Que doit-on déduire des chiffres d’inflation ?

par Eric Heyer

En mai, l’inflation en zone euro s’est rapprochée de l’objectif de la BCE. En passant d’un rythme annuel de 1,2% à 1,9% en l’espace d’1 mois, cette nette hausse de l’inflation n’a pourtant suscité aucun émoi, la nature principale de celle-ci étant commune à tous les pays et parfaitement identifiée : la flambée des cours du pétrole. Après avoir dégringolé jusqu’à 30 dollars le baril en début d’année 2016, celui-ci s’établit aujourd’hui autour de 77 dollars, niveau jamais atteint depuis 2014. Même corrigé du taux de change – l’euro s’est apprécié par rapport au dollar – le prix du baril a augmenté de près de 40 % (soit 18 euros) au cours des 12 derniers mois engendrant mécaniquement une accélération des prix dans les pays importateurs nets de pétrole. A cet effet commun vient se greffer pour la France l’incidence de la hausse de la fiscalité indirecte sur le tabac et les carburants entrée en vigueur en début d’année qui, selon nos évaluations, augmenterait de 0,4 point l’indice des prix.

Dans le même temps, l’inflation sous-jacente (ou core inflation) – indice excluant les produits à prix volatils (comme le pétrole ou les produits frais) ainsi que les prix soumis à l’intervention de l’État (électricité, gaz, tabac…) – n’accélère toujours pas et reste en dessous de 1%. L’effet de second tour d’un choc pétrolier transitant par une hausse des salaires ne semble donc pas s’enclencher, le consommateur absorbant l’essentiel du choc par une baisse de son pouvoir d’achat. Cela explique une partie du ralentissement observé de la consommation des ménages en ce début d’année ainsi que le peu de réactions des autorités monétaires à l’annonce des chiffres d’inflation.

Reste alors la question de la faiblesse de l’inflation tendancielle et de son lien avec la situation conjoncturelle. Avons-nous déjà rattrapé le retard de production engendré depuis la Grande crise de 2008 (output gap proche de zéro) ou reste-il encore des capacités de production mobilisables en cas de supplément de demande (output gap positif) ? Dans le premier cas, cela signifierait que le lien entre la croissance et l’inflation est significativement rompu ; dans le second cas, cela indiquerait que le faible niveau de l’inflation n’est pas surprenant et que la normalisation de la politique monétaire doit être progressive.

En 2017, malgré un processus de reprise qui se consolide et se généralise, la plupart des économies développées accusent encore du retard par rapport à la trajectoire d’avant-crise. Seuls certains semblent avoir déjà comblé ce retard de croissance. Ainsi, deux catégories de pays semblent émerger : la première – constituée notamment de l’Allemagne, des États-Unis et du Royaume-Uni – est celle des pays ayant rattrapé leur niveau de production potentielle et se situant en haut de cycle ; la seconde – dans laquelle figure la France, l’Italie et l’Espagne par exemple – est celle des pays connaissant encore un retard de production qui se situerait, selon les instituts de conjonctures économiques, entre 1 et 2 points de PIB pour la France et l’Italie et 3 points de PIB pour l’Espagne (graphique 1).

IMG1_post05-06La présence de pays développés dans les deux catégories devrait en toute logique se traduire par l’apparition de tensions inflationnistes dans les pays figurant dans la première, et par un écart d’inflation avec ceux de la seconde. Or, ces deux phénomènes ne sont pas apparents en 2017 : comme l’illustre le graphique 2, le lien entre le niveau de l’output gap et le taux d’inflation sous-jacent est loin d’être clair, jetant un doute sur l’interprétation que l’on doit avoir du niveau de l’output gap : aux incertitudes relatives à cette notion se rajoute celle associée au niveau de cet écart dans le passé, en 2007 par exemple.

IMG2_post05-06Face à cette forte incertitude, il semble opportun d’établir un diagnostic sur la base de la variation de cet output gap depuis 2007. Une telle analyse aboutit à un consensus plus net entre les différents instituts et à la disparition de la première catégorie de pays, ceux n’ayant plus de marge de croissance supplémentaire au-delà de leur seule croissance potentielle. En effet, selon eux, aucun des grands pays développés n’aurait retrouvé en 2017 son niveau d’output gap de 2007, y compris l’Allemagne. Cet écart se situerait autour de 1 point de PIB pour l’Allemagne, de 2 points de PIB pour le Royaume-Uni et les États-Unis, au-delà de 3 points de PIB pour la France et l’Italie et autour de 5 points de PIB pour l’Espagne (graphique 3).

IMG3_post05-06Cette analyse est davantage en ligne avec le diagnostic de reprise d’inflation basée sur le concept du sous-jacent : le fait que les économies des pays développés n’aient pas retrouvé en 2017 leur niveau cyclique de 2007 explique des taux d’inflation inférieurs à ceux observés au cours de la période pré-crise (graphique 4). Ce constat est corroboré par une analyse basée sur d’autres critères que l’output gap, notamment la variation du taux de chômage et du taux d’emploi depuis le début de la crise ou du taux de croissance de la durée du travail durant cette même période. Le graphique 5 illustre ces différents critères. Sur la base de ces derniers, le diagnostic qualitatif porté sur la situation cyclique des différentes économies est celui de l’existence de marges de rebond relativement élevées en Espagne, en Italie et en France. Ce potentiel de rebond est faible en Allemagne, aux États-Unis et au Royaume-Uni : seule l’augmentation du temps de travail pour le premier et du taux d’emploi pour les deux suivants pourrait le permettre.

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Monnaie pleine, la votation du 10 juin 2018

Par Henri Sterdyniak

En Suisse, pays démocratique s’il en est, un projet de loi ayant obtenu plus de 100 000 signatures est obligatoirement soumis à un vote populaire. Ainsi, les citoyens suisses ont-ils été consultés, par exemple, sur le revenu universel, la sortie du nucléaire, le maintien de la redevance du service public de radio et télévision. Ils devront se prononcer ce 10 juin sur un projet intitulé par ses initiateurs : « Pour une monnaie à l’abri des crises : émission monétaire uniquement par la Banque nationale ! (Initiative Monnaie pleine) »[1]. L’objectif de cette initiative est de donner à la Banque Nationale Suisse (BNS) le monopole de la création monétaire, d’interdire aux banques privées de créer de la monnaie, donc de faire du crédit sans épargne préalable, de les obliger à déposer auprès de la banque centrale la totalité des dépôts monétaires. Si ce projet est inspiré de la volonté de mettre un terme aux excès d’une finance dérégulée, il est cependant mal pensé et inadapté pour répondre aux défis de la financiarisation de l’économie

Donner à la BNS le monopole de l’émission monétaire.

Plus précisément, le projet propose d’inclure dans l’article 99 de la Constitution, les paragraphes 1 et 5 : «1. La Confédération seule émet de la monnaie, des billets de banque et de la monnaie scripturale » ; « 5. Les prestataires de services financiers gèrent les comptes pour le trafic des paiements des clients[2] en dehors de leur bilan. Ces comptes ne tombent pas dans la masse en faillite ». Il s’agit d’imposer un coefficient de réserves obligatoires de 100% sur la monnaie scripturale (les comptes à vue) dont la contrepartie devra être déposée à la BNS.

Il propose également de réécrire le paragraphe 99 a : « 1. En sa qualité de banque centrale indépendante, la Banque Nationale Suisse mène une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays ; elle gère la masse monétaire et garantit le fonctionnement du trafic des paiements ainsi que l’approvisionnement de l’économie en crédits par les prestataires de services financiers. 2. Elle peut fixer des délais de conservation minimaux pour les placements financiers. 3. Dans le cadre de son mandat légal, elle met, en circulation, sans dette, l’argent nouvellement émis, et cela par le biais de la Confédération ou des cantons ou en l’attribuant directement aux citoyens. Elle peut octroyer aux banques des prêts limités dans le temps ».

