la croissance et de désendettement public progressif. Comme le rappelle Gilles Dufrénot, la réduction de la dette après la Seconde Guerre mondiale s’est accompagnée d’une stratégie de taux réels bas[12].


[1] Voir le post de l’OFCE du 20 janvier 2022.

[2] Le déflateur de la consommation, indicateur suivi par la Réserve fédérale, augmentait de 6,1 % en glissement annuel en janvier 2022.

[3] Notons qu’au Royaume-Uni, l’inflation de janvier s’élevait à 5,5 % et la Banque d’Angleterre avait déjà relevé par deux fois son taux d’intérêt directeur.

[4] Les flux d’achats d’actifs réalisés par la BCE dans le cadre du programme APP conduisent à une augmentation de la taille du bilan. L’arrêt d’un programme n’implique pas un arrêt des achats mais seulement la fin de l’augmentation de la taille du bilan. Ainsi, la BCE remplace les actifs qui arrivent à échéance par des achats qui permettent de stabiliser le bilan.

[5] En décembre 2021, la BCE envisageait des achats nets à hauteur de 30 milliards au troisième trimestre 2022.

[6] On peut effectivement imaginer qu’étant donné le niveau actuel des taux, une faible remontée ne contribuerait pas à freiner l’activité mais se traduirait pas un moindre soutien.

[7] Rappelons que depuis le mois de juillet 2021, la BCE a communiqué une nouvelle cible d’inflation qui est de 2 % contre « proche mais inférieure à 2 % » auparavant. La mesure de l’inflation reste cependant bien l’inflation mesurée par l’IPCH, soit un indicateur qui inclut les prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Voir Blot, Bozou et Hubert (2021) pour plus de détails.

[8] En effet, les banques centrales réagissent généralement à l’écart entre l’inflation et sa cible et à l’écart entre le niveau d’activité et le PIB potentiel. Ainsi, une croissance rapide n’indique pas que l’activité dépasse son potentiel. En effet, selon l’OCDE, cet écart de croissance serait toujours négatif en 2023 (-0,3 %). Cette estimation ne tient cependant pas compte de l’impact du choc économique lié à la guerre entre la Russie et l’Ukraine.

[9] Voir Domash et Summers (2022) pour une analyse plus approfondie des tensions sur le marché du travail américain. Bien que le taux de chômage n’ait pas encore retrouvé son niveau de début 2020, d’autres indicateurs tels que le taux de démission et le taux d’emplois vacants témoignent de tensions plus fortes.

[10] Tous les membres sauf un ont voté en faveur de cette hausse et la voix dissonante s’est prononcée pour une hausse d’1/2 point.

[11] Une réunion est également prévue le 4 mai avec une anticipation de hausse de taux de 0,25 point avec une probabilité de 58 % et de 0,5 point avec une probabilité de 42 %, à cette occasion.

[12] Voir Reinhart et Sbrancia (2015) pour une analyse plus détaillée de la réduction de la dette publique après 1945 dans les pays industrialisés.




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 2 – 11 février 2022

Intervenants : Olivier COSTA (Cevipof), Francesco MARTUCCI (Université Paris 2) et Xavier RAGOT (OFCE)

Plan de relance européen et gouvernance économique de l’UE

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.



Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

* * *

La perspective économique (Xavier Ragot)

Xavier Ragot, président de l’OFCE, expose l’hypothèse selon laquelle l’inflexion de la gouvernance économique de la zone euro de 2015 ouvre un nouveau paradigme de la coordination par les institutions.

Du début des années 2000 jusqu’au tournant de 2015, la coordination économique de la zone euro relevait essentiellement de la règle. De la violation en 2003 des règles budgétaires européennes par la France et Allemagne à la crise des dettes souveraines du début de la décennie 2010, la gouvernance de la zone euro connaît un processus de complexification des règles de coordination, avec l’apparition de la notion d’output gap, puis l’adoption des dispositifs du two pack, du six pack et du traité budgétaire (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance -TSCG) dont découle l’inscription des règles budgétaires européennes – à commencer par la « règle d’or » qui interdit tout déficit structurel supérieur à 0,5% du PIB – dans les constitutions nationales (la France optant pour une loi organique).

Le bilan du résultat économique de cette coordination par les règles (austérité généralisée de la zone euro et divergence avec la zone nord-américaine) a poussé la Commission européenne à adopter une nouvelle interprétation du Pacte de stabilité qui de facto modifie le cadre réglementaire budgétaire européen[1]. En adoptant une lecture flexible du Pacte de stabilité, la Commission européenne se donne à elle-même une marge substantielle d’interprétation du Pacte, ce qui l’autorise à intégrer dans sa panoplie la notion d’investissement (plans d’investissement) et les politiques de soutien à la demande. D’autre part s’engage un processus d’institutionnalisation de la coordination de la zone euro, avec la création du Comité budgétaire européen (European Fiscal Board), du Mécanisme européen de stabilité (MES), les conseils nationaux des finances publiques (en France, le Haut conseil des finances publiques), le projet SURE de réassurance des systèmes nationaux d’assurance-chômage, le « plan batteries » etc. La zone euro connaît une véritable dynamique de surinstitutionnalisation : elle passe d’une coordination par les règles à une coordination par les institutions – ce que d’aucuns analysent comme une victoire de la conception française. Sauf que ce nouveau paradigme de la coordination par les institutions, qui fractionne les responsabilités de la coordination en une pluralité d’acteurs institutionnels, n’a pas été pensé dans ses conséquences systémiques. « Aujourd’hui, on a des institutions sans pensée », pourrait-on dire.

Cela appelle à une prise de recul pour penser la nouvelle architecture de coordination de la zone euro – plutôt que de se focaliser sur ses implications concrètes. Le rôle de l’économiste est alors d’identifier les déséquilibres structurels qui nécessitent des efforts institutionnels : quelle sont les institutions minimales pour assurer la survie de la zone euro ? Certains avancent l’idée d’un budget (car il ne saurait y avoir de monnaie sans budget, de zone monétaire sans transferts budgétaires), d’où le plan de relance européen – et ses transferts inédits au profit de l’Italie notamment. Sauf que le budget est un élément d’économie politique, mais pas d’économie. Une autre approche consiste à penser la zone euro sans transferts massifs entre pays, grâce à un budget contra-cyclique. En effet, sur le plan macroéconomique, l’Italie, à l’économie en voie de nécrose (déclin structurel de sa productivité) mais jouissant d’une balance commerciale positive soutenue par un secteur exportateur solide, ne nécessite pas en soi, sur un plan strictement économique, de renflouement budgétaire. Les transferts massifs du plan de relance européen vers l’Italie obéissent ainsi à une logique politique (risque populiste), mais pas économique. Quant à la France, à la balance commerciale structurellement négative, elle souffre – pour partie – de la grande modération salariale allemande, ce qui pose la question d’une coordination par les institutions des marchés du travail européens.

La perspective juridique (Francesco Martucci)

Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas, partage l’idée que nous serions passés d’une discipline par les règles à une discipline par les institutions, avec l’apparition d’un nouveau tournant en 2020-21, à la suite du tournant de 2015. Dès les années 2010, la tendance à l’institutionnalisation a été renforcée par les modifications apportées au pacte de stabilité, à commencer par l’internalisation de la règle disciplinaire européenne avec le pacte budgétaire (TSCG).

D’un point de vue juridique, on reste à un degré de normativité faible (avec des règles d’objectifs) ce qui, paradoxalement, conduit à renforcer le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Au début de la troisième phase, la Cour de justice n’a que peu de prises. Son arrêt de 2004 a ainsi laissé une large marge d’appréciation aux institutions de l’UE dans la mise en œuvre des règles budgétaires européennes[2]. S’il revient de jure au Conseil de décider, c’est de facto la Commission européenne qui est l’acteur essentiel, avec l’Eurogroupe. Le régime juridique budgétaire européen s’est progressivement complexifié au fil des ajustements apportés en réponse aux crises et difficultés, avec le Semestre européen censé donner un certain cadre à un ensemble certes disparate, mais fondé sur la discipline budgétaire par le droit (article 126 TFUE).

Après les crises des années 2010, la Cour de justice a choisi un rôle décisif en libérant le choix politique de la contrainte juridique. Si celle-ci rappelle l’objectif supérieur de la stabilité au moyen de la discipline par le marché (articles 123 et 125 TFUE), elle a avalisé la possibilité d’une assistance financière et d’achats de titres de dettes par la Banque centrale européenne (BCE) sur le marché secondaire[3]. Les protestations de la Cour constitutionnelle allemande à l’encontre de ce qu’elle estime être un dévoiement des traités européens (la CJUE n’aurait pas suffisamment contrôler les mesures « non conventionnelles » de la BCE au regard des limites fixées dans les traités)[4] n’auront finalement pas débouché sur une crise constitutionnelle. Le programme « PSPP » (Programme d’achat de titres publics) de la BCE sera jugé in fine valide par la Cour constitutionnelle allemande, après que la BCE a fourni des éléments de justification de sa politique monétaire devant le Bundestag[5]. De ce tableau d’ensemble ressort l’idée que la CJUE retient la solution d’une règle d’habilitation, en lieu et place d’une règle de limitation des choix de politique monétaire.

Quant au plan de relance européen, et plus spécifiquement la facilité pour la reprise et la résilience qui prévoit des transferts sous forme de subventions aux montants inédits, il faut souligner le nouveau fondement juridique de l’article 122 TFUE, c’est-à-dire le principe de solidarité entre États membres cette fois-ci explicitement affirmé[6]. Plus encore, la base juridique de la facilité pour la reprise et la résilience est l’article 175 TFUE, c’est-à-dire la politique de cohésion économique, sociale et territoriale – qui s’applique ici à l’échelle nationale. Si les sommes allouées au titre de subventions ne sont finalement pas si énormes (rapportées au PIB de l’UE), le changement de paradigme est indéniable.

La perspective politiste (Olivier Costa)

Olivier Costa, directeur de recherche au Cevipof, souligne trois aspects du plan de relance européen au prisme de transformations plus larges. Premièrement, l’intégration européenne s’opère principalement au fil des crises – même si cela a toujours été plus ou moins le cas, à l’exception notable de l’Acte unique européen ou du projet de traité constitutionnel européen. L’intégration européenne suit alors une logique de subsidiarité : les responsables politiques n’activent le niveau européen qu’en cas de nécessité, sous la pression des événements, et toujours un peu à contrecœur. Ainsi, les multiples projets de transferts de compétences vers l’UE, qui remplissent les tiroirs des think tanks et des administrations, ne sont mis en œuvre qu’à la faveur d’un besoin de répondre à une crise (financière, sanitaire, géopolitique…). Il en va ainsi a fortiori pour les sujets qui touchent au cœur des compétences nationales, comme la compétence budgétaire. La crise du Covid-19, à l’instar des crises précédentes, fait sauter certains verrous « psychologiques » en matière budgétaire et rend, par exemple, possible le chemin vers une dette mutualisée.

