L’expérimentation du revenu universel est-elle possible ?

Par Guillaume Allègre, @g_allegre

Dans une tribune intitulée « Revenu universel, l’impossible expérimentation », je souligne les limites des expérimentations en cours et à venir du revenu universel[1] : échantillons trop petits et non représentatifs, limites inhérentes au tirage au sort (absence des effets d’équilibre sur le marché du travail ; absence d’« effets de pair »[2]). Clément Cayol a répondu à ma tribune sur le site du Mouvement Français pour un Revenu de Base (« M Allègre : les expérimentations de revenu de base sont un chemin possible vers l’instauration »). Il propose d’expérimenter le revenu universel sur des « sites de saturation » (par exemple un bassin d’emploi). L’idée serait de choisir certains bassins d’emploi comme groupe de traitement (par exemple Toulouse et Montbéliard) et d’utiliser des bassins d’emploi qui ont des caractéristiques proches comme groupe de contrôle (Bordeaux et Besançon ?). En comparant les différences de comportement entre les deux groupes (en termes d’emploi, de temps partiel, de salaires…), on pourrait connaitre l’impact du revenu universel. Une telle expérimentation a lieu dans un village kényan.

L’idée d’expérimenter sur un site de saturation peut paraître séduisante et répond à certaines de mes critiques (on peut mesurer les effets d’équilibre sur le marché du travail et les effets de pairs). Elle ne répond pas aux autres critiques : une telle expérimentation est par construction temporaire (or les individus ne réagiront pas de la même façon à une incitation temporaire qu’à une incitation permanente) ; on ne pourra pas expérimenter le côté financement du revenu universel (or le revenu universel coûte cher, il faudra le financer par exemple par un impôt sur le revenu, ce qui aura des effets sur les incitations financières à reprendre un emploi).

Expérimenter sur un site de saturation a ses propres limites : il faut trouver un groupe de contrôle ayant des caractéristiques proches du groupe de traitement, il faut contrôler des migrations (est-ce que je peux bénéficier du revenu universel en déménageant de Montbéliard à Besançon ?). Se pose également et surtout la question juridique[3] et éthique : peut-on donner 500 euros par mois à tous les habitants de Toulouse et Montbéliard et financer cette expérimentation par le contribuable français[4] ? La loi permet aux collectivités territoriales d’expérimenter mais seulement dans l’objectif d’étendre le dispositif expérimenté, or un revenu universel étendu à l’ensemble du territoire français n’est pas d’actualité.

[1] Voir aussi Guillaume Allègre, 2010 : « L’expérimentation du revenu de solidarité active entre objectifs scientifiques et politiques », Revue de l’OFCE, n°113.

[2] L’effet de pair désigne ici le fait qu’un individu arrêtera plus facilement de travailler si ses amis arrêtent également de travailler : mon loisir est complémentaire de celui de mes amis.

[3] Voir : https://www.senat.fr/rap/l02-408/l02-40810.html

[4] On peut difficilement imaginer que l’expérimentation fasse des perdants parmi le groupe de traitement, le financement est donc nécessairement national.




RSA : un non-recours de 35% ?

Par Guillaume Allègre, @g_allegre

Le non-recours au RSA est souvent invoqué pour justifier une réforme du système d’aide aux personnes à bas revenus (Revenu universel, mise en place d’une allocation sociale unique qui fusionnerait RSA, Prime d’activité et Allocation logement). Selon la CNAF, le non-recours au RSA-socle serait de 36%. (CNAF, 2012). Pour faire cette estimation, la CNAF s’appuie sur une enquête quantitative, réalisée au téléphone auprès de 15 000 foyers sélectionnés à partir de leurs déclarations fiscales. L’enquête quantitative sur le RSA a été spécifiquement conçue pour reproduire un test d’éligibilité à cette prestation. Pourtant, certains foyers non éligibles au RSA déclarent en bénéficier. Cette catégorie représente 524 foyers dans l’enquête, soit 11% des bénéficiaires. Elle peut résulter d’une erreur de déclaration au moment de l’enquête, ou d’une approximation du test d’éligibilité de l’enquête. En tout état de cause, l’existence de cette catégorie montre qu’il est difficile d’estimer un non-recours à l’aide d’une enquête, même spécifique. Par ailleurs, le Secours catholique estime à 40% le non-recours au RSA-socle (sur l’ensemble des ménages rencontrés en 2016 par l’association)[1].

Il existe un autre moyen d’estimer le non-recours au RSA. Depuis peu, l’INSEE et la DREES ont mis en accès libre le logiciel de micro-simulation INES. INES permet de simuler la législation socio-fiscale en s’appuyant sur l’ERFS (Enquête sur les revenus fiscaux et sociaux). L’ERFS a pour source les déclarations fiscales ; l’enquête – issue de données administratives – est donc très exhaustive (les ménages sont tenus de déclarer leurs revenus tous les ans). L’ERFS a cependant des limites, elle ne concerne que les ménages dits ordinaires. Sont exclues les personnes qui n’ont pas de logement (sans-abris) et les personnes qui habitent dans des institutions (armée, maisons de retraite[2], …). Le champ est celui de la France métropolitaine. Les déclarations de revenus sont annuelles, or la base ressource du RSA sont les revenus trimestriels, ce qui implique, pour simuler le RSA, de « trimestrialiser » les revenus sur la base d’hypothèses ad hoc.

Selon la simulation faite sur INES (législation 2015), le nombre d’éligibles au RSA-socle au quatrième trimestre 2015 devrait être d’environ 2 000 000 de foyers, alors que le nombre réels de bénéficiaires du RSA-socle selon la CNAF en décembre 2015 était de 1 720 000[3]. Selon l’enquête ERFS (et la microsimulation), le non-recours au RSA socle serait donc de 14%[4].

Le non-recours au RSA-socle est-il de 14% ou de 36% ? La vérité se situe très certainement entre les deux mais à quel niveau ? Le non-recours aux allocations-logement est estimée à 5% (Simon, 2000). Or les deux prestations (RSA, allocations logement) ont des publics proches. Le non-recours au RSA est certainement plus élevé que celui aux allocations logement (la population cible est plus pauvre, les démarches administratives sont plus importantes pour le RSA). Par contre, l’écart entre 5% (non-recours estimé aux allocations-logement) et 36% (non-recours estimé par la CNAF au RSA) est difficilement explicable.

Il existe plusieurs formes de non-recours (Odeonore, 2010) : la non-connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue de la personne éligible ; la non-demande contrainte, lorsque l’offre est connue et que la personne éligible ne la demande pas par découragement devant la complexité administrative ou peur de stigmatisation ; la non-réception, lorsqu’une personne éligible demande la prestation mais ne la reçoit pas du fait d’un dysfonctionnement du service prestataire. Enfin il existe une dernière forme de non-recours: la non-demande par choix, lorsqu’une personne éligible et informée décide de ne pas demander la prestation, par exemple pour des questions éthiques (c’est le cas de certains zadistes qui choisissent de ne pas demander le RSA car ils ne veulent pas recevoir de l’argent de l’Etat).

 

Pour citer ce billet : Guillaume Allègre (2018), « RSA : un non-recours à 35% ? », OFCE Le Blog, janvier.

 

[1] Source : rapport 2017 du Secours catholique : https://www.secours-catholique.org/sites/scinternet/files/publications/rs17_0.pdf

[2] Mais ceci n’est pas important pour le RSA car les personnes de plus de 65 ans sont éligibles à un autre minimum social, l’ASPA.

[3] RSA socle + RSA socle et RSA activité, France métropolitaine. CAF+MSA Sources : http://data.caf.fr/dataset/foyers-allocataires-percevant-le-revenu-de-solidarite-active-rsa-par-caf

http://statistiques.msa.fr/wp-content/uploads/2017/01/Situation-du-RSA-au-regime-agricole-a-fin-2015.pdf

[4] Ce résultat varie de quelques pourcentages selon les années, ce qui montre que le modèle est – comme tout modèle – imprécis. L’équipe INES (INSEE-DREES) considère que l’on ne peut pas utiliser le modèle pour mesurer le non-recours notamment parce que l’ERFS capte mal les très bas revenus (le non-recours estimé avec INES sous-estimerait alors le non-recours réel). Historiquement, l’ERFS n’est pas jugée très bonne pour estimer l’éligibilité au RSA socle. Il est vrai que les bénéficiaires du RSA n’étant par construction pas imposable, ils ne risquent pas de pénalité en cas de mauvaise déclaration. Ce problème a été (en partie) résolu avec la déclaration pré-remplie.




