Au-delà du taux de chômage. Comparaison internationale depuis la crise

par Bruno Ducoudré et Pierre Madec

En France, selon les chiffres de l’INSEE publié le 12 mai 2017, l’emploi marchand non agricole a augmenté (+0,3%) au premier trimestre 2017 pour le huitième trimestre consécutif. Sur une année, l’emploi marchant a cru de 198 300 postes. Malgré l’amélioration observée depuis 2015 sur le front de l’emploi, les effets de la crise se font encore ressentir.

Depuis 2008, les évolutions de l’emploi au sein des pays de l’OCDE ont été très différentes. Les États-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont retrouvé des taux de chômage proches de ceux observés avant le début de la crise, tandis que les taux de chômage français, italien et plus encore espagnol sont encore au-dessus des niveaux d’avant-crise. L’évolution du chômage résulte de l’écart entre l’évolution de la population active et l’évolution de l’emploi. Une amélioration sur le front du chômage peut dès lors masquer des évolutions moins favorables sur le marché du travail, en termes de comportements d’activité (évolution du taux d’activité et du « halo du chômage »), ou de progression de l’emploi précaire (temps partiel subi, …). Dans ce billet, nous revenons sur la contribution de l’évolution des taux d’activité et des durées du travail à l’évolution des taux de chômage, et sur une mesure élargie du taux de chômage qui englobe le « halo du chômage » et le temps partiel subi.

Des taux d’emploi marqués par la crise et les réformes

Excepté aux Etats-Unis, les taux d’emploi ont beaucoup évolué depuis 2008. En France, en Italie et en Espagne, le taux d’emploi des 15-24 ans et, plus largement, des moins de 55 ans a fortement reculé (graphique 1). Entre le premier trimestre 2008 et le dernier trimestre 2016, le taux d’emploi des 18-24 ans a baissé de 19 points en Espagne, de plus de 8 points en Italie, et de près de 4 points en France quand, dans le même temps, les taux de chômage de ces pays augmentaient respectivement de 9, 5 et 3 points. La faiblesse de l’activité économique dans ces pays, accompagnée par des destructions ou de faibles créations d’emplois, a fortement impacté les jeunes arrivant sur le marché du travail. A contrario, sur cette même période, le taux d’emploi des individus âgés de 55 à 64 ans croissait dans l’ensemble des pays mentionnés. En France, du fait notamment des réformes des retraites successives et de la suppression de la dispense de recherche d’emploi, le taux d’emploi des seniors a augmenté de 12,3 points en l’espace de 9 années pour atteindre 50 % au quatrième trimestre 2016. En Italie, malgré la dégradation du marché du travail, le taux d’emploi des 55-64 ans a cru de près de 18 points.

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Un fort effet du taux d’activité sur le chômage, compensé par une baisse de la durée du travail

La plupart des pays européens ont, au cours de la crise, réduit plus ou moins fortement la durée effective de travail, via des dispositifs de chômage partiel, de réduction des heures supplémentaires ou de recours aux comptes épargne-temps, mais aussi via le développement du temps partiel (particulièrement en Italie et en Espagne), notamment le temps partiel subi. A contrario, l’évolution favorable du chômage américain (tableau 1) s’explique en partie par une baisse importante du taux d’activité des personnes âgées de 15 à 64 ans (tableau 2). Ce dernier s’établissait au dernier trimestre 2016 à 73,1 %, soit 2,4 points de moins que début 2007.

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tab 2

En supposant qu’une hausse d’un point du taux d’activité entraîne, à emploi constant, une hausse de 1 point du taux de chômage, il est possible de mesurer l’impact de ces ajustements (durée du travail et taux d’activité) sur le chômage, en calculant un taux de chômage à emploi constant et contrôlé de ces ajustements. Excepté aux États-Unis, l’ensemble des pays étudiés ont connu une augmentation de leur population active (actifs occupés + chômeurs) plus importante que celle observée dans la population générale, du fait entre autres des réformes des retraites menées. Mécaniquement, sans création d’emploi, ce dynamisme démographique a pour effet d’accroître le taux de chômage des pays concernés.

Si le taux d’activité s’était maintenu à son niveau de 2007, le taux de chômage serait inférieur de 1,7 point en France, de 2,8 points en Italie et de 1,8 point au Royaume-Uni (tableau 3). Par contre, sans la contraction importante de la population active américaine, le taux de chômage aurait été supérieur de plus de 2,3 points à celui observé en 2016. Il apparaît également que l’Allemagne a connu depuis la crise une baisse importante de son chômage (-5,1 points) alors même que son taux d’activité croissait de 2,8 points. A taux d’activité inchangé, le taux de chômage allemand serait de … 1,3 % (graphique 2).

Concernant la durée du travail, les enseignements semblent bien différents. Il apparaît ainsi que si la durée du travail avait été maintenue dans l’ensemble des pays à son niveau d’avant-crise, le taux de chômage aurait été supérieur de 3,4 points en Allemagne, de 3,1 points en Italie et d’1,5 point en France. En Espagne et au Royaume-Uni, le temps de travail n’a que très peu évolué depuis la crise. En contrôlant le temps de travail, le taux de chômage évolue donc comme celui observé dans ces deux pays. Enfin, sans ajustement de la durée du travail, le taux de chômage aux Etats-Unis serait 1 point inférieur.

tab 3

Il faut rappeler que les dynamiques de baisse de la durée du travail sont anciennes. En effet, depuis la fin des années 1990, l’ensemble des pays étudiés ont fortement réduit leur temps de travail. En Allemagne, entre 1998 et 2008, cette baisse a été en moyenne de 0,5 % par an. En France, le passage aux 35 heures a entraîné une baisse similaire (-0,6% par an) sur la période. Au total, entre 1998 et 2008, la durée du travail a été réduite de 5 % en Allemagne, de 6% en France, de 4 % en Italie, de 3 % au Royaume-Uni et aux Etats-Unis et de 2 % en Espagne.

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Au-delà du « taux de chômage »

En plus d’occulter les dynamiques à l’œuvre sur le marché du travail, la définition stricte du chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) ne prend pas en compte les situations à la marge du chômage. Ainsi les personnes souhaitant travailler mais considérées comme inactives au sens du BIT, soit parce qu’elles ne sont pas disponibles rapidement pour travailler (sous deux semaines), soit parce qu’elles ne recherchent pas activement un emploi, forment le « halo » du chômage.

Les bases de données de l’OCDE permettent d’intégrer dans le chômage les individus qui en sont exclus du fait de la définition du BIT. Le graphique 3 présente pour les années 2008, 2011 et 2016 le taux de chômage observé auquel viennent s’additionner d’une part les individus, actifs occupés, déclarant vouloir travailler davantage et d’autre part les individus, inactifs, mais souhaitant travailler et étant disponibles pour le faire. En Allemagne, au Royaume-Uni et aux Etats Unis, les évolutions de ces différentes mesures semblent aller dans le même sens, celui d’une amélioration franche de la situation sur le marché du travail. A contrario, la France et l’Italie ont connu entre 2008 et 2011, mais surtout entre 2011 et 2016, une hausse de leur taux de chômage tant au sens strict, celui du BIT, qu’au sens large. En Italie, le taux de chômage au sens du BIT a augmenté entre 2011 et 2016 de 3,4 points. Dans le même temps, le sous-emploi a augmenté de 3,2 points et la proportion d’individus entretenant un « lien marginal » vis-à-vis de l’emploi de 1 point. Au final, en Italie, le taux de chômage intégrant une partie des demandeurs d’emploi exclus de la définition du BIT atteignait, en 2016, 26,5%, soit plus du double du taux de chômage BIT. En France, du fait d’un niveau de chômage plus faible, ces différences sont moins importantes. Malgré tout, entre 2011 et 2016, le sous-emploi a augmenté de 2,4 points quand le chômage au sens strict ne croissait « que » de 1 point. En Espagne, si l’amélioration en termes de chômage BIT est notable sur la période (-3 points entre 2011 et 2016), le sous-emploi a lui continué à croître fortement (+1,5 point). En 2016, le taux de chômage BIT était en Espagne de 7 points supérieur à son niveau de 2008. En intégrant les demandeurs d’emplois exclus de la mesure du BIT, cet écart atteint 11,0 points.

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Sortir de l’euro ?

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Bruno Ducoudré, Paul Hubert, Xavier Ragot, Raul Sampognaro, Francesco Saraceno, et Xavier Timbeau

L’évaluation des effets de la sortie de la France de la zone euro (Frexit) est un exercice des plus délicats tant les voies en sont multiples et les effets incertains. Cependant, cette proposition étant avancée dans un débat plus général sur les coûts et bénéfices de l’appartenance à l’Union européenne et à l’euro, il est utile de discuter et estimer les mécanismes en jeu.

La question de l’appartenance à l’euro s’ancre sur plusieurs points de diagnostic peu consensuels. D’une part, les bénéfices liés à la monnaie unique 18 ans après sa création ne sont pas perçus comme flagrants ; d’autre part l’hétérogénéité de la zone monétaire ne s’est pas réduite de façon évidente et, ce qui peut être lié, les déséquilibres de balance courante qui se sont accumulés dans la première décennie de la zone euro et qui ont été amplifiés ensuite par les conséquences de la crise financière globale de 2008 contraignent les politiques économiques.

La dissolution de l’union monétaire européenne serait un événement inédit, non seulement pour les pays membres mais aussi du point de vue de l’histoire des unions monétaires. Non pas que des expériences de dissolution n’aient jamais eu lieu – Rose (2007) comptabilisait déjà 69 cas de sortie d’union monétaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – mais, à de nombreux égards, ces expériences offrent peu d’éléments de comparaison (Blot & Saraceno, 2014) et ne permettent pas de mettre en évidence des régularités empiriques qui pourraient nous informer sur les possibles infortunes ou chances de succès d’un éclatement de la zone euro.

Pour autant, la référence aux épisodes passés n’est pas le seul outil par lequel l’économiste peut produire une analyse de l’éclatement de la zone euro. Il est en effet possible de mettre en lumière les mécanismes qui seraient à l’œuvre si l’on devait mettre un terme au projet d’union monétaire en Europe. Les chemins possibles en cas d’éclatement de la zone euro sont nombreux et toute analyse en termes de coûts et de bénéfices doit être interprétée avec la plus grande prudence dans la mesure où, à l’incertitude portant sur l’évaluation quantitative des mécanismes à l’œuvre, s’ajoute celle du scénario qui se dessinerait en cas de sortie. Dans ces conditions, la sortie de la zone euro ne peut pas forcément s’appréhender que du point de vue de son impact sur le taux de change ou de ses effets financiers. Il est en effet fort probable que la sortie s’accompagnerait de la mise en œuvre de politiques économiques alternatives. L’analyse effectuée ici n’engage pas ce débat et se borne à expliciter les mécanismes macroéconomiques à l’œuvre en cas d’éclatement de la zone euro sans détailler les réactions de politiques économiques et des effets de second tour.

L’hypothèse centrale que nous retenons ici est celle d’un éclatement complet de l’union monétaire et non celle où la France seule en sortirait. En effet, si la France, deuxième économie de la zone euro venait à en sortir, l’existence même de cette zone monétaire serait remise en question. La dévaluation du franc par rapport aux pays du sud de l’Europe restés dans la zone euro déstabiliserait leur économie et les pousserait hors de la zone euro amputée. Nous ne traitons pas ici l’ensemble des éléments techniques en lien avec l’organisation de la dissolution[1] – mise en circulation des nouvelles monnaies, liquidation de la BCE et arrêt du système TARGET, etc. – mais nous nous concentrons sur l’analyse des effets macroéconomiques[2]. Deux types d’effets seraient alors à l’œuvre. D’une part, la dissolution de l’union monétaire européenne entraînerait de facto un retour aux monnaies nationales et donc à une dévaluation ou une réévaluation des monnaies des pays de la zone euro vis-à-vis des partenaires de la zone euro mais aussi vis-à-vis des pays hors zone euro. D’autre part, la redénomination des actifs et des passifs aujourd’hui libellés en euros et la perspective de mouvements de change auraient des effets financiers que nous analysons au prisme des crises financières passées. Nous retenons donc un scénario de crise contenue.

La sortie unilatérale de la France de la zone euro et l’éclatement de la zone euro qui s’en suivrait interdisent un scénario de type monnaie commune où une coopération forte entre les anciens Etats membres permettrait de maintenir une grande stabilité des changes et de préserver de fait un statu quo économique. Un tel scénario a une faible vraisemblance puisqu’il conduirait à ne pas utiliser les marges de manœuvre ouvertes par la sortie et à maintenir le carcan supposé et dénoncé. La crise est contenue dans le sens où les effets les plus violents seraient cependant réduits par des politiques coordonnées. Cela conduit donc à des mouvements de change rapides, importants, mais qui se stabilisent à un horizon de quelques trimestres[3]. Nous supposons en revanche que chaque pays poursuit son intérêt propre sans coopération particulière.