On parle alors de « moment hamiltonien », en dressant le parallèle avec l’histoire des débuts des Etats-Unis d’Amérique, quand la confédération américaine se mue en fédération au travers de la création d’une dette fédérale, d’un trésor et d’une citoyenneté fiscale fédérale. Avec le plan de relance européen, l’UE semble accéder à l’union de transferts fondée sur la solidarité, ce qui engagerait en toute logique un renforcement des pouvoirs du Parlement européen. Mais au-delà de l’enthousiasme qui entoure le plan de relance européen, celui-ci est-il réellement le signe d’un moment hamiltonien pour l’Europe ou bien un instrument fonctionnel et éphémère pour résoudre une crise majeure ? Les arguments en faveur d’un moment hamiltonien sont les suivants : la logique d’effet-cliquet selon laquelle les nouveaux acquis se pérennisent ; l’évolution de l’opinion publique, qui ne perçoit plus l’UE comme la source de l’austérité mais comme une entité qui distribue de l’argent selon une logique de solidarité et d’investissement, au moyen de subventions aux montants inédits ; le Green Deal qui amorce une logique de politique industrielle européenne longtemps attendue. Mais des contre-arguments existent : le plan de relance n’aurait été adopté que pour surmonter des difficultés techniques (notamment les limites juridiques posées par la Cour constitutionnelle allemande, qui contraignent l’action de la BCE) ; l’idée de ressources fiscales propres est un vieux serpent de mer ; le plan de Hamilton (l’Assumption Plan) concernait la reprise de l’ensemble des dettes de guerre passées des Etats fédérés, alors que le plan de relance européen n’a trait qu’à des dettes futures, laissant inchangées le niveau actuel d’endettement (et les écarts préoccupants en la matière) des Etats membres de l’UE ; les volumes budgétaires du plan de relance européen demeurent insuffisants pour espérer produire un véritable effet contra-cyclique, à la différence du gigantesque plan américain et des plans nationaux des Etats membres de l’UE.

Deuxièmement, l’UE démontre sa capacité à faire primer la volonté politique sur le droit, même si l’habillage de cette volonté reste juridique. L’intégration européenne a, depuis l’origine, et parce qu’une intégration proprement politique n’était pas envisageable, procédé par le droit : il s’agissait de conduire des politiques essentiellement économiques au moyen d’instruments essentiellement juridiques, pour servir un projet fondamentalement politique (intégrer le continent), qu’on ne pouvait assumer comme tel. Le plan de relance européen illustre une nouvelle fois la plasticité du droit européen qui s’adapte aux exigences politiques du moment. L‘UE, qui était réputée ne pas pouvoir s’endetter, le peut soudainement. Et quand il n’est pas possible d’agir dans un cadre strictement communautaire, l’UE prête en quelque sorte ses institutions à des initiatives intergouvernementales, pour développer des politiques qui ne sont pas à proprement parler des politiques de l’UE. Ainsi, on préserve une sorte d’illusion d’unité institutionnelle européenne, en attendant de pouvoir procéder à un travail d’unification juridique – comme ce fut le cas avec le traité de Lisbonne (2007) qui met fin à la structure en trois piliers. Le droit joue clairement ici le rôle d’instrument du politique.

Troisièmement, l’UE investit de plus en plus le terrain de la politique de puissance, avec l’idée qu’elle doit s’occuper de diplomatie et de défense. Ursula von der Leyen annonçait lors de sa prise de fonction que sa Commission serait « géopolitique ». En l’espace de quelques années, la sémantique européenne a intégré les notions d’autonomie stratégique et de souveraineté européenne. Cette mue de l’UE comme acteur stratégique constitue une inflexion substantielle vis-à-vis de l’esprit initial du projet d’intégration qui mettait à distance la dimension de puissance. Il faut dire que depuis, l’UE a dû faire le constat que ses valeurs, qu’elle considère comme universelles, ne se sont pas universalisées, et qu’elle doit donc défendre ses valeurs face aux autres acteurs géopolitiques. Ainsi, le plan de relance européen intègre pleinement cette dimension de politique de puissance en fléchant les fonds vers les secteurs stratégiques, cruciaux pour l’autonomie de l’Union (numérique, énergie, recherche…).

Cette nouvelle politique de puissance implique également une politique d’identité, car un acteur ne peut être stratégique sans définir son identité et affermir le sentiment d’un destin commun. Cette évolution est, elle aussi, à rebours de l’histoire de l’intégration européenne. Mais qu’est-ce que l’« européanité » ? Celle-ci se heurte à la difficulté de s’affirmer tant au niveau international, du fait du poids du remord colonial, qu’au niveau intra-européen, du fait du poids des identités nationales des Etats membres, et de la diversité des langues, des cultures, des perceptions. La Conférence sur l’avenir de l’UE vise à construire ce sentiment d’identité commune, en demandant aux citoyens de réfléchir aux valeurs et objectifs de l’Union. La nomination du grec Margaritis Schinas au poste de vice-président de la Commission européenne chargé des questions migratoires et de la promotion du mode de vie européen renvoie quant à elle à l’idée que l’affirmation d’une identité européenne passe par un contrôle assumé, voire une fermeture, des frontières de l’Union.

En l’absence de peuple européen, il est difficile d’affirmer l’Europe en tant que puissance. Parmi les solutions à cette absence et à la robustesse des identités nationales, qui ne se sont pas fondues dans un tout européen comme certains l’espéraient et ne le feront pas, l’idée de patriotisme constitutionnel européen suscite un intérêt renouvelé. Elle postule que l’attachement à des institutions, des valeurs et des objectifs partagés est à même de produire l’assise de légitimation nécessaire à l’affirmation de l’Union comme projet politique et comme puissance. La question de la conditionnalité du plan de relance européen en matière de respect des valeurs européennes, avec le bras de fer engagé entre Bruxelles, d’une part, et la Hongrie et Pologne, d’autre part, participe pleinement de ce patriotisme constitutionnel européen.

Les trois dimensions qui caractérisent l’évolution de l’intégration européenne au cours de cette dernière décennie sont ainsi la politisation des enjeux européens, la souveraineté internationale et l’identité européenne.

S’ensuit une discussion avec le public qui est publiée dans le compte rendu complet sous https://www.ofce.sciences-po.fr/seminaires/seminaires_cevipof.php


[1] Commission européenne, Utiliser au mieux la flexibilité offerte par les règles existantes, 13 janvier 2015, COM(2015) 12 final, <https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_15_3220>.

[2] Arrêt de la CJUE du 13 juillet 2004, Commission c/ Conseil, C-27/04.

[3] Arrêt de la CJUE du 11 décembre 2018, Weiss, C-493/17.

[4] Arrêt de la Cour constitutionnelle allemand du 5 mai 2020.

[5] Ordonnance de la Cour constitutionnelle allemande du 29 avril 2021.

[6] Article 122 TFUE : « 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie. 2. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise. »




Comment accueillir les réfugiés ukrainiens ?

par Gregory Verdugo

Une crise inédite

Depuis le début de la guerre en Ukraine, un nombre inédit de réfugiés ont afflué aux frontières du pays. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés recensait au 15 mars plus de 3 millions de réfugiés ayant franchi la frontière depuis le début de l’offensive russe le 24 février. En à peine trois semaines, le nombre de réfugiés surpasse les pics atteints sur une année entière au moment de la crise migratoire de 2015 et 2016. Il surpasse déjà le total de réfugiés qui ont suivi la guerre de Bosnie-Herzégovine dans les années 1993-1995.



Un statut spécifique

Afin d’empêcher de déposer une demande d’asile dans plusieurs pays européens, le règlement de Dublin III (2013) impose aux réfugiés de demander l’asile uniquement dans le premier pays par lequel ils sont entrés dans l’UE. Ce règlement vise à inciter les états frontaliers à mieux surveiller leurs frontières mais aussi à clarifier le pays responsable de l’examen de la demande d’asile et empêcher les tentatives d’« Asylum shopping ».  Lors de la crise migratoire de 2015, ce système avait fait peser de manière disproportionnée le poids de l’accueil des réfugiés sur les pays ayant une frontière méditerranéenne et qui se trouvaient sur la route des réfugiés syriens et afghans. Des pays comme la Grèce ou Malte ont vite été dépassés par le traitement des demandes d’asiles trop nombreuses pour leurs capacités.

Face au flux massif et rapide de réfugiés ukrainiens, l’Union européenne, consciente du caractère inadapté du règlement de Dublin, a réagi de manière inédite. La directive de protection temporaire, élaborée en 2001, a été pour la première fois activée le 4 mars 2022 à la suite de son adoption à l’unanimité par le Conseil des ministres de l’intérieur de l’UE sur proposition de la Commission.

La protection temporaire offre aux réfugiés ukrainiens un droit de résidence d’un an qui peut être prolongé jusqu’à trois ans. Au-delà du droit de séjour, la protection temporaire offre l’accès à l’éducation, qui est crucial étant donné le nombre de familles déplacées, et elle garantit l’accès à l’aide sociale et médicale et le droit au regroupement familial.

La protection temporaire simplifie l’accueil des réfugiés ukrainiens en évitant l’engorgement des systèmes de demande d’asile. Dans certains pays, le traitement des demandes d’asile pouvait durer plusieurs années avant qu’une réponse définitive soit obtenue. Même en cas de mise en place d’une procédure accélérée, il aurait été difficile d’éviter l’engorgement des services de demande d’asile et un allongement des délais de traitement face au nombre de réfugiés ukrainien. Or ces longs délais pénalisent les réfugiés. L’incertitude sur la possibilité de séjourner sur le territoire diminue, notamment les incitations à nouer des liens avec le pays d’accueil ou apprendre la langue (Hainmueller et al. 2016).

La protection temporaire a pour avantage d’autoriser immédiatement les réfugiés ukrainiens à accéder au marché du travail de l’Union. Dans l’Union européenne, seuls quatre pays autorisaient les demandeurs d’asile à accéder immédiatement au marché du travail. Les autres pays restreignaient l’accès à l’emploi sur des périodes comprises entre 2 à 12 mois et parfois même indéfinies. Des travaux récents ont montré que les interdictions de travailler sont particulièrement coûteuses, non seulement parce qu’elles ne contribuent pas immédiatement à l’économie, mais aussi parce qu’elles se traduisent par des effets négatifs persistants sur l’emploi ultérieur des demandeurs d’asile lorsque leur statut de réfugié leur est finalement accordé (Fasani et al. 2021).