Ce projet s’inscrit dans une longue lignée de dénonciations du système monétaire actuel , avec des arguments plus ou moins fondés : les banquiers ont privatisé la création monétaire ; ce sont des faux-monnayeurs qui font payer des taux d’intérêt sur les crédits qu’ils créent gratuitement ex nihilo ; cette privatisation se fait au détriment des États qui ne peuvent plus s’endetter à taux 0 auprès de la Banque Centrale et doivent payer des charges d’intérêt exorbitantes aux marchés financiers ;  la création monétaire se fait par le biais du crédit (c’est la monnaie-dette),  c’est la cause du surendettement actuel ; le crédit bancaire est pro-cyclique (puisque les banques accordent plus de crédit en période de bonne conjoncture et le restreignent en période dépressive) et nourrit la spéculation (il engendre une hausse du prix des actifs qui incite les banques à distribuer encore plus de crédit).

Ces critiques s’accompagnent de projets de réforme monétaire comme le 100 % monnaie de Irving Fisher et Maurice Allais[3] et, depuis peu, le QE for people, selon lequel la Banque centrale verserait directement de l’argent aux ménages plutôt que de prêter aux banques. Autant de réformes auxquelles la majorité des économistes sont réticents[4], mais qui ont trouvé de nombreux partisans (en particulier sur Internet) depuis l’essor de la finance spéculative et la crise de 2017. Nous en présenterons d’abord les bases théoriques, puis l’application dans le projet de « Monnaie pleine ».

Le 100 % monnaie

Pour les partisans du « 100 % monnaie », il y a une spécificité de la monnaie (définie comme la somme des billets et des dépôts à vue) qui justifie que toute la masse monétaire (au sens M1) soit contrôlée par la Banque centrale. Il faut donc appliquer un taux de réserve obligatoire de 100 % aux dépôts à vue. Ce système aurait quatre avantages : séparer la monnaie du crédit ; contrôler la quantité de monnaie ; interdire la création monétaire par les banques privées ; fournir des ressources gratuites à l’État, auquel la Banque Centrale prêterait à taux zéro les fonds ainsi obtenus.

Ainsi, pour Maurice Allais, les banques de dépôts devraient détenir la contrepartie de leurs dépôts en monnaie centrale et n’auraient pas le droit de consentir des crédits ; les déposants devraient rémunérer les banques pour leurs services. Par ailleurs, des banques de prêts collecteraient l’épargne sans avoir le droit d’accepter les dépôts à vue ; elles distribueraient des crédits, mais, n’ayant pas de pouvoir monétaire, ne feraient que transférer du pouvoir d’achat, pas en créer. Pour garantir leur liquidité, elles n’auraient pas le droit de prêter à un terme plus long que leurs passifs. Cette interdiction frapperait les intermédiaires financiers, dont la fonction est précisément, grâce à la loi des grands nombres, de fournir des prêts à long terme à partir de dépôts à court terme et de rendre compatible les désirs de liquidité des épargnants et les besoins de financement à long terme des investisseurs. Le financement de la construction d’HLM par le livret A serait, par exemple, interdit.

En fait, ce projet est basé sur un mythe erroné : la possibilité de mettre en place un mécanisme qui assurerait automatiquement, ex-ante, l’égalité entre les actifs financiers émis et ceux que les ménages veulent détenir, c’est-à-dire entre l’investissement et l’épargne. Dans une économie monétaire, on ne peut distinguer entre un bon crédit (qui serait financé par de l’épargne ex ante placée sous forme de titres) et un mauvais (qui induirait de l’épargne forcée conservée sous forme monétaire). Dans une économie de subsistance, l’épargne (renoncer à consommer une partie de la récolte) détermine automatiquement l’investissement (le grain conservé pour être semé). Dans une économie monétaire, comme l’a montré Keynes, l’épargne ex ante crée un déficit de demande sans générer automatiquement un investissement. À chaque période, le crédit est nécessaire pour anticiper l’épargne et permettre l’écoulement de la production. Il n’existe pas de « marché des fonds prêtables » où pourraient se confronter une épargne ex ante et un investissement pour déterminer un taux d’intérêt d’équilibre que la création monétaire ne ferait que perturber. Le financement de l’investissement par l’émission d’actifs financiers génère l’épargne ex post, mais cela peut se faire par hausse de la production ou des prix, de même que la restriction de cette émission peut provoquer du chômage ou réduire l’inflation. Les déséquilibres n’apparaissent pas sur un marché épargne/investissement mais sur le marché des biens. C’est le rôle de la Banque Centrale de fixer les conditions de distribution du crédit (taux d’intérêt et règles prudentielles) pour arriver à un niveau de demande satisfaisant correspondant à la production maximale sans déséquilibre. Ce niveau ne serait pas obtenu automatiquement, en prétendant interdire le crédit, hors épargne préalable.

Certes, les banques font du crédit sans épargne préalable, mais ex post les dépôts sont désirés par leurs détenteurs et ont une contrepartie en terme de actif. Les banques ne créent pas de la monnaie pour elles-mêmes. Monsieur Frisch produit pour 5000 CHF, qu’il reçoit en salaire ; il n’en dépensera que 4000 CHF ; il faut bien qu’un crédit de 1000 CHF ait anticipé l’épargne de Monsieur Frisch, de sorte que la demande corresponde bien au 5000 CHF mis sur le marché

Le projet 100 % Monnaie repose sur une distinction fictive entre épargne et monnaie.  Les ménages et les entreprises choisissent librement la quantité de monnaie qu’elles veulent détenir en arbitrant entre dépôts à vue (qui fournissent des services de liquidité) et des dépôts ou titres financiers, plus ou moins liquides, risqués, rémunérateurs.  On ne peut  dire : les dépôts bancaires ne sont pas de l’épargne volontaire, seuls les actifs non monétaires le sont. D’autant que l’évolution des systèmes financiers tend à faire disparaître toute frontière nette entre monnaie et actif financier.  Dans un système financier moderne, il n’est pas besoin de disposer d’un stock de monnaie pour faire des paiements puisque la banque peut ouvrir des lignes de crédit ou puiser dans des comptes dit non-monétaires (livrets, dépôts à terme) de sorte que le lien masse monétaire/circulation monétaire s’affaiblit.

Si Allais (comme Hyman Minsky) dénonce à juste titre l’instabilité induite par le jeu combiné du crédit et des marchés financiers spéculatifs, le système de 100% Monnaie qu’il propose n’est guère une solution puisque dans la période récente la spéculation ne s’est pas développée à partir des dépôts à vue, mais de la finance dérégulée (les hedge funds, le shadow banking).  De même, la hausse de la dette publique et privée ne s’explique pas par celle de la masse monétaire.

Dans la version rigoureuse du 100% monnaie, la Banque Centrale n’intervient plus sur le marché monétaire et se contente de choisir un taux de croissance de la masse monétaire. Les banques de prêts ne sont plus garanties. Selon ses partisans, cette politique garantirait une croissance stable à inflation contrôlée. On peut en douter quand on voit que les expériences de contrôle de la masse monétaire se sont traduites par de fortes fluctuations des taux d’intérêt, (20% en juin 1981 durant l’expérience Volker) de sorte que toutes les banques centrales ont renoncé à contrôler la masse monétaire.

Dans une version plus modérée du 100% monnaie, les banques devraient avoir deux départements ; l’un avec des dépôts à vue et un taux de réserves obligatoires de 100 % ; l’autre avec des dépôts dit d’épargne, mais celui-ci pourrait se refinancer auprès de la Banque centrale qui pourrait ainsi continuer à contrôler le taux d’intérêt sur le marché monétaire. Ce système 100% monnaie ne serait pas très éloigné du système actuel.