I  – Un résumé des  mécanismes économiques en jeu

Les gains attendus de la sortie de la zone euro

En premier lieu, la sortie de la zone euro conduirait à ce que les taux de change entre les monnaies des pays qui la composent puissent à nouveau varier les uns par rapport aux autres. Dans ces conditions, se pose la question de la valeur du taux de change vers laquelle ces monnaies vont converger. Les gains attendus seraient d’une part une amélioration de la compétitivité du fait de la dévaluation du franc. Une telle dévaluation génèrerait de l’inflation importée à court terme, avant d’accroître le pouvoir d’achat et la croissance. Le second gain concerne la possibilité de définir une politique monétaire et budgétaire différenciée par pays et donc plus appropriée à la conjoncture française.

La sortie de la zone euro permettrait par ailleurs de mettre des tarifs douaniers défavorables aux importations des autres pays et donc favorables aux producteurs sur le territoire national mais qui se répercuteraient aussi sur les prix à la consommation et donc sur le pouvoir d’achat des ménages[4].

Les coûts de la sortie de la zone euro

 Une sortie de la France de la zone euro entraînerait une sortie d’autre pays qui verraient leur monnaie se déprécier par rapport au franc, notamment les pays du sud de l’Europe. L’effet net sur la compétitivité peut s’avérer ambigu.

Un Frexit entraînerait des mouvements de change, ce qui se traduirait par un retour des coûts de transaction sur les échanges monétaires entre les pays de la zone euro. Par ailleurs, l’éclatement de la zone euro provoquerait également une redénomination des actifs et des dettes en monnaie nationale. Au-delà des aspects juridiques, ces effets de bilan appauvriront les agents qui détiennent des actifs re-dénominés en monnaie se dépréciant et des dettes re-dénominées en une monnaie s’appréciant (et inversement pour l’enrichissement). Les incertitudes sur les effets de bilan, notamment pour les intermédiaires financiers et les banques, devraient conduire à une période de fort ralentissement du crédit.

Le gain de l’autonomie de la politique monétaire est incertain dans la période actuelle. En effet, il est difficile de concevoir une politique monétaire beaucoup plus expansionniste que la politique de taux négatifs de la BCE et de rachat de titres[5]. La Banque de France pourrait certes racheter la dette publique nationale en créant de la monnaie, mais il n’est pas évident que le gain soit important face à la faiblesse des taux d’intérêt actuel sur la dette publique française[6]. Notons que la persistance d’une balance courante déficitaire nécessiterait de la financer par une épargne extérieure et que cette contrainte extérieure pourrait affecter la politique monétaire, obligeant par exemple à une hausse des taux d’intérêt courts et longs qui pourrait imposer un contrôle des capitaux par le gouvernement.

Enfin, la mise en place d’un protectionnisme commercial entraînerait de toute évidence des mesures de rétorsion des partenaires lésés qui nuiraient aux exportations françaises. L’effet net serait globalement négatif sur le commerce mondial, sans gain sur le plan national.

II – Les effets sur le change et la compétitivité

Un Frexit ne conduirait pas à de forts gains de compétitivité. En effet, nous avons simulé l’effet d’un Frexit de la manière suivante :

  1. Nous faisons l’hypothèse qu’un Frexit conduirait à un délitement rapide de la zone euro ;
  2. Dès lors nous utilisons nos estimations de taux de change d’équilibre de long terme, présentées dans le chapitre 4 du Rapport iAGS 2017. Il apparaît que la parité d’équilibre pour le nouveau franc correspondrait à une dévaluation effective réelle de 3,6 % par rapport au niveau actuel de l’euro. Il s’agit d’une variation réelle, c’est-à-dire une fois corrigée des effets de l’inflation et effective, c’est-à-dire qui tient compte des variations de change par rapport aux différents partenaires commerciaux, possiblement de sens contraire. Le nouveau franc serait dévalué par rapport à la monnaie allemande, mais s’apprécierait par rapport à la monnaie espagnole ;
  3. Utilisant les estimations empiriques des ajustements du taux de change (Cavallo et al., 2005), nous déterminons une trajectoire de court terme des taux de change. Notre estimation est une dépréciation du taux de change effectif de la France de 13,7% vis-à-vis des autres pays de la zone euro, et une appréciation de 8,6% vis-à-vis des pays qui n’appartiennent pas à la zone euro.

A partir de simulations du modèle emod.fr, nous évaluons un gain modeste de compétitivité. L’effet sur le PIB serait proche de 0 la première année et de 0,4% au bout de trois ans. Ces chiffres sont faibles et sont en référence à un scénario sans réajustement à l’intérieur de la zone euro. En ouvrant la possibilité d’un tel ajustement graduel à l’intérieur de la zone euro (selon des mécanismes par exemple évoqués dans l’iAGS 2016) le gain potentiel serait encore plus faible. Encore une fois, il est possible d’envisager que la politique monétaire conduite par la Banque de France cherche à dévaluer plus fortement la monnaie française par rapport à celle de ses concurrents. Mais, dans un tel schéma, il est fort probable que ces derniers souhaitent à leur tour préserver leur compétitivité et s’engager dans des politiques de dévaluations compétitives.

III – Les effets financiers : les effets des crises bancaires

La dissolution de la zone euro et le retour aux monnaies nationales auraient d’importantes répercussions sur les systèmes bancaires et financiers nationaux de par leur activité internationale et provoqueraient le retour de l’exposition au risque de change à l’intérieur de la zone euro. Nous évaluons dans un premier temps les risques que font peser l’éclatement de la zone euro sur le système bancaire. Les mécanismes à l’œuvre sont de nature à provoquer une crise bancaire dont les coûts en termes d’activité peuvent être élevés.

Le retour aux monnaies nationales dans un espace financièrement intégré engendrerait forcément un bouleversement important pour le système financier. Ces effets ne sont pas comparables à ceux qui ont été observés au moment de l’adoption de l’euro. En effet, comme l’ont montré Villemot et Durand (2017), les effets de bilan seraient potentiellement importants pour un scénario de faible coordination.

Les effets de bilan pourraient être réduits dans le cas d’une coordination internationale lors de la sortie de l’euro. Une telle coordination permettrait de répartir de manière cohérente les actifs et passifs de la BCE, notamment dans le cadre de Target 2. Une coordination importante lors de la sortie de la zone euro semble cependant une hypothèse difficile à retenir. Il est illusoire de croire que les difficultés de coordination se réduiraient. Elles devraient, au contraire, s’accroître dans un climat d’instabilité au lieu de celui d’un destin partagé. De ce fait, nous excluons dans le scenario de sortie de la zone euro la mise en place d’une architecture financière ou monétaire nouvelle.

Le risque de crise bancaire ou financière est central pour comprendre les impacts qu’aurait l’éclatement de la zone euro. Ils passeraient par trois canaux principaux. Le premier est la fuite des dépôts, de l’épargne et la liquidation de détresse d’actifs financiers. Le second tient aux effets de désalignement de change sur les bilans bancaires et des assureurs. Le troisième concerne le risque souverain qui porterait soit sur la dette publique et son financement, soit en cas de monétisation non contrôlée de cette dette, du retour d’une contrainte extérieure dure. La littérature économique nous offre des développements récents (notamment Rogoff et Reinhart, Borio, Schularik, le FMI) qui tentent d’évaluer des crises bancaires ou financières. Précisons d’emblée que cette littérature ne traite pas des dissolutions des unions monétaires. Dans les différentes crises bancaires répertoriées depuis les années 1970 par Laeven et Valencia (2010 et 2012), il n’est pas fait mention de crises liées à des dissolutions d’union monétaire. Néanmoins, les effets financiers à l’œuvre en cas d’éclatement de la zone euro sont, comme évoqué précédemment, des facteurs de risque de crise bancaire ou financière.

Par ailleurs, la littérature économique sur les crises de change a pointé le lien avec les crises bancaires (Kaminsky et Reinhart, 1999). L’éclatement d’une union monétaire traduit de fait une situation de crise du régime de change qui entraîne des réévaluations et des dévaluations avec sur-ajustement des taux de change, comme nous le soulignons dans la partie précédente. Dès lors, la référence au coût des crises bancaires permet d’illustrer les effets potentiellement négatifs d’une sortie de la zone euro. Il faut cependant bien rappeler que ces coûts correspondent à une évaluation globale des crises bancaires qui ne permettent pas d’identifier précisément les mécanismes par lesquels le choc financier se propage vers l’économie réelle. Une telle évaluation consistant à identifier l’impact qui serait lié à la hausse des différentes primes de risque, à des effets de rationnement du crédit ou à l’incertitude est bien plus délicate à réaliser. Une analyse menée par Bricongne et al. (2010) sur les différents canaux de transmission de la crise financière de 2007-2008 suggère que la part de l’inexpliqué est importante. Aussi à défaut d’une analyse plus fine, nous faisons l’hypothèse que les expériences historiques de crise bancaire sont le principal élément quantitatif permettant d’approcher l’éventuel impact négatif – via les effets financiers – d’un éclatement de la zone euro.

Laeven et Valencia (2012) ont analysé 147 crises bancaires dans les pays développés et émergents au cours des dernières décennies (1970-2011). Ils calculent les pertes de production comme le cumul sur trois ans de la perte relative de PIB réel par rapport à sa tendance[7]. Pour les pays développés, la perte cumulée de croissance est en moyenne de 33 points de PIB. Durant ces 3 ans de crise, la dette publique augmente en moyenne de 21 points de PIB (en partie à cause des recapitalisations bancaires), l’augmentation du bilan de la banque centrale est de 8 points de PIB, et le taux de prêts non-performants augmente de 4 points de pourcentage. Il faut noter qu’il y a une forte hétérogénéité du coût des crises selon les crises considérées et selon le pays considéré. Ainsi, l’évaluation que font les auteurs du coût de la crise bancaire de 2008 en termes de croissance à la suite de la faillite de Lehman Brothers se chiffre à 31 points de PIB pour les Etats-Unis et 23 points de PIB pour la zone euro dans son ensemble. Hoggarth, Reis et Saporta (2002) ont mené une étude similaire et cherchent à fournir des évaluations robustes à la mesure de la tendance du PIB. Ils constatent des pertes cumulatives de production pendant les périodes de crise allant de 13 à 20 points de PIB selon l’indicateur retenu. Ces estimations du coût des crises bancaires sont cependant à considérer avec prudence car elles reposent sur de nombreuses hypothèses et notamment sur la trajectoire qu’auraient suivie les pays en l’absence de crise.

IV – Les gains de l’autonomie monétaire

Les gains d’une politique monétaire alternative dépendront de l’orientation nouvelle de la politique monétaire qui reste à préciser, et qui déterminera les conditions de financement de l’économie. Une telle politique sera probablement ultra-accommodante du fait de l’instabilité financière et bancaire générée par les effets de bilan.

Les évaluations de la contribution des conditions financières en France de 2014 à 2018 suggèrent cependant que celles-ci ne sont pas le facteur le plus important pour expliquer la faiblesse de l’activité.  Sur cette période, les conditions financières et monétaires contribuent à la croissance du PIB entre -0,1 à 0,2 point[8]. Ainsi, il y a peu de gain à attendre d’une nouvelle politique monétaire ultra-accommodante (indépendamment des effets sur le change discutés en première partie ou de l’impact de la contrainte extérieure).

Conclusion

Ce texte a pour but de brosser les conséquences possibles d’un Frexit, sans entrer dans une quantification trop détaillée et donc périlleuse.

  1. Contrairement à ce qui est parfois avancé, il y a peu à attendre en termes de compétitivité ou en marges de manœuvre de la politique monétaire à court terme ;
  2. Le coût principal proviendrait de la crise bancaire ou financière induite par les effets de bilans, notamment dans le cadre d’une sortie non ordonnée.

A ce stade de l’analyse, il est difficile d’identifier les effets économiques positifs potentiels d’un Frexit alors que les risques d’un impact négatif en raison des effets financiers semblent très importants.

 

Références

 

Blot C. et Saraceno F., 2014, « Que sait-on de la fin des unions monétaires ? », OFCE Le Blog, 11 juin.

Bordo, M., Eichengreen, B., Klingebiel, D., et Martinez-Peria, M. S., 2001, « Is the crisis problem growing more severe?  » Economic Policy, 32, 51-82.

Bricongne J-C., Fournier J-M., Lapègue V., et Monso O., 2010, « De la crise financière à la crise économique. L’impact des perturbations financières de 2007 et 2008 sur la croissance de sept pays industrialisés », Economie et Statistique,  n° 438-440, 47-77.

Capital Economics. 2012. Leaving the euro: A practical guide.