Y aura-t-il un post-capitalisme?

par Branko Milanovic

À propos du livre de Paul Mason, « Postcapitalism: A Guide to our Future », Editions Allen Lane, 2015.  

C’est un livre immensément ambitieux. En moins de 300 pages, Paul Mason explique non seulement les 300 dernières années du capitalisme et les efforts pour le remplacer par un autre système (le socialisme), mais montre comment il sera éventuellement transformé et propose un ensemble de politiques pour aider à cette transformation. De plus, il ne s’agit pas d’un livre superficiel – qui pourrait sembler au premier abord opposer l’énormité du matériel couvert et la taille relativement mince du volume. Il ne faut pas non plus être distrait par le style folklorique utilisé par Mason. Le style peut être journalistique, mais les questions posées, la qualité de la discussion et les objectifs du livre sont de premier ordre.

Le livre peut être lu de plusieurs façons. On pourrait se concentrer sur les trois derniers chapitres qui sont de nature programmatique et destinés à fournir des objectifs positifs à la nouvelle gauche. Ou on pourrait discuter de la croyance de l’auteur dans le développement cyclique du capitalisme conduit par les cycles de Kondratieff à long terme (nous sommes actuellement, selon la lecture de Mason, dans la reprise du cinquième cycle). Ou on pourrait se concentrer sur l’histoire très brève mais puissante des mouvements ouvriers de Mason (chapitre 7) et l’un de ses rares accords avec Lénine selon lequel les travailleurs pourraient au mieux atteindre la « conscience syndicale » et ne pas être intéressés à renverser le capitalisme. Ou on pourrait débattre de l’utilité de la réanimation par Mason de la théorie de la valeur de travail de Marx.

Je ne ferai rien de tout cela car cette critique est relativement courte. Je parlerai de l’opinion de Mason sur l’état actuel du capitalisme et des forces objectives qui, selon lui, le conduisent au post-capitalisme. L’essentiel de l’argumentation de Mason est que la révolution des TIC est caractérisée par d’énormes économies d’échelle qui rendent le coût marginal de production des biens de connaissance proche de zéro, les quantités de capital et de main-d’œuvre incarnées tendant vers zéro. Imaginez un plan électronique de tout ce qui est nécessaire pour l’impression 3D ou bien un logiciel dirigeant le travail des machines : une fois que ces investissements ont été faits, il n’y a pratiquement plus besoin de travail supplémentaire, et puisque le capital a une durée de vie quasi infinie, le capital « incarné » dans chaque unité de production est minimal (« ce que vous voulez idéalement, c’est une machine qui ne s’use jamais, ou celle qui ne coûte rien à remplacer », page 166).

Lorsque le coût marginal de production atteint zéro, le système des prix ne fonctionne plus et le capitalisme standard n’existe plus : si les profits sont nuls, nous n’avons ni classe capitaliste, ni plus-value, ni produit marginal positif du capital, ni travail salarié. Nous approchons du monde de l’abondance de masse où les règles habituelles du capitalisme ne s’appliquent plus. C’est un peu comme le monde du zéro absolu ou le monde où le temps et l’énergie ne font qu’un. C’est en d’autres termes un monde très éloigné de celui que nous habitons actuellement, mais c’est vers là où, selon Mason, nous allons.

Comment les capitalistes peuvent-ils s’en sortir ? Il y a trois manières de s’en sortir. Pour ceux qui ont lu la littérature marxiste du début des années 1910, ils vont s’y retrouver car des questions semblables furent discutées alors. La première manière est de créer des monopoles. C’est exactement ce que font Apple, Amazon, Google et Microsoft maintenant. L’économie peut devenir monopolisée et cartellisée comme elle le fût au cours des dernières décennies du XIXe et des premières décennies du XXe siècle.

La deuxième manière consiste à renforcer la protection de la propriété intellectuelle. C’est encore une fois ce que les sociétés, les producteurs de chansons et Disney que nous venons de mentionner, essaient de faire de plus en plus agressivement en utilisant le pouvoir de l’État. (Le lecteur se rendra compte que la protection des droits de propriété augmente les coûts unitaires en capital et empêche ainsi le coût marginal de production de chuter à zéro.)

La troisième manière est de développer continuellement le « champ d’action » du capitalisme : si les profits d’une zone menacent de chuter à zéro, il convient de passer à une autre zone, « patiner [pour toujours] au bord du chaos », entre expansion de l’offre et baisse des prix, ou trouver de nouvelles choses qui peuvent être commercialisées ou négociées.

Les lecteurs de Rosa Luxemburg reconnaîtront ici une idée connue, à savoir que l’existence du capitalisme dépend de son interaction continue avec les modes de production non capitalistes et que, une fois ceux-ci épuisés, le capitalisme est dirigé vers le monde des profits nuls. Ces préoccupations ont un pedigree encore plus ancien, celui de Ricardo pour qui, sans l’abrogation des Corn Laws, tous les profits des capitalistes sont rongés par les loyers des propriétaires et le développement étouffé, ou la loi de Marx de « la chute tendancielle du taux de profit » causée par une intensité de capital de production toujours plus grande.

Donc les points de Mason à cet égard ne sont pas nouveaux, mais les situer au stade actuel du capitalisme et de la révolution des TIC est nouveau. Les trois façons dont les capitalistes tentent de redresser la baisse inéluctable du taux de profit sont toutes jugées insuffisantes. Si les monopoles étaient un moyen de maintenir le capitalisme, cela impliquerait la fin du progrès technologique. Le capitalisme deviendrait un système « régressif ». Peu de gens devraient être en désaccord avec l’appel de Mason pour supprimer les monopoles tels que Amazon et Microsoft. Il en va de même pour la protection des droits de propriété dont l’application devient de plus en plus difficile.

Ainsi, avec une tendance au profit à zéro et une incapacité à protéger les droits de propriété, la seule solution qui reste est la commercialisation de la vie quotidienne (le nouveau « champ d’action »). C’est ainsi que Mason explique la tendance des capitalistes à passer à des transactions auparavant non marchandes : créer de nouveaux biens à partir de nos maisons que nous louons maintenant à la journée, ou de nos voitures, ou de notre temps libre. Pratiquement chaque interaction humaine devra être codifiée : par exemple les mères se feront payer un centime lorsqu’elles pousseront les enfants des autres sur une balançoire dans la cour de récréation. Mais cela, affirme Mason, ne peut pas continuer. Il y a une limite naturelle à ce que les humains accepteront en termes de marchandisation des activités quotidiennes : « il faudrait traiter les gens s’embrassant gratuitement comme on traitait les braconniers au XIXe siècle » (p. 175).

Les arguments de Mason sont, je pense, très persuasifs à ce stade du livre, mais par la suite je suis tenté de ne plus être d’accord. Son explication de la raison pour laquelle nous traversons une période de marchandisation sans précédent de nos vies personnelles est très juste, mais ses perspectives optimistes sont confrontées à des limites ainsi que son accent sur l’importance croissante des transactions non marchandes (logiciels « open source », écrire des blogs gratuitement, etc.).

Permettez-moi de commencer par ce dernier argument. Mason exagère l’importance des nouvelles technologies ou de nouveaux biens qui sont développés grâce à la coopération et fournis gratuitement. Oui, beaucoup de choses peuvent être accessibles pour rien mais, même si elles semblent être fournies volontairement, il y a, en arrière-plan, un élément mercenaire : vous pouvez écrire un code ou un texte gratuitement mais cela est fait pour influencer les autres, être remarqué et finalement payé pour cela. Mason a probablement écrit son livre gratuitement ; mais le succès du livre fera en sorte qu’il sera payé pour tout ce qu’il dira ou écrira. Donc, se concentrer sur le premier sans inclure le second est trompeur.

Pourquoi son point de vue sur la marchandisation est-il faux ? La marchandisation ne nous est pas seulement imposée de l’extérieur par des entreprises qui veulent trouver de nouvelles sources de profits ; nous participons volontiers à la marchandisation parce que, grâce à une longue socialisation du capitalisme, sa portée est mondiale et atteint ceux qui n’ont pas été socialisés depuis longtemps ; les gens sont devenus des machines à calculer capitalistes. Nous sommes tous devenus un petit centre de la pensée capitaliste, assignant des prix implicites (« fictifs ») à notre temps, à nos émotions ou à nos relations familiales.