Selon les partisans du projet, l’État pourrait ainsi conserver la totalité du seigneuriage, c’est-à-dire le bénéfice de l’émission de monnaie, de sorte que les impôts pourraient être réduits fortement. Mais, l’État serait incité à émettre inconsidérément de la monnaie pour bénéficier du seigneuriage. L’État, à travers la Banque Centrale, a déjà le privilège de l’émission de billets. Un taux de réserves de 100% sur les dépôts à vue se ferait au détriment de leurs détenteurs qui devraient payer aux banques les coûts de fonctionnement des dépôts à vue. Si le taux du marché monétaire se normalise (à 3% par exemple), ce serait l’équivalent d’un impôt au taux de 3% sur les dépôts à vue.

Un projet mal pensé.

Le problème de la votation populaire est que le texte soumis aux électeurs est parfois mal pensé. C’est particulièrement le cas ici.  Le texte instaure le dépôt obligatoire à la BNS des fonds placés sur les comptes servant aux paiements courants. Mais, quid des dépôts à terme,  des comptes sur livret (les carnets d’épargne, en Suisse), et même des OPCVM monétaires qui sont transformables rapidement en liquidités ? Le partage est arbitraire. Le projet oublie de préciser que, si les dépôts des banques à la BNS ne sont pas rémunérés, les déposants devront payer leur banque pour qu’elle leur assure les services de trésorerie. En fait, les banques pourraient tourner la loi en assurant les paiements à partir de comptes à solde nul ou négatif (mais garantis par compte à terme ou des comptes titres).

Les partisans du projet affirment qu’ainsi les dépôts seront totalement garantis. En fait,  actuellement, les dépôts auprès des institutions financières suisses sont déjà garantis jusqu’à 100 000 francs suisses par déposant et établissement (environ 87 000 euros) ; avec la réforme, seuls les dépôts à vue seraient garantis.

Selon l’article 99a, la BNS devra mettre l’argent en circulation, sans dette, par des transferts à la Confédération, aux cantons ou aux citoyens. C’est la généralisation du QE for people. L’objectif est de mettre fin à la monnaie-dette. Mais la BNS n’aurait aucun actif face au passif que représenteraient les billets et les dépôts ; ses fonds propres seraient négatifs, ce qui n’est pas concevable pour une banque. Ce serait en fait un artifice comptable pour masquer une partie de la dette publique (car la BNS appartient à l’État). Certes, les partisans du projet proclament qu’une Banque centrale n’a pas besoin de fonds propres, pouvant toujours créer de la monnaie, mais cet argument justifierait qu’un État souverain n’a pas à se soucier de sa dette puisqu’il peut toujours faire appel à sa Banque Centrale. Que ferait la BNS s’il faut réduire la masse monétaire en circulation pour lutter contre un excès de demande ou d’inflation ou simplement parce que les déposants voudraient détenir moins de monnaie et plus de titres ? Aurait-elle le droit de reprendre ses transferts ? Par ailleurs, distribuer de l’argent aux citoyens est le rôle de la politique budgétaire et de l’État, rôle qui ne peut être confié une Banque Centrale indépendante, dont le rôle est de gérer le crédit.

Mettre la monnaie en circulation sans dette par des transferts définitifs est contradictoire avec deux autres phrases du projet : « la BNS garantit l’approvisionnement de l’économie en crédits » et « Elle peut octroyer aux banques des prêts », qui  indiquent au contraire que la BNS continuera à gérer le marché monétaire et à financer les banques, donc que la création monétaire continuera à se faire en partie par du crédit bancaire. C’est effectivement le rôle de la politique monétaire de contrôler la distribution du crédit ; cela suppose qu’elle contrôle le financement des banques via le marché monétaire. Intervenir sur le marché monétaire, refinancer les banques, garantir la dette publique et le système bancaire nécessite que la BNS dispose de ressources, donc que son actif n’ait pas été donné à l’État ou aux ménages.

Imaginons que les dépôts à vue représentent 100 milliards qui sont transférés des banques à la BNS. L’État ne va pas augmenter son déficit de 100 milliards et les banques ne vont pas réduire de 100 milliards leurs crédits à l’économie. Donc, ces 100 milliards devront être prêtés aux banques par la BNS. Le gain pour la BNS est que les réserves obligatoires peuvent ne pas être rémunérées et que le refinancement des banques peut se faire à un taux rémunérateur (du moins en période normale, c’est-à-dire de taux d’intérêt positif[5]).

Un projet plus modeste, la séparation des banques de dépôts et des banques de marchés[6], l’interdiction de certaines activités purement spéculatives, un certain contrôle social des critères de distribution du crédit bancaire, aurait été préférable et aurait, sans doute, eu plus de chance de succès.

Ce projet peut-il être adopté par les électeurs suisses ?

Le Conseil des États a prôné le rejet de l’initiative populaire par 42 voix contre 0 et 1 abstention. Le Conseil national l’a rejeté par 169 voix contre 9 et 12 absentions. L’initiative n’est soutenue par aucun des partis politiques suisses. Elle est combattue par la BNS et les grandes banques suisses (ce qui peut braquer les électeurs).  Selon le dernier sondage publié, 54% des électeurs auraient l’intention de voter contre ; 34% pour et 12 seraient indécis.

Il est évidemment difficile pour les citoyens de se prononcer sur des questions délicates de fonctionnement du système monétaire et bancaire. D’un côté, la peur de l’inconnu (faut-il singulariser le système bancaire suisse ?), la crainte d’affaiblir le système financier (qui représenterait 9,1% du PIB suisse) jouent en faveur du Contre. De l’autre, beaucoup de citoyens s’indignent des revenus excessifs des banquiers et des financiers, s’inquiètent de l’instabilité induite par la spéculation financière financée à crédit, s’étonnent du pouvoir exorbitant des banquiers d’accorder ou de refuser un crédit sur la base de seules considérations financières. Le Contre l’emportera sans doute et heureusement (car le projet est mal conçu), mais les problèmes posés par la financiarisation des banques et les carences de leur régulation demeureront.

[1] https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20180610/initiative-monnaie-pleine.html

[2] C’est le terme suisse pour compte à vue.

[3] Voir : Maurice Allais, L’impôt sur le capital et la réforme monétaire, Hermann.

[4] En 2012, cependant le FMI a publié une étude de Jaromir Benes et Michael Kumhof (2012) : The Chicago Plan Revisited, qui prétend évaluer le projet d’Irving Fisher à l’aide d’un modèle DSGE. Selon l’étude, le 100% monnaie permettrait d’augmenter de PIB américain de 10% et de maintenir une inflation nulle. En fait, celle-ci repose sur des hypothèses plus que contestables : le contrôle de la masse monétaire permettrait d’imposer une inflation nulle ;  dans ce monde stabilisé, les crédits aux ménages et les crédits de trésorerie ne seraient plus nécessaires ; les ménages accepteraient de détenir des masses importantes de dépôts non-rémunérés de sorte que l’État pourrait se financer à coût zéro ; les économies de charges d’intérêt permettraient une baisse des taux d’imposition, qui dans leur modèle néo-classique, inciterait à l’emploi, ce qui entraînerait une forte hausse de la production, qui elle-même permettrait une nouvelle baisse des taux d’imposition, donc une hausse de la production, etc…, ceci dans un mécanisme cumulatif. Le FMI a publié cette étude, mais n’a jamais proposé de mettre en œuvre la réforme.

[5] Le taux de refinancement de la BNS est actuellement négatif de -0,75%.

[6] D’ailleurs, les débats autour du projet de réforme monétaire d’Irving Fisher avaient abouti au Glass-Steagal Act.