Cavallo Michelle, Kate Kisselev, Fabrizio Perri, Nouriel Roubini, 2005, « Exchange rate overshooting and the costs of floating »,  Federal Reserve Bank of San Francisco Working Paper Series.

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Furceri, D., et Mourougane A., 2012, « The effect of financial crises on potential output: New empirical evidence from OECD countries », Journal of Macroeconomics, 34, 822-832.

Gorton, G., 1988, « Banking panics and business cycles », Oxford Economic Papers, 40, 751-781.

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Honkapohja S., 2009, « The 1990’s financial crises in Nordic countries », Bank of Finland Discussion Paper, 5.

Jordà, Ò., Schularick M., et Taylor A., 2013, « When Credit Bites Back, Journal of Money  », Credit and Banking, 45(s2), 3-28.

Kaminsky, G. L., Reinhart, C. M., 1999, « The twin crises: The cause of banking and balance of payment problems », American Economic Review, 89, 473-500.

Laeven, L., et Valencia F., 2010, « Resolution of banking crises: the good, the bad and the ugly »,  IMF Working Paper, n° 10/44.

Laeven, L., et F., Valencia., 2012, « Systemic Banking Crises Database: An Update », IMF Working Paper, n° 12/163.

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Rose A., 2007, « Checking out: exits from currency unions », Journal of Financial Transformation, 19, 121-128.

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[1] Ces points sont en grande partie discutés dans Capital Economics (2012).

[2] Il est difficile de bâtir un scénario contrefactuel de long terme dans le cas de la sortie de l’euro. Nous nous concentrons donc sur les effets de court et de moyen terme des transitions éventuelles.

[3] Nous évacuons implicitement le scénario d’une guerre des monnaies où chaque pays tenterait de gagner en compétitivité par des dévaluations qui nous écarteraient durablement d’une convergence vers un taux de change d’équilibre réel.

[4] La mise en place de tels tarifs demande la sortie de l’Union européenne. Sans développer ces analyses ici, il est très probable que la sortie de la zone euro entraînerait une sortie de l’union européenne. Il existe des évaluations de la contribution de l’UE au commerce et à la croissance intra-européenne que nous n’utilisons pas ici dans notre approche de court terme.

[5] Par son programme d’assouplissement quantitatif, la BCE achète essentiellement des titres de dette publique incluant donc des titres de dette française. En février 2017 l’encours de titres détenus par la BCE dans le cadre de ce programme (PSPP) s’élevait à 1 457,6 milliards d’euros. La répartition des achats se faisant selon la part du capital de la BCE souscrit par les banques centrales des Etats-membres, la fraction de titres de dette française dépasserait 200 milliards d’euros.

[6] S’affranchir de la contrainte du Pacte de stabilité et de croissance peut permettre un gain en soi. Cela suppose que la contrainte du PSC va au-delà de ce que la soutenabilité de la dette publique demande.

[7] Ces évaluations montrent cependant qu’il y a une forte hétérogénéité dans les coûts évalués selon les pays considérés.

[8] https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/documents/prev/prev1016/france.pdf




Le bâtiment a fière allure …

par Pierre Madec

Les chiffres du premier trimestre 2017 publiés le 28 avril par l’INSEE ont confirmé le redressement du secteur de la construction à l’œuvre depuis maintenant plusieurs trimestres : le nombre de logements mis en chantier a atteint 379 000 unités, dépassant ainsi sa moyenne observée depuis 2000 (375 000). Dans le même temps, le nombre de logements autorisés à la construction frôle la barre symbolique des 450 000.

Très dégradée depuis 2012, la confiance des professionnels du secteur poursuit également son redressement. Au premier trimestre 2017, les perspectives de mises en chantier et la demande de logements neufs sont proches de leur moyenne de long terme et les perspectives de mises en chantier de logements sociaux affichent, elles, des valeurs proches de celles observées en 2009 lors du plan de soutien au secteur social entrepris par Nicolas Sarkozy.

Si les premières estimations des comptes trimestriels publiées le 28 avril 2017 sont décevantes avec un taux de croissance du PIB de 0,3%  au premier trimestre 2017, l’amélioration de la situation conjoncturelle du secteur du bâtiment a contribué fortement à cette faible croissance. En effet, au premier trimestre 2017, l’investissement des ménages – pour grande partie (82%) en logement – a cru, comme au dernier trimestre 2016, de 0,9%, portant l’acquis de croissance de la FBCF ménages à 2,1% pour l’année 2017.

Compte tenu de l’évolution des facteurs structurels explicatifs de l’investissement des ménages, il est à prévoir que ce redressement du secteur du bâtiment devrait, sauf annonces post-présidentielle importantes, se poursuivre et se traduire par une amélioration significative de l’emploi salarié sectoriel, encore largement dégradé à l’heure actuelle.

 




La réduction du bilan de la Réserve fédérale : quand, à quel rythme et quel impact ?

par Paul Hubert

La politique monétaire américaine a commencé de se resserrer en décembre 2015, le taux directeur de la Fed passant d’une fourchette cible de 0 – 0,25% à 0,75 – 1% en 15 mois. Un élément complémentaire de sa politique monétaire concerne la gestion de la taille de son bilan, conséquence des programmes d’achat de titres financiers  (aussi appelés programmes d’assouplissement quantitatif ou QE). Le bilan de la Fed pèse aujourd’hui 4 400 milliards de dollars (soit 26% du PIB), contre 900 milliards de dollars en août 2008 (6% du PIB). L’amélioration de la situation conjoncturelle aux Etats-Unis  et les potentiels risques associés au QE posent les questions du calendrier, du rythme et des conséquences de la normalisation de cet outil non-conventionnel.

Les procès-verbaux de la réunion du comité de politique monétaire (FOMC) du 14 et 15 mars 2017 fournissent certains éléments de réponse : la procédure de réduction du bilan de la Fed devrait se faire par le non-réinvestissement du produit des titres arrivant à échéance. Aujourd’hui, alors que les programmes de QE ne sont plus actifs depuis octobre 2014 et que la Fed ne crée plus de monnaie pour acheter des titres, elle continue de maintenir la taille de son bilan constante en réinvestissant  les montants des titres arrivant à terme. Le FOMC devrait stopper cette politique de réinvestissement « plus tard cette année » [1] et par conséquent commencer la réduction de la taille de son bilan. Conformément aux principes de normalisation de ses politiques publiés en septembre 2014 et décembre 2015, la Fed ne vendra pas les titres qu’elle détient, ainsi elle ne modifiera pas sur les marchés financiers la situation d’équilibre sur les stocks mais uniquement sur les flux. L’incertitude demeure quant au rythme auquel le non-réinvestissement sera réalisé, en fonction des titres concernés par le non-réinvestissement, et quant à la taille finale souhaitée du bilan de la Fed.

La lecture du procès-verbal de la réunion de mars indique aussi que « les membres préfèrent généralement l’option consistant à stopper les réinvestissements des titres du Trésor et des MBS ». Des économistes de la Fed ont publié en janvier 2017 dans une FEDS Notes une simulation de la taille du bilan de la Fed sur la base des hypothèses énoncées ci-dessus. En supposant que le non-réinvestissement commence en octobre 2017 et à l’aide de leurs données sur le portefeuille d’actifs détenus par la Fed, le graphique suivant a été élaboré.

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Source: Federal Reserve Board.

Ces projections montrent qu’une politique de non-réinvestissement implique que le bilan diminue d’environ 600 milliards de dollars par année jusqu’en octobre 2019, de 400 milliards de dollars la troisième année et de 300 milliards de dollars la quatrième année. Les avoirs du Trésor diminuent de 1 200 milliards de dollars tandis que les détentions de MBS diminuent de 600 milliards[2]. Selon ces hypothèses, le montant des réserves sera de 100 milliards de dollars en octobre 2021, soit leur niveau d’avant-crise, tandis que la Fed aura à cette date des quantités de dette du Trésor et de MBS d’un montant équivalent (environ 1 100 milliards chacune). Se pose la question de savoir à quelle taille de bilan la banque centrale souhaite revenir : le montant nominal d’avant-crise, le montant exprimé en part du PIB d’avant-crise ou un niveau plus élevé (la détention de titres pouvant servir ses objectifs de stabilisation macroéconomique et de stabilité financière [3]) ? En ne répondant pas explicitement à cette question, la Fed se laisse la possibilité d’ajuster son objectif en fonction de la réaction du marché et le temps de décider quelle taille viser si elle souhaite utiliser cet instrument de façon pérenne.

L’impact économique et sur les marchés financiers d’une telle baisse de la taille du bilan pourrait être limité. Alors que les anticipations privées de ces changements dans la taille et la composition du bilan de la Fed devraient jouer sur les conditions financières, en modifiant les équilibres d’offre ou de demande de titres financiers, les différentes annonces liées à cette normalisation de la politique monétaire n’ont pas eu d’effet pour le moment. Après la publication des procès-verbaux des dernières réunions du FOMC ou de la FEDS Notes décrivant cette politique de réduction, ni les taux d’intérêt, ni le taux de change du dollar, ni les marchés boursiers n’ont réagi. Soit les marchés financiers n’ont pas incorporé cette information (parce qu’elle est passée inaperçue ou qu’elle n’est pas crédible), soit elle était déjà incorporée dans les prix d’actifs et dans leurs anticipations futures.

Autrement dit, il ne semble pas que la réduction de la taille du bilan à venir, si elle se fait sur la base des modalités communiquées, vienne resserrer davantage les conditions monétaires et financières au-delà des hausses à venir des taux d’intérêt, l’instrument conventionnel de la politique monétaire[4]. Si tel était le cas, la normalisation porterait bien son nom. Appliquée à la zone euro, elle tendrait à montrer qu’une politique monétaire ultra-expansionniste n’est pas irréversible.

 

 

[1] Plus précisément : « À condition que l’économie continue de croître comme prévu, la plupart des membres (…) jugent qu’une modification de la politique de réinvestissement deviendra appropriée plus tard cette année ».

[2] Sous l’hypothèse que les besoins nets de financement du gouvernement américain seront d’environ 300 milliards de dollars par an sur ces 4 années, la diminution de la demande de titres publics par la Réserve fédérale sera d’un ordre de grandeur similaire.

[3] Cette question est abondamment débattue dans la littérature académique depuis la mise en place des programmes de QE, voir parmi d’autres Curdia et Woodford (2011), Bernanke (2016), Reis (2017).

[4] Alors que la réduction du bilan devrait en théorie jouer principalement sur les taux d’intérêt à long terme, l’absence de réponse couplée aux récentes hausses du taux d’intérêt à court terme pourrait avoir pour conséquence d’aplatir la courbe des taux aux Etats-Unis et ainsi réduire la marge d’intermédiation des banques.




Chômage : fin de quinquennat chahutée

Département Analyse et Prévision (Equipe France)

Les chiffres du chômage du mois de mars 2017, publiés par Pôle Emploi, font apparaître une hausse du nombre de demandeurs d’emploi en fin de mois (DEFM) en catégorie A (+43 700 personnes en France métropolitaine) qui fait suite à deux mois de relative stabilité. Si l’on ajoute aux inscrits en catégorie A[1] ceux ayant réalisé une activité réduite au cours du mois (catégories B et C), l’évolution mensuelle de mars indique une baisse de 11 400 personnes.

Cette publication, la dernière avant le deuxième tour de l’élection présidentielle, permet de dresser un bilan quasi-exhaustif du quinquennat de François Hollande quant à l’évolution des demandeurs d’emploi depuis mai 2012.

Sur l’ensemble du quinquennat, le nombre de DEFM a fortement augmenté : les inscriptions toutes catégories confondues ont progressé de 1,31 million, dont 606 000 pour la seule catégorie A, soit un rythme d’augmentation annuel moyen de respectivement 270 000 personnes toutes catégories confondues et 125 000 personnes en catégorie A (cf. Tableau).

Le quinquennat a toutefois été marqué par deux sous-périodes. La première, allant de mai 2012 à octobre 2015, se caractérise par une hausse forte et continue des inscrits en catégorie A (+682 000 personnes). L’absence de croissance jusqu’à la fin 2014 a conduit à des destructions d’emplois salariés qui, couplées à l’augmentation de la population active, ont conduit à un accroissement net du chômage, et ce malgré des créations d’emplois dans le secteur non marchand. Durant cette période, la montée en charge des emplois d’avenir a toutefois permis de contenir la montée du chômage des jeunes (le nombre de DEFM de moins de 25 ans s’accroît de 5,5% contre 22,5% toutes classes d’âge confondues).

