Politique économique et économie politique dans l’UE après la crise

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

« Politique économique et économie politique dans l’UE après la crise ». Tel était le thème du 15e Colloque EUROFRAME sur les questions de politique économique dans l’Union européenne, qui s’est tenu le 8 juin 2018 à Milan. EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne) et NIESR (Royaume-Uni). Depuis 2004, EUROFRAME organise chaque année un colloque sur un sujet important pour les économies européennes. Cette année, 25 contributions de chercheurs ont été présentées, dont la plupart sont disponibles sur la page web du colloque. Cette note fournit un résumé des travaux présentés et discutés lors du colloque.

Comme l’ont souligné Catherine Mathieu (OFCE) et Stefania Tomasini,(PROMETEIA) en introduction, le 15e colloque EUROFRAME est centré sur deux défis auxquels la politique économique européenne est confrontée, un peu plus de 10 ans après le déclenchement de la crise financière 2007 : la normalisation de la politique monétaire et l’économie politique de la politique budgétaire. Les banques centrales envisagent de sortir des politiques non conventionnelles. Cela implique-t-il le retour à des taux d’intérêt réels proches du taux de croissance ? Quel en sera l’impact sur les marchés financiers, les entreprises, les ménages ? Les banques centrales pourront-elles dégonfler leurs bilans ? Dans ce contexte, comment se pose la question de la soutenabilité de la dette publique ? Comment définir un policy mix optimal dans les années à venir : faut-il choisir entre domination monétaire et domination budgétaire ? Après la grande récession, les différents groupes sociaux et les partis politiques tentent de repenser les systèmes nationaux de finances publiques, tant du point de vue de la composition des dépenses et des recettes, que du solde public et de la dette publique. De grandes réformes sont-elles envisageables ?

Les règles budgétaires   

La question des règles budgétaires reste au centre des débats. Katja Riezler (IMK, Düsseldorf) et Achim Truger (Berlin School of Economics and Law et IMK), dans Is the debt brake behind Germany’s successful fiscal consolidation?, analysent l’impact du «frein à la dette » allemand qui a servi de modèle au Traité budgétaire européen. Selon ces auteurs, l’amélioration du solde public allemand depuis 2010 ne s’explique pas par ce frein, mais plutôt par la fin des mesures de stimulation budgétaire, la baisse progressive des transferts aux Länder de l’Est, un environnement macroéconomique favorable et le bas niveau des taux d’intérêt.

Christoph Paetz (Université de Duisburg-Essen et IMK, Düsseldorf), dans : Have fiscal rules made discretionary policy more countercyclical? Evidence from fiscal reactions fonctions for the euro area, estime des fonctions de réaction des politiques budgétaires. L’auteur montre que celles-ci ont été faiblement pro-cycliques, ne pratiquant guère de politiques restrictives en sommet de cycle et ayant tendance à se livrer à des restrictions des dépenses publiques en bas de cycle. L’effet des règles budgétaires semble limité : elles inciteraient à réduire les déficits en haut de cycle, mais aussi en bas de cycle. Les règles portant sur les dépenses semblent permettre une meilleure stabilisation que celles portant sur le solde public ou sur la dette.

Heikki Oksanen (Université d’Helsinki), dans New output gap estimates for assessing fiscal policy with lessons for euro area reform, propose une méthode simple pour estimer l’écart de production : introduire des hypothèses explicites sur la croissance future et lisser le PIB par un filtre HP. Selon l’auteur, cette méthode donnerait des résultats aussi satisfaisants que les méthodes plus élaborées des organismes internationaux (CE, FMI et OCDE). L’auteur reconnaît toutefois que l’estimation de l’écart de production reste soumise à des révisions, qui se répercutent sur l’évaluation de l’effort budgétaire. En étudiant les années 2011-14, il montre qu’une sous-évaluation de la croissance potentielle peut être auto-réalisatrice, induisant une politique budgétaire trop restrictive et donc une baisse de la croissance effective. Il plaide cependant pour des transferts entre pays basés sur les différences d’écarts de production. Il estime que les politiques budgétaires pourraient être plus réactives et plus contra-cycliques si la soutenabilité à long terme des finances publiques était assurée, ce qui nécessiterait des réformes des systèmes publics de retraite et de santé.