Le succès ultime du capitalisme est d’avoir transformé ou développé la nature humaine en faisant de chacun d’entre nous d’excellents calculateurs de « douleur et de plaisir », de « gain ou de perte » au point que même si la production capitaliste disparaissait aujourd’hui, nous vendrions des services les uns aux autres pour de l’argent : nous deviendrions des entreprises. Imaginez une économie (similaire à une économie très primitive) où toute la production est gérée à la maison. Cela semblerait être un modèle parfait d’économie non marchande. Mais si nous avions une telle économie aujourd’hui, elle serait pleinement capitaliste parce que nous vendrions tous ces biens et services les uns aux autres : un voisin ne gardera pas un œil sur vos enfants gratuitement ; personne ne partagera de nourriture avec vous mais vous facturera ; vous ferez payer votre mari pour le sexe et ainsi de suite. C’est le monde vers lequel nous nous dirigeons, et le champ des opérations capitalistes risque donc de devenir illimité parce qu’il inclurait chacun de nous. « L’usine dans le capitalisme cognitif est la totalité de la société » (p. 139). Le capitalisme durera très longtemps parce qu’il a réussi à transformer les humains en machines à calculer dotées de besoins illimités. Ce que David Landes a vu comme l’une des contributions majeures du capitalisme – une meilleure utilisation du temps et une capacité à tout exprimer en termes de pouvoir d’achat abstrait – s’est déplacé maintenant dans nos vies privées. Nous n’avons pas besoin de mode de production capitaliste dans les usines si nous sommes tous devenus des centres capitalistes nous-mêmes.

Ce texte est paru initialement en anglais sur le blog de Branko Milanovic, Global inequality




L’indicateur avancé : croissance du PIB de 0,6 % au tournant de 2017 et de 2018

par Hervé Péléraux

La publication ce jour des indicateurs de confiance dans les différentes branches confirme l’optimisme des chefs d’entreprises interrogés par l’INSEE en décembre. Le climat général des affaires a rejoint son niveau de fin 2007, dépassant son pic de rebond de début 2011.               Graphe1_post21-12

À partir de cette information qualitative, l’indicateur avancé anticipe une croissance de 0,6 % successivement au quatrième trimestre 2017 et au premier trimestre 2018, proche des prévisions de l’INSEE publiées le 19 décembre dernier. Selon l’indicateur, la croissance sur l’ensemble de l’année 2017 atteindrait 1,9 % et l’acquis de croissance pour l’année prochaine serait de 1,5 %. Notons cependant qu’une inconnue subsiste sur le premier trimestre 2018 avec un alourdissement transitoire de la fiscalité lié à la bascule cotisations sociales / CSG et à la hausse du tabac quand les mesures de soutien au pouvoir d’achat joueront plutôt dans la seconde moitié de l’année. Ces facteurs pourraient donner à l’activité un profil trimestriel un peu plus heurté que celui déduit des enquêtes de conjoncture qui décrivent plutôt une trajectoire sous-jacente, comme ce fut le cas ces dernières années.

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Quel rôle pour le bilan des banques centrales dans la conduite de la politique monétaire ?

par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

En ajustant la taille et la composition de leur bilan, les banques centrales ont profondément modifié leur stratégie de politique monétaire. Bien que la mise en œuvre de ces mesures ait été initialement envisagée pour une période de crise, la question se pose désormais de l’utilisation du bilan comme instrument de politique monétaire en dehors des périodes de crise.

La politique d’achats de titres effectués par les banques centrales s’est traduite par une augmentation considérable de la taille de leur bilan. En septembre 2017, les bilans de la Réserve fédérale et de la BCE s’élevaient respectivement à près de 4 500 Mds de dollars (soit 23,3 % du PIB des Etats-Unis) et 4 300 Mds d’euros pour la BCE (38,5 % du PIB de la zone euro), alors qu’ils étaient de 870 Mds de dollars (soit 6,0 % du PIB) et 1 190 Mds d’euros (soit 12,7 % du PIB) en juin 2007. La fin de la crise financière et de la crise économique plaide pour un resserrement progressif de la politique monétaire, déjà entamé aux Etats-Unis et à venir dans la zone euro. Ainsi, la Réserve fédérale a augmenté le taux d’intérêt directeur à cinq reprises depuis décembre 2015 et a commencé à réduire la taille de son bilan en octobre 2017. Toutefois, aucune indication précise n’a été donnée sur la taille du bilan des banques centrales une fois que le processus de normalisation aura été achevé. Au-delà de la taille se pose la question du rôle de ces politiques de bilan pour la conduite de la politique monétaire à venir.

Initialement, les mesures prises pendant la crise devaient être exceptionnelles et temporaires. L’objectif était de satisfaire un large besoin de liquidités et d’agir directement sur les prix de certains actifs ou sur la partie longue de la courbe des taux, lorsque l’instrument standard de politique monétaire – le taux d’intérêt de très court terme – était contraint par le plancher à 0% (ZLB pour Zero lower bound). L’utilisation de ces mesures pendant une période prolongée – depuis dix ans – suggère cependant que les banques centrales pourraient continuer à utiliser leur bilan comme instrument de politique monétaire et de stabilité financière, y compris en période dite « normale », c’est-à-dire lorsqu’il existe des marges de manœuvre pour baisser le taux directeur. Non seulement, ces mesures non conventionnelles ont démontré une certaine efficacité mais, en outre, leurs mécanismes de transmission ne semblent pas spécifiques aux périodes de crise. Leur utilisation pourrait donc à la fois renforcer l’efficacité de la politique monétaire et améliorer la capacité des banques centrales à atteindre leurs objectifs de stabilité macroéconomique et financière. Nous développons ces arguments dans une publication récente que nous résumons ici.

Dans un article présenté en 2016 lors de la conférence de Jackson Hole, Greenwood, Hanson et Stein suggèrent que les banques centrales puissent utiliser leur bilan pour fournir des liquidités afin de satisfaire un besoin croissant du système financier pour des actifs liquides et sans risque. Les réserves excédentaires ainsi émises augmenteraient le stock d’actifs sûrs mobilisable par les banques commerciales, renforçant la stabilité financière. Les banques centrales pourraient également intervenir plus régulièrement sur les marchés afin de modifier le prix de certains actifs, les primes de risque ou les primes de terme. Ici, il ne s’agit pas forcément d’accroître ou de réduire la taille du bilan, mais de moduler sa composition afin de corriger d’éventuelles distorsions ou de renforcer la transmission de la politique monétaire en intervenant sur l’ensemble des segments de la courbe des taux. Pendant la crise des dettes souveraines, la BCE a lancé un programme d’achats de titres publics (SMP pour Securities Market Programme) qui avait pour but de réduire les primes de risques apparues sur les rendements de plusieurs pays (Grèce, Portugal, Irlande, Espagne et Italie) et d’améliorer la transmission de la politique monétaire commune vers ces pays. En 2005, le Président de la Réserve fédérale s’étonnait d’une énigme sur les marchés obligataires, constatant que les taux longs ne semblaient pas réagir au resserrement en cours de la politique monétaire américaine. Le recours à des achats ciblés de titres sur des maturités plus longues aurait sans doute permis d’améliorer la transmission de l’orientation de la politique monétaire telle qu’elle était souhaitée à cette époque par la Réserve fédérale.

En pratique, la mise en œuvre d’une telle stratégie en période « normale » soulève plusieurs remarques. D’une part, si les politiques de bilan complètent la politique de taux, les banques centrales devront accompagner leurs décisions d’une communication adaptée précisant à la fois l’orientation globale de la politique monétaire ainsi que les raisons justifiant l’utilisation de tel ou tel instrument et à quelle fin. Il semble qu’elles aient su y parvenir pendant la crise alors qu’elles multipliaient les programmes ; il n’y a donc pas de raison d’imaginer que cette communication devienne subitement plus difficile à mettre en œuvre en période « normale ». Par ailleurs, l’utilisation plus fréquente du bilan comme instrument de politique monétaire se traduirait par une plus large détention d’actifs et potentiellement d’actifs risqués. Il y aurait dans ces conditions un arbitrage à réaliser entre l’efficacité à attendre de la politique monétaire et les risques pris par la banque centrale. Notons aussi que l’utilisation du bilan n’implique pas que la taille de celui-ci croisse en permanence. Les banques centrales pourraient tout aussi bien faire le choix de vendre certains actifs dont le prix serait jugé trop élevé. Cependant, pour être en capacité de moduler effectivement la composition des actifs de la banque centrale, encore faut-il que son bilan soit suffisamment élevé pour faciliter les opérations de portefeuille de la banque centrale.