La deuxième période, débutée en octobre 2015, marque le début du fléchissement du chômage, avec une baisse de 76 000 DEFM inscrits en catégorie A. L’accélération de la croissance à partir de 2015 (1,2% de croissance du PIB en 2015, 1,1% en 2016), combinée à la montée en puissance des politiques d’enrichissement de la croissance en emplois (CICE, Pacte de responsabilité, prime à l’embauche), a permis au secteur marchand de renouer avec les créations d’emplois (+134 000 emplois salariés et non-salariés en 2015, puis +190 000 emplois en 2016), contribuant à la baisse, bien que timide, du nombre d’inscrits en catégorie A.

Au sein des inscrits en catégorie A, les hommes ont plus bénéficié que les femmes de la baisse du chômage à partir de la fin 2015, mais ils avaient aussi été plus durement touchés auparavant. De même, les évolutions diffèrent selon les catégories d’âge considérées. Alors que les moins de 50 ans ont profité de l’amélioration du marché du travail, les seniors connaissent toujours une situation très dégradée. La progression pour cette catégorie a malgré tout très fortement ralenti par rapport à la période allant de mai 2012 à octobre 2015. Par ailleurs, une partie de la hausse des DEFM de 50 ans et plus s’explique par la suppression de la Dispense de Recherche d’Emploi (DRE)[2] à partir de 2009 mais dont les effets se sont fait sentir jusque récemment.

En intégrant aux inscrits en catégorie A ceux ayant réalisé une activité réduite au cours du mois (catégories B et C), le nombre d’inscrits continue d’augmenter après octobre 2015 (+62 000 personnes) mais à un rythme annuel moyen sensiblement plus lent. La reprise du marché du travail s’est d’abord traduite par une reprise de l’emploi précaire (intérim, CDD, temps partiel subi, …). Ainsi, le nombre d’inscrits en catégorie C a fortement progressé depuis octobre 2015 (+136 000 personnes). Cette précarité rend floue la frontière entre emploi et chômage et retarde de fait la sortie définitive des inscrits des listes de Pôle emploi.

L’inversion de la courbe du chômage, à partir d’octobre 2015, pour les DEFM en catégorie A, B, C a concerné ceux inscrits depuis plus d’un an et moins de trois ans. Ceux-ci ont pu bénéficier de la montée en charge du plan « 500 000 formations », qui s’est traduit par une forte progression du nombre d’inscrits en catégorie D (+65 400 personnes en 2016 ; +32 000 personnes depuis octobre 2015). En revanche les DEFM en catégories A, B, C inscrits depuis moins d’un an ont poursuivi leur hausse, et ce malgré la baisse des catégories A, du fait de l’augmentation de l’activité réduite. Enfin, la relative amélioration de la situation économique ne bénéficie pas encore aux DEFM inscrits depuis plus de trois ans.

Au final, l’amélioration constatée depuis la fin 2015 n’a pas permis pour le moment d’effacer la dégradation enregistrée lors des trois premières années du quinquennat du Président Hollande.

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[1] – catégorie A : demandeurs d’emploi tenus de rechercher un emploi, sans emploi ;

– catégorie B : demandeurs d’emploi tenus de rechercher un emploi, ayant exercé une activité réduite courte (de 78 heures ou moins dans le mois) ;

– catégorie C : demandeurs d’emploi tenus de rechercher un emploi, ayant exercé une activité réduite longue (de plus de 78 heures au cours du mois) ;

– catégorie D : demandeurs d’emploi non tenus de rechercher un emploi (en raison d’une formation, d’une maladie, …) y compris les demandeurs d’emploi en contrat de sécurisation professionnelle (CSP), sans emploi ;

– catégorie E : demandeurs d’emploi non tenus de rechercher un emploi, en emploi (par exemple : bénéficiaires de contrats aidés, créateurs d’entreprise).

[2] Jusqu’en 2008, les plus de 50 ans pouvaient en effet être dispensés de recherche d’emploi. Cette dispense leur évitait d’avoir à actualiser mensuellement leur inscription à l’ANPE (puis à Pôle emploi) lorsqu’ils étaient, en pratique, en attente de leur départ en retraite. La possibilité d’être dispensé de recherche d’emploi a toutefois été supprimée au motif de ce qu’elle pouvait être incitative à la sortie prématurée de l’activité.




Présidentielle : le logement est-il bien loti ?

par Pierre Madec

La publication du rapport de la Fondation Abbé Pierre en janvier 2017 n’a pas fait exception : le mal-logement continue de progresser en France. Les prix immobiliers sont repartis à la hausse ces derniers trimestres et la publication des premiers résultats de l’Enquête nationale logement de l’INSEE de 2013 font apparaître une dégradation de la situation financière des ménages[1]. Malgré tous ces éléments, la thématique du logement est apparue relativement tardivement dans les débats entourant l’élection présidentielle. Nous tentons ici d’esquisser un panorama des propositions émanant des principaux candidats à l’élection présidentielle sur ce sujet.

François Fillon : allocation sociale unique et aides à l’investissement privé

En ce qui concerne les aides à la personne, le candidat LR reprend à son compte une proposition dans le débat depuis maintenant quelques années : la fusion des aides personnelles avec l’ensemble des minima sociaux.

L’objectif des aides personnelles est, depuis leur création, non pas de verser une prestation sociale aux bas revenus ni même d’influer sur la reprise d’activité mais de solvabiliser les ménages dans leurs dépenses en logement. A travers son mode de calcul, l’aide varie selon les ressources et la composition du ménage, à l’image d’une prestation sociale « classique » mais également, tout du moins théoriquement[2], de la dépense effective en logement et de la localisation géographique. En extrayant la dépense effective en logement du calcul de l’aide « fusionnée », cette « fusion » mettrait de facto fin aux aides personnelles au logement. A ressources et composition familiale équivalentes, un locataire du parc privé francilien présent depuis plus de dix ans dans son logement se verrait verser un montant d’aide identique à celui perçu par un locataire nouvellement emménagé alors que leurs loyers peuvent diverger de près de 40%. De même, aucune distinction ne sera faite entre locataires du parc privé et du parc social aux taux d’effort très différents. Enfin, la possibilité de versement en tiers-payant serait là encore abandonnée. Les conséquences d’une telle mesure pourraient s’avérer néfastes pour les ménages les plus modestes. Comme le souligne un rapport du Haut conseil à la famille datant de 2012 (HCF, 2012), l’entrée en vigueur d’une telle mesure pourrait inciter les ménages les plus modestes à arbitrer entre leurs dépenses en logement et d’autres dépenses de consommation, au risque de détériorer leurs conditions de logement. Elle serait de plus contraire aux préconisations du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées qui soulignait en 2005 l’importance du caractère affecté des aides personnelles. Pour les bailleurs, les aides constituent une sécurité quant au paiement du loyer. Pour les locataires, en plus de la solvabilisation qu’elles procurent, leur caractère affecté et les conditions de décence auxquelles elles sont attachées, les protègent de l’arbitrage entre dépenses de logement et autres dépenses de consommation (HCLPD, 2005).

Outre cette proposition, François Fillon prône une « accélération des procédures d’expulsion locative », la « fin de l’encadrement des loyers », la « remise en cause de la loi SRU » et la « reconduction des dispositifs ‘qui marchent’ tels que le Pinel et le PTZ ».

L’ensemble de ces propositions ont le mérite de la cohérence puisqu’elles visent toutes à inciter à l’investissement privé au travers d’une part l’accession à la propriété, mantra des politiques publiques depuis 30 ans alors même que l’on connaît en France une crise de la mobilité résidentielle (particulièrement faible chez les propriétaires), et d’autre part de l’investissement locatif privé alors que les évaluations des dispositifs d’incitation laissent mettent en exergue non seulement un impact inflationniste important mais également une incapacité du marché privé à produire des logements abordables pour les ménages les plus modestes.

Benoît Hamon : réforme fiscale et revenu universel

Le volet « Logement » présenté par le candidat socialiste présente des caractéristiques inverses de celle du candidat LR. Benoît Hamon veut faire croître les aides à la pierre à l’adresse des bailleurs sociaux jusqu’à 1 milliard, souhaite imposer une loi SRU renforcée dans le « cœur des métropoles » avec des objectifs pouvant aller jusqu’à 30% ou encore « adapter » les dispositifs d’incitation à l’investissement locatif sans pour autant apporter plus de précision. Le candidat souhaite également l’adoption d’un plan « Zéro bidonville » à l’issue du quinquennat.

Deux mesures du programme de Benoît Hamon, allant plus loin que la seule thématique du logement posent tout de même question. C’est le cas du revenu universel d’une part et de l’imposition unique sur le patrimoine d’autre part.

La première mesure, annoncée à la fin de l’été 2016 et depuis largement révisée, vise dans sa première étape la revalorisation du RSA, son élargissement aux jeunes de 18-25 ans et une refonte relativement large de l’actuelle Prime d’activité. Si le candidat s’est engagé à ne pas « toucher » aux aides personnelles au logement, l’adéquation future entre les deux dispositifs reste floue. Deux solutions s’offrent en effet aux techniciens chargés de la mise en place du revenu universel.

La première consiste à prendre en compte dans les ressources de l’allocataire d’aides personnelles, le montant reçu au titre du revenu universel. Autrement dit, le revenu universel serait versé avant tout calcul de prestations sociales. Une personne seule, sans ressource actuellement, verrait son revenu augmenté de 600 euros par mois. Alors qu’elle percevait jusqu’alors un montant proche de 275 euros d’aides au logement, ces dernières seraient réduites de 60 euros pour atteindre environ 216 euros. Au total, cela procurerait donc à l’individu en question 816 euros de ressources mensuelles (hors les autres prestations).

L’autre cas de figure est celui dans lequel la conditionnalité de ressources portant sur le versement du revenu universel intègrerait les aides personnelles. Autrement dit, aux yeux du mode des aides personnelles, l’individu en question aurait toujours des ressources nulles et percevrait donc un montant d’aide identique et celui actuellement perçu (275€/mois). Par contre, son revenu universel serait lui diminué d’une part des aides personnelles. Compte tenu des objectifs annoncés et de la formulation de la proposition au moment où nous écrivons ces lignes, la part d’aides personnelles déduite devrait être aux alentours de 30%, soit environ 80 euros. Si ces montants individuels mensuels peuvent paraître dérisoires il n’en est rien compte tenu de la multitude de situations diverses et du nombre important d’allocataires d’aides personnelles (6,2 millions). L’impact sur les finances publiques comme sur le niveau de vie des ménages les plus modestes des futures modalités de calcul est donc potentiellement important, de l’ordre de 1,5 milliard d’euros si l’on s’en tient au rapide calcul présenté précédemment.

La seconde mesure, pour le moment non encore totalement arrêtée, est celle visant à une refonte globale de la fiscalité immobilière et la création d’un impôt unique assis sur le patrimoine net. Cette réforme va dans le sens d’une meilleure lisibilité de la fiscalité immobilière. Elle va également dans le sens de la prise en compte d’une meilleure distinction entre accédant à la propriété et non accédant. Elle pose tout de même question du fait de son assise non pas sur les valeurs locatives cadastrales, comme c’est actuellement le cas de la taxe foncière, mais sur la valeur vénale des biens immobiliers. La valorisation monétaire est d’une part bien plus complexe à établir et d’autre part bien plus volatile que les loyers[3]. Une imposition assise sur la valeur vénale est de plus critiquable puisqu’elle soumettrait le contribuable aux « aléas » du marché immobilier. Notons enfin que la réforme de la fiscalité immobilière ne pourra se faire sans une meilleure prise en compte de l’occupation des logements mais également des terrains. Si l’outil choisi peut permettre à terme de refonder une fiscalité incitant massivement à la libération de foncier et de bâti ce n’est pour le moment pas encore le cas.

Marine Le Pen : préférence nationale et pouvoir d’achat

Au travers son programme « Logement », le Front National se fixe pour objectif de redonner du pouvoir d’achat aux ménages. La baisse proposée de la taxe d’habitation vise à s’attaquer aux hausses récentes de la fiscalité locale. Poursuivant le même objectif, la baisse de 10% des droits de mutation vise à faciliter les mobilités résidentielles. L’une des premières critiques à opposer à ces propositions réside en partie dans leur faisabilité. En effet, les taux de ces deux taxes sont de l’autorité des collectivités locales et les recettes fiscales qu’elles produisent leur sont en grande partie reversées. Si d’une part les pertes fiscales induites par la mise en place de ces propositions devront être compensées par l’Etat, leur mise en place même reste très conditionnelle.