Le défi de l’intégration économique

L’ampleur des futures arrivées et la durée du séjour des réfugiés dépendent de l’évolution du conflit et des perspectives économiques de l’Ukraine à l’issue du conflit. Même si tous les réfugiés ne voudront pas rester dans l’Union européenne, l’étendue des destructions déjà constatées suggère que les difficultés économiques du pays après le conflit pourrait inciter de nombreux réfugiés à prolonger leur séjour ou même s’installer. Le retour des réfugiés pourrait également être compromis par l’absence de sécurité dans certaines régions ou le pays entier. Il est donc vraisemblable qu’une partie des réfugiés séjourne de manière prolongée si ce n’est permanente dans l’Union européenne comme cela a été observé pour les réfugiés yougoslaves bien après la fin du conflit (Bahar et al., 2022).

L’intégration économique des réfugiés pose des défis spécifiques (Verdugo, 2019). La plupart des études suggèrent que les réfugiés ont, au moins initialement, plus de difficultés que les immigrés économiques à être employés et intégrés dans le marché du travail de leur pays d’accueil (Dustmann et al. 2017). En effet, les migrants économiques préparent leur migration et ceux qui migrent sont sélectionnés positivement, c’est-à-dire que ce sont les mieux préparés et les plus capables de réussir au sein de leur population d’origine qui tentent leur chance à l’étranger. Plus souvent que les réfugiés, les migrants économiques maîtrisent la langue du pays d’accueil et bénéficient de réseaux de solidarités qui les aide à s’intégrer économiquement (Borjas, 1987). Au contraire, la migration des réfugiés ne répond pas à des motifs économiques. Elle est subie afin d’échapper à l’insécurité physique et s’effectue dans l’urgence. Les réfugiés sont plus souvent des travailleurs dont les connaissances sont moins valorisables dans leur pays d’accueil (Chiswick, Lee et Miller, 2005).

D’un autre côté, contrairement aux migrants économiques, la possibilité de migration retour dans le pays d’origine des réfugiés est incertaine. Leur migration se place plus souvent sur un horizon plus long que celui des immigrés économiques, ce qui peut les inciter à nouer des relations bâties sur le long terme avec le pays hôte. Cortes (2004) constate ainsi qu’aux États-Unis, si les réfugiés rencontrent initialement plus de difficultés économiques, ils tendent à rattraper les migrants économiques à plus long terme.

Comment répartir les réfugiés

La charge de l’accueil des réfugiés a toujours été répartie de manière inégale (Huertas Moraga et Hagen, 2021). La crise ukrainienne ne fait pas exception. La plupart des réfugiés ukrainiens se trouvent actuellement dans les pays frontaliers de l’Ukraine et, à la date du 15 mars, plus de 60% se trouvent actuellement en Pologne. Comme lors de la crise migratoire de 2015, les pays de l’UE font face au défi de répartir leur accueil sur plusieurs pays afin d’éviter que le coût ne repose sur un petit nombre de pays dont la bonne volonté risque de s’épuiser.

Malgré l’adoption en 2015 d’un Agenda européen pour les migrations qui souligne les bénéfices de la coopération, les progrès ont été limités. Le pacte sur la migration et l’asile proposé par la Commission européenne en septembre 2020 doit encore être examiné par le Parlement et le Conseil de l’Union. Dans ce projet, la Commission européenne propose d’instaurer des quotas obligatoires basés sur le PIB et la taille de la population tout en introduisant de la flexibilité. Une proposition nouvelle est que chaque pays peut soit choisir d’accueillir des réfugiés, soit participer au coût du retour au pays des migrants dont la demande d’asile a été rejetée.

D’autres propositions innovantes circulent. Dans un article influent, Fernández-Huertas Moraga et Rapoport (2014) proposent également d’instaurer des quotas mais de les rendre échangeables au travers d’un marché de quotas entre pays de l’Union. Ainsi, si un pays veut réduire son quota et accueillir moins de demandeurs d’asile, il doit payer un autre pays pour qu’il en accueille davantage. Fernández-Huertas Moraga et Rapoport (2014) proposent également d’instaurer un système d’appariement afin de faire correspondre le désir des demandeurs d’asile aux préférences de chaque État. Dans ce système, les demandeurs d’asile expriment leurs préférences pour les pays, et les pays leurs préférences pour différentes catégories de demandeurs d’asile. Un algorithme d’allocation centralisé se chargerait d’allouer les demandeurs d’asile en prenant en compte leurs préférences et celles des pays. Si les gouvernements ont toujours été réticents à offrir plus de choix aux demandeurs d’asile, la Commission propose néanmoins de prendre en compte leur préférences et d’essayer de les accueillir dans les pays où ils ont des « meaningful links ».

Quel que soit le système qui sera mis en place pour les répartir, les réfugiés ukrainiens sous protection temporaire sont pour l’instant libres de se déplacer entre pays européens et ainsi de choisir leur destination préférée. Si des quotas d’accueil sont instaurés, leur effectivité est incertaine à moins de restreindre la mobilité des réfugiés. Or il apparaît difficile de déplacer les réfugiés de manière autoritaire dans des pays qu’ils n’ont pas choisi et où ils n’ont pas de liens et risquent d’avoir du mal à s’intégrer. À court terme, le plus crédible semble ainsi de combiner des dédommagements pour les pays qui accueillent le plus de réfugiés à des incitations à l’installation dans les pays n’en accueillant pas beaucoup.




Sortir l’investissement public de la cible de déficit en Europe sans perturber la politique monétaire : et si c’était possible ?

par Jérôme Creel

La complexité des règles budgétaires européennes, le nouveau contexte économique avec des écarts très substantiels par rapport aux cibles de déficit mais surtout de dette héritée du traité sur l’Union européenne, et les enjeux de l’atténuation du réchauffement climatique et de la digitalisation réclament sans aucun doute une revue complète du cadre budgétaire européen. Cependant, aucun consensus n’a jusque-là émergé, à la fois sur la nécessité de la réforme du Pacte de stabilité et de croissance et sur la forme qu’elle devrait éventuellement prendre. La raison en tient sans doute pour partie à la difficulté d’appréhender les conséquences concrètes qu’un changement des règles pourrait introduire, par exemple sur l’organisation des autres politiques européennes, au premier rang desquelles figurerait la politique monétaire de la Banque centrale européenne.

Parmi les voies envisageables de réforme budgétaire figure la règle d’or des finances publiques. L’idée de la voir s’appliquer dans l’Union européenne n’est pas nouvelle et la recherche académique autour de sa pertinence a été abondante. Cette règle qui justifie de laisser l’investissement public en dehors de la norme budgétaire à respecter pourrait, par ses effets sur l’activité, l’inflation et la dette publique, avoir une incidence sur la conduite de la politique monétaire dans la zone euro. La hausse de l’investissement contribuerait-elle, par exemple, à augmenter un peu plus l’inflation, obligeant alors la Banque centrale européenne à intervenir ?

Sans évoquer explicitement l’application d’une règle d’or, le comité budgétaire européen a rappelé en juin 2021 que la logique ayant concouru à l’adoption des règles budgétaires sur les déficits et la dette publics en Europe s’inscrivait dans une réflexion sur la nature des interactions stratégiques entre politiques budgétaires et monétaires en Europe. L’argument avancé est le suivant : ces deux types de politique étant supposées poursuivre des objectifs distincts peuvent se trouver en situation de substituabilité stratégique (ou de jeu stratégique de « poule mouillée ») : chaque politique, en poursuivant son objectif, réagit aux conséquences de l’autre politique sur cet objectif en surenchérissant. In fine, la politique monétaire ayant pour objectif de stabiliser les prix devient d’autant plus restrictive que la politique budgétaire est expansionniste ; symétriquement, la politique budgétaire ayant pour objectif de renforcer l’activité est d’autant plus expansionniste que la politique monétaire est restrictive. L’imposition de règles budgétaires et la primauté accordée à la stabilité des prix dans le mandat de la banque centrale indépendante permettent d’échapper à cette surenchère de politiques économiques puisque les gouvernements voient leurs marges de manœuvre limitées. Il s’ensuit un équilibre conservateur : l’objectif de stabilité des prix l’emporte sur l’objectif d’activité. Le comité budgétaire européen rappelle cependant que la crise de Covid-19, inédite, a contribué à la complémentarité stratégique entre les politiques budgétaires et monétaires : dotées d’un objectif commun – la sortie de crise –, elles ont vu leurs effets renforcés par leur coordination. Lorsque la crise sera passée, les deux joueurs, les gouvernements d’un côté et la BCE de l’autre, reprendront leurs objectifs distincts d’avant la crise (voir aussi l’analyse de la BCE et la précision exprimée en fin de page 74).

Il m’a semblé que l’on pouvait utilement s’inspirer de ces réflexions sur les interactions stratégiques entre politiques monétaires et budgétaires européennes pour discuter des inconvénients potentiels d’adopter une règle d’or, en supposant que l’adoption d’une telle règle contribue effectivement à l’augmentation de l’investissement public. Si investissement public et politique monétaire s’avèrent être des substituts stratégiques, l’adoption d’une règle d’or des finances publiques pourrait s’interpréter comme une situation inférieure à l’équilibre institutionnel précédent (règles budgétaires sur le déficit total et primauté de l’objectif de stabilité des prix pour la banque centrale) : le changement de règle budgétaire obligerait, par exemple, la politique monétaire à surenchérir en augmentant ses taux d’intérêt après une hausse de l’investissement public du fait des tensions inflationnistes qu’il aurait engendrées. Pour échapper à la surenchère de politiques économiques, il faudrait associer à l’adoption de la règle d’or des finances publiques une coordination plus étroite entre les politiques budgétaires et la politique monétaire qui complexifierait peut-être un peu la gouvernance économique européenne. À l’inverse, si l’investissement public et la politique monétaire s’avèrent être des compléments stratégiques, l’adoption d’une règle d’or des finances publiques en Europe pourrait s’interpréter comme renforçant la stabilité économique et comme étant supérieure à l’équilibre institutionnel précédent. Il y aurait là un argument supplémentaire à l’adoption d’une règle d’or des finances publiques en Europe.