Il faut reconnaître que les économistes n’ont pas encore complètement analysé les effets potentiels des politiques de bilan sur la stabilité macroéconomique et financière. Mais cette incertitude ne devrait pas empêcher les banques centrales de recourir à des politiques de bilan, car seule l’expérience peut fournir une évaluation complète du pouvoir des politiques de bilan. L’histoire des banques centrales nous rappelle que les objectifs et les instruments utilisés par les banques centrales ont régulièrement évolué[1]. Un nouveau changement de paradigme semble donc possible. Si les politiques de bilan permettent de renforcer l’efficacité de la politique monétaire et d’améliorer la stabilité financière, les banques centrales devraient sérieusement réfléchir à leur utilisation.

Pour en savoir plus : Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, « What should the ECB “new normal” look like? », OFCE policy brief 29, 20 décembre.

[1] Voir Goodhart (2010).




Zone euro : reprise généralisée

Par Christophe Blot

Ce texte s’appuie sur les perspectives 2017-2019 pour l’économie mondiale et la zone euro dont une version complète est disponible ici.

Depuis mi-2013, la zone euro a renoué avec la croissance après avoir traversé deux crises (la crise financière et la crise des dettes souveraines) qui ont entrainé deux récessions : en 2008-2009 et en 2011-2013. Selon Eurostat, la croissance accélère au troisième trimestre 2017 et atteint 2,6 % en glissement annuel (0,6 % en rythme trimestriel), soit son plus haut niveau depuis le premier trimestre 2011 (2,9 %). Au-delà de la performance de l’ensemble de la zone euro, la situation actuelle se caractérise par une généralisation de la reprise à l’ensemble des pays de la zone euro ce qui n’avait pas été le cas lors de la précédente phase de reprise en 2010-2011. Les craintes sur la soutenabilité de la dette des pays dits périphériques se traduisaient déjà par un fort recul du PIB en Grèce et l’entrée progressive en récession du Portugal, de l’Espagne puis un peu plus tard de l’Italie.

Aujourd’hui, si l’Allemagne reste le principal moteur de croissance européenne, c’est bien l’ensemble des pays qui contribue à l’accélération de reprise. Sur le troisième trimestre 2017, la contribution de l’Allemagne à la croissance de la zone euro s’élève à 0,8 point, en accélération par rapport aux deux trimestres précédents, témoignant de la vitalité de l’économie allemande (graphique). Pour autant, cette contribution était encore plus importante au premier trimestre 2011 (1,5 points pour une croissance de 2,9 % en glissement annuel). Le mouvement de rattrapage se poursuit en Espagne avec une croissance trimestrielle de 3,1 % en glissement annuel (0,8 % en rythme trimestriel) au troisième trimestre 2017, soit une contribution de 0,3 point à la croissance de la zone euro. Surtout, l’activité accélère dans les pays restés jusqu’ici un peu à l’écart de la reprise et notamment en France et en Italie qui ont contribué respectivement à hauteur de 0,5 et 0,3 point à la croissance de la zone euro sur le troisième trimestre[1]. Enfin, la reprise se confirme au Portugal et en Grèce. Le dynamisme retrouvé de la conjoncture européenne tient à plusieurs facteurs. La politique monétaire reste très expansionniste ; les achats de titres effectués par l’Eurosystème permet de maintenir l’ensemble des taux d’intérêt à un faible niveau. Les conditions de crédit sont favorables à l’investissement et l’accès au crédit des PME est de moins en moins contraint, en particulier dans les pays qui avaient été le plus touchés par la crise. Enfin, la politique budgétaire est globalement neutre voire légèrement expansionniste.

L’optimisme actuel ne doit cependant pas masquer les cicatrices laissées par la crise. Le taux de chômage de la zone euro est toujours supérieur à son niveau d’avant-crise : 9 % contre 7,3 % fin 2007. Il dépasse encore 10 % de la population active en Italie, 15 % en Espagne et 20 % en Grèce. Les conséquences sociales de la crise sont donc encore bien visibles. Ces conditions justifient encore un soutien à la croissance en particulier dans ces pays.

 

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[1] Voir France : croissance en héritage pour plus détails sur l’économie française.




Italie : l’horizon semble s’éclaircir

Par Céline Antonin

Avec une progression de 0,4 % au troisième trimestre 2017 (tableau infra), la croissance italienne semble avoir retrouvé des couleurs et profite de la reprise généralisée en zone euro. L’amélioration de la croissance est liée à plusieurs facteurs : d’abord, la poursuite de la fermeture de l’écart de production (output gap) qui s’était fortement dégradé après la double récession (2008-2009 puis 2012-2013). En outre, la politique budgétaire expansionniste en 2017 (+0,3 point d’impulsion budgétaire), essentiellement ciblée sur les entreprises, et le dynamisme de la consommation portée par la croissance de l’emploi et la hausse des salaires expliquent cette bonne performance. Par ailleurs, l’emploi progresse, sous l’effet de la baisse de cotisations sociales amorcée en 2015 et d’une amélioration de la croissance en 2016 et 2017.

Malgré cette embellie, l’Italie reste le malade de la zone euro : le PIB en volume y est toujours inférieur de plus de 6 % à son niveau d’avant-crise, et la reprise y est moins soutenue que chez ses partenaires de la zone euro. Par ailleurs, la dette publique, supérieure à 130 %, n’a pas encore amorcé sa décrue, la croissance potentielle reste atone (0,4 % en 2017), et le secteur bancaire demeure fragile, comme en témoignent les récentes recapitalisations bancaires, notamment le sauvetage de la banque Monte dei Paschi di Sienna (voir infra).

En 2018-2019, la croissance devrait rester au-dessus du potentiel mais décélérer. En effet, la politique budgétaire serait neutre et la croissance, essentiellement tirée par la demande interne. La baisse du chômage sera lente, avec l’arrivée à terme des dispositifs de soutien à l’emploi en 2017 et le retour de la productivité sur sa tendance[1] à l’horizon de la prévision (voir OFCE, La nouvelle grande modération, p. 71). Par ailleurs, le secteur bancaire poursuivra sa longue et difficile restructuration, ce qui pèsera sur l’octroi de crédit bancaire.

Au troisième trimestre 2017, la contribution de la demande intérieure à la croissance (consommation et investissement) a atteint 0,8 point, mais le déstockage massif a atténué cet effet sur la croissance (-0,6 point). La FBCF a bondi de 3 % au troisième trimestre 2017, retrouvant son niveau de 2012, grâce à une forte progression du secteur productif (machines, équipement et transport). Autre pilier de la demande intérieure, la consommation privée a crû, en moyenne, de 0,4 % par trimestre entre le premier trimestre 2015 et le troisième trimestre 2017, grâce à la baisse du chômage et à la baisse de l’épargne de précaution. Les conditions de crédit se sont légèrement améliorées grâce à la politique d’assouplissement quantitatif menée par la BCE, même si le canal de transmission de la politique monétaire pâtit des difficultés auxquelles le secteur bancaire est actuellement confronté.

Le nombre de personnes en emploi est passé à 23 millions au deuxième trimestre 2017, retrouvant le niveau d’avant-crise, tandis que le taux de chômage recule lentement, en raison de l’augmentation soutenue de la population active[2]. Il y a eu indéniablement des créations d’emplois entre 2014 et 2017 (environ 700 000 emplois créés, dont 450 000 en CDI), essentiellement liées aux baisses de charges sur les nouvelles embauches en 2015 et 2016, et à la reprise de la croissance. D’ailleurs, d’après les chiffres de l’INPS, les nouvelles embauches en CDI (entre janvier-septembre 2016 et janvier-septembre 2017) ont diminué (-3,1 %), de même que les transformations de CDD en CDI (-10,2 %), alors que les nouvelles embauches en CDD ont explosé (+27,3 %) : cela montre que ce sont surtout les contrats précaires qui contribuent actuellement à la croissance de l’emploi. A partir de 2018, on s’attend à une baisse du rythme de création d’emplois en raison de la fin des mesures d’exonération de cotisations patronales (qui ont représenté un total de 3 milliards d’euros), et du ralentissement de la croissance économique. En prévision, on inscrit une baisse très lente du chômage : l’emploi devrait progresser moins vite en 2018 et 2019, mais la croissance de la population active ralentirait également, en raison d’un effet de flexion lié à l’essoufflement des créations d’emploi et au départ à la retraite des générations issues du baby boom.