Concernant les aides à la personne, la candidate du Front National propose la mise en place d’une « Protection-Logement-Jeunes » construite d’une part sur la hausse de la construction de logements pour les étudiants et d’autre part sur la revalorisation de 25% des aides personnelles pour les jeunes de moins 27 ans. L’effort supplémentaire souhaité pour la construction de logements étudiant ne peut être que salué. La hausse ciblée des aides personnelles pose elle question. Si l’on ne peut que partager l’idée selon laquelle les aides personnelles souffrent en majorité d’une sous-indexation massive, les études visant à mettre en exergue l’effet inflationniste des fortes revalorisations d’aides ont été pour nombre d’entre elles réalisées au cours de périodes où justement des populations spécifiques devenaient éligibles aux aides (Fack, 2005 ou encore  Laferrère et Le Blanc , 2002) On peut anticiper que les logements de petite surface dans les zones les plus tendues verront dans les mois qui suivent la revalorisation des loyers, sauf en cas de renforcement de l’encadrement des loyers dans lesdites zones. Une autre interrogation est à mettre sur le terrain de la justice sociale. Quid des individus le jour de leur 27e anniversaire ? Verront-ils leurs aides au logement diminuer d’un quart ? De plus, si urgence existe à mieux prendre en compte la hausse des taux d’effort des ménages les plus modestes, en quoi la catégorie spécifique des jeunes de moins de 27 ans présente-t-elle une urgence plus importante que les ménages du premier quartile de revenu qui ont subi des hausses de taux d’effort extrêmement importantes depuis le début des années 2000[4].

En ce qui concerne le parc locatif social, si la loi SRU est absente du programme du Front National, le parti propose de « réserver prioritairement aux Français l’attribution du logement social, sans effet rétroactif, et le mobiliser vers les publics qui en ont le plus besoin » et réaffirme son souhait « d’appliquer réellement l’obligation de jouissance paisible sous peine de déchéance du bail ». Il est à noter que d’une part le droit au maintien dans les lieux existe dans le parc social et que sauf à vouloir mettre fin aux surloyers de solidarité, la proposition ne fait que réaffirmer un principe inscrit dans la législation actuelle. Concernant l’attribution des logements sociaux, il est intéressant de rappeler que 83% des demandes de logement social sont attribuées à des ménages français, que 88% des locataires du parc social sont de nationalité française et que la nationalité ne figure nullement actuellement dans les critères d’attribution.

Enfin, le Front National propose que « 1% du parc locatif social » soit vendu chaque année, soit 50 000 logements par an. Rappelons que l’objectif de 1% du parc vendu chaque année avait été fixé sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. En moyenne, pas plus 10 000 logements sociaux ont été écoulés au cours des 10 dernières années.

Emmanuel Macron : continuité et flexibilité

Le candidat d’En Marche propose une exonération de la taxe d’habitation pour près de 80% des ménages français et le maintien de l’encadrement de loyer dans l’attente de son évaluation. Il propose également le développement de l’intermédiation locative ainsi que le doublement des pensions de famille, réclamé par la Fondation Abbé Pierre.

En ce qui concerne les objectifs de construction, Emmanuel Macron acte le fait que la fixation d’un objectif national n’a que peu de sens et souhaite donc diriger les efforts de construction vers les zones les plus tendues.

Ces propositions relativement consensuelles ne sont que peu sujettes à débat. Si elles ne s’attaquent nullement aux causes de la crise du logement cher en France, elles apportent des solutions de court terme à ses conséquences.

La proposition du candidat d’En Marche la plus discutée est celle du « Bail mobilité ». Critique vis-à-vis de la loi ALUR, le candidat prend acte que les ménages les plus précaires, du fait de leur condition de travail ou de leur âge, sont exclus du marché locatif privé « classique » et propose donc d’établir, pour ces ménages, un bail plus court et plus flexible, que certains auront vite dénommé « Bail précarité » mais que le candidat nomme « Bail mobilité ». Si les contours de ce bail ne semblent pas encore tout à fait arrêtés, il est important de rappeler que si les baux usuels sont d’une durée d’au moins 3 ans, il existe dans la législation française des baux d’une durée plus courte dont les bailleurs ne se privent aucunement d’user (ou d’abuser) :

  • Le bail d’occupation précaire permet, sous certaines conditions et en accord des deux parties de ne s’engager sous aucune durée de bail ;
  • Le bail de location meublée, soumis au droit commun, largement utilisé notamment au cours de la période de mise en place du décret d’encadrement des loyers, les meublés n’étant pas soumis au décret, est un bail d’une durée de 1 an renouvelable et le bail meublé « étudiant » s’étend lui sur une durée de 9 mois.

Si les modalités précises de mise en place de ce nouveau bail ne sont pas encore arrêtées, il est indispensable d’alerter sur la potentielle dangerosité que pourrait engendrer la mise à disposition d’un bail court sans garde-fous suffisants.

En ce qui concerne la proposition d’exonération de la taxe d’habitation, promise à 80% des ménages, il faut rappeler qu’une exonération, totale ou partielle, existe d’ores et déjà pour les ménages les plus modestes. Ainsi, les titulaires de l’allocation supplémentaire d’invalidité ou de l’allocation de solidarité aux personnes âgées, les contribuables âgés de plus de 60 ans dont le revenu de référence de l’année précédente est inférieur à un certain plafond et qui ne sont pas soumis à l’ISF, les personnes veuves dont le revenu fiscal de référence de l’année précédente est inférieur à un certain plafond et qui ne sont pas soumises à l’ISF ou encore les contribuables atteints d’une infirmité ou d’une invalidité les empêchant de subvenir seuls aux nécessités de l’existence dont le revenu de référence de l’année précédente est inférieur à un certain plafond, sont à l’heure actuelle exonérés totalement de taxe d’habitation. De même, sous condition de ressources, certains ménages bénéficient d’un dégrèvement partiel de la taxe d’habitation. Si la mesure a vocation à étendre ces dispositions aux ménages des classes moyennes et donc à impacter positivement le pouvoir d’achat de ces derniers, le coût de la mesure (10 milliards d’euros) est important et pose donc la question de son financement.

Jean Luc Mélenchon : plus de social et moins de spéculation

Ces dernières années, de nombreux professionnels du secteur de l’immobilier et de la construction ont pointé du doigt l’impact négatif important qu’avaient pu avoir les discussions (plus que la mise en œuvre) qui ont entouré la loi ALUR au cours de l’année 2014. Si les données – exceptées celles de conjonctures réalisées auprès des professionnels – n’ont pas été en capacité de mesurer la véracité de ces affirmations, il apparaît malgré tout que la présentation du volet « Logement » du programme du candidat de la France Insoumise a dû faire plus d’un mécontent.

Alors que la garantie universelle des loyers, dispositif permettant sur le papier d’assurer correctement les deux parties signataires du bail, a été abandonnée au cours du quinquennat de François Hollande, le candidat de la France Insoumise propose non seulement sa réalisation mais son extension autour d’une « Sécurité sociale du logement » aux contours encore peu clairs.

Il propose également d’aller plus loin dans l’objectif de financement du nombre de logements sociaux en portant l’objectif annuel à 200 000. A l’image des objectifs affichés de production de logements neufs, il est important de s’extraire de chiffres globaux et de rentrer quelque peu dans le détail. En ce qui concerne les objectifs globaux de construction, leur réalisation n’a de sens qu’une fois extrait de ces derniers le nombre de résidences principales nouvellement construites. En moyenne, au cours des 20 dernières années, les résidences principales représentent moins de 80% de la production de logements nouveaux en France. En 2014, derniers résultats connus, cette part s’élevait à 60%, soit un record historiquement bas.

En ce qui concerne le parc social, la réalité est identique. Outre la définition de ce qu’est (ou doit être) un logement social en termes de loyers de sortie ou de populations accueillies, il est indispensable pour les acteurs politiques de préciser la nature de leurs objectifs. Quand Jean-Luc Mélenchon avance l’objectif de 200 000 logements sociaux supplémentaires, de quoi s’agit-il ? S’agit-il de logements sociaux construits ? Les dernières données disponibles font état de 63 356 logements sociaux construits en 2014, soit un niveau record depuis 1998 … S’agit-il de logements sociaux financés ? Ils ont été 109 000 à l’être en 2015. Parle-t-on de logements supplémentaires c’est-à-dire en tenant compte des démolitions ou de nombres « bruts » ?

Si l’objectif de donner plus de place au parc social est louable, la clarté du propos est indispensable afin de permettre à tous de juger et d’évaluer les propositions faites.

Il en est de même de l’une des propositions phares du candidat de la France Insoumise qui vise à « briser la spéculation » en taxant les plus-values immobilières. A l’heure actuelle, la taxation des plus-values immobilières ne pèse que trop peu dans la fiscalité du logement (environ 600 millions d’euros par an). Du fait, là encore, de l’existence de mécanismes d’évitement incitant fortement à la détention (exonération de taxation au-delà d’une certaine durée de détention), les ménages n’ont que peu d’intérêt à se libérer de leur foncier ou de leur bâti. Sans suppression de ces mécanismes et sans mise en place d’une fiscalité des plus-values (réalisée ou latente) plus progressive, aucune réforme de l’imposition ne serait à même de répondre aux problématiques soulevées.

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Si les principaux candidats à l’élection présidentielle semblent partager le constat d’un coût du logement au sens large trop élevé et d’un besoin en construction important, les solutions envisagées pour résoudre la « crise du logement » que traverse la France divergent. Alors que certains se fixent pour objectif d’offrir plus de flexibilité aux investisseurs et aux bailleurs privés (fin de l’encadrement des loyers, bail mobilité, développement des dispositifs d’incitation à l’investissement locatif,  accélération des procédures d’expulsion locative, remise en cause de la loi SRU, …), d’autres portent leurs priorités sur le développement d’une offre de logement social plus importante, une protection des ménages les plus modestes et un accroissement de leur pouvoir d’achat. S’il n’existe pas de solution miracle à court terme, le chemin à prendre semble se trouver, à l’image des choix économiques globaux, dans un entre deux trop souvent oublié.

 

[1] Entre 2006 et 2013, le taux d’effort net moyen a augmenté en France de 1 point passant de 14,7% à 15,7%.

[2] Du fait de la sous-indexation massive des barèmes des aides, les aides personnelles sont devenues forfaitaires pour près de neuf locataires du parc privé sur dix.

[3] Notons que les valeurs locatives utilisées actuellement résultent d’estimations datant des années 1970. Une réévaluation de ces dernières est donc indispensable.

[4] Entre 2001 et 2013, les ménages du 1er quartile de revenu ont vu leur taux d’effort net moyen augmenter de 7,4 points passant de 24,9% à 31,3% (Enquêtes nationales Logement, INSEE).




Statistique publique : une révolution silencieuse

par Pierre Madec et Xavier Timbeau

Parfois des révolutions se produisent sans que personne ne s’en rende vraiment compte. L’été dernier, l’INSEE et la DREES ont mis en accès libre, sous la licence CeCILL, leur modèle de microsimulation de la législation socio-fiscale : INES. Développé depuis plus de 20 ans, ce modèle représente une grande partie de la fiscalité et des prestations en espèces du système redistributif français. Couplé à une base de données qui donne une information annuelle précise sur plus de 50 000 ménages représentatifs (130 000 individus), le but premier de ce modèle est de simuler l’effet de la fiscalité et des prestations sur la population française. Si l’on veut connaître les conséquences d’une hausse du taux de la première tranche de l’impôt sur le revenu, INES permet, foyer fiscal par foyer fiscal, de calculer l’impôt sur le revenu avant et après la modification du barème et d’en déduire la masse d’impôts collectés ou encore il permet de savoir quels foyers paient davantage d’impôts selon les caractéristiques retenues. Fait remarquable, en l’état, le modèle INES fournit une bonne approximation des masses agrégées des principaux prélèvements et des principales prestations.

L’intérêt n’est pas seulement de pouvoir simuler des réformes, mais aussi de disposer d’une photographie sur les revenus et la source de ces revenus. On peut ainsi mesurer la pauvreté monétaire, suivre les inégalités ou analyser l’impact des structures familiales sur le niveau de vie. C’est ainsi que l’INSEE et la DREES alimentent la publication Portrait social de la France chaque année, en mettant à jour la législation sociale et fiscale et en utilisant la nouvelle base décrivant les ménages et leurs revenus, l’ERFS. A l’automne 2016, l’INSEE a publié l’impact des modifications de la législation 2014 sur la distribution du revenu disponible des ménages par revenu et par structure familiale. Le modèle INES est également utilisé pour produire une prévision du taux de pauvreté, une année avant que les données définitives n’en permettent le calcul complet (11 mois précisément), améliorant ainsi un angle mort du système statistique. On connaît le taux de croissance du PIB 30 jours après la fin du trimestre, bien avant le taux de pauvreté (il faut attendre 21 mois), le premier retient plus l’attention que le second dans le débat public.