Dans un article paru récemment, j’ai donc étudié la substituabilité ou la complémentarité stratégique entre politique monétaire et investissement public, afin de mieux cerner leurs besoins de coordination dans l’Union européenne, a priori plus élevés en cas de substituabilité stratégique qu’en cas de complémentarité stratégique. Pour cela, j’ai utilisé un modèle vectoriel-autorégressif en panel en données annuelles entre 1995 et 2020 pour l’ensemble des pays de l’Union européenne à 27. L’exercice reste exploratoire, le modèle sous-jacent est réduit à 4 variables (taux d’intérêt de long terme, taux d’inflation, investissement public et dette publique) et ses résultats ne doivent pas être surestimés. Ils témoignent cependant d’une situation assez intéressante (voir figure ci-dessous) : un choc sur l’investissement public n’a pas d’impact défavorable sur l’inflation et ne fait pas remonter les taux d’intérêt.  Pour l’expliquer, on peut arguer du fait que l’investissement a à la fois un effet favorable sur la demande et sur l’offre. Dans le même temps, la hausse des taux d’intérêt ne conduit pas à une modification de l’investissement public, tout cela dans le cadre budgétaire européen actuel.

Ces résultats empiriques tendent à montrer qu’investissement public et politique monétaire ont jusque-là agi de manière complémentaire, ce qui pourrait alors justifier de relâcher les contraintes pesant sur les politiques budgétaires. Cela ne devrait cependant pas se faire sans un contrôle régulier des liens entre politique monétaire et investissement public dans le nouveau cadre budgétaire et sans une coopération politique renforcée sur la nature des investissements publics effectivement réalisés.




Guerre en Ukraine : quels effets à court terme sur l’économie française ?

par Xavier Ragot, avec les contributions de Céline Antonin, Elliot Aurissergues, Christophe Blot, Eric Heyer, Paul Malliet, Mathieu Plane, Raoul Sampognaro, Xavier Timbeau, Grégory Verdugo.

L’objet de cette analyse est de fournir une première discussion de l’effet de la guerre en Ukraine sur l’économie française. Une telle évaluation est bien sûr incertaine car elle nécessite une prévision de l’évolution diplomatique et militaire. En particulier, les hypothèses sur les sanctions et réactions de politiques économiques sont essentielles.

Si des conséquences perçues comme négatives sont identifiées, cela ne doit pas être lu comme une critique de ces choix politiques mais comme une contribution à la meilleure manière de limiter les effets négatifs.



Ce document est volontairement synthétique et fait référence aux travaux pertinents pour un approfondissement. Des travaux en cours préciseront les analyses et la quantification.

L’effet de la guerre en Ukraine affectera l’économie française par 11 canaux.

I – Le choc économique : les effets de court terme

  • 1) Le premier effet est bien sûr la facture énergétique de la France

L’augmentation du prix du gaz et du pétrole réduira le pouvoir d’achat des ménages et augmentera le coût de production des entreprises. Le prix du gaz est la première inconnue. La moyenne des prix quotidiens sur 2019 était de 14,6 €/MWh, avant de baisser à 9,6 €/MWh en 2020 du fait de la pandémie. Le prix du MWh a atteint 210 euros le 10 mars 2022 !  Ce niveau si élevé ne va pas durer. Prendre un niveau de 100 €/MWh est une hypothèse réaliste et qui constitue une multiplication par 6 du prix par rapport à 2019. Ensuite, la hausse du prix du gaz ne va pas immédiatement se reporter sur la facture des ménages car de nombreux contrats sont à terme (Antonin, 2022) et la régulation du prix du gaz par le gouvernement va lui faire porter une partie de la facture énergétique. Cependant, la hausse du prix sur les importations sera payée par des agents domestiques.

Les importations françaises de gaz étaient de 632 TWh en 2019 et 533 TWh en 2020, année de ralentissement de l’activité. Il faut cependant considérer les importations nettes qui sont inférieures. Le coût des importations nettes de gaz en 2019 était de 8,6 milliards d’euros. Les importations de 2022 seront marquées par un possible ralentissement de l’activité mais aussi par un stockage de gaz. Pour 2022, une hypothèse considérant le niveau des importations nettes de 2019 est une base de travail. En appliquant une hausse de 85 €/MWh, on aboutit à un surcoût de l’ordre de 40 milliards si la hausse devait durer une année. Si une telle hausse devait durer, elle va générer des effets de substitution à moyen terme, discutés plus loin.

Le prix du pétrole est tout aussi difficile à prévoir car il dépend du comportement d’acteurs stratégiques, comme l’OPEP. Le cours du baril de pétrole Brent oscillait entre 60 et 70 dollars en 2019. Il est monté à 133 dollars le 8 mars avant de redescendre à 114 dollars après une annonce de hausse de production de l’OPEP. Autant que le gaz, le prix du pétrole dépendra des sanctions contre la Russie ; il représentait de l’ordre de 10% des achats de brut en France en 2020 et constitue 4,8% des réserves mondiales connues en 2019. On peut considérer un prix moyen de 110 dollars (ou 100 euros ce qui est en cohérent avec les analyses de l’analyse EIA). En 2019, la facture en pétrole brut de la France était de 21,8 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 13,3 milliards d’euros de produit raffinés. À demande inchangée, en prenant ces mêmes montants, on aboutit à une facture pétrolière totale de 58,5 milliards d’euros soit un surcoût  de 24 milliards d’euros. Le taux de change euro/dollar va se modifier dans la crise, avec une probable dépréciation de l’euro difficile à estimer à ce jour. De ce fait, on conservera un taux de change constant à 1,1.

Une telle hausse va nécessairement générer des efforts de substitution et de réduction des importations. Pour l’économie allemande, ces effets sont étudiés (avec les références sur les mesures) par Bachman et al. (2022) qui ne se concentrent que sur les effets de substitution. Utilisant la littérature (Ladandeira et al., 2017), ils retiennent une élasticité de -0,2. Dans le cas d’une réduction de la quantité de gaz et de pétrole, quelle est la capacité résiduelle des entreprises à produire ? La réponse à cette question dépend de l’hypothèse de substitution de l’énergie à d’autres facteurs. Suivant des hypothèses, toutes réalistes, l’estimation va pour l’Allemagne de 0,7 point de PIB à 2,5 points de PIB, voire plus par les seuls effets d’offre.

Pour la France, un exemple concret de substitution serait la réduction du chauffage : une baisse de 1° de chauffage conduit à une réduction de 7% de la consommation de gaz, ce qui permettrait de réduire la consommation de gaz de 4,2 Mds de m3 alors que la consommation de gaz de la Russie est de 14,7 Mds de m3.

Le tableau suivant résume des estimations du surcoût liée à la hausse des prix sous différentes hypothèses. 

Le tableau montre l’incertitude de l’estimation suivant la durée de la hausse et l’hypothèse de substitution partielle à court terme. Un surcoût de 64 milliards d’euros est proche de 3 points de PIB, ce qui serait un choc important sur l’économie française. Une durée de 6 mois avec un comportement de substitution aboutit à un choc d’un point de PIB. On voit ici que l’incertitude politique est majeure.

  • 2) Effet macroéconomique de la hausse du coût de l’énergie

Les effets premiers de la hausse du prix de l’énergie sont une baisse du pouvoir d’achat pour les ménages, un renchérissement du coût de production des entreprises et un coût pour l’État du fait des prix réglementés. L’effet sur la croissance passe par des mécanismes complexes. Comme mentionné plus haut, il passe par des effets de substitution mais aussi par la diffusion des prix de l’énergie aux prix de production et aux salaires.

L’OFCE a estimé les effets macroéconomiques d’une hausse du prix de l’énergie de 3 manières différentes. En utilisant deux modèles macroéconomiques tout d’abord, le modèle emod.fr aussi utilisé en prévision, le modèle Threeme, décomposant les consommations énergétiques par secteur (Antonin, Ducoudré, Péleraux, Rifflart, Saussay, 2015). Une autre stratégie a été d’utiliser de l’économétrie possiblement non linéaire (Heyer et Hubert, 2016 et Heyer et Hubert, 2020). Il faut noter que ces derniers travaux incluent les possibilités de substitution mesurées par les élasticités mentionnées plus haut.

Les résultats sont les suivants. Dans l’approche utilisant les modèles, une hausse durable du prix du pétrole de 10 dollars entraîne de 0,1% à 0,15% de croissance du PIB en moins et une inflation de 0,6% la première année. Pour l’approche économétrique, une hausse du prix de pétrole de 10 dollars réduit la croissance de 0,2% et conduit à une hausse de l’inflation de 0,4% avec un effet plutôt linéaire et un effet maximal après quatre trimestres.

Du fait de la taille du choc, il est difficile de savoir s’il faut considérer les fourchettes hautes du fait des non-linéarités ou les fourchettes basses du fait de l’effort accru de substitution et de baisse du taux d’épargne. De plus l’estimation est faite pour le pétrole et non pour le gaz. Pour cette raison, on considèrera ces effets moyens, sans chercher à maximiser la chute du PIB. Ainsi, une hausse de 40 dollars (par rapport à la situation de 2019) que l’on augmente proportionnellement pour tenir compte de la hausse du prix du gaz, conduit à une chute du PIB de l’ordre de 2,5 points de PIB dans la fourchette haute et une hausse de l’inflation de 3% à 4%. Ce montant correspond à un multiplicateur du choc négatif sur les dépenses énergétiques de -1. À comportement des entreprises inchangé et politiques publiques inchangées, cette baisse du PIB se traduit par une baisse du même ordre de l’emploi marchand, de l’ordre de 600 000 emplois (en variante par rapport à un environnement sans guerre). Dans la fourchette basse (durée courte et substitution), on obtient une chute du PIB cinq fois moindre à 0,5 point de PIB.

Cette estimation ne tient pas compte à ce stade de l’effet du conflit sur les autres matières premières, les céréales ou encore les métaux précieux qui sont du second ordre par rapport au prix de l’énergie et discuté par la COFACE.

  • 3) Canal de l’incertitude

La modélisation de l’effet de la guerre en Ukraine dépend fortement de la réaction des ménages et des entreprises à l’incertitude générée par la guerre. Dans un tel environnement, le taux d’épargne devrait augmenter à moyen terme (après d’éventuels achats de produits de première nécessité), ce qui aggraverait l’ampleur de la récession. Cependant, après la crise de la Covid-19, les ménages ont en France un surcroît d’épargne de 12% du revenu annuel (166 milliards d’euros, OFCE Policy Brief n° 95) dans lequel ils pourraient piocher pour payer la facture énergétique additionnelle sans modifier les habitudes de consommation. Cette attitude dépend de manière cruciale de la perception de la durée du choc. Un choc perçu comme très persistent peut conduire à une hausse additionnelle de l’épargne.