Le cycle de productivité italien demeure très dégradé, malgré la révision à la baisse de la tendance de productivité (-1,0 % pour la période 2015-2019). Les mesures de baisse des cotisations sociales sur la période 2015-2016 auraient permis l’enrichissement de la croissance en emplois, à hauteur de 27 000 emplois par trimestre (en extrapolant les estimations de Sestito et Viviano, Banque d’Italie). Nous avons fait l’hypothèse d’une fermeture du cycle de productivité à l’horizon de la prévision, avec une accélération de la productivité en 2018 et 2019[3].

Par ailleurs, le taux d’investissement productif s’est fortement redressé au troisième trimestre 2017 : il devrait rester dynamique en 2018 et 2019, notamment grâce au suramortissement accéléré, au programme d’assouplissement quantitatif de la BCE et à l’apurement de la situation des banques qui permet une meilleure transmission de la politique monétaire (graphique 1). Par ailleurs, le montant des prêts irrécouvrables (sofferenze) a amorcé une forte baisse de 30 milliards d’euros entre janvier et octobre, soit deux points de PIB (graphique 2). Elle est liée à la restructuration progressive des bilans bancaires, et à la reprise économique dans certains secteurs, notamment dans le secteur de la construction qui représente 43 % des prêts irrécouvrables au sein des entreprises.

Graphe1_post19-12Graphe2_post19-12En 2017, c’est la demande interne qui tire la croissance ; la contribution du commerce extérieur a été nulle en raison du dynamisme des importations et de l’absence d’amélioration de la compétitivité prix. Nous anticipons une contribution nulle du commerce extérieur pour 2018, légèrement positive en 2019 grâce à une amélioration de la compétitivité (tableau).

Soutien de la croissance, la politique budgétaire a été expansionniste en 2017, avec une impulsion de +0,3 point. Elle a bénéficié essentiellement aux entreprises : soutien au monde agricole, suramortissement, réduction du taux d’imposition sur les sociétés (IRES) de 27,5 à 24% en 2017, renforcement du crédit impôt recherche, … En 2018, il ne devrait pas y avoir d’augmentation notoire de la fiscalité, et les dépenses devraient peu augmenter (0,3 %). Les dépenses publiques supplémentaires atteindraient 3,8 milliards d’euros : bonus jeunes (mesures pour l’emploi des jeunes), prolongation du suramortissement dans l’industrie, renouvellement des contrats dans la fonction publique ou encore lutte contre la pauvreté. Côté recettes, le gouvernement a exclu une hausse de TVA qui rapporterait 15,7 milliards d’euros ; l’ajustement viendra donc d’une moindre réduction du déficit, et de la hausse des recettes (5 milliards d’euros prévus). Pour augmenter les recettes, le gouvernement compte notamment sur la lutte contre l’évasion fiscale (rapatriement, recouvrement de la TVA avec facturation électronique), et sur la mise en place d’une web tax sur grandes entreprises du Net.

Un secteur bancaire en pleine convalescence

La dégradation de la situation des entreprises, en particulier des petites et moyennes entreprises, a conduit depuis 2009, à une forte augmentation des prêts non performants. Depuis 2016, la situation du secteur bancaire italien s’est quelque peu améliorée, avec une rentabilité (return on equity) de 9,3 % en juin 2017 contre 1,5 % en septembre 2016. La rentabilité est supérieure à la moyenne européenne (7 % en juin 2017) et place le pays devant l’Allemagne (3,0 %) et la France (7,2%). Par ailleurs, fin juin 2017, le ratio des créances douteuses rapporté au total des prêts atteint 16,4 % (8,4 % net des provisions), dont 10,4 % pour les prêts irrécouvrables (graphique 3). Les banques se délestent à une vitesse croissante de ces derniers, auprès d’acteurs variés (fonds spéculatifs anglo-saxons, doBank, fonds Atlante et Atlante 2, …). Ainsi, entre 2013 et 2016, la part des prêts irrécouvrables qui étaient honorés dans l’année est passée de 6 à 9 %. Globalement, le montant des créances douteuses a baissé de 25 milliards d’euros entre 2016 et juin 2017 pour atteindre 324 milliards d’euros, dont 9 milliards proviennent de la liquidation des banques vénitiennes (Banca Popolare di Vicenza et Veneto banca). Cette amélioration montre l’adoption croissante par les banques de politiques de management actif des créances douteuses. En outre, la réforme de 2015 sur la saisie des biens a permis une réduction de la durée des procédures.

Graphe3_post19-12Pour faire face aux difficultés du secteur bancaire italien, le gouvernement a mis en œuvre différentes réformes. Tout d’abord, il s’est attelé à accélérer l’apurement des créances douteuses et à réformer le droit des faillites. Le décret-loi 119/2016 introduit le « pacte martial » (« patto marciano »), permettant de transférer au créditeur un bien immobilier en garantie (autre que la résidence principale du débiteur) ; ce dernier pourra être vendu par le créancier si le défaut dure plus de 6 mois. D’autres règles visent à accélérer les procédures : l’utilisation des technologies numériques pour l’audition des parties, l’établissement d’un registre numérique des procédures de faillites en cours, la réduction des délais d’opposition lors d’une procédure, l’obligation pour le juge d’ordonner un paiement provisoire pour des montants non contestés, la simplification du transfert de propriété, etc.

Par ailleurs, le gouvernement a instauré, en avril 2016, un système de garantie publique (GACS, Garanzia Cartolarizzazione Sofferenze) couvrant les créances douteuses, pour une durée de 18 mois (extensible 18 mois supplémentaires). Pour bénéficier de cette garantie, la créance douteuse doit être titrisée et rachetée par un véhicule de titrisation ; ce dernier émet alors un titre adossé à la créance (« asset backed security »), dont la tranche senior est garantie par le Trésor italien.

En avril 2016 a également été mis en place le fonds d’investissement « Atlante », reposant sur des capitaux publics et privés, afin de recapitaliser les banques italiennes en difficulté et de racheter les créances douteuses.

Principal facteur d’inquiétude depuis 2016, le cas de la banque Monte dei Paschi di Sienna (MPS, cinquième banque du pays) est riche d’enseignements. L’Etat a dû intervenir, en urgence, à la suite de l’échec du plan de recapitalisation privé fin 2016, en introduisant un dispositif de soutien financier public pour les banques en difficulté, en accord avec la Commission européenne et la BCE. Le proposition du gouvernement « Salva Risparmio »[4] du 23 décembre 2016, convertie en loi le 16 février 2017, a répondu à cet objectif. La recapitalisation de précaution de MPS a été approuvé par la Commission le 4 juillet 2017[5], pour un montant de 8,1 milliards d’euros. L’Etat italien a augmenté sa participation au capital de la banque à hauteur de 3,9 milliards d’euros d’une part, d’autre part 4,5 milliards d’obligations subordonnées de la banque ont été converties en actions. L’Etat devrait par ailleurs racheter 1,5 Md d’euros d’actions issues de la conversion forcée des obligations détenues par les particuliers (soit au total 5,4 milliards d’euros injectés par l’Etat, et une participation de 70 % au capital de MPS). Par ailleurs, MPS va céder 26,1 Mds d’euros de créances douteuses à un véhicule spécial de titrisation, et la banque sera restructurée.

Par ailleurs, les banques vénitiennes Banca Popolare di Vicenza et Veneto banca (15e et 16e banques du pays en termes de fonds propres) ont été mises en liquidation le 25 juin 2017, selon une procédure d’insolvabilité « nationale », en dehors du cadre prévu par la directive européenne BRRD[6]. La banque Intesa Sanpaolo a été sélectionnée pour reprendre, pour un euro symbolique, les actifs et passifs des deux banques, à l’exception de leurs créances douteuses et de leurs passifs subordonnés. L’Etat italien interviendra au capital d’Intesa Sanpaolo à hauteur de 4,8 milliards d’euros afin de maintenir ses ratios prudentiels inchangés et pourrait accorder jusqu’à 12 milliards d’euros de garanties publiques.