Mais la révolution n’est pas dans la construction d’un outil aussi formidable soit-il ou encore dans le recours au logiciel libre. La révolution est que par la mise à jour annuelle du modèle INES, la DREES et l’INSEE ouvrent la voie à une nouvelle forme de publication de la statistique publique. Auparavant cette dernière informait le public en produisant une photo agrégée de la situation économique (les comptes nationaux­), par nature plutôt floue, ou en donnant le détail de cette photographie individu par individu (représentatif), disons une photo nette. Dorénavant, les institutions statistiques donnent leur interprétation en code informatique de l’ensemble de la législation. Ce code est l’instrument qui permet de calculer quel impact a cette législation sur la vie des citoyens, mais également de savoir ce qui se passerait avec toute proposition alternative. Ce n’est pas une photo, ni un film, particulièrement net, mais un univers à explorer, une représentation multidimensionnelle et interactive.

De telles innovations étaient en germe dans plusieurs administrations fiscales, avec la mise en ligne du calculateur d’impôt, mis à la disposition des contribuables. Parfois, le code public de ces calculateurs donnait l’interprétation par l’administration fiscale de la législation fiscale. INES s’inscrit dans cette ligne, mais vise à donner une information plus exhaustive (celle des prestations, pas seulement celle de la fiscalité de l’impôt sur le revenu) et plus opérationnelle (elle permet de  calculer l’impact redistributif, d’appliquer cette législation à un échantillon représentatif, …, elle ne donne pas de simples cas type). Par ailleurs, l’INSEE et la DREES mettent à jour et publient depuis 2010 les législations fiscales et sociales codées et interprétées. C’est cette régularité et cette transparence qui ouvre une nouvelle ère dans la statistique publique. Le débat sur les indicateurs reste parfois à un niveau conceptuel ou général et est souvent ancré dans des pratiques de publications qui tiennent de la photographie plus ou moins floue. Donner une information sur les inégalités de revenu, en publiant les indices de Gini ou les déciles de revenu, améliore la connaissance d’une société. Donner accès aux interactions entre les prestations, les structures familiales ou la distribution des revenus ouvre la porte à de nouvelles pratiques essentielles au fonctionnement d’une démocratie, et ne repose plus sur les avis d’administrations sur le coût, la faisabilité ou les conséquences de telle ou telle réforme.

La complexité de la mise en œuvre d’un tel instrument, la difficulté de l’accès aux données de l’échantillon représentatif (qui demande de passer par le Comité du secret et de se soumettre à une procédure lourde) font que l’utilisation de cette nouvelle source nécessite l’intermédiation d’experts. Mais cette intermédiation sera ouverte et pourra être mobilisée par presque tout le monde. Donnons un exemple : nous avons très récemment évalué le coût de la mesure « revenu universel » proposée par Benoît Hamon en mobilisant INES. Potentiellement, nous pouvons de cette façon explorer les voies de financement ou envisager des variantes de la proposition. Par exemple, l’articulation entre le revenu universel et les prestations actuellement versées peut se faire selon différentes options. Faut-il continuer à verser une indemnité pour le congé parental (au-delà du congé maternité) lorsqu’on verse le RUE qui est d’un montant forfaire supérieur ? Faut-il compléter le RUE pour les mères isolées inactives afin de réduire la pauvreté des enfants ? Comment articuler le RUE avec les APL ou les autres minima sociaux ? La complexité d’un système de prestations (qui cherche à traiter de situations très diverses au nom de principes pas toujours explicites) oblige à aller au-delà de calculs approximatifs ou de cas-type bien choisis.

C’est là que réside une innovation majeure pour la statistique au XXIe siècle : ouvrir ce qui autrefois était l’apanage d’administrations discrètes et souveraines à tout un chacun. Ce n’est pas une petite révolution.




Des inégalités européennes : inégalités sans frontière

par Guillaume Allègre

Dans le préambule du traité instituant la Communauté économique européenne, les chefs d’Etat et de gouvernement se déclarent « décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leur pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe ». L’article 117 rajoute que « les États membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès ». Soixante ans après le Traité de Rome, qu’en est-il des inégalités économiques et sociales en Europe ? Comment ont-elles évolué durant la crise, entre les pays de l’Union et au sein des pays ?

Selon Eurostat, la grande récession a fait croître, un peu, les inégalités au sein des  Etats-membres de l’UE. Le coefficient de Gini calculé à partir du niveau de vie[1] est passé de 0,306 en 2007 à 0,31 en 2015 en moyenne dans les 28 pays membres de l’UE. Toutefois, une partie de la hausse est due à d’importantes ruptures de série en France et en Espagne en 2008. L’élément saillant est que les inégalités en Europe apparaissent nettement plus faibles que celles qui prévalent aux Etats-Unis : en effet, ce même Gini est estimé à 0,394 aux Etats-Unis en 2014 alors qu’il s’échelonne de 0,25 (République Tchèque) à 0,37 (Bulgarie) dans l’Union Européenne. Les Etats-Unis sont donc plus inégalitaires que n’importe quel pays dans l’UE et nettement plus inégalitaires que la moyenne européenne.

Toutefois, la présentation d’un Gini moyen dans l’Union Européenne peut être trompeuse (cf. Allègre, 2017, dans OFCE, L’économie européenne 2017, Repères, La Découverte). En effet, il ne tient compte que des inégalités à l’intérieur de chaque pays et non des inégalités entre pays. Or, ces dernières sont importantes.  En comptabilité nationale, les revenus des ménages en standard de pouvoir d’achat de consommation par pays de l’UE s’échelonnent en 2013 de 37% de la moyenne européenne (Bulgarie) à 138% (Allemagne), soit un rapport de 1 à 4. Au niveau européen, Eurostat  calcule une moyenne des inégalités nationales, ainsi que les inégalités inter-nationales. Par contre, Eurostat ne calcule pas les inégalités entre citoyens européens : qu’en est-il des inégalités si l’on élimine les barrières nationales et que l’on calcule au niveau européen les inégalités entre citoyens de la même façon qu’on calcule des inégalités au sein de chaque nation ? Il peut paraitre légitime de calculer ces inégalités entre citoyens européens – sans tenir compte des frontières nationales – dans la mesure où l’Union Européenne constitue une communauté politique avec ses propres institutions (Parlement, exécutif…).

La base de données EU-SILC qui fournit le revenu disponible équivalent (en parité de pouvoir d’achat) d’un échantillon représentatif de ménages dans chaque pays européen permet de faire ce calcul. Il en ressort que le niveau des inégalités globales en 2014 dans l’Union Européenne est équivalent à celui qui prévaut aux Etats-Unis (graphique). Quelle conclusion en tirer ? Si l’on voit le verre à moitié vide, on peut souligner que les inégalités européennes sont du même niveau que le pays développé le plus inégalitaire au monde. Si l’on voit le verre à moitié plein, on peut souligner que l’Union Européenne ne constitue pas une nation avec des transferts sociaux et fiscaux, qu’elle s’est élargie récemment à des pays beaucoup plus pauvres et que malgré tout, les inégalités n’y sont pas supérieures qu’aux Etats-Unis.

 

gini

Sur le graphique, on observe également une légère baisse des inégalités globales dans l’Union Européenne entre 2007 et 2014. L’indice de Theil, un autre indicateur d’inégalité, permet de décomposer l’évolution des inégalités européennes entre ce qui provient de l’évolution des inégalités entre pays et ce qui provient de l’évolution au sein des pays. Entre 2007 et 2014, l’indice de Theil passe de 0.228 à 0,214 (-0.014). Les inégalités au sein du pays sont globalement stables (+0.001) tandis que les inégalités entre pays baissent (-0.015). Ces évolutions se rapprochent de celles observées par Lakner et Milanovic au niveau mondial (« Global Income Distribution: From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession ») : augmentation des inégalités au plan national et baisse des inégalités entre pays (notamment du fait du rattrapage de la Chine et de l’Inde).

Jusqu’ici, l’Union Européenne a fait de l’ouverture des frontières son principal instrument pour réduire les inégalités en Europe. Mais si l’ouverture des frontières peut aider au rattrapage des pays les moins aisés de l’Union (notamment la Bulgarie et la Pologne), elle peut aussi peser sur les inégalités au sein des pays (notamment en Espagne et au Danemark). Or, il n’existe jusqu’ici pas de politique sociale européenne. Ce domaine relève avant tout de la compétence des Etats. Malheureusement, l’ouverture des frontières exacerbe la concurrence sociale et fiscale plutôt qu’elle ne favorise l’harmonisation. Ainsi les taux marginaux supérieurs d’IRPP et d’IS ont largement chuté depuis le milieu des années 1990 tandis que le taux de TVA a augmenté (A. Bénassy-Quéré et al. : « Renforcer l’harmonisation fiscale en Europe »).

En France, le gouvernement s’est engagé à porter le taux d’IS de 33,3 à 28% d’ici 2020. Ceci fait suite à un mouvement de baisse de la fiscalité des entreprises et de hausse de celle des ménages. L’impact sur les inégalités a été jusqu’ici compensé par le fait que la hausse de la fiscalité s’est concentrée sur les ménages les plus aisés. Toutefois, deux candidats à l’élection présidentielle, MM. Fillon et Macron, prônent une baisse substantielle de l’imposition des revenus des capitaux (prélèvement libératoire, réduction de l’ISF au capital immobilier pour M. Macron, suppression de l’ISF pour M.  Fillon) au nom de la compétitivité. Les dangers que la concurrence fiscale et sociale fait peser sur les inégalités pourraient alors prochainement commencer à se ressentir.

[1]  Le coefficient de Gini est un indicateur d’inégalité variant de 0 à 1, 0 signifie l’égalité parfaite et 1 signifie une inégalité parfaite. Il est ici calculé à partir du niveau de vie, ou revenu disponible équivalent, c’est-à-dire d’un revenu ajusté tenant compte de la taille des ménages.

 

Pour en savoir plus : “The Elusive Revovery”, IAGS 2017




« RUE » : une ambition à financer

par Pierre Madec et Xavier Timbeau

Cette évaluation du Revenu universel d’existence (RUE), proposition phare de Benoît Hamon, met en lumière un impact potentiellement important du dispositif sur le niveau de vie des ménages les plus modestes et sur les inégalités de niveau de vie. S’il était mis en œuvre, le Revenu universel d’existence aurait pour effet de faire de la France l’un des pays les plus égalitaires de l’Union européenne. En contrepartie, le coût « net » du dispositif pourrait s’avérer élevé, de l’ordre de 45 à 50 milliards d’euros. Compte tenu du coût de la mesure, son financement par une réforme de l’impôt sur le revenu pourrait accroître encore la redistribution du système socio-fiscal français mais conduirait à une hausse considérable des taux marginaux supportés par les ménages les plus aisés.

En en faisant l’une des propositions phares de son programme pour la présidentielle, Benoît Hamon a relancé le débat autour du revenu universel. Projet radical et sujet à de nombreuses controverses (voir par exemple Allègre et Sterdyniak, 2017), la quantification d’un tel projet est nécessaire. En partant du projet de Benoît Hamon, significativement modifié ces dernières semaines, nous tentons ici, sous un certain nombre d’hypothèses importantes (individualisation totale ou partielle, dépendance aux autres prestations sociales) un premier travail d’évaluation. L’idée ici n’est pas d’entrer dans le débat de savoir si les modalités d’application retenues sont ou non pertinentes, à l’exemple de l’exclusion des retraités, ou de juger si la proposition dans sa forme actuelle s’est éloignée d’un idéal d’universalité. Le but ici est de s’extraire de ce type de débat et de qualifier et quantifier les effets de la mise en œuvre du RUE tel que proposé par le candidat à la présidentielle.

La dernière version de la première étape du revenu universel d’existence (RUE) peut se résumer ainsi : « le revenu universel correspond à une hausse de revenu net qui commence à 600 euros pour les personnes sans ressources et s’annule ensuite à 1,9 SMIC brut ».

Ainsi posée, la proposition est celle d’une allocation différentielle permettant de ne pas faire apparaître un surcroît d’impôt artificiel chez ceux dont la situation de revenu n’est pas modifiée par le revenu universel.

Pour les couples mariés, le dispositif n’est pas automatiquement individualisé puisqu’il laisse le choix de maintenir ou non une imposition commune. Les couples dont le quotient conjugal est inférieur au montant potentiel de RUE devraient choisir l’individualisation. C’est le cas des couples au sein desquels les ressources et la différence de revenu sont faibles. A contrario, les couples pour lesquels le quotient conjugal procure un avantage plus élevé que le RUE devraient faire le choix de maintenir une imposition commune[1]. Ce sera notamment le cas des couples au sein desquels l’un des individus a des revenus très élevés et l’autre aucun revenu[2].

Pour les ménages les plus modestes le RUE remplace le RSA et la Prime d’activité, et le calcul des prestations sociales (allocations logement et familiales, Allocation adulte handicapé, bourses, …) n’est pas modifié, leurs montants étant inclus dans les ressources servant de référence pour le calcul du revenu universel.