L’attentisme des entreprises conduit à un recul de l’investissement (avant de connaître la dynamique des marchés). Pour les entreprises, la période de forte incertitude de la Covid-19 a été marquée par une bonne tenue des investissements, en partie explicable par le soutien public (OFCE Policy Brief n° 95).

Le troisième effet du canal de l’incertitude est l’accroissement de l’épargne de précaution et la recherche de la sécurité dans l’épargne. De ce fait, l’épargne va plus s’orienter vers des actifs sûrs, parmi lesquels les dettes publiques, et le taux d’intérêt réel sur la dette publique française peut baisser. Après l’éclatement du conflit, les taux ont effectivement baissé en Allemagne (0,20 point), aux États-Unis (0,15), en France (0,20), en Italie (0,35) ou en Espagne (0,2). À plus long terme, l’évolution des taux dépendra de la perception de la politique de la BCE dont on parle plus loin. La recherche d’actifs sûrs va aussi faire chuter les bourses et conduire à des effets négatifs sur la richesse financière, modifiant peu la consommation en France.

  • 4) Effets redistributifs.

La hausse de prix de l’énergie affecte différemment les ménages et de manière disproportionnée les ménages les plus pauvres qui ont des taux d’épargne les plus faibles (Malliet, 2020).

Il existe une grande hétérogénéité dans la structure de la dépense en produits énergétiques. Selon les données de l’enquête Budget des familles 2017 menée par l’Insee, 10 % de la dépense de consommation des ménages du 1er décile s’oriente vers l’électricité, gaz et autres combustibles pour le logement et vers les carburants pour le transport. À l’autre bout de l’échelle des niveaux de vie, les ménages appartenant au 10e décile consacrent moins de 7 % à ces dépenses. Par ailleurs, Malliet (2020) montre qu’il subsiste une forte hétérogénéité dans la structure de consommation de ces produits à l’intérieur même des déciles. Il existe une part non négligeable de la population fortement exposée à certains prix énergétiques, ce qui nécessite de mobiliser des dispositifs ciblés qui devraient tenir compte d’une exposition extraordinaire à certains biens pour lesquels il existe peu de substituts facilement mobilisables en absence d’investissements conséquents pour les foyers.

L’aspect anti-redistributif d’une hausse du prix de l’énergie conduit donc à une baisse marquée de la consommation des ménages qui ont le taux d’épargne le plus faible. Cet effet, en plus du canal de l’incertitude, conduit à une baisse de la demande agrégée et de l’activité. Une compensation de la perte du pouvoir d’achat induite par la hausse du prix du pétrole et gaz à 30% est donc de 20 milliards dans la fourchette haute.

  • 5) Effets financiers déstabilisateurs

En plus de l’effet moyen sur les taux d’intérêt, les sanctions contre la Russie qui conduisent à exclure certaines banques du système Swift conduit des banques russes à la cessation de paiement. Le gel des avoirs de la banque centrale russe conduit à des difficultés qui vont probablement conduire à un défaut explicite sur la dette publique russe (une première depuis 1998) si le conflit continue encore quelques semaines. Selon les agences de notation le risque d’un défaut souverain est imminent. Un décret permet déjà d’envisager le remboursement de la dette publique à certains pays en roubles. Le risque de défaut sur la dette russe s’approche de 1 (mesuré par les CDS) et les évaluations des sanctions sur la dette russe varie d’une chute de 7,5% à 10% du PIB en 2022 (Coface). On observe un accroissement des risques sur les dettes turques et sud-africaines.

L’exposition des banques et des fonds d’investissement français et européens au risque russe (public et privé) est difficile à estimer du fait de possibles effets de contagion. Le montant de la dette publique extérieure est cependant faible, estimé à 60 milliards de dollars. On peut faire confiance à la BCE pour intervenir en cas de hausse de l’instabilité financière cependant le risque d’une dynamique moindre du crédit est probable.

Le graphique suivant représente l’exposition au risque russe par pays, mesurée par la position consolidée des résidents sur les actifs russes (données Banque des règlements internationaux).

On voit que la France à une exposition élevée de 22%, comme l’Italie. Cette exposition cache cependant des possibles effets de contagion de crises financières.

II – Réaction de la politique budgétaire

L’activité économique après un tel choc dépendra de la réponse budgétaire et monétaire.

  • 6) Accueil des réfugiés

Tout d’abord si le but premier de l’accueil des réfugiés n’est évidemment pas économique, cela génèrera des dépenses probablement financées par de la dette qui aura un effet sur l’activité. L’expérience de la dernière crise des réfugiés en 2016 conduit à une première estimation. Comme le note Jean Pisani-Ferry, suivant les analyses de l’UNHCR, l’accueil de 750 000 réfugiés en 2016 par l’Allemagne a conduit à un effort budgétaire de 9 milliards d’euros. On peut donc estimer à 10 milliards d’euros par million de réfugiés. Pour une estimation de 4 millions de réfugiés (sachant le nombre actuel est environ à 2,5 millions), cela conduit à un coût temporaire de 40 milliards pour l’Europe, ce qui est peu à l’échelle de l’Europe mais énorme pour les pays accueillant le plus de réfugiés comme la Pologne.

La question centrale est cependant l’organisation du soutien à ces millions de réfugiés. Grégory Verdugo discutait des enjeux d’un asile européen dès 2019 ainsi que l’intégration des réfugiés. Il est noté que l’effet de long terme de la migration est positif, même si les réfugiés actuels sont essentiellement des femmes et des enfants. Bien sûr ces considérations économiques ne sont pas centrales dans le choix de soutien aux réfugiés.

  • 7) Soutien aux ménages les plus fragiles

Comme il a été noté, la hausse du prix de l’énergie et des prix alimentaires est fortement anti-redistributive, affectant plus que proportionnellement les ménages les plus pauvres. Pour cette raison, pour pallier la hausse de l’inflation fin 2021, l’État français a mis en place une indemnité inflation et un renforcement exceptionnel du chèque énergie de 100 euros pour un coût total estimé à 4,4 milliards d’euros (3,8 et 0,6 milliards). Le gouvernement a annoncé des dépenses pour compenser la hausse de l’énergie, de 24 milliards soit environ 1 point de PIB. C’est l’ordre de grandeur de l’accroissement de la facture pétrolière, sans tenir compte de la hausse du prix du gaz. Le Policy Brief de l’OFCE sur le pouvoir d’achat, à paraître le 17 mars, traite ces sujets.

Cette hausse des prix est un appauvrissement national (choc d’offre négatif) du fait de la dépendance domestique aux importations énergétiques. Une hausse des salaires comme réponse à de tels chocs n’est pas une bonne solution, cela conduisant à une hausse des prix et une inflation induite car les entreprises font elles-mêmes face à une hausse des coûts de production. De ce fait, le soutien aux ménages fragiles doit être budgétaire et non salarial. La faiblesse des taux d’intérêt sur les dettes publiques françaises ouvre un espace fiscal qui doit être utilisé temporairement.

  • 8) Investissement énergétique

La réduction de la dépendance au pétrole et au gaz russe (rendu obligatoire en cas d’embargo sur le pétrole et le gaz russe) conduit à des investissements supplémentaires. Le rapport récent de l’IAE pour annuler cette dépendance conduit à des mesures de sobriété mais aussi à des investissements nouveaux qui sont difficiles à chiffrer pour la France à ce jour.

  • 9) Dépenses militaires

La conséquence de la guerre en Ukraine sera la hausse des dépenses militaires. Ces dépenses entraîneront des investissements à moyen terme dont l’effet économique dépendra du financement (par dette ou impôt). L’Allemagne a annoncé une enveloppe de 100 milliards mobilisables à court terme. La France, quant à elle, a un niveau de dépenses militaires plus élevé et reste avec une politique d’accroissement des dépenses militaires de 3 milliards d’euros par an à ce jour.

  • 10) Europe et règle budgétaires européennes

La guerre en Ukraine va très probablement conduire à la suspension des règles budgétaires européennes encore un an de plus, jusqu’à 2024. La mobilisation d’un endettement commun européen est en discussion mais l’issue reste incertaine.

III – Banque centrale européenne et politique monétaire

  • 11) La BCE est dans une situation délicate, confrontée à une hausse des prix de l’énergie, à une baisse de l’activité et à des niveaux d’endettements publics élevés

Un élément mérite d’être clarifié : la hausse des prix de l’énergie augmentera certes l’indice des prix et donc les prix moyens, mais c’est d’abord un appauvrissement domestique. En d’autres termes, la BCE ne peut pas lutter contre cette hausse des prix induite par les prix de l’énergie (qui conduira par ailleurs les acteurs européens à trouver des dispositifs pour réduire leur dépendance énergétique). Cette hausse des prix engendrera de l’inflation si les salaires et les autres prix commencent à augmenter continument après cette impulsion initiale. En d’autres termes, la BCE doit lutter contre d’éventuels effets de second tour, pas contre les effets de premiers tours. Contrairement au choc des années 1970, il est peu probable que la hausse du prix de l’énergie conduise à une spirale inflationniste du fait de la désindexation des salaires. Le mode d’indexation du SMIC devrait cependant conduire à une hausse de ce dernier. Un effort budgétaire vers les personnes payées au SMIC pour compenser la hausse du coût de l’énergie rend cependant moins pertinente la hausse du salaire minimum induite par la hausse du prix de l’énergie à l’inflation.

Cependant, la difficulté actuelle est l’existence de certains effets de second tour à la sortie de la crise de la Covid-19 (indépendamment du prix de la guerre en Ukraine) car l’inflation sous-jacente est à 2,7% en février, supérieure à la cible de 2%. Il est donc important que l’absorption du choc du prix de l’énergie ne conduise pas à des hausses auto-entretenues de prix. 

Ensuite, la BCE devra gérer une nouvelle vague d’instabilité financière, avec des contagions possibles dans le système financier et la hausse des taux d’intérêt de certains pays.

Enfin, le plus probable est que la BCE mettra en œuvre des mesures d’accompagnement des politiques publiques. Il ne s’agit pas de conduire à une stimulation de la demande qui serait inappropriée dans un tel environnement mais d’éviter des hausses de taux d’intérêt dans certains pays, comme une certaine lecture de ses déclarations de la conférence de presse du 10 mars le laisse penser. En effet, la déclaration du jeudi 10 mars et la réduction du volume de rachats de titres vont de pair avec une déclaration vigoureuse de lutte contre la fragmentation de la zone euro et donc de lutte contre la hausse de spreads de taux d’intérêt qui pourrait déstabiliser les pays fortement endettés comme l’Italie. Notre lecture est donc plutôt une politique de réduction de risque de la BCE sans soutien à la demande, ce qui semble justifié pendant le conflit militaire.