Mesurer l’épargne de précaution liée au risque de chômage

par Céline Antonin

La question du partage du revenu disponible entre épargne et consommation est l’un des arbitrages qui s’opère à l’échelle des ménages et qui a des implications directes au niveau agrégé. Par exemple, si la propension à épargner est plus forte chez les ménages riches, une politique de relance par la consommation sera plus efficace si elle cible les bas revenus. La question de la progressivité de l’impôt sur le revenu constitue un autre exemple : si le taux d’épargne augmente avec le revenu, accroître la progressivité de l’impôt sur le revenu va avoir un effet plus que proportionnel sur la baisse de l’épargne nationale, avec des conséquences sur l’investissement. D’autres questions comme celle des dispositifs fiscaux visant à favoriser l’épargne (assurance-vie, livret A) ou la question de l’assiette pertinente en matière de fiscalité (travail versus consommation, revenu versus patrimoine) dépendent de cet arbitrage. La mesure de l’épargne de précaution est indispensable, notamment pour comprendre les implications de la hausse du chômage lors d’un choc comme lors de la crise de 2008. Ainsi, si la hausse du chômage touche indifféremment tous les ménages, et si les ménages riches ont un motif de précaution plus fort que les autres, alors la récession sera plus violente.

Historiquement, les modèles de cycle de vie et de revenu permanent, dus à Modigliani et Brumberg (1954) et Friedman (1957) ont fourni l’un des premiers cadres théoriques pour penser les comportements d’épargne. Friedman (1957) introduit la notion de revenu permanent, défini comme le revenu constant au cours du temps qui donne au ménage le même revenu actualisé que ses revenus futurs, et montre que la consommation permanente (et donc l’épargne) est proportionnelle au revenu permanent au cours de la vie. Ainsi, les ménages devraient épargner pendant leur vie active, et désépargner à partir de la retraite. Ces modèles ont été enrichis de la théorie de l’épargne de précaution qui montre que l’épargne joue également un rôle d’assurance contre les aléas affectant le ménage, notamment les aléas portant sur le revenu (chômage, perte de salaire, …). Ainsi, les ménages n’épargnent pas seulement pour compenser la baisse des revenus futurs, mais aussi pour s’assurer contre toutes sortes de risques, notamment le risque lié au revenu. La principale difficulté lorsque l’on cherche à évaluer ce comportement de précaution est de trouver une mesure correcte du risque lié au revenu. L’approche la plus convaincante est celle qui consiste à utiliser les données subjectives recueillies par enquête auprès du ménage, sur l’évolution du revenu ou de la probabilité de chômage (Guiso et al., 1992 ; Lusardi, 1997 ; Lusardi, 1998 ; Arrondel, 2002 ; Carroll et al., 2003 ; Arrondel et Calvo-Pardo, 2008). Cette approche permet de quantifier la part de l’accumulation de richesse liée au motif de précaution.

Quelle est l’ampleur du motif de précaution ? Observe-t-on un comportement de précaution chez tous les ménages ou est-il fonction de leur revenu ? Le document de travail intitulé Les liens entre taux d’épargne, revenu et incertitude. Une illustration sur données françaises cherche d’abord à tester empiriquement l’homogénéité des taux d’épargne en fonction du niveau de revenu. Il s’intéresse également à l’existence d’un comportement d’épargne de précaution lié au revenu et tente de le quantifier, à partir de l’enquête française de l’INSEE Budget de famille de 2010-2011. Le motif de précaution est appréhendé à travers la mesure subjective de la probabilité de chômage, anticipée par les membres du ménage pour les cinq années futures.

Le motif de précaution existe chez tous les ménages français : le surplus d’épargne lié au risque de chômage se situe autour de 6-7 %, et la part du patrimoine de précaution attribuable au risque de chômage se situe autour de 7% de la richesse globale. Le motif de précaution est différencié selon le niveau de revenu : ce sont les ménages aux revenus moyens qui accumulent le plus d’épargne de précaution. Cette épargne représenterait 11-12 % du patrimoine total des ménages des deuxième, troisième et quatrième quintiles de revenu, contre environ 5% pour les ménages des quintiles extrêmes de revenu.




Emploi : recrutements sous tension

par Bruno Ducoudré

L’emploi reste dynamique au premier trimestre 2018. D’après l’Insee, l’emploi salarié dans le secteur privé a augmenté de 57 900 emplois. Cette évolution est cohérente avec notre diagnostic portant sur l’état du marché du travail et notre prévision d’emploi d’avril 2018 (cf. graphique 1).

Graphe1_post24-05bisL’économie française connaît depuis maintenant deux années une croissance soutenue de l’emploi marchand, suffisante pour faire baisser le chômage. La reprise des créations d’emplois, secteur non-marchand inclus, s’est timidement amorcée en 2015 (+108 000 emplois) et a accéléré en 2016 (+227 000 emplois) et 2017 (+271 000 emplois). Les créations d’emplois ont été soutenues dans un premier temps par les mesures de baisse du coût du travail (CICE, Pacte de responsabilité, Prime à l’embauche) et les emplois aidés dans le secteur non marchand, puis, à partir de la fin 2016, par l’accélération de la croissance. Les créations nettes d’emplois étant supérieures à l’évolution de la population active, le nombre de chômeurs a diminué (-312 000 depuis fin 2014), portant le taux de chômage au sens du BIT en France métropolitaine à 8,9 % de la population active au premier trimestre 2018 contre 10,1 % fin 2014 (tableau).

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À l’horizon 2019, les créations d’emplois salariés dans le secteur marchand seront soutenues par la croissance de l’activité dans le secteur marchand (2,5 % en 2018 et en 2019). Le rythme des créations d’emplois marchands augmenterait légèrement par rapport à 2017, malgré la fin de la montée en charge du CICE et du Pacte de Responsabilité.

À court terme, les indicateurs d’intentions d’embauches demeurent à un niveau élevé, indiquant une poursuite des embauches dans l’ensemble du secteur marchand (graphique 2). Le climat de l’emploi a atteint un pic en début d’année, en lien avec la croissance soutenue au quatrième trimestre 2017, avant de retomber légèrement[1] du fait du retour du rythme de progression de l’activité à un niveau plus proche de son potentiel, ce que confirme notre indicateur avancé.

Les difficultés de recrutement, encore en-deçà des pics de 2007 et du début des années 2000 (graphique 3), ne se sont pas traduites par une accélération des salaires et ne constitueraient pas un frein aux créations d’emploi. De fait, les difficultés de recrutement progressent et ont retrouvé leur niveau d’avant crise dans l’industrie. Elles restent toutefois en-deçà de leur niveau de 2008 dans les services et la construction et encore très en-dessous de ceux de 2001, comme l’industrie d’ailleurs. Les difficultés de recrutement ne semblent donc pas avoir atteint un niveau tel qu’elles constitueraient un frein majeur à la poursuite des créations d’emploi.

Au total, et compte tenu de la réduction des effectifs dans le secteur non-marchand liée notamment à la baisse du stock de contrats aidés, nous prévoyons 194 000 créations d’emplois en 2018, puis 254 000 en 2019.

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[1] en mai 2018, l’indicateur du climat de l’emploi se situe à 107. Il perd un point par rapport à avril mais reste bien au-dessus de sa moyenne de longue période (https://www.insee.fr/fr/statistiques/3548269)




La politique budgétaire de Trump : une hypothèque sur le futur ?

par Christophe Blot

Alors que la dynamique de croissance s’est essoufflée pour certains pays – Allemagne, France et Japon notamment – le PIB aux Etats-Unis continue de croître à un rythme soutenu. Le mouvement pourrait même s’amplifier tout au long de l’année avec la mise en œuvre d’une politique budgétaire fortement expansionniste. Sur 2018 et 2019, le stimulus budgétaire voté par l’administration Trump en décembre 2017 – pour le volet recettes – et février 2018 – pour la partie dépenses – s’élèverait à 2,9 points de PIB. Une telle impulsion serait proche de celle mise en œuvre par Obama pour l’année 2008. Ce choix intervient cependant dans un contexte très différent puisque le taux de chômage aux Etats-Unis est redescendu sous la barre des 4 % en avril 2018 alors qu’il était en forte accélération il y a 10 ans, atteignant un pic à 9,9 % en 2009. L’économie américaine bénéficierait de ce stimulus mais au prix de l’accumulation d’une dette supplémentaire.