Dans le cadre général, pour l’ensemble des foyers fiscaux dont les ressources sont inférieures à 1,9 SMIC brut, soit 2 800 euros brut par mois, le RUE est égal à la différence entre le montant de base de 600 euros par mois (7 200 euros par an) et 27,4% des ressources brutes du foyer fiscal. Pour les foyers fiscaux non imposables, le RUE est considéré comme un impôt sur le revenu négatif. Pour les foyers imposables ayant des ressources comprises entre 1,5 et 1,9 SMIC brut (3,8 SMIC dans le cas d’un couple marié), le RUE vient diminuer l’impôt dû, augmentant le revenu disponible pour le ménage, ce revenu supplémentaire s’annulant à 1,9 SMIC. Le coût pour les finances publiques de la mesure pour ces ménages correspond donc à la différence entre le montant du RUE et l’impôt sur le revenu actuellement acquitté. Pour les foyers fiscaux dont les ressources brutes sont supérieures à 1,9 SMIC brut (3,8 SMIC pour les couples mariés), le système actuel s’applique et le gain est nul (graphique 1).

Formellement, le montant mensuel de RUE perçu par le foyer fiscal composé d’un seul adulte et ayant des ressources inférieures à 1,9 SMIC brut est assis sur la formule suivante :

RUE = 600 – 0,274 x RB

RB, les ressources brutes, correspondent au revenu imposable brut (RIB), au sens du code des impôts, du foyer fiscal augmenté d’un coefficient 1,33 permettant d’approximer la conversion entre revenu imposable et ressources brutes des charges et cotisations, assiette retenue pour le calcul du RUE. Dans le cas d’un couple marié, le RUE est calculé de la façon suivante, le RUE tel que proposé n’étant alors pas individualisé :

RUE = [600 – 0,274 x RB/2] x 2

Afin de mesurer l’impact redistributif de la mesure, nous avons mobilisé le modèle de micro simulation INES[3] de la DREES et l’INSEE (voir encadré)La dernière version opérationnelle du modèle datant de 2015, les résultats présentés devront être interprétés en écart à la législation de 2015. De fait, des dispositifs tels que la Prime d’activité, mise en place en 2016, ne sont pas ici pris en compte au contraire de la Prime pour l’emploi (PPE).

 

RUE graph 1

Les plus de 18 ans encore rattachés fiscalement au foyer fiscal de leurs parents, éligibles au RUE, devraient, dès janvier 2018, quitter le foyer fiscal de leurs parents afin de pouvoir bénéficier du RUE. Il est à noter que ce cas n’est pas traité dans notre évaluation, compte tenu de la complexité de la prise en compte des transferts entre parents et enfants lorsqu’ils ne sont pas dans le même foyer fiscal. Nous nous concentrerons ainsi sur les ménages pour lesquels la personne de référence était âgée de 18 à 64 ans soit 20 millions de ménages parmi les 28,3 millions de ménages français, les autres, retraités, n’étant pas éligibles au dispositif.

Le RUE a été modélisé comme une ligne supplémentaire dans le calcul de l’impôt sur le revenu, son montant venant se soustraire, sous les conditions d’âge, de ressources et de statut marital explicitées précédemment, à cette dernière.

Sous ces hypothèses, le RUE devrait bénéficier à 11,6 millions de ménages dont la personne de référence est âgée de 18 à 64 ans pour un coût brut de l’ordre de 51 milliards d’euros soit une moyenne de 4 400 euros par an et par ménage bénéficiaire.

Le coût brut n’est pas le coût pour les finances publiques. En effet, la mise en place du RUE engendrerait de facto la disparition du RSA-socle et de la Prime d’activité du système socio-fiscal français. En 2016, ces deux dispositifs ont eu un coût budgétaire proche de 15 milliards d’euros (10 milliards d’euros pour le RSA et 5 milliards pour la Prime d’activité). De plus, les interactions entre le revenu universel et les autres prestations sociales ne sont pas encore tout à fait arrêtées dans la proposition de Benoît Hamon[4]. Si le montant perçu de RUE venait à être pris en compte pour le mode de calcul des autres prestations sociales, les montants versés au titre de celles-ci se réduiraient significativement. Le coût brut du revenu universel resterait inchangé mais des économies pourraient être réalisées sur des prestations sociales. Nous faisons l’hypothèse ici que le montant perçu en prestations sociales par le ménage est pris en compte lors du calcul définitif. Autrement dit, nous soustrayons au montant de RUE perçu par le ménage 27,4% du montant de l’ensemble des prestations sociales en espèces (allocation logement et familiale, bourses, Allocation adulte handicapée, …, soit 32 milliards d’euros par an pour les bénéficiaires potentiels du RUE) qu’il perçoit. Si cette prise en compte des prestations dans le calcul du montant du RUE est rendue complexe par la structure du modèle de microsimulation, il est possible d’estimer la réduction du montant global de RUE versé en prenant en compte l’ensemble des prestations sociales à environ 6 milliards d’euros.

Dans le cas où cette option serait privilégiée – ce que nous supposons faute de plus de précisions – le coût « net » du RUE, exclusion faite des 18-25 ans rattachés fiscalement à leurs parents, serait alors de l’ordre de 30 milliards d’euros, soit un montant proche de celui affiché par le candidat, montant auquel une fois encore il conviendra d’additionner le montant dû aux individus âgés de 18 à 24 ans qui sont aujourd’hui fiscalement rattachés à leurs parents. En 2015, sur les 5,2 millions d’individus de 18 à 24 ans, 1,7 million étaient fiscalement indépendants de leurs parents. En le majorant du coût brut supplémentaire (si tous les 18-24 ans ne sont plus rattachés au foyer fiscal de leurs parents) il serait donc de l’ordre de 25 milliards d’euros auquel il conviendrait de soustraire 27,4 % des bourses (0,115 milliard d’euros par an environ) et aides au logement versées (1,4 milliard d’euros par an) ainsi que l’avantage fiscal dont bénéficient actuellement les parents des dits individus (avantage majoré à 1 500 euros par an et par enfant, au maximum 5,2 milliards si tous les foyers sont au plafond).

Ciblé sur les ménages à bas revenus, le dispositif, non financé par une augmentation de l’imposition des ménages ou une baisse des prestations sociales, impacterait positivement le bas de la distribution des niveaux de vie (graphique 2)[5].

En moyenne, les ménages du premier décile de niveau de vie devraient voir leur niveau de vie augmenter de 257 euros par mois et par unité de consommation (UC), soit une hausse de 38% de leur niveau de vie moyen. Le gain pour les ménages du deuxième décile devrait être quant à lui deux fois inférieur à 137 euros par mois et par unité de consommation, soit une augmentation de 13% de leur niveau de vie moyen.

RUE graphe 2

Compte tenu du fait que le RUE, contrairement à nombre de prestations, soit attribué non pas aux ménages mais aux foyers fiscaux, certains membres (non rattachés fiscalement mais cohabitants comme les couples non mariés non pacsés) de quelques ménages des derniers déciles de la distribution des niveaux de vie devraient percevoir le RUE (et le dernier décile plus que le neuvième par un effet de composition). En d’autres termes, il existe des foyers fiscaux à faible revenu brut au sein de ménages à niveau de vie élevé[6].

Sous ces hypothèses d’application du RUE, le niveau de vie médian serait relevé de 3,6% et le taux de pauvreté, c’est-à-dire la part des ménages français ayant des ressources inférieures à 60% du niveau de médian, c’est-à-dire environ 1 000€/mois/unité de consommation, atteindrait 8,5% contre 13,4% à l’heure actuelle. Le niveau de vie médian des ménages les plus pauvres – c’est-à-dire ceux ayant un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté –  atteindrait 11%. L’intensité de la pauvreté, mesurée comme l’écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté, se verrait elle aussi réduite d’un tiers passant de 17% aujourd’hui à 11%.

Enfin, le coefficient de Gini de niveau de vie, indicateur d’inégalité, serait lui diminué de 0,04 à un niveau de 0,26, faisant ainsi passer la France d’une situation médiane en termes de Gini au niveau européen à une situation parmi les moins inégalitaires, le Gini médian européen se situant en 2015 à 0,30 (et le plus bas à 0,25).

Sans les jeunes (18-24 ans) rattachés fiscalement à leurs parents, le coût net du RUE serait de l’ordre de 30 milliards d’euros. En les ajoutant, sous réserve d’une évaluation plus fine, le coût net serait de l’ordre de 49 milliards. Ces montants sont loin des 400 milliards un temps annoncés, mais restent non négligeables[7]. Si l’on finançait le RUE par une réforme de la fiscalité des personnes, cela conduirait à une hausse considérable des taux marginaux touchant les déciles les plus élevés de la distribution des revenus. Pour rappel, l’impôt sur le revenu des personnes physiques est une ressource de 74 milliards annuels. La mobilisation d’une autre base fiscale comme le patrimoine est également possible mais aboutirait à une hausse très significative de cette fiscalité. La taxe foncière et l’ISF apportent aujourd’hui un peu moins de 30 milliards d’euros. Par ailleurs, les effets redistributifs du RUE – conséquents selon notre évaluation –, seraient amplifiés par une hausse des fiscalités déjà progressives.

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Encadré : Le modèle de micro simulation Ines (Sources : INSEE, DREES)

Ines est l’acronyme d’« Insee-Drees », les deux organismes qui développent conjointement le modèle. Le modèle est basé sur les enquêtes Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’Insee, qui comprennent plusieurs centaines d’informations sur chaque individu et des données précises et fiables sur les revenus, issues des déclarations fiscales. Il permet de simuler toutes les années législatives récentes sur les millésimes d’ERFS récents.

Ce modèle est utilisé pour réaliser des études à périodicité annuelle, mais il est aussi mobilisé dans le cadre d’études approfondies afin d’éclairer le débat économique et social dans les domaines de la redistribution monétaire, la fiscalité ou la protection sociale. Enfin, il est parfois utilisé comme outil d’appui à la réflexion pour répondre à des sollicitations ponctuelles de divers Hauts conseils, de ministères de tutelle ou d’organismes de contrôle (IGF, Cour des comptes, Igas).

Le modèle Ines simule :

— les prélèvements sociaux et fiscaux directs : les cotisations sociales, la CSG, la CRDS et l’impôt sur le revenu (y. c. la prime pour l’emploi) ;

— les prestations sociales autres que celles correspondant à des revenus de remplacement : les aides personnelles au logement ; les principaux minima sociaux : le revenu de solidarité active (RSA), l’Allocation pour adulte handicapé (AAH) et ses compléments, les allocations du minimum vieillesse et l’Allocation supplémentaire d’invalidité (ASI) ; les prestations familiales : allocations familiales (AF), complément familial, Allocation de rentrée scolaire (ARS) et les bourses du secondaire, Prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) et ses compléments (complément libre choix d’activité – CLCA – et complément libre choix du mode de garde – CMG), les subventions publiques pour la garde d’enfants en crèches collectives et familiales, l’Allocation de soutien familial (ASF) et l’Allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH) ; la Prime d’activité.

Les principales omissions concernent les taxes et aides locales (taxe foncière par exemple) et l’Impôt de solidarité sur la fortune. Les pensions de retraite, les allocations chômage et la taxe d’habitation ne sont pas simulées mais sont présentes dans les données. Les prélèvements indirects n’entrent pas non plus dans le champ d’analyse du modèle Ines stricto sensu. Le modèle simule, sur barèmes, les différentes prestations auxquelles chaque ménage a droit et les impôts et prélèvements qu’il doit acquitter. Ines est adossé à l’enquête Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’Insee qui réunit les informations sociodémographiques de l’enquête Emploi, les informations administratives de la Cnaf, la Cnav et la CCMSA et le détail des revenus déclarés à l’administration fiscale pour le calcul de l’impôt sur le revenu.

Ines est un modèle dit « statique » : il ne tient pas compte des changements de comportement des ménages, par exemple en matière de natalité ou de participation au marché du travail, que pourraient induire les évolutions des dispositions de la législation socio-fiscale. Depuis 1996, le modèle est mis à jour chaque année durant l’été afin de simuler la législation la plus récente, portant sur la dernière année révolue. Par exemple, à l’été 2016, Ines a été mis à jour pour simuler la législation de l’année 2015. Sur la base de ces mises à jour, les équipes de l’INSEE et de la DREES contribuent annuellement au Portrait social de l’INSEE dans lequel elles analysent le bilan redistributif des mesures de prélèvements et de prestations prises au cours de l’année précédente. La dernière publication s’intitule « Les réformes des prestations et prélèvements intervenues en 2015 opèrent une légère redistribution des 30 % les plus aisés vers le reste de la population » (André, Biotteau, Cazenave, Fontaine, Sicsic, Sireyjol).