Conclusion

La guerre en Ukraine est un choc de revenu massif conduisant, sans réponse publique, à une chute du PIB de 2,5% et à une hausse de l’inflation de 3 à 4% dans l’estimation la plus haute d’une hausse durable des prix, sans modifications des comportements mais sans tenir compte d’une instabilité financière. La fourchette basse d’un conflit court réduit ces effets de ¾ à une baisse inférieure à 1 point de PIB.

  • La hausse du prix de l’énergie conduit à des effets anti-redistributifs qui devraient conduire à une réponse budgétaire pour les plus pauvres.
  • De ce fait, un soutien public d’au moins 1 point de PIB est probable, limitant la chute du PIB mais poussant l’inflation dans la fourchette haute.
  • Des instabilités financières sont possibles, ce qui augmenterait substantiellement ces effets sans tenir compte bien sûr d’extension de la guerre en Europe hors de l’Ukraine, qui changerait complètement la méthode d’estimation.



Bilan humain de deux ans de pandémie à l’échelle de l’Union européenne

Sandrine Levasseur

Pandémie du grec pan (tout) et demos (peuple). Selon la définition du Larousse, la pandémie est une épidémie étendue à toute la population d’un continent, voire au monde entier.

Les deux ans de la pandémie offrent la triste occasion de réaliser un bilan humain de l’impact de la Covid-19 à l’échelle de l’Union européenne (UE). C’est aussi le moment de souligner les différences observées entre les États membres en termes d’incidence et de mortalité imputable à la Covid-19. Tout d’abord plutôt localisée à l’ouest de l’UE, la pandémie s’est peu à peu propagée vers l’est. Finalement, deux ans après le début de la pandémie, un groupe de pays semble se distinguer tout particulièrement, celui des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), très fortement touché par la pandémie bien que les États baltes pourraient être plus proches des pays nord-scandinaves, relativement épargnés par la pandémie. Enfin, il est possible de distinguer les pays du Sud, menés par l’Italie, où la pandémie a eu un effet non négligeable relativement aux pays restant de l’UE.



L’an I de la pandémie

Le 11 mars 2020, lorsque l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) déclare que la flambée de Covid-19 constitue une pandémie dont l’Europe est l’épicentre, l’Union européenne (UE) concentre à elle seule plus de 60 % des nouveaux cas recensés au niveau mondial[1]. En fait, à cette date, si tous les États membres sont touchés par la pandémie, l’Italie concentre 57,5 % des 21 695 cas recensés depuis le début dans l’UE. De même, l’Italie représente 87,5 % des 945 morts de la Covid-19 recensés dans l’UE. Rapportés à sa population, l’Italie comptabilise ainsi 206 cas de Covid-19 par million d’habitants contre 48 cas par million d’habitant, en moyenne, dans l’UE. L’Espagne est le deuxième pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 à la fois en termes absolus et relatifs, suivie des deux autres grands pays de l’UE (France et Allemagne). Comparés à leur population, le Danemark et la Suède recensent aussi un nombre important de cas de Covid-19 (respectivement 76 et 61 cas par million d’habitants).

L’autre fait marquant de ce début de pandémie, au-delà de cette hyper-concentration des cas et décès en Italie, est le fait que les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) sont très peu touchés par la Covid-19 : à la date du 11 mars 2020, seuls 299 cas de Covid-19 sont recensés dans les PECO (soit 3 cas par million d’habitants). La Slovénie, pays frontalier de l’Italie, est alors le PECO le plus touché par la Covid-19 avec 27 cas par million d’habitants. Un seul mort imputable au Coronavirus est recensé dans les PECO (en Bulgarie). Les données de surmortalité (voir encadré), qui présentent l’avantage de pallier les problèmes des cas de Covid-19 non déclarés et de tenir compte de la mortalité indirecte, confirment que les PECO ont été pendant quelques temps isolés de la pandémie (Graphique 1). En effet, jusqu’en mai 2020, la surmortalité imputable à la Covid-19 est inférieure à 2 % dans les PECO. En fait, c’est seulement à partir d’octobre 2020 que l’impact de la Covid-19 commence à être particulièrement notable dans les PECO : le taux de surmortalité atteint alors 10 %. En novembre 2020, il atteint un pic à 75 %. Tous les PECO sont alors fortement touchés par la pandémie, à l’exception notable de l’Estonie et aussi, mais dans une moindre mesure, de la Lettonie.

Au total, à la fin de l’année 2020, l’UE à 27 comptabilise un peu plus de 576 000 décès en excès ou « anormaux », dont presque 187 000 dans les PECO (Tableau 1). Autrement dit, les PECO comptabilisent presque 1/3 des décès anormaux alors que leur poids dans la population de l’UE est bien moindre, de l’ordre de 23 %. L’Italie reste le pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 en termes absolus ou relatifs : elle comptabilise un excès de mortalité de 107 600 personnes depuis le début de la pandémie, soit presque 19 % de l’excès de mortalité comptabilisé par l’UE pour un poids démographique dans l’UE de 15 %. La Pologne, avec 77 700 décès en excès, est devenu le deuxième pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 en termes absolus ou relatifs, devançant légèrement l’Espagne (77 500 décès en excès).

En résumé, à la fin de l’année 2020, si la pandémie est un problème pour tous les pays de l’UE, c’est un problème majeur pour l’Italie et c’est devenu un problème très important pour la plupart des PECO. Comparativement, cinq pays de l’UE – le Danemark, l’Irlande, la Finlande, la Lettonie et l’Estonie – sont relativement peu touchés par la pandémie.

La période allant de décembre 2020 à mars 2021 est marquée par le début et la montée en puissance de la vaccination contre la Covid-19. Au printemps 2020, les instances européennes avaient décidé que la procédure de contractualisation et d’acquisition des vaccins serait centralisée au niveau de l’UE de façon à ce que tous les pays de l’UE, quel que soit leur niveau de richesse, puissent offrir à leur population un accès au vaccin dans les mêmes conditions. À la fin décembre, les campagnes de vaccination débutent donc dans tous les pays de l’UE et, dans les mois qui suivent, on observe une même dynamique vaccinale dans presque tous les pays de l’UE, à l’exception notable de quatre d’entre eux – Lettonie, Bulgarie, Croatie et Luxembourg – où, à la date du 11 mars 2021, le nombre de vaccins inoculés en pourcentage de la population est très inférieur à 11 %, soit la moyenne observée aussi bien à l’ouest qu’à l’est de l’UE. Les données de personnes totalement vaccinées confirment qu’à cette date, en matière de vaccinations, aucun retard particulier n’est à noter dans les PECO, à l’exception des pays déjà mentionnés (Lettonie, Bulgarie et Croatie).

Les campagnes de vaccination débutent dans un contexte marqué par un certain reflux de l’épidémie. Malgré tout, les taux de surmortalité demeurent à des niveaux non négligeables : 17,5 % en janvier 2021 dans l’UE27 mais près de 25 % dans les PECO ; moins de 10 % dans l’UE27 en février 2021 mais encore 17,5 % dans les PECO (Graphique 1).

Le jour de l’An I de la pandémie, soit le 11 mars 2021, environ 119 millions de personnes dans le monde avaient contracté la Covid-19, dont 24 millions dans l’UE. En outre, on recensait dans le monde 2,7 millions de personnes décédées de la Covid-19, dont 570 500 dans l’UE. En proportion de sa population, l’UE est un peu moins touchée que les USA à la fois en termes de cas, de morts de la Covid-19 et de surmortalité.

L’an II de la pandémie

La seconde année de la pandémie est marquée par des campagnes vaccinales qui, à partir de l’été 2021, ralentissent dans la majeure partie des PECO. Ainsi, à la fin janvier 2022, au moment où sévit la cinquième vague, 54 % de la population est totalement vaccinée dans les PECO contre 76 % dans le reste de l’UE. C’est même moins de 30 % en Bulgarie (Graphique 2). Comparativement, les populations sont beaucoup plus vaccinées dans les pays du sud de l’UE : Portugal, Malte et Espagne ont un taux de vaccination qui dépasse les 80 % quand celui de l’Italie s’établit à 76,6 %. Les populations nord-scandinaves sont elles aussi plutôt vaccinées, y compris dans les États baltes que sont la Lituanie et la Lettonie où les taux de vaccination sont aux alentours de 70 %.

Ce ralentissement dans le processus de vaccination au sein des PECO intervient alors qu’une quatrième vague a été identifiée. Elle se concrétise, en septembre 2021, par une reprise des cas et des décès liés à la Covid-19 plus forte dans les PECO que dans le reste de l’UE. La surmortalité repart alors à la hausse dans les PECO (Graphique 1). À l’automne 2021, elle atteint des niveaux particulièrement élevés en Bulgarie et Roumanie où le taux de surmortalité s’établit, en moyenne, autour de 70 % de septembre à novembre 2021.

De façon plus générale, les taux de surmortalité observés depuis le début de la pandémie sont sans commune mesure entre les PECO (Estonie et Lettonie mises à part) et le reste de l’UE (Graphique 3). Evalué sur la période allant de mars 2020 à décembre 2021, le taux de surmortalité moyen approche les 30 % en Bulgarie contre environ 5 % en Suède, au Danemark et en Finlande.

Finalement, à la date du 31 décembre 2021, la surmortalité liée à la pandémie s’établit à plus d’1,2 million de personnes pour l’UE (Tableau 1). La Pologne, avec environ 194 000 décès en excès, est le pays de l’UE qui paie le plus lourd tribut à la pandémie, suivie par l’Italie qui en comptabilise environ 170 000[2]. Globalement, la surmortalité est évaluée à plus d’un demi-million de personnes pour les PECO, soit plus de 40 % des excès de décès de l’UE

Pour finir ce tableau statistique de l’impact différencié de la Covid-19 selon les pays, il peut être intéressant de comparer l’évolution de la surmortalité (qui, par définition, est une estimation) à celle des décès officiels de la Covid-19 (qui relève des déclarations et des stratégies de tests pouvant différer sensiblement d’un pays à l’autre). De mars 2021 jusqu’à ce que survienne la cinquième vague en décembre 2021, la surmortalité évolue, en moyenne, peu ou prou comme les décès liés à la Covid-19 dans l’UE hors PECO (Graphique 4). Si une même stabilisation du ratio est observée dans le même temps pour les PECO, la stabilisation s’opère à un niveau 50 % supérieur aux données officielles. Deux explications sont possibles : soient les PECO ont tendance, en moyenne, à sous-estimer systématiquement leurs décès dus à la Covid-19 (du fait d’une stratégie de tests insuffisante), soit les PECO enregistrent un nombre important de décès indirectement liés à la Covid-19 (du fait d’une mise sous tension des systèmes de santé). En fait, les deux explications sont vraisemblablement fondées.