Donald Trump avait fait du choc fiscal un des éléments centraux de sa campagne présidentielle. Ce chantier fut donc lancé dès le début de son mandat et s’est concrétisé en décembre 2017 avec le vote d’une grande réforme fiscale (Tax cuts and Jobs Act)[1], prévoyant une réduction de l’impôt sur le revenu des ménages – notamment par la baisse du taux marginal d’imposition maximum – et de l’impôt sur les sociétés, dont le taux effectif passerait de de 21 % à 9 % dès 2018[2]. A ce premier stimulus, s’ajoute une augmentation des dépenses à la suite de l’accord conclu avec les Démocrates en février 2018 et qui devrait se traduire par une hausse des dépenses fédérales de 320 milliards de dollars (1,7 point de PIB) sur deux ans. Ces choix stimuleront la demande intérieure via une amélioration du revenu disponible des ménages et de la profitabilité des entreprises, qui stimuleraient la consommation et l’investissement. L’effet multiplicateur – mesurant l’impact sur le PIB d’une augmentation d’un dollar de dépenses publiques ou d’une baisse d’un dollar des impôts – serait néanmoins relativement faible (0,5) du fait de la position cyclique des Etats-Unis.

Par ailleurs, le déficit public se creuserait fortement et atteindrait un niveau historiquement élevé hors période de crise ou de guerre (graphique). Il s’établirait à 5,8 % du PIB en 2018 et à 7,0 % en 2019 alors que l’écart de croissance deviendrait positif[3]. Si le risque de surchauffe semble limité à court terme, il n’en demeure pas moins que la stratégie budgétaire mise en place pourrait pousser la Réserve fédérale à durcir plus rapidement sa politique monétaire. Or, une hausse trop forte des taux d’intérêt dans un contexte de dette publique élevée provoquerait un effet boule de neige. Surtout, en faisant le choix de relancer à nouveau dans un contexte macroéconomique favorable, le gouvernement prend le risque d’être contraint d’avoir à faire des ajustements plus tard quand la situation économique se dégradera. Cette orientation pro-cyclique de la politique budgétaire risque d’amplifier le cycle en accélérant aujourd’hui la croissance mais en prenant le risque d’accentuer un futur ralentissement. Avec un déficit de 7 % en 2019, les marges de manœuvre de la politique budgétaire vont devenir de fait plus réduites.

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[1] Voir la partie « Politiques budgétaires : accélération sans crise » de notre prévision d’avril 2017 pour plus de détails.

[2] Voir ici pour plus de détails.

[3] L’écart de croissance exprime – en % du PIB potentiel – la différence entre le PIB observé et le PIB potentiel. Rappelons que le PIB potentiel n’est pas observé mais estimé. La méthode de calcul utilisée par le CBO (Congres budget office) est expliquée ici.




L’indicateur avancé : baisse de régime de l’économie française

par Hervé Péléraux

Selon l’indicateur avancé de l’OFCE pour la France, bâti sur les enquêtes de conjoncture publiées par l’INSEE le 24 mai, la croissance de l’économie française serait voisine de +0,4 % au deuxième et au troisième trimestre 2018. Après la nette embellie de 2017, et la retombée de la croissance au premier trimestre (+0,3 %) marquée par le calendrier des mesures fiscales (voir « Économie française : ralentissement durable ou passager ? »), les perspectives trimestrielles apparaissent moins favorables en 2018 qu’en 2017.

Graphe1_post25-5Tabe_post25-5Les publications successives des enquêtes de conjoncture confirment depuis le début de l’année le repli de l’opinion des chefs d’entreprise interrogés par l’INSEE. Le climat des affaires reste certes à un niveau élevé, mais sa trajectoire récente laisse penser qu’il a atteint un pic au tournant de 2017 et de 2018.

Graphe2_post25-5Les indicateurs de confiance restent néanmoins largement supérieurs à leur moyenne de longue période dans toutes les branches, ce qui laisse entendre que l’activité reste supérieure à sa croissance tendancielle. Par conséquent, même si la croissance devrait ralentir dans le courant de l’année 2018, ce passage en creux ne serait aucunement le signal d’une inversion du cycle de croissance en cours en l’état actuel de l’information sur les enquêtes.

Un tel signal serait donné par le passage du taux de croissance du PIB sous le taux de croissance tendanciel (que l’on peut assimiler au taux de croissance potentiel de l’économie), évalué par l’estimation de l’indicateur à +0,3 % par trimestre, seuil auquel les prévisions actuelles sont supérieures.

Le passage à vide actuel peut être mis en rapport avec la politique fiscale du gouvernement qui pèse, au premier semestre 2018, sur le pouvoir d’achat des ménages (voir sur ce point P. Madec et alii, « Budget 2018 : pas d’austérité mais des inégalités », Policy Brief de l’OFCE, n° 30, 15 janvier 2018). L’alourdissement transitoire de la fiscalité lié à la bascule cotisations sociales / CSG, à la hausse du tabac et à la fiscalité écologique ont retenti négativement sur le pouvoir d’achat et la consommation des ménages. Ce choc de demande négatif ne serait toutefois que ponctuel et devrait jouer en sens inverse au second semestre, avec la montée en charge de certaines mesures visant à soutenir le pouvoir d’achat. Mais cet horizon est à l’heure actuelle trop lointain pour être inscrit dans les enquêtes de conjoncture.

 




Les soubresauts du taux de chômage

par Bruno Ducoudré

Les chiffres du chômage publiés par l’Insee pour le premier trimestre 2018 indiquent une remontée du taux de chômage de 0,3 point (0,2 point en France métropolitaine). Dans notre dernier exercice de prévision, nous avions anticipé un taux de chômage stable, tout en soulignant les risques à la hausse du chômage en ce début d’année (graphique 1).

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Comment expliquer la hausse du chômage sur un trimestre ? Le taux de chômage peut augmenter concomitamment à une hausse ou une baisse de l’emploi, en fonction des comportements d’activité : lorsque l’emploi augmente, le chômage baisse si la population active augmente moins vite que l’emploi. Par contre, il augmente si la population active augmente plus vite, ou dans le cas de destructions d’emploi si celles-ci ne s’accompagnent pas d’une baisse de la population active plus importante.

La hausse du chômage au premier trimestre 2018 fait suite à une forte baisse au quatrième trimestre 2017 (-0,7 point), et s’explique principalement par des mouvements importants de population active à court terme, et non par une baisse de l’emploi : sur un trimestre, le taux d’emploi des 15-64 ans est stable, tandis que la part de chômage augmente de 0,2 point, tirée par la hausse du chômage des femmes (leur part augmente de 0,4 point, ce qui s’explique par une augmentation de leur taux d’activité de 0,4 point alors que leur taux d’emploi est stable, cf. tableau). Cette hausse du chômage des femmes fait suite à une baisse plus forte encore au trimestre précédent (-0,5 point) et apparaît ainsi comme une correction partielle de la forte baisse observée au troisième trimestre 2017.

Tabe_post24-05Sur un an, les évolutions indiquées par l’Enquête emploi sont en phase avec l’évolution de la conjoncture économique. Le taux d’emploi augmente fortement (+1 point) en lien avec la croissance économique et les créations d’emploi dynamiques dans le secteur privé. Le taux d’activité augmente également, après deux années de baisse plus forte qu’attendu (cf. graphique 2).