Ainsi, le secteur bancaire italien est en pleine recomposition et le processus d’apurement des créances douteuses est en cours. Cela étant, ce processus devrait prendre du temps ; or la BCE semble vouloir durcir les règles. Début octobre 2017, la BCE a dévoilé des propositions demandant aux banques de couvrir intégralement la portion non garantie des créances douteuses au bout de deux ans au plus tard, tandis que la portion sécurisée de ces créances devrait être couverte au bout de sept ans au plus tard. Ces propositions ne s’appliqueraient qu’aux nouvelles créances douteuses. Le parlement italien et le gouvernement italien ont réagi à ces annonces, mettant en garde contre le risque d’une crise du crédit. Même si, pour l’heure, il ne s’agit que de propositions, cela montre que l’apurement rapide des créances douteuses en Italie doit être une priorité, et que le gouvernement doit garder ce cap.

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[1] Estimée selon un modèle avec ruptures de tendance, nous estimons la tendance de productivité à -1,0 % pour la période 2015-2019, en raison de l’enrichissement de la croissance en emplois.

[2] Cette hausse de la population active s’explique par un taux de participation des seniors (55-64 ans) en hausse, lié au recul de l’âge minimal de départ à la retraite. Il est également dû à une participation accrue des femmes au marché du travail, sous l’effet du Jobs Act (extension du congé de maternité, télétravail, mesures financières pour concilier vie professionnelle et familiale, budget de 100 millions d’euros pour la création de services de garde d’enfants, …).

[3] La croissance de la productivité par tête dans l’emploi salarié marchand passerait de -0,7 % en 2017 à 0,3 % en 2018 et 0,6 % en 2019.

[4] Le décret-loi « Salva Risparmio » prévoit la création d’un fonds doté de 20 milliards d’euros pour soutenir le secteur bancaire. Il permet les recapitalisations de précaution de banques par l’Etat, fournit des garanties sur les nouvelles émissions de dette bancaire et permet d’obtenir des liquidités de la banque centrale dans le cadre de l’ELA (Emergency Liquidity Assistance). Il protège également les épargnants en prévoyant la possibilité du rachat par l’Etat des obligations subordonnées converties en actions préalablement à l’intervention publique.

[5] Parlement européen, The precautionary precaution of Monte dei Paschi di Sienna

[6] Pour davantage de détails, on pourra se reporter à la note de Thomas Humblot, Italie : liquidation de Veneto Banca et de Banca Popolare di Vicenza, juillet 2017




Fin de partie pour les contrats aidés

par Bruno Ducoudré

L’été 2017 a été marqué, sur le plan des politiques de l’emploi, par un changement de stratégie majeur du nouveau gouvernement par rapport au précédent quinquennat. La nouvelle politique de l’emploi donne désormais la priorité à la formation et à l’accompagnement des jeunes NEET (Not in Education, Employment or Training – ni en étude, emploi, ou stage) et des chômeurs les plus éloignés du marché du travail, et délaisse les contrats aidés comme outil de traitement du chômage. Cette nouvelle stratégie s’est opérée en deux temps. Premièrement le gouvernement a annoncé cet été qu’il n’y aurait pas de rallonge pour les contrats aidés au deuxième semestre et que le nombre de contrats prévus pour 2018 serait en forte baisse par rapport aux années précédentes. Puis le Plan Investissement Compétences (PIC), prévoyant notamment 15 milliards d’euros dédiés à la formation professionnelle sur cinq ans, a été présenté à la presse le 25 septembre. Dans ce billet, nous précisons quel devrait être l’effet de la baisse des contrats aidés sur l’emploi à partir du deuxième semestre 2017, effet pris en compte dans le dernier exercice de prévision de l’Ofce d’octobre 2017 pour 2017-2019.

La baisse programmée des contrats aidés

Le quinquennat précédent a été marqué par une progression des contrats aidés, avec notamment la création des Emplois d’avenir et l’allongement de la durée des Contrats uniques d’insertion – Contrats d’accompagnement dans l’emploi (CUI-CAE) (graphique 1). Ainsi, en 2013-2014, face à la dégradation du marché du travail, 380 000 contrats aidés dans le secteur non-marchand avaient été signés en moyenne chaque année (360 000 en moyenne sur 2012-2016). La montée en charge des emplois d’avenir, dont la durée moyenne était de 2 ans, ainsi que l’allongement de la durée des CUI-CAE avec pour objectif une durée moyenne des contrats de 10,5 mois contre 7 mois en 2012, avaient permis une forte progression du stock d‘emplois en contrat aidé. Le pic des contrats aidés a été atteint au deuxième trimestre 2016, que l’on considère les contrats aidés dans le non-marchand seuls (307 000 en stock) ou que l’on inclut l’Insertion par l’activité économique (IAE) et les contrats aidés du secteur marchand (540 000 en stock). Par la suite, le nombre d’emplois en contrat aidé a légèrement diminué, avec la baisse entamée du stock des Emplois d’avenir pour le secteur non-marchand et des Contrats uniques d’insertion – Contrats initiative emploi (CUI-CIE) dans le secteur marchand. Au deuxième trimestre 2017, on comptait 476 000 contrats aidés en France métropolitaine, dont 292 000 dans le secteur non-marchand, 135 000 dans l’IAE et 49 000 dans le secteur marchand.

L’été 2017 a marqué une rupture brutale avec les années précédentes. Alors que 280 000 contrats aidés ont été votés dans la Loi de finances 2018, une partie importante de l’enveloppe annuelle a été consommée sur le premier semestre. Une rallonge conséquente (généralement votée en Loi de finances rectificative) aurait donc été nécessaire pour stabiliser le stock de contrats aidés atteint à la fin juin 2017. Le gouvernement en a décidé autrement avec une rallonge de 30 000 contrats aidés, ciblés uniquement sur le secteur non-marchand, actant ainsi une baisse rapide du stock de contrats aidés dans ce secteur (-50 000 contrats aidés en stock prévus au second semestre 2017) et la fin des entrées en contrats aidés dans le secteur marchand.

Graphe_post12-12Cette forte baisse des contrats aidés se prolongera en 2018. Cela se traduit dans le Projet de loi de finance (PLF) pour 2018 par 200 000 contrats aidés prévus exclusivement dans le secteur non-marchand sous la forme de CUI-CAE dont la durée serait de 10,2 mois en moyenne, avec un taux de prise en charge par l’État qui baisserait à 50% contre environ 70% en 2017 (Tableau 1). Les Emplois d’avenir marchands et non-marchands disparaîtront ainsi que les CUI-CIE. Pour 2019, nous avons fait l’hypothèse de maintien du stock de CUI-CAE à son niveau prévu fin 2018. Par ailleurs, et à contre-courant de la baisse prévue sur les autres types de contrats aidés, les dispositifs d’insertion par l’activité économique bénéficieraient d’une rallonge de 10 000 contrats en 2018, que nous avons maintenue pour 2019.

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Des effets négatifs à court terme sur l’emploi

Compte tenu de ces éléments, le stock de contrats aidés baisserait fortement entre la fin 2017 et la fin 2019 (cf. graphique 1 et Tableau 1 : –86 000 contrats aidés non-marchands, –123 000 contrats aidés y compris secteur marchand et IAE). L’effet cumulé sur 2017-2019 de la baisse du stock de contrats aidés conduirait à réduire le nombre d’emplois de 86 000. Cet effet négatif s’explique principalement par le faible effet d’aubaine des contrats aidés non-marchands contrairement au secteur marchand (0,3 retenu pour les CUI-CAE, 0,4 pour les Emplois d’avenir, 0,84 pour les CUI-CIE et 0,75 pour les Emplois d’avenir du secteur marchand)[1].

Concernant l’alternance, en attendant la réforme à venir, le gouvernement a fixé pour 2018 un objectif de hausse de 2% du nombre d’entrées en apprentissage et nous avons retenu une hypothèse de stabilisation du stock de contrats de professionnalisation en prévision. L’effet sur l’emploi serait négligeable en prévision (+2 000 emplois cumulés entre 2017 et 2019).