Conclusion

Les facteurs explicatifs de l’incidence plus ou moins marquée de la pandémie selon les pays sont multiples et, souvent, interagissent de manière complexe.

Certains facteurs contribuent à favoriser ou à accélérer la pandémie sans pour autant être discriminants. Ainsi, la mobilité des personnes a favorisé la propagation du coronavirus mais, assortie de mesures telles que la distanciation sociale, la mise en quarantaine et la fermeture des frontières aux non-résidents, n’a pas forcément induit une flambée des cas de coronavirus. L’exemple le plus emblématique en la matière est le retour de plusieurs millions de travailleurs est-européens dans leur pays d’origine (notamment en Pologne, Roumanie et Bulgarie) en mars/avril 2020, à la suite des mesures de confinement mises en place dans des pays où sévissait le virus (notamment au Royaume-Uni, en l’Italie, en Espagne et Allemagne). Organisées et même institutionnalisées par les gouvernements des PECO, ces mobilités de personnes de l’ouest vers l’est de l’UE ne se sont pas traduites par un surcroît de mortalité dans les pays concernés par les retours (Graphique 1).

Ensuite, la mise en place de restrictions des libertés relativement strictes (e.g. confinements, fermetures des écoles et des magasins non essentiels, télétravail, etc.) a pu constituer une réponse à un nombre important et persistant de cas de Covid-19 (e.g. en Italie et Roumanie) ou au contraire viser à éviter l’entrée de la pandémie sur le territoire (cas des PECO lors de la première vague). Comparativement, certains pays ont instauré assez peu de restrictions des libertés sans pour autant enregistrer de flambée de cas de Covid-19 (e.g. les pays nord-scandinaves).

Des températures peu élevées qui, toutes choses égales par ailleurs, sont un facteur favorisant de la propagation du coronavirus n’ont pas non plus donné lieu à une flambée hors de contrôle des cas de Covid-19 dans les pays nord-scandinaves. L’une des explications en serait que, dans ces pays, le froid diminue spontanément le brassage social, les nord-scandinaves restant davantage chez eux comparativement aux personnes vivant sous des climats plus cléments.

À côté de ces différents facteurs explicatifs aux interactions complexes, la couverture vaccinale apparaît comme un véritable facteur discriminant en matière de mortalité. C’est en effet en 2021, notamment lors de la dernière vague (cf. tableau 1 et graphique 1), que les trajectoires de surmortalité des PECO s’écartent de celles du reste de l’UE, les PECO étant comparativement (et en moyenne) moins vaccinés contre la Covid-19 et plus touchés par la pandémie que le reste de l’UE. La faible couverture vaccinale dans les PECO trouve ses racines dans une grande défiance envers les vaccins et, plus généralement, envers l’autorité gouvernementale. Si cette défiance existe aussi dans le reste de l’UE – en témoignent les manifestations anti-passe vaccinal dans tous les pays de l’UE –, cette défiance est beaucoup plus marquée à l’est de l’Europe où les gouvernements peinent, plus de trente ans après la fin du joug communiste, à instaurer croissance économique et baisse des inégalités sociales. En Bulgarie, la forte instabilité gouvernementale n’a pas permis de mettre en place des politiques de communication expliquant les avantages et inconvénients de la vaccination contre la Covid-19. La forte présence des populations Rom dans certains pays de l’Est – jusqu’à 8 à 10 % de la population en Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Slovaquie – peut aussi expliquer la difficulté à obtenir une couverture vaccinale élevée, cette population bénéficiant généralement d’un faible suivi sanitaire. Notons que cette présence des populations Rom peut aussi expliquer une partie de la surmortalité observée dans ces PECO, ces populations souffrant davantage de co-morbidités (obésité, diabète et maladies cardio-vasculaires) dont on sait que ce sont des facteurs aggravant de la Covid-19.

Enfin, les systèmes de santé semblent constituer un autre facteur discriminant de l’impact de la Covid-19. Les PECO, mais aussi les pays du sud de l’UE, ont comparativement des secteurs de la santé moins bien dotés en ressources financières que les autres pays de l’UE. À titre d’exemple, les dépenses de santé par habitant dans les PECO atteignent, en moyenne, 43 % de celles réalisées dans le reste de l’Europe[3]. Dans les pays du sud de l’UE, les dépenses de santé par habitant sont certes plus élevées que dans les PECO, mais à seulement 63 % de celles réalisées dans le reste de l’UE. Enfin, sous l’effet de la fuite des cerveaux (brain drain), la sous-dotation en médecins est patente dans les PECO relativement à celle observée dans le reste de l’UE (respectivement 313 médecins pour 100 000 habitants dans les PECO contre 408 dans le reste de l’UE)[4]. Il est manifeste que certains systèmes de santé, y compris au sein des pays les plus avancés de l’UE, sont sous-calibrés pour faire face à la pandémie actuelle.

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Encadré : définition et mesures de la surmortalité

La surmortalité se définit comme l’excès de mortalité imputable à une « crise » (e.g. canicule, pandémie, guerre), c’est-à-dire une mortalité qui n’est pas attribuée aux causes traditionnelles (vieillissement, cancers, maladies cardio-vasculaires, accidents de la route, suicides, etc.).

Le problème du calcul de la surmortalité dans le cas de la Covid-19 est multiple. Certaines causes traditionnelles de décès peuvent être des facteurs favorisant et accélérant (e.g. vieillissement et co-morbidités liées aux maladies cardio-vasculaires et diabète). Ainsi certaines personnes testées et décédées de la Covid-19 seront déclarées – à juste titre – comme décédées de la Covid-19 mais, dans un autre contexte, seraient décédées de leur pathologie (ou d’une autre pathologie) quelques mois ou quelques années plus tard. Autrement dit, d’un point de vue statistique, (i) un nombre important de morts de la Covid-19 n’est pas nécessairement associé à une (forte) surmortalité et (ii) la surmortalité peut être ponctuelle et être suivie, quelques temps plus tard, d’une sous-mortalité. Pour illustrer le point (i), remarquons que peu de personnes sont décédées de la grippe saisonnière durant les hivers 2020 et 2021. Pour illustrer le point (ii), notons que la baisse de l’espérance de vie en 2004, due à la canicule du mois de juillet, a été suivie en 2005 par un « boom » de l’espérance de vie.

Un autre problème tient au fait que la pandémie s’est accompagnée de la mise en place de mesures sanitaires et de restrictions des libertés – plus ou moins strictes selon les pays – qui ont affecté les comportements et donc les causes de mortalité. Les mesures de distanciation sociale, l’usage des gels hydro-alcooliques et l’interdiction des rassemblements, la fermeture des écoles et le recours au télétravail, ont ainsi fait baisser de manière drastique certaines infections et donc certaines causes de mortalité au cours des deux années de pandémie. Et c’est sans compter la baisse de la mortalité par accident de la route lors du premier confinement. A contrario, les reports de certains diagnostics, traitements ou interventions chirurgicales observés lors des différentes vagues ont pu se traduire par une mortalité qui n’aurait pas eu lieu en temps normal.

En l’absence de données très fines et exhaustives sur les différentes causes de mortalité, à la fois avant et depuis la pandémie, le calcul de la surmortalité relève d’un travail d’estimation reposant sur des hypothèses de travail plus ou moins sophistiquées.

Depuis le début de la pandémie, trois principales bases proposent des séries de surmortalité avec de fréquentes actualisations et ce, pour un nombre relativement important de pays. Deux sont sous l’égide d’institutions internationales (Eurostat et l’OCDE) tandis que la troisième (OWiD) est le fait d’un travail joint des chercheurs de l’Université de Berkeley (USA) et du Max Planck Institute for Demographic Research (Allemagne)1.

La fréquence des données de l’OCDE et d’OWiD est hebdomadaire tandis que celle d’Eurostat est mensuelle.

Eurostat et l’OCDE calculent la surmortalité de manière très simple. Pour Eurostat, la surmortalité (mensuelle) est calculée comme l’excès de morts observés le mois m relativement à la moyenne des morts observés le mois m au cours des années 2016-2019. L’OCDE calcule la surmortalité (hebdomadaire) comme l’excès de morts observés la semaine s relativement à la moyenne des morts observés la semaine s au cours des années 2015-2019. Au-delà de la fréquence, ce sont bien plus les années de référence utilisées pour calculer la moyenne qui expliquent les différences de résultats observées entre Eurostat et l’OCDE : l’année 2015 ayant été une année à forte mortalité pour cause de grippe saisonnière2, les données de l’OCDE vont se traduire ceteris paribus par une plus faible surmortalité que celles d’Eurostat. Pour un échantillon de pays de l’UE comparable (tous les pays de l’UE ne sont pas membres de l’OCDE), la minoration de la surmortalité par l’OCDE ne dépasse jamais les 6 ou 7 % sauf pour un certain nombre de pays nord-scandinaves (Danemark, Finlande, Lituanie et Suède).

Les données d’OWid sont calculées avec deux hypothèses supplémentaires : elles sont ajustées au préalable des variations saisonnières de mortalité (e.g. on meurt plus en hiver qu’en été ceteris paribus) et des tendances annuelles de mortalité (e.g. les pays vieillissant connaissent une hausse de la mortalité ceteris paribus). Pour le reste, fréquence et période de référence sont identiques à celles de l’OCDE. Les deux hypothèses supplémentaires vont se traduire ceteris paribus par une mesure de surmortalité plus faible par les données OWiD que par celles de l’OCDE. Pour un échantillon de pays de l’UE comparable, la minoration de la surmortalité par l’OWiD peut être conséquente (jusqu’à 50 % pour l’Allemagne et 33 % pour la France) tandis qu’à la fois d’importantes majorations (Suède, Lettonie et Lituanie) ou minorations (Danemark) peuvent apparaître pour les pays nord-Scandinaves.

Bien que fournissant probablement une fourchette haute de la surmortalité imputable à la Covid-19, les données d’Eurostat nous semblent les moins discutables.

1 Les trois bases sont librement accessibles en ligne.

2 Quatre mois d’espérance de vie ont été perdues, en moyenne, dans l’UE27 entre 2014 et 2015.


[1] Les données de cas et de morts de la Covid-19 ainsi que celles de vaccinations proviennent d’OWiD. Les mesures de surmortalité proviennent d’Eurostat (voir encadré).