IMG2_post24-05La hausse du chômage constatée en ce début d’année ne devrait pas interrompre la tendance à la baisse enclenchée mi-2015. Nous prévoyons ainsi une poursuite de la baisse du chômage au cours des deux prochaines années. Cette baisse serait tirée par la poursuite des créations d’emplois marchands du fait d’une croissance soutenue de l’activité économique (2,0% en 2018, 2,1% en 2019 après 2,2% en 2017). L’emploi total serait relativement dynamique en 2018 (+194 000) et en 2019 (+254 000), soit un rythme suffisant pour faire baisser le chômage. Ce dernier baisserait de 0,2 point fin 2018 par rapport au T4 2017, puis de 0,5 point fin 2019 par rapport au T4 2018. La forte baisse des contrats aidés dans le secteur non-marchand, le moindre enrichissement de la croissance en emplois (fin de la montée en charge du CICE et du Pacte de responsabilité, fin de la prime à l’embauche) et la croissance de la population active freineraient toutefois la baisse du chômage en 2018 après la forte baisse de 2017.




Le logement social diminue-t-il la ségrégation ? Les leçons ambiguës de l’immigration non-européenne en France

Gregory Verdugo

La hausse du nombre d’immigrés non-européens résidant en logements sociaux en France a eu des effets ambivalents sur la ségrégation à leur égard. Si leur installation dans des cités de taille modeste a modéré leur concentration, leur installation dans les grands ensembles l’a renforcée, notamment parce qu’en même temps le nombre de natifs dans les logements privés de ces quartiers a chuté. La répartition des HLM entre quartiers a un impact important sur la mixité sociale.

Depuis une trentaine d’années, l’immigration non-européenne domine les flux d’immigration en Europe, notamment en France. Or l’insertion de nombreux immigrés non-européens sur le marché du travail français reste fragile et, en 2016, l’INSEE indiquait qu’ils étaient trois fois plus victimes du chômage que les natifs[1]. De nombreuses études de terrain ont aussi alerté sur leur concentration croissante dans les grands ensembles HLM en périphérie des grandes villes[2]. La combinaison d’un accès difficile à l’emploi à une hausse de la ségrégation spatiale fait craindre un recul de l’intégration des nouvelles vagues d’immigrés se transmettant aux secondes générations.

Néanmoins, le niveau réel de ségrégation et son évolution étaient mal connus jusqu’à ces dernières années car les données détaillées du recensement de la population n’étaient pas accessibles aux chercheurs. Or aussi riches que soient les études ethnographiques, elles se focalisent sur des quartiers emblématiques dont les conditions extrêmes masquent la diversité des situations vécues par les immigrés[3]. Seules des études sur données représentatives représentent fidèlement la ségrégation au cours du temps, entre groupes d’immigrés, villes ou pays.

Les premières études chiffrant la ségrégation à partir du recensement de la population en France sont ainsi récentes et elles montrent que le niveau de ségrégation moyen n’a augmenté que de manière modérée ces dernières années[4]. La ségrégation spatiale des immigrés en France se maintient à des niveaux largement inférieurs à ceux des Etats-Unis car, entre autres raisons, l’important parc de logement social freinerait les tendances à l’éloignement spatial des minorités du reste de la population[5].

Pour mieux comprendre comment le logement social affecte la ségrégation, nous avons exploré avec Sorana Toma, professeur de sociologie à l’ENSAE, les données détaillées du recensement français de 1982 à 2012. Les résultats sont détaillés dans un document de travail OFCE et doivent être publiés dans la revue américaine Demography.

Nous partons de l’hypothèse que la progression du nombre d’immigrés en logement social a des conséquences ambiguës qui dépendent de la quantité offerte mais aussi de la manière dont le logement social est réparti entre quartiers. Or, si de nombreux HLM se situent dans des grands ensembles isolés du reste de la population, de nombreuses petites cités sont logées dans des quartiers où les HLM sont minoritaires.

Enfin, les conséquences de la hausse de la part d’immigrés en HLM dépendent aussi de la manière dont ont répondu les habitants en logements privés à la progression de la part des immigrés non-européens dans les HLM. Si la part de natifs baisse dans les logements privés à côté des HLM, lorsque la taille des ensembles HLM dépasse un certain seuil, alors la diversité du quartier diminue et la ségrégation est renforcée. Au contraire, la ségrégation diminue si le logement social permet aux minorités de vivre dans des quartiers où ils sont relativement plus rares.

Les données riches et détaillées du recensement de la population française permettent de vérifier ces hypothèses. Nous calculons comment évolue la part d’immigrés dans le logement social et le logement privé de chaque quartier, définis ici en utilisant les îlots regroupés pour l’information statistiques (IRIS) crées par l’INSEE et dont la population comprend environ 2 500 habitants. Enfin, pour éviter que nos chiffres soient minorés par les enfants des immigrés de nationalité française qui vivent chez leurs parents, nous étudions la ségrégation des ménages plutôt que celle des individus. Les ménages sont ainsi classés comme « natifs » ou « immigrés » à partir du statut de la personne de référence du ménage[6].

Une ségrégation stable qui masque la croissance des enclaves immigrées

La période de notre étude, qui s’étend de 1982 à 2012, est une période charnière durant laquelle la hausse de la part d’immigrés non-européens dans la population s’est accompagnée pour eux d’une plus grande probabilité de vivre en logement social. Ainsi, en 2012, les immigrés non-européens ont 3 fois plus de chance que les natifs de vivre en logement social. Néanmoins, les immigrés sont encore loin de représenter la majorité des habitants dans le parc social : ils n’atteignaient en 2012 que 22% de la population des habitants en logements sociaux.

Le graphique 1 décrit l’évolution des indices de ségrégation des ménages immigrés non-européens entre quartiers à partir des indices de dissimilarité et d’isolement. Ces indices résument deux dimensions clés de la ségrégation spatiale : l’indice de dissimilarité mesure le pourcentage de ménages non-européens qui devraient changer de quartier pour que leur distribution entre quartiers soit identique à celle des natifs. L’indice d’isolement représente la part moyenne de ménages non-européens dans le quartier.

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Mesurée au travers de l’indice de dissimilarité, la ségrégation est stable sur la période. Néanmoins, l’indice d’isolement augmente de 11% à 21%. En 2012, l’indice est ainsi trois fois supérieur à la part des immigrés non-européens dans la population qui s’élève à 6,5%. Même si ce niveau n’est pas négligeable, il reste modéré par rapport à celui mesuré aux États-Unis où le niveau d’isolement des immigrés s’élève à 50% tandis que la dissimilarité atteint 44%[7].

Mais ces indices sont des moyennes qui dissimulent des évolutions contrastées dans la population. Le graphique 2 montre comment évolue la distribution des ménages immigrés non-européens entre 7 catégories de quartiers définis selon la part d’immigrés dans la population. Les résultats suggèrent que la stabilité des indices de ségrégation masque une progression forte de la part des immigrés non-européens en quartiers très concentrés où la population se compose de plus de 30% de ménages immigrés, quartiers que, suivant la pratique de la littérature, nous nommerons « enclaves ». La part des immigrés non-européens en enclaves a presque triplé ; elle passe de 12% en 1982 pour plus de 32% en 2012.

Graphe2_post23-05Si l’on observe à la loupe les caractéristiques des enclaves, on constate que celles de 2012 sont très différentes de celles de 1982 : en 2012, les enclaves sont toutes caractérisées par une large majorité de leur population en logement social, un niveau de chômage élevé et une proportion relativement faible d’immigrés récemment arrivés. En 1982, les enclaves ressemblaient davantage à des quartiers servant de porte d’entrée pour les immigrés, où la part d’immigrés récents était importante et le logement social résiduel.

Près des grands ensembles, la part des natifs dans les logements privés du quartier a chuté

Pour comprendre pourquoi les grands ensembles ont un tel effet sur la ségrégation des immigrés, nous regardons d’abord s’ils ont accueilli davantage de ménages non-européens que les petits ensembles, ce qui témoignerait d’une ségrégation des immigrés non-européens à l’intérieur du parc social. Pour cela, nous découpons les quartiers en quatre catégories selon la part du logement social dans l’habitat, en distinguant une catégorie pour les grands ensembles. Nous estimons ensuite comment change la population en logement social en réponse à une hausse de 1% de la part d’immigrés dans l’unité urbaine dans le logement social entre ces quartiers[8]. Ainsi, un coefficient proche de 1 indique que la proportion d’immigrés dans le logement social du quartier progresse au même rythme que dans l’unité urbaine, ce qui est neutre pour la ségrégation. Si le coefficient est supérieur ou inférieur à un, alors la part d’immigrés progresse respectivement plus ou moins vite que dans l’unité urbaine, et la ségrégation s’accentue.