Les autres dispositifs d’emplois aidés voient la fin de l’exonération de cotisation chômage sur les embauches de jeunes en CDI à compter du 1er octobre 2017 (entrée en vigueur de la nouvelle convention d’assurance chômage de l’Unedic) ainsi que la suppression du contrat de génération dès 2018. L’aide aux chômeurs créateurs d’entreprise serait en revanche étendue progressivement à partir de 2019[2]. Nous avons inscrit 200 000 bénéficiaires supplémentaires en 2019. Enfin, nous avons stabilisé en prévision les bénéficiaires de l’accompagnement des restructurations, ainsi que les dispositifs ciblés sur les territoires. Ces derniers devraient être toutefois rediscutés en 2019 avec l’allègement supplémentaire de cotisations sociales au niveau du SMIC[3]. Au total, les politiques de l’emploi, via les contrats aidés et les autres dispositifs d’emplois aidés, contribueraient négativement à l’évolution de l’emploi total pour –98 000 emplois sur la période 2017-2019. Ce chiffrage indiqué dans le tableau 1 ne tient toutefois pas compte d’un possible effet de l’extension de l’Accre (Aide au chômeur créant ou reprenant une entreprise) sur l’emploi[4], ni de l’effet positif attendu du Plan d’investissement compétences sur l’amélioration de l’employabilité des jeunes et des chômeurs de longue durée : compte tenu de la montée en charge des formations et de la Garantie jeunes, et de l’effet attendu sur le retour à l’emploi de ces dispositifs[5], le Plan d’investissement compétences pourrait contribuer positivement à l’emploi en 2018-2019 (+54 000 emplois).

La nouvelle orientation des politiques de l’emploi devrait donc avoir un effet négatif à court terme sur l’emploi total, l’effet négatif de la forte baisse des contrats aidés entre le deuxième semestre 2017 et la fin d’année 2018 n’étant que partiellement compensé par la montée en charge progressive de Plan d’investissement compétences.

 

[1] Pour plus de détails, voir « Les contrats aidés : quels objectifs, quel bilan ? », Dares Analyses, n° 21, mars 2017.

[2] Suivant le PLF 2018, l’exonération de cotisations sociales « Aide au chômeur créant ou reprenant une entreprise » (ACCRE) sera étendue dès 2019 à l’ensemble des travailleurs indépendants qui créent ou reprennent une activité, pour un coût de 200 millions d’euros » et pourrait bénéficier à terme à 350 000 créateurs ou repreneurs d’entreprise supplémentaires.

[3] Les allègements supplémentaires rendraient ces dispositifs non incitatifs.

[4] Cet effet pourrait toutefois être négligeable. Cf. Redor, D., « L’aide à la création d’entreprises a-t-elle un impact sur leur survie ? Une évaluation pour quatre cohortes d’entreprises créées par des chômeurs en France », Économie et Statistique, n° 493, 2017.

[5] L’effet de la formation sur l’emploi est calculé en appliquant une élasticité de retour à l’emploi de 0,07 sur le différentiel d’entrées en formation par rapport aux entrées constatées en 2015 (660 000 entrées). Cf. Card, D., Kluve, J., & Weber, A. (2017), « What works? A meta analysis of recent active labor market program evaluations », Journal of the European Economic Association, jvx028. L’effet de la Garantie jeunes sur l’emploi est calculé en retenant un impact de 9 % sur le taux d’emploi durable (CDI et CDD de 6 mois et plus hors emplois aidés) sur le nombre de jeunes entrant dans le dispositif chaque année. Cf. Tableau 2.2, p. 22 dans Dares, 2016 : « Premiers résultats d’évaluation statistique de l’impact de la Garantie jeunes – Annexe 5 », novembre.




Contrats courts : toutes les taxes ne se valent pas

par Bruno Coquet, OFCE et IZA

Les contrats courts sont utiles au bon fonctionnement de l’économie, mais en France leur développement combiné à leur raccourcissement (graphique 1) coûte cher à l’ensemble des agents économiques, alors même que la minorité d’entreprises qui en font un usage intensif ne supporte qu’une fraction marginale de ce coût.

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L’expérience montre qu’en France l’usage des contrats courts n’a pas été restreint par une réglementation juridique considérée comme particulièrement stricte. Il apparaît raisonnable de penser que si les employeurs utilisent massivement des contrats courts, ce n’est probablement pas parce qu’ils y sont contraints, mais parce qu’ils y ont intérêt. Il devient dès lors clair que c’est sur l’équation économique des entreprises utilisatrices qu’il faudrait chercher à peser, et non sur le droit. La théorie économique incline d’ailleurs à moduler le prix des différents contrats de travail en fonction des externalités qu’ils engendrent.

L’Etat pourrait donc taxer les contrats courts, mais l’intérêt de l’assurance chômage à moduler la tarification de ces contrats est encore plus fort et immédiat. En effet, l’assurance chômage est en première ligne face à ces changements, et ses règles ont beaucoup évolué pour mieux assurer les contrats courts s’y adapter. Mais l’assureur est confronté à un paradoxe : bien assurer les contrats courts crée des subventions croisées qui incitent à leur développement. Un fonctionnement optimal de l’assurance requiert donc aujourd’hui de moduler le prix des contrats de travail.

Différents leviers existent pour tarifer les contrats de travail, mais tous ne se valent pas : l’objectif doit être clair, et l’instrument approprié pour l’atteindre. Tous ne sont pas non plus adaptés aux problèmes français, qui appellent une règle lisible, légère à administrer, applicable à tous les contrats de travail et tous les secteurs (sans exception, y compris public), incitant les employeurs à faire des choix économes des deniers de l’assurance ; la tarification doit être contemporaine des comportements coûteux, mais ni punitive ni symbolique, n’augmentant pas le coût du travail, et ne visant pas à renflouer l’Unedic.

Dans un document de travail de l’OFCE, nous décrivons ces différents instruments de modulation du prix des contrats de travail, leurs avantages et inconvénients, dans l’absolu et par rapport à la situation française. Une taxe modulée par secteurs, et plus encore une taxe modulée par entreprise, apparaissent toutes deux inadaptées à résoudre le problème des contrats courts tel qu’il se présente actuellement en France. Elles pourraient même être contre-productives.

La cotisation dégressive en fonction de la durée du contrat de travail, assortie d’un forfait et d’une franchise, apparaît la formule la plus adaptée pour assurer la survie de l’assurance chômage dans un marché du travail marqué par l’usage croissant de contrats de travail toujours plus courts. Il est souhaitable d’assortir cette formule d’un système de forfait, destiné à réduire les incitations à créer des contrats extrêmement courts, et d’une franchise, destinée à ne pas peser sur le coût du travail des petites entreprises, notamment celles qui sont en forte croissance.

Nos simulations illustrent que des paramètres finement négociés peuvent déboucher sur un équilibre satisfaisant pour toutes les parties prenantes.

Pour en savoir plus : Bruno Coquet, La tarification des contrats courts : objectifs et instruments Sciences Po OFCE Working Paper, n°29, 2017-12-08.




Réunion de l’OPEP : beaucoup de bruit pour rien ?

par Céline Antonin

Le 30 novembre 2017, les pays membres de l’OPEP ont décidé de prolonger de neuf mois, jusqu’à décembre 2018, leur accord de 2016 prévoyant un plafonnement de production avec des quotas par pays. D’autres pays producteurs associés à l’accord, Russie en tête, ont décidé de continuer à coopérer en prolongeant également leur accord de baisse de production.

Etant très attendu et anticipé par le marché, cet accord n’est pas une surprise. D’autant que derrière l’unité affichée, il a mis en exergue des divergences entre pays : d’un côté, la position très modérée de la Russie, qui a traîné des pieds pour signer l’accord ; de l’autre, la position volontariste de l’Arabie saoudite de reprendre un management plus actif des cours, après plusieurs années de relâchement. Les pays pétroliers sont toujours partagés entre d’un côté, la volonté de soutenir les cours et d’équilibrer leurs finances publiques, et de l’autre, la crainte constante de se voir voler des parts de marché par l’inexorable montée en puissance du pétrole de schiste étatsunien. Etant donnée cette double contrainte, et la situation de progressif rééquilibrage entre offre et demande dans les deux prochaines années, nous considérons que le pétrole devrait évoluer autour de 59-60 dollars le baril pour 2018 et 2019.