[2] Les estimations concurrentes de surmortalité (voir encadré) montrent que, dans tous les cas, l’excès de surmortalité s’établit à plus de 150 000 personnes à la fois en Pologne et en Italie.

[3] Sont considérées ici uniquement les dépenses de santé au titre de l’assurance publique et obligatoire. L’évaluation est en parité de pouvoir d’achat de façon à tenir compte des différentiels de prix entre les pays. Source : Eurostat.

[4] Source : Eurostat.




L’économie européenne sous présidence française

par Jérôme Creel

La nouvelle édition de L’économie européenne 2022 se concentre cette année sur les enjeux de l’après-crise de la Covid-19 pour le fonctionnement de l’Union européenne et principalement sur les questions budgétaires et monétaires. Elle éclaire ainsi quelques-uns des projets annoncés fin 2021 pour la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

Depuis le 1er janvier 2022, la France a pris la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne pour un semestre. À ce titre, la France va établir les objectifs à long terme de l’Union européenne et élaborer un programme définissant les thèmes et les grandes questions qui seront traités par le Conseil. Elle ne le fera cependant pas seule et pas seulement pour six mois car la règle en vigueur inscrite dans le Traité de Lisbonne depuis 2009 veut que chaque État membre présidant le Conseil de l’Union européenne établisse ses objectifs et le programme avec les deux autres États qui le précéderont ou lui succéderont dans ce rôle. La France formera ainsi un trio avec la Tchéquie et la Suède. La continuité des travaux du Conseil est donc assurée sur des périodes successives de 18 mois.



Toujours depuis 2009 et le Traité de Lisbonne, la présidence du Conseil de l’Union européenne se distingue de la présidence permanente du Conseil européen dont le rôle est principalement d’ordre administratif (préparation des Conseils) ou de représentation (lors des sommets internationaux). La présidence du Conseil de l’Union européenne conserve un rôle d’impulsion des travaux législatifs du Conseil tandis qu’elle partage avec la présidence du Conseil européen un rôle d’intermédiaire et de producteur de consensus entre les États membres, objectif devenu de plus en plus complexe et donc crucial, à réaliser au fil des élargissements de l’Union européenne.

La présidence française a ceci de particulier qu’elle précédera une période de vacance d’une année d’un représentant de la zone euro à la présidence tournante. Cela n’est sans doute pas sans importance dans le choix de la France de certains grands chantiers de réforme pour le premier semestre 2022, notamment celui du cadre budgétaire européen.

Les priorités de la présidence française se reflètent dans la devise qu’elle a adoptée : « Relance, Puissance, Appartenance » : la relance pour permettre à l’Union européenne de réussir les transitions écologique et numérique ; la puissance pour défendre et promouvoir les valeurs et les intérêts des Européens ; et enfin l’appartenance par la culture, les valeurs et l’histoire commune. Dans son discours du 9 décembre 2021 en vue de présenter les priorités de la présidence française, le Président de la République française, Emmanuel Macron, a défini trois grands axes autour desquels s’articuleront les activités de la présidence : mettre en œuvre un agenda pour une souveraineté européenne, bâtir un nouveau modèle européen de croissance et créer une Europe à taille plus « humaine » dont le point d’orgue pourrait être la conclusion de la Conférence sur l’avenir de l’Europe en mai 2022.

La défense de la souveraineté européenne consistera à maîtriser les frontières en poursuivant trois axes : la gestion des flux migratoires, la politique de défense et la stabilité et la prospérité du voisinage direct de l’Union européenne. La gestion des flux migratoires passera par un pilotage politique plus régulier de l’espace Schengen de libre circulation des personnes et par une meilleure organisation des flux migratoires extra-européens, notamment par l’harmonisation des règles en matière d’asile ou d’accompagnement des réfugiés ou des migrants. Sur les questions de défense, devenues sans doute plus urgentes après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la présidence française ambitionne de présenter l’état des menaces stratégiques qui pèsent sur l’Union européenne et d’aboutir, après les travaux menés depuis la présidence allemande notamment, à la définition d’une souveraineté stratégique européenne. Pour assurer une meilleure stabilité de son voisinage direct, principalement l’Afrique et les Balkans, la présidence française vise à intensifier les investissements européens, y compris dans les domaines de l’éducation, de la santé et du climat.

Du côté de l’agenda de croissance, la France poursuit les ambitions de la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen en faveur de la transition vers une économie bas carbone et vers la digitalisation et la création d’un marché unique du numérique. Pour cela, la présidence française souhaite parachever l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux. Elle envisage également que les règles budgétaires européennes accordent la priorité aux investissements nécessaires à l’achèvement de cette double transition. La présidence française souhaite aussi améliorer l’équilibre entre ambition climatique, justice sociale et maintien de la compétitivité. Pour cela, elle espère la mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et l’adoption de clauses de réciprocité (ou clauses miroirs) dans les exigences environnementales et sociales des futurs accords commerciaux. Enfin, la France veut contribuer à la création de « bons emplois », qualifiés, de qualité et mieux rémunérés. Sur le plan européen, cela passera par l’adoption des directives sur le salaire minimum en Europe et sur la transparence salariale pour renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes.

L’ouvrage L’économie européenne 2022, s’il cherche à analyser en priorité les enjeux de l’après-crise de la Covid-19 pour le fonctionnement de l’Union européenne, et principalement les débats budgétaires et monétaires qu’ils soulèvent, éclaire également certains projets de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

L’ouvrage présente tout d’abord un état des lieux conjoncturel de la zone euro. Coordonné par Christophe Blot, le chapitre expose les conditions de la reprise économique en 2022, notamment le maintien de conditions monétaires souples et le renoncement à l’austérité budgétaire précoce dans un contexte sanitaire en voie d’amélioration. L’incertitude prévaut cependant quant à l’intensité de la reprise attendue, et ce d’autant plus désormais qu’à la crise sanitaire succède une crise géopolitique majeure sur le continent européen.

L’ouvrage dresse ensuite un premier bilan du nouvel outil de gestion Next Generation EU (par Caroline Bozou, Jérôme Creel et Francesco Saraceno). Ce programme européen est dédié à la reprise et à la résilience après la crise de la Covid-19. Le chapitre présente les différentes innovations du programme, ses effets économiques attendus et les conséquences qu’elles pourraient avoir sur l’intégration budgétaire future des États membres.

Le chapitre suivant (par Christophe Blot, Caroline Bozou et Jérôme Creel) revient sur la révision stratégique de la Banque centrale européenne intervenue en juillet 2021. Le chapitre discute des raisons qui doivent inciter les banques centrales à revoir leur stratégie de politique monétaire à intervalles réguliers. Il présente ensuite les différents éléments de cette révision en mettant l’accent sur la définition de la cible d’inflation avant d’exposer des stratégies de révision alternatives qui tolèreraient des écarts plus durables et plus importants de l’inflation à sa cible.

Le quatrième chapitre (par Lucrezia Reichlin, Giovanni Ricco et Matthieu Tarbé) s’interroge sur la nature des relations entre politique monétaire et politique budgétaire : complémentaires afin de poursuivre les mêmes objectifs ou substituables car poursuivant des objectifs distincts ? Dans le premier cas, le besoin de coordination est généralement moins grand que dans le second. Le chapitre montre qu’avec l’avènement des politiques monétaires non conventionnelles, les besoins de coordination se sont plutôt renforcés, un point à garder à l’esprit dans les réformes à venir du cadre budgétaire européen.

Les deux chapitres qui suivent (l’un par Jérôme Creel et Xavier Ragot, l’autre par Xavier Timbeau) reviennent sur plusieurs changements structurels qui modifient la réflexion sur les règles budgétaires européennes : la montée importante des dettes publiques nationales, les charges d’intérêt au plus bas et l’émission d’une dette européenne commune. Le premier des deux chapitres expose les nombreuses propositions de réforme. Dans ce contexte inédit, deux voies de réforme du cadre budgétaire européen semblent souhaitables : l’une, radicale, avec le passage d’une coordination par des critères numériques à une coordination politique des politiques budgétaires, et l’autre, plus incrémentale, avec des règles assouplies associées à la pérennisation de NGEU. Le deuxième chapitre utilise la modélisation Debtwatch pour quantifier l’impact de différents scénarios de réduction des dettes publiques en Europe. La réduction des dettes imposerait à une bonne partie des États membres de la zone euro une austérité longue et peu compatible avec les autres objectifs à moyen et long terme, et ce sans gain économique véritable par ailleurs.

Le septième chapitre (par Catherine Mathieu) présente un bilan de l’application de l’accord du 24 décembre 2020 entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sur le commerce de marchandises, la pêche, les services financiers, et l’Irlande du Nord. Les indicateurs suggèrent que le Brexit a eu un impact sur l’économie britannique qui reste cependant difficile à distinguer de celui du choc provoqué par la crise sanitaire.

Enfin, le dernier chapitre (par Tom Bauler, Vincent Calay, Aurore Fransolet, Mélanie Joseph, Eloi Laurent et Isabelle Reginster) expose les enjeux et les défis de la « transition juste » en Europe en proposant une définition claire et opérationnelle de cette notion. Il en explore ensuite les voies d’opérationnalisation au niveau politique. Enfin, il propose l’ébauche de tableaux de bord utiles à la mise en place d’une action publique dédiée aux objectifs de transition juste.

Le présent ouvrage ne traite pas de l’ensemble des grands axes de la présidence française du Conseil de l’Union européenne mais les lecteurs intéressés pourront toujours utilement se reporter aux éditions précédentes qui livrent des analyses toujours d’actualité sur certains d’entre eux. Je pense notamment aux chapitres sur « L’Europe au défi de la nouvelle immigration » (par Grégory Verdugo), sur « L’Europe face aux défis numériques » (par Cyrielle Gaglio et Sarah Guillou) et sur les « Marché(s) du travail : à la recherche du modèle européen » (par Éric Heyer et Pierre Madec) de l’édition de 2019, à ceux sur « La dette climatique en Europe » (par Paul Malliet et Xavier Timbeau) et sur « Polarisation et genre sur le marché du travail » (par Guillaume Allègre et Grégory Verdugo) de l’édition de 2020, ou encore à celui sur « Le Green Deal européen : juste une stratégie de croissance ou une vraie transition juste ? » (par Éloi Laurent) de l’édition de 2021.

Le présent ouvrage partage ainsi avec son objet, l’économie européenne, une dimension de continuité et de longue haleine.