Les résultats présentés dans le graphique 3 montrent que pour chaque type de quartier les coefficients sont proches de deux, ce qui implique une progression deux fois plus rapide de la part de ménages non-européens dans les logements sociaux que dans la population de l’unité urbaine. Ainsi, une hausse 1 point de la part de ménages non-européens dans l’unité urbaine se traduit par une progression de leur part de 2 points dans les logements sociaux. Un deuxième résultat important est que l’on n’observe pas de différences statistiquement significatives entre les coefficients estimés pour chaque type de quartiers. L’effet des grands ensembles sur la ségrégation ne provient donc pas d’une progression plus rapide de la part de ménages non-européens par rapport aux petites cités. La croissance de la part des ménages non-européens en logement social s’est faite en moyenne au même rythme dans chaque type d’HLM.

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A partir des mêmes catégories, le graphique 4 montre comment change la part d’immigrés en logement privé dans ces quartiers en réponse à un point de pourcentage de croissance de la part de ménages non-européens dans l’unité urbaine. Apparaît ici une claire hiérarchie, avec une faible progression de la part d’immigrés dans les quartiers où la part de logement social est rare. Au contraire, avoir plus de 37% de logement sociaux dans le quartier est associé à une progression 1,4 fois plus rapide des immigrés non-européens en logement privé du quartier.

 

Graphe4_post23-05Au final, ces résultats suggèrent que la progression de la part d’immigrés en petites cités diminue la ségrégation car elle se traduit par une plus grande présence de non-européens dans les quartiers où ils sont rarement en logements privés. D’un autre côté, la croissance de la part d’immigrés en grands ensembles augmente la ségrégation, en partie parce que la part des natifs dans la population dans les logements privés du voisinage s’est raréfiée.

Pour en savoir plus

Verdugo, S. Toma, 2018, Can Public Housing Decrease Segregation ? Lessons and Challenges from Non-European Immigration in France, OFCE Working paper, n°17, à paraître dans Demography.

Autres références citées

Iceland, J. et M. Scopilliti, 2008, Immigrant Residential Segregation in U.S. Metropolitan Areas, 1990-2000, Demography 45, no. 1 (février): 79-94.

Kepel G., 2012, Banlieue de la République: Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Paris: Gallimard.

Lapeyronnie, D., 2008, Ghetto Urbain, Paris: Robert Laffont.

Musterd, S. et R. Deurloo, 1997, Ethnic segregation and the role of public housing in Amsterdam, Tijdschrift voor economische en sociale geografie, 88(2), 158-168.

Pan Ké Shon, J.-L. et G. Verdugo, 2015, Forty Years of Immigrant Segregation in France, 1968–2007. How Different Is the New Immigration?, Urban Studies, 52, no. 5 (avril 1): 823-840.

Safi M., 2009, La dimension spatiale de l’intégration : évolution de la ségrégation des populations immigrées en France entre 1968 et 1999, Revue française de sociologie, 50, no. 3: 521.

Verdugo, G., 2016, Public Housing Magnets: Public Housing Supply and Immigrants’ Location Choices, Journal of Economic Geography, 16, no. 1 (janvier 1): 237-265.

Notes

[1] INSEE, Tableaux de l’Economie Française, Edition 2018, consultable à https://www.insee.fr/fr/statistiques/3303358?sommaire=3353488&q=chomage+immigr%C3%A9s

[2] Voir par exemple Lapeyronnie (2008) ou Keppel (2012).

[3] Keppel (2012) décrit les quartiers de Clichy-sous-Bois qui se situent dans les 1% des quartiers ayant la plus forte part d’immigrés en France selon Pan Ké Shon et Verdugo (2015).

[4] Voir par exemple Safi (2009) ou Pan Ké Shon et Verdugo (2015).

[5] Voir Musterd et Deurloo (1997).

[6] Les résultats sont très proches qualitativement si l’analyse est réalisée au niveau individuel.

[7] Voir par exemple Iceland et Scopilliti (2008).

[8] Un biais de causalité inverse peut affecter ces estimations car les arrivées d’immigrés dans une unité urbaine peuvent répondre à la disponibilité du logement social (Verdugo, 2016). Nous répondons à ce défi en créant une variable instrumentale pour les flux d’immigrés basée sur la distribution des groupes par origine nationale en 1968. Nous estimons le modèle par la méthode des doubles moindres carrés à partir de cet instrument.

 

 




La fin d’un cycle ?

Département analyse et prévision

Ce texte s’appuie sur les perspectives 2018-2019 pour l’économie mondiale et la zone euro dont une version complète est disponible ici.

La croissance mondiale est restée bien orientée en 2017 permettant la poursuite de la reprise et la réduction du chômage, notamment dans les pays avancés où la croissance a atteint 2,3 % contre 1,6 % l’année précédente. Même s’il reste quelques pays où le PIB n’a pas retrouvé son niveau d’avant-crise, cette embellie permet d’effacer progressivement les stigmates de la Grande Récession qui a frappé l’économie il y a 10 ans. Surtout, l’activité semblait accélérer en fin d’année puisqu’à l’exception du Royaume-Uni, le glissement annuel du PIB continuait de progresser (graphique 1). Pourtant, le retour progressif du taux de chômage vers son niveau d’avant-crise et la fermeture des écarts de croissance, notamment aux Etats-Unis et en Allemagne, qui s’étaient creusés pendant la crise pourraient laisser augurer d’un essoufflement prochain de la croissance. Les premières estimations disponibles de la croissance au premier trimestre 2018 semblent donner du crédit à cette hypothèse.

Après une période d’embellie, la croissance de la zone euro a marqué le pas au premier trimestre 2018, passant de 2,8 % en glissement annuel au quatrième trimestre 2017 à 2,5 %. Si le ralentissement est plus significatif en Allemagne et en France, il est aussi observé en Italie, aux Pays-Bas et dans une moindre mesure, en Espagne (graphique 2). Du côté du Royaume-Uni, le ralentissement se confirme en lien avec la perspective du Brexit mais aussi avec une politique budgétaire plus restrictive que celle des autres pays européens. Au Japon, plus qu’un ralentissement, le PIB – en croissance trimestrielle – a reculé au premier trimestre. Finalement, parmi les principales économiques avancées, seuls les Etats-Unis semblent encore jouir d’une accélération de la croissance avec un PIB en hausse de 2,9 % en glissement annuel au premier trimestre 2018. Le ralentissement témoigne-t-il de la fin du cycle de croissance ? En effet, la fermeture progressive des écarts entre le PIB potentiel et le PIB effectif conduirait progressivement les pays vers leur sentier de croissance de long terme, dont les estimations convergent pour indiquer un niveau plus faible. L’Allemagne ou des Etats-Unis seraient à cet égard représentatifs de cette situation puisque, dans ces pays, le taux de chômage est inférieur à son niveau d’avant-crise. Dans ces conditions, leur croissance serait amenée à ralentir. Force est de constater qu’il n’en n’a rien été aux Etats-Unis. Il faut donc se garder de toute conclusion généralisée. En effet, malgré la baisse du chômage, d’autres indicateurs – le taux d’emploi – apportent un diagnostic plus nuancé sur l’amélioration de la situation sur le marché du travail aux États-Unis. Par ailleurs, dans le cas de la France, cette performance est surtout la conséquence du calendrier fiscal qui a provoqué une baisse du pouvoir d’achat des ménages au premier trimestre et donc un ralentissement de la consommation[1]. Il s’agirait donc plus d’un trou d’air que le signe d’un ralentissement durable de la croissance française.