Certes, la demande mondiale continue de progresser, portée par les pays émergents et les États-Unis, mais l’offre globale demeure abondante (tableau 2). Dans notre prévision d’octobre 2017, nous avions anticipé un maintien des quotas jusqu’en mars 2018 ; nous l’avons prolongé jusqu’en décembre 2018, ce qui se traduit par une offre légèrement moins abondante en 2018 (-0,2 Mbj par rapport à la prévision d’octobre 2017).

Le retour à un management actif depuis fin 2016

Depuis 2014, sous l’impulsion de l’Arabie saoudite, les pays de l’OPEP ont laissé perdurer, voire tacitement encouragé une situation d’offre abondante, dans le but de maintenir des prix bas et d’évincer une partie de la production non-conventionnelle américaine, afin de garantir ses parts de marché. Pourtant la position du royaume saoudien a changé fin 2016 : d’abord, la stratégie offensive vis-à-vis du pétrole de schiste américain n’a pas vraiment porté ses fruits, et la production s’est poursuivie à un rythme soutenu. En outre, la forte baisse des prix a fortement dégradé les finances publiques saoudiennes. Le déficit public est ainsi passé de 3,4 % du PIB en 2014 à 15,8 % en 2015, puis 17,2 % en 2016. Par ailleurs, l’Arabie saoudite cherche à moderniser son économie et à privatiser l’entreprise étatique pétrolière, Saudi Aramco, et pour cela, elle a besoin d’un pétrole plus cher et plus rentable.

Pour tenter de faire remonter les prix du baril, les pays de l’OPEP ont mobilisé à l’extérieur du cartel, en associant plusieurs autres pays non membres, notamment la Russie. Deux accords de baisse de production ont été conclus fin 2016[1], conduisant à une baisse concertée de près d’un million de barils par jour (Mbj) pour les membres de l’OPEP et de 0,4 Mbj pour les autres producteurs (tableau 1). Ces accords ont-ils été respectés et ont-ils permis de faire remonter les prix ? Pas réellement. Un an après l’accord, les pays concernés respectent certes à hauteur de 80 % les plafonds de production, mais de façon très inégale. Ce retrait d’1,3 Mbj du marché n’a pas eu d’impact fort sur les prix, pour quatre raisons :

  1. D’abord, le fait que la référence retenue pour établir les baisses de production ait été le niveau d’octobre 2016, à savoir un niveau élevé pour plusieurs pays ;
  2. Par ailleurs, trois pays de l’OPEP ont été « épargnés » par les baisses de production. L’Iran s’est ainsi vu accorder un plafond de production de 4 Mbj (0,3 Mbj de plus qu’en octobre 2016), pour lui permettre de retrouver son niveau d’avant les sanctions occidentales. De même, la Libye ou le Nigéria n’ont pas été soumis à un plafond de production, or ils ont connu une forte hausse de production entre octobre 2016 et juillet 2017 (460 000 barils par jour pour la Libye et 190 000 barils par jour pour le Nigéria) ;
  3. En outre, la production des pays hors OPEP a continué sa progression dynamique : la production des États-Unis a ainsi augmenté de 1,1 Mbj entre octobre 2016 et juillet 2017, et celle du Brésil de 0,3 Mbj, ce qui a largement contrebalancé la baisse de la production russe (-0,3 Mbj) ou mexicaine (-0,1 Mbj) ;
  4. Enfin, les stocks demeurent à des niveaux élevés : ils représentent 102 jours de demande aux États-Unis et 99 jours de demande dans les pays de l’OCDE.

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L’accord du 30 novembre 2017 ne change pas la donne

Alors que les deux accords de 2016 prévoyaient de limiter la production jusqu’en mars 2018, avec possibilité d’extension, l’OPEP a décidé de l’étendre de 9 mois supplémentaires, jusqu’en décembre 2018. Par ailleurs, la Libye et le Nigéria, auparavant épargnés par l’accord, ont également été intégrés. En réalité, le marché reflétait déjà cette information dans les cours, et l’impact s’est avéré relativement limité (5 à 7 dollars par baril de Brent). En revanche, la réunion du 30 novembre a permis de mettre en lumière des divergences croissantes entre les deux principaux protagonistes, Arabie saoudite et Russie. La Russie a montré une réticence croissante à l’extension de l’accord, qui s’explique par plusieurs facteurs : d’abord, plusieurs nouveaux gisements pétroliers russes devaient être mis en service et devront être reportés, ce qui mécontente les producteurs. De plus, en raison d’un régime de change flottant, une remontée du prix du pétrole contribuerait à un rouble fort et dégraderait la compétitivité du pays. Enfin, la Russie craint que la remontée du prix du baril n’encourage la production de pétrole de schiste américain et n’affaiblisse ses parts de marché. Par conséquent, l’unité affichée lors de cet accord est fragile, et toutes les options sont sur la table lors de la prochaine réunion de l’OPEP en juin 2018. En outre, le respect des quotas pourrait être mis à mal avant même cette échéance.

La production américaine : principale clef de voûte de la production mondiale

En 2018, l’évolution de la production américaine sera particulièrement cruciale : par sa progression dynamique, cette dernière a permis, notamment depuis 2014, d’éviter une flambée du prix du baril. Le nombre de foreuses pétrolières en activité progresse depuis le point bas de mai 2016, mais se situe très en dessous du niveau de 2014 (graphique). Cependant, grâce à des techniques de forage plus efficaces qui permettent de se concentrer sur les zones les plus productives des gisements (sweet spots), la production de chaque nouveau puits augmente. En outre, les coûts de production et d’investissement ont baissé : les coûts de production se situent autour de 40 dollars d’après le US Bureau of Labor Statistics, soit une baisse de 35 % depuis fin 2014 ; quant aux dépenses d’investissement en amont, elles représentent moins de 15 dollars par baril produit (contre 27 dollars en 2014). Enfin, selon les chiffres de l’EIA, les dépenses d’investissement pétrolier ont représenté 67 milliards de dollars au deuxième trimestre 2017, soit une croissance de 4 % en glissement annuel. Cela motive notre hypothèse de hausse de production à hauteur de 0,6 Mbj en 2018 et en 2019.

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Vers un équilibre offre-demande en 2018-2019

Nous anticipons une croissance soutenue de la demande mondiale (+1,3 Mbj en 2018 et +1,4 Mbj en 2019), sous l’effet des pays émergents (Chine et Inde notamment). La demande chinoise représenterait 0,4 Mbj supplémentaires par an, soit un tiers de la hausse globale. Du côté de l’offre, le dynamisme vient de la croissance de l’offre non OPEP, qui augmenterait de 1 Mbj chaque année, de 2017 à 2019. En 2017, le supplément d’offre de l’Amérique du Nord représenterait 0,8 Mbj, dont 0,6 Mbj pour les États-Unis et 0,2 Mbj pour le Canada. Le Kazakhstan et le Brésil contribueraient à la hausse à hauteur de 0,2 Mbj chacun. La production baisserait en revanche au Mexique (-0,2 Mbj) et en Chine (-0,1 Mbj). Le scénario serait identique en 2018 et 2019. L’Iran a le potentiel pour augmenter sa production d’au moins 0,2 Mbj, et certains pays pourraient légèrement relâcher leur contrainte, ce qui nous conduit à inscrire une hausse de 0,2 Mbj de la production OPEP en 2018.

Des risques pesant sur l’offre ne peuvent cependant être exclus. Parmi les risques haussiers, citons la probabilité d’une baisse plus marquée et concertée de production de l’OPEP, un nouveau bras de fer entre les États-Unis et l’Iran, ou encore des regains de tension au Nigéria ou en Libye. Les risques baissiers sont quant à eux liés à la poursuite de l’accord OPEP : si l’OPEP décide de ne pas reconduire l’accord ou que son respect est limité en raison d’intérêts nationaux trop divergents, alors les prix pourraient baisser davantage.

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[1] Les deux accords de baisse de production conclus fin 2016 sont l’accord du 30 novembre 2016 (accord de Vienne) entre pays de l’OPEP, qui prévoit le retrait de 1,2 Mbj du marché par rapport à octobre 2016, et l’accord du 10 décembre 2016 réunissant des pays non membres de l’OPEP, et entérinant une baisse de production de 0,55 Mbj.