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[1] Rappelons que le quotient conjugal donne droit à une réduction d’impôts maximale de 30 000 euros annuel. La suppression du quotient conjugal rapporterait 5,5 milliards d’euros (HCF 2011) mais coûterait l’ensemble des  RUE versés aux conjoints avec un revenu inférieur qui ont choisi l’individualisation.

[2] Nous avons fait le choix de ne pas prendre en compte ces mécanismes d’optimisation fiscale au sein des ménages mais il est entendu que l’évaluation proposée du coût du dispositif est dès lors sous-estimée.

[3] Le code source et la documentation du modèle de micro-simulation INES a été ouvert au public en juin 2016 (https://adullact.net/projects/ines-libre). Nous utilisons la version en libre accès de 2015 depuis le 1er octobre 2016.

[4] En particulier, l’utilisation d’un modèle de micro simulation comme INES permet d’explorer les conséquences des choix d’articulation sur la situation des intéressés, sur la redistribution nette opérée et sur le reste à financer. Un changement dans les règles d’attribution ou de calcul d’une prestation sociale peut avoir des impacts importants sur le coût net et sur les effets redistributifs.

[5] Le dispositif proposé modifie significativement la distribution des niveaux de vie. De fait, certains ménages voient leur appartenance à un décile de niveau de vie, positivement ou négativement. Les déciles sont ici maintenus à leur niveau avant réforme.

[6] A titre d’illustration, l’âge moyen des personnes de référence des ménages du dernier décile de niveau de vie bénéficiaires du RUE est supérieur à 55 ans. On peut ainsi supposer que ces ménages abritent en leur sein des jeunes adultes  indépendants fiscalement et aux ressources faibles.

[7] L’évaluation présentée ici est dite « statique ». Elle ne prend donc pas en considération les possibles modifications de comportement des individus vis-à-vis de l’emploi engendrées par l’entrée en vigueur de la mesure.




Le Traité de Rome et l’égalité

par Hélène Périvier

Traité de Rome : Article 119, Titre VIII, « Politique sociale, éducation, formation professionnelle et jeunesse », chapitre 1 : « Dispositions sociales » : Chaque État membre assure au cours de la première étape, et maintient par la suite, l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail.

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Les institutions européennes se targuent d’avoir comme valeur fondatrice le principe d’égalité femmes-hommes[1]. Il est vrai que dès le Traité de Rome, la question de l’égalité de rémunération a fait l’objet de négociations qui ont abouti à l’adoption de l’article 119  garantissant « l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail ».

A y regarder de plus près, les motivations ayant conduit les pays signataires à adopter cet article ne sont pas liées, du moins pas directement, à des considérations de justice, ou de valeurs égalitaires auxquelles les pays membres auraient adhéré dès le départ, faisant ainsi de l’égalité une « valeur » fondatrice des institutions européennes. Non, les motivations sont avant tout d’ordre économique.

Le Traité de Rome vise l’intégration économique et non pas une union politique ou sociale. Reconstruire la généalogie de l’article 119 éclaire la tension entre les questions économiques liées à l’organisation des échanges et de la production et les questions sociales, notamment celles liées à la justice et à l’égalité.

Garantir une concurrence loyale

L’article 119 vise à organiser une concurrence loyale au sein du nouvel espace de libre circulation des biens des services et des personnes. Parmi les 6 pays signataires du Traité, c’est la France qui réclame un article portant sur l’égalité de rémunération. En effet, contrairement à certains de ses partenaires, dont l’Allemagne, elle avait déjà adopté des dispositions législatives concernant le salaire des femmes et l’égalité salariale. Dans le cadre de la restructuration des relations professionnelles à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Etat français avait construit des classifications professionnelles et une hiérarchie salariale conduisant dans certaines branches à affirmer le principe d’égalité de rémunération, même si les possibilités de discrimination restaient importantes (Saglio, 2007). En juillet 1946, l’arrêt Croizat supprimait l’abattement de 10% sur les salaires des femmes. Enfin, la loi du 11 février 1950 généralisait les conventions collectives et introduisait le principe « à travail égal, salaire égale » (Silvera, 2014).

La France craignait donc que l’ouverture à la concurrence du marché des biens et des services ne défavorise les secteurs productifs dans lesquels la proportion de femmes était importante, notamment dans le textile (Rossilli, 1997). En 1956, l’OIT, consciente de ces enjeux, commandait un rapport sur les conséquences sociales de l’intégration économique en Europe dans le cadre d’une commission présidée par l’économiste Ohlin. La question de l’égalité salariale y était soulevée explicitement (point 162, page 64), et chiffres à l’appui, le rapport dénonçait le risque de concurrence déloyale dans les industries fortement féminisées (Ohlin, 1956)[2]. Les écarts en matière de droits sociaux entre les pays membres appelaient à une régulation du marché du travail pour éviter les distorsions de concurrence au sein du marché commun. Les débats qui ont conduit à l’aboutissement de l’article 119 ne font pas état de discussions relatives aux droits des femmes et à la juste rémunération de leur travail  (Hoskyns, 1996).

Principes de justice supranationaux et pragmatisme économique

L’inscription dans le Traité de Rome du principe d’égalité de rémunération est donc motivée par des considérations économiques et non éthiques, et c’est pour des raisons économiques qu’il n’est pas appliqué immédiatement bien qu’énoncé, car cela aurait induit une augmentation massive des coûts salariaux (sauf à réduire le salaire des hommes). Malgré cela, les principes de justice ne sont pas étrangers à cette dynamique. En effet cette démarche s’inscrit dans le contexte international d’affirmation des droits humains des années d’après-guerre : la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1946[3] affirme dans son préambule l’égalité des droits des hommes et des femmes et la Déclaration de Philadelphie de 1944 qui renforce les missions de l’OIT proclame que tous les êtres humains, quels que soit leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales. La convention 100 de l’OIT adoptée en 1951 affirme que Chaque Membre devra, par des moyens adaptés aux méthodes en vigueur pour la fixation des taux de rémunération, encourager et, dans la mesure où ceci est compatible avec lesdites méthodes, assurer l’application à tous les travailleurs du principe de l’égalité de rémunération entre la main-d’œuvre masculine et la main-d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale[4]. Certains pays européens adhèrent à ces principes déclaratifs plus rapidement que d’autres, c’est le cas de la Belgique et de la France qui ratifient la convention 100 respectivement en 1952 et 1953. Ces pays entraînent dans leur sillon leurs partenaires signataires du Traité de Rome, afin de limiter la distorsion de concurrence qui résulterait d’une adhésion non uniforme à ce principe de justice dans un espace économique intégré.

En remontant plus loin dans la genèse des textes portant l’égalité salariale, on retrouve également des motivations d’ordre économique : le texte fondateur de l’OIT en 1919 comprend l’inscription du principe du salaire égal, sans distinction de sexe pour un travail de valeur égale (Section II., Article 427, 7)[5]. Cette attention particulière portée à l’égalité s’explique en partie par la crainte qu’avaient les syndicats de voir les salaires des hommes baisser. En effet durant la guerre, les femmes avaient occupé pour des salaires plus faibles les emplois réservés aux hommes en temps de paix. Réclamer l’égalité de rémunération permettait de contenir cette concurrence déloyale que représentaient les femmes (Ellina, 2003 ; Hoskyns 1996).

La métamorphose de l’article 119

Chercher les racines historiques de l’affirmation des principes d’égalité de rémunération  est vain car l’argument économique s’articule à celui de la justice. Cette dialectique conduit les acteurs du moment à mobiliser l’un ou à réaffirmer l’autre. Durant les négociations du Traité de Rome, les écarts entre pays concernant le droit à congés payés, la réglementation de la durée du travail ou encore le paiement des heures supplémentaires étaient également identifiés comme une source de distorsion de concurrence. Ce n’est donc pas tant la place qu’occupe l’égalité femmes-hommes dans les négociations entre les pays signataires qui est à questionner que la nature même du Traité qui vise l’intégration économique et non pas l’harmonisation des politiques sociales des pays signataires. A l’époque, l’intégration économique était probablement la perspective la moins conflictuelle sur laquelle négocier et opérer un rapprochement des pays européens.

L’article 119 du Traité de Rome, bien qu’inscrit à des fins de régulation de la concurrence, est devenu un pilier de la construction du droit européen en matière d’égalité et de lutte contre les discriminations. A la fin des années 1970, sous l’impulsion de mouvements féministes, ce principe est progressivement activé et devient un principe fondateur des institutions européennes (Booth et Bennett, 2002). En 1971, la Cour de justice des Communautés européennes s’y réfère pour affirmer que l’élimination de discriminations fondées sur le sexe fait partie des principes généraux du droit communautaire (arrêt Defrenne[6]). En 1976, le champ de l’égalité des rémunérations est étendu par la directive de 1976 (76/207) à l’ensemble des conditions de recrutement, de formation et de conditions de travail (Milewski et Sénac, 2014). D’un outil de régulation du marché commun, il est devenu un principe de droit.

Retrouver l’esprit de Philadelphie 

Le principe d’égalité tel qu’énoncé dans la Déclaration de Philadelphie ne s’appuie pas sur l’intérêt économique qu’il y aurait à promouvoir l’égalité femme-homme, mais affirme ce principe comme une valeur en soi. Lors de négociations précédant la signature du Traité de Rome, l’harmonisation des dispositions sociales s’est faite en généralisant le principe d’égalité de rémunération aux pays ne l’ayant pas encore intégré, et pas en demandant aux pays l’ayant déjà adopté d’y renoncer. Dans cette dynamique le principe de justice prime sur la perspective économique : l’évaluation des conséquences économiques de l’égalité de rémunération non généralisée dans un espace économique intégré a conduit à étendre son adoption à l’ensemble des pays membres de cet espace et in fine à le renforcer.

Depuis les années 2000, un glissement s’est opéré dans la promotion des politiques d’égalité : il ne s’agit plus d’analyser les conséquences économiques des principes de justice ou inversement de dénoncer l’atteinte aux principes de justice de certaines politiques économiques, non il s’agit davantage de renverser la hiérarchie entre les deux perspectives. L’égalité est promue au nom des bénéfices économiques réels ou fantasmés qu’elle produirait. Les organisations supranationales, les institutions européennes et les acteurs nationaux vantent les vertus de l’égalité en termes de prospérité économique. L’affirmation du seul principe de justice ne suffit plus pour convaincre du bien-fondé des politiques d’égalité, jugées a priori coûteuses. L’égalité, réduite le plus souvent à l’accroissement de la participation des femmes au marché du travail et de leur accès aux postes à responsabilité, serait source de croissance et de richesse. Il ne s’agit plus alors d’une articulation complexe entre forces économiques et principes fondateurs, mais d’une justification de ces principes par la rentabilité ou l’efficacité de l’économie de marché (Périvier et Sénac, 2017 ; Sénac, 2015). Cette approche loin d’être anecdotique met en danger l’égalité comme principe de justice et nous écarte de la dynamique humaniste portée par les institutions supranationales durant la première moitié du 20e siècle. Aurions-nous perdu l’esprit de Philadelphie (Supiot, 2010) ?

 

Bibliographie

Booth C. et C. Bennet, 2002. « Gender Mainstreaming in the European Union. Toward a New Conception and Practice of Equal Opportunities?  », The European Journal of Women Studies, 9 (147), 430-446.

Ellina C., 2004, Promoting Women’s Rights. The Politics of Gender in the European Union, Routledge.

Hoskyns C., 1996. Integrating Gender. Women, Law and Politics in the European Union. Londres: Verso.

Milewski F. et R. Sénac, 2014, « L’égalité femmes-hommes. Un défi européen au croisement de l’économique, du juridique et du politique », Revue de l’OFCE, n°134.

Périvier H. et R. Sénac, 2017, « Le nouvel esprit du néolibéralisme. Egalité et prospérité économique », mimeo.

Rossillli M., 1997. « The European Community Policy on the Equality of Women. From the Treaty of Rome to the Present ». The European Journal of Women’s Studies, 4, 63-82.

Saglio J., 2007, « Les arrêtés Parodi sur les salaires : un moment de la construction de la place de l’État dans le système français de relations professionnelles », Travail et Emploi, n°111.

Sénac R., 2015, L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité, Presses de Sciences Po.

Silvera R., 2013,  Un Quart en Moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaire, La Découverte.

Supiot A., 2010, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil.

 

Notes:

[1] http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-07-426_en.htm

[2] http://staging.ilo.org/public/libdoc/ilo/ILO-SR/ILO-SR_NS46_engl.pdf

[3] http://www.ohchr.org/EN/UDHR/Documents/UDHR_Translations/frn.pdf

[4] http://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_INSTRUMENT_ID:312245

[5] http://www.ilo.org/public/libdoc/ilo/1920/20B09_18_fren.pdf

[6] http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A61970CJ0080