Surtout, les facteurs qui avaient soutenu la croissance ne vont globalement pas se retourner. La politique monétaire restera effectivement expansionniste même si la normalisation est en cours aux Etats-Unis et devrait être amorcée en 2019 dans la zone euro. Du côté de la politique budgétaire, l’orientation est plus souvent neutre et deviendrait très expansionniste pour les Etats-Unis, ce qui pousserait la croissance au-delà de son potentiel. Enfin, de nombreuses incertitudes entourent les estimations de l’écart de croissance si bien que les marges de manœuvre ne seraient pas forcément épuisées à court terme. De fait, la reprise économique ne s’accompagne toujours pas d’un retour de tensions inflationnistes ou de fortes accélérations des salaires, qui témoigneraient alors d’une surchauffe sur le marché du travail. Nous anticipons le maintien de la croissance dans les pays industrialisés en 2018 et une accélération dans les pays émergents, ce qui porterait la croissance mondiale à 3,7 % en 2018. La croissance atteindrait alors un pic et ralentirait ensuite très légèrement en 2019, revenant à 3,5 %. A court terme, le cycle de croissance ne devrait donc pas s’achever.

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[1] Voir « Economie française : ralentissement durable ou passager ? ».




Le policy-mix français de soutien à la R&D privée : quelles réalités pour quels résultats ?

Par Benjamin Montmartin

La France peut être perçue comme un laboratoire d’expérimentation unique en termes de soutien public à l’investissement en R&D. En effet, depuis la réforme du Crédit d’impôt recherche en 2008, notre pays est devenu le plus généreux en matière d’incitations fiscales à la R&D au sein des pays de l’OCDE (OECD, 2018a. Le seul crédit d’impôt représentait en 2014 (MESRI, 2017) une créance de près de 6 milliards d’euros pour l’Etat et le régime spécifique d’imposition des revenus de concession de brevets (15%) coûte à l’état entre 600 et 800 millions d’euros par an. A ces pertes de revenus fiscaux s’ajoutent les différentes mesures de soutien direct à l’innovation (subventions, prêts à taux bonifiés, etc.) financées principalement via la Banque publique d’investissement (BPI), les Pôles de compétitivité, les collectivités locales et la Commission européenne. Ces aides directes représentaient en 2014 environ 3,5 milliards d’euros. Ainsi, aujourd’hui, le coût de l’ensemble de ces mesures de soutien à l’innovation dépasse nettement les 10 milliards d’euros par an, soit près d’un demi-point de PIB.

Si l’innovation est un des principaux moteurs de la croissance, cela n’est pas suffisant pour justifier de telles dépenses publiques. Encore faut-il s’assurer que ces dispositifs atteignent leur objectif. Et de ce point de vue, les études empiriques évaluant les dispositifs de soutien à la R&D et l’innovation apportent des résultats plus que contrastés (Salies, 2018). D’ailleurs, il ne semble pas y avoir de lien direct entre la générosité des Etats et le niveau d’investissement des entreprises en R&D. A ce titre, la simple comparaison entre l’Allemagne et la France est édifiante et ne saurait être uniquement expliquée par des différences sectorielles. En 2015 (OECD, 2018b) les dépenses en R&D du secteur privé en France représentaient 1,44% du PIB contre 2,01% du PIB en Allemagne alors que le financement public de ces dépenses était de l’ordre de 5% en Allemagne contre près de 40% en France.

Dans ce contexte, il apparaît nécessaire de mieux comprendre les performances du policy-mix français sur l’investissement privé en R&D. Une étude récente de l’OFCE (voir le document de travail de l’OFCE) revient sur l’effet des aides publiques sur les dépenses de R&D des entreprises françaises. L’article se distingue des études existantes sur deux éléments principaux. Premièrement, au lieu de nous focaliser sur la capacité d’un instrument en particulier à générer un effet d’additionalité, nous analysons simultanément l’impact du crédit d’impôt et des différentes aides directes selon leur provenance institutionnelle : locale, nationale, ou européenne. Deuxièmement, nous évaluons dans quelle mesure la structuration géographique des activités d’innovation en France peut influencer l’efficacité des politiques de soutien à la R&D. En effet, contrairement à l’Allemagne dont la géographie de l’innovation se caractérise par un continuum de territoires innovants (Commission européenne, 2014), la France semble plus sujette à des effets d’ombre[1] car les territoires les plus innovants (les « hubs ») sont dispersés et souvent entourés de territoires très peu innovants, comme le montre le graphique ci-dessous.

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Notre analyse, utilisant des données de firmes agrégées au niveau départemental sur la période 2001-2011 montre clairement l’importance de l’organisation spatiale des activités innovantes sur l’efficacité des politiques d’innovation. En effet, il apparaît que la spécificité de la géographie des investissements en R&D en France engendre une dépendance spatiale négative, c’est-à-dire que les hubs se renforcent au détriment des territoires à la traîne. Ainsi les politiques ne tenant pas compte de cette dépendance devraient conduire à un effet global plus faible.

Et c’est exactement ce que montrent nos résultats. En effet, si nous ne tenons pas compte de cette dépendance spatiale, il apparaît que l’ensemble des instruments étudiés (Crédit d’impôt et les différentes subventions) sont à même de générer un effet d’additionalité significatif sur l’investissement en R&D. En revanche, si nous prenons en compte la dépendance, seules les subventions nationales semble à même de générer un tel effet. En d’autres termes, seules les subventions nationales sont à même de générer des retombées qui profitent à l’ensemble des territoires.

Selon nous, ce résultat s’explique par le fait que les subventions nationales financent davantage de projets collaboratifs impliquant des acteurs de différents territoires et sont donc plus à même de faire jouer des effets de complémentarité. A l’inverse, le crédit d’impôt n’est pas ciblé géographiquement et ne favorise pas particulièrement les projets collaboratifs. Les subventions locales quant à elles financent prioritairement des projets impliquant des acteurs locaux tandis que les subventions européennes favorisent les partenariats avec des acteurs étrangers. Ainsi, ces trois dernières sources de financement sont plus à même d’encourager des effets de concurrence que des effets de complémentarité entre territoires.

D’un point de vue global, nos résultats soulignent donc une efficacité relative du policy-mix français de soutien à la R&D car aucune politique étudiée ne semble générer d’effet d’aubaine significatif. Néanmoins, l’évolution du policy-mix français au cours de cette dernière décennie, marquée par un accroissement très prononcé des politiques non ciblées géographiquement (crédit d’impôt) et dans une moindre mesure des politiques concurrentielles (subventions locales) semble plutôt indiquer une baisse de sa capacité à générer un effet d’additionalité très significatif.

[1] Les effets d’ombre (Shadow effects) renvoient à l’idée que l’attractivité croissante d’un territoire se fait souvent au détriment d’autres territoires notamment par le biais d’effets concurrentiels.

 

Références

Salies, E., 2018, Impact du Crédit d’impôt recherche : une revue bibliographique des études sur données françaises, Revue de l’OFCE n°154, février 2018.

OECD, 2018a, « R&D Tax inventives: France, 2017 », www.oecd.org/sti/rd-tax-stats-france.pdf, Directorate for Science, Technology and Innovation, avril.

OECD, 2018b, «  OECD time-series estimates of government tax relief for business R&D »,  http://www.oecd.org/sti/rd-tax-stats-tax-expenditures.pdf, avril.

MESRI, 2017, «  Le crédit d’impôt recherche en 2014 », http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Chiffres_CIR/79/1/CIR_2017_chiffres2014_maquette_816791.pdf

European Commission, 2014, «  Innovation performance: EU Member States, International Competitors and European Regions compared », Memo, http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-14-140_en.htm, Figure 6.