Leonardo Augusto Tariffi (Université des Andes, Vénézuela et Université autonome de Barcelone), dans “A threshold multivariate model to explain fiscal multipliers with government debt”, analyse l’impact des dépenses publiques en Italie, Belgique et Royaume-Uni selon le ratio de dette publique/PIB. Au-delà d’un certain niveau de dette publique, le multiplicateur deviendrait négatif.

Tero Kuusi (ETLA, Helsinki), dans Finding the bottom line: A quantitative model of the EU’s fiscal rules and their compliance, décrit l’ensemble compliqué des contraintes auxquelles est soumise la politique budgétaire d’un pays membre (objectif de moyen terme de déficit structurel inférieur à 0,5% du PIB, règles des 3%, des 60%, des 0,5%, des 1/20ème). L’auteur construit un modèle dynamique pour déterminer la trajectoire optimale qui vérifie l’ensemble de ces contraintes en minimisant les ajustements budgétaires nécessaires. Il apparaît nécessaire de prendre en compte l’impact de la politique budgétaire sur l’activité et l’incertitude sur l’environnement économique.

Grzegorz Poniatowski (CASE et Warsaw School of Economics), dans Enhancing credibility and commitment to fiscal rules analyse économétriquement les déterminants du solde budgétaire structurel (selon l’évaluation de la Commission). Il montre que les pays ont tendance à pratiquer des politiques plus restrictives quand des règles budgétaires sont en place ; de ce point de vue, la réforme de 2005 du Pacte de stabilité et de croissance a été contre-productive, contrairement au Traité budgétaire de 2011. L’auteur suggère de traiter la question des relations entre la Commission et les États membres selon un modèle principal-agent ; la Commission devrait mettre en place des incitations fortes, mais différenciées selon les pays, pour que ceux-ci pratiquent des politiques budgétaires de consolidation.

Les déséquilibres internes de la zone euro

Jamel Saadaoui (Université de Strasbourg), dans Internal devaluations and equilibrium exchange rates: New evidences and perspectives for the EMU, évalue les déséquilibres de taux de change réels de 2004 à 2016. En corrigeant les soldes courants pour tenir compte des situations conjoncturelles, il apparaît qu’en 2016, la Chine et les États-Unis ne présentent plus de forts déséquilibres de taux de change ; par contre, l’euro est globalement sous-évalué et la livre sterling est fortement surévaluée. La sous-évaluation de l’euro provient de la sous-évaluation de l’Allemagne, mais aussi maintenant de l’Espagne, de l’Irlande et du Portugal, tandis que la France et l’Italie sont proches du taux de change réel d’équilibre.

Serena Fatica et Wildmer Daniel Gregori (tous deux, Commission européenne – Centre commun de recherche, Italie), dans “Profit shifting by EU banks: Evidence from country-by-country reportingévaluent économétriquement les transferts de profits effectués par les banques multinationales européennes par l’intermédiaire de leurs filiales de façon à être taxées à de faibles taux dans des paradis fiscaux. Les profits exportés sont particulièrement importants pour la France ; en sens inverse, les profits importés sont importants pour Hong Kong et l’Irlande.

Angela Cheptea (INRA, Rennes) et Iuliana Matei (IESEG et Université Paris 1), dans Does political instability matter for sovereign yield spreads in the euro area market?, analysent les déterminants des écarts de taux d’intérêt de 2002 à 2017 entre l’Allemagne et les autres pays européens. Ces écarts s’expliquent par des différences de taux de croissance, de taux d’inflation, de dettes publiques, de solde public et extérieur, mais aussi de risques politiques.

La gouvernance de la zone euro

Riccardo Rovelli (Université de Bologne), dans Completing EMU: A feasible and shared goal ? Economics and political economy of the next EU reforms, pointe deux sources de déséquilibres dans l’UEM : les différentiels d’inflation et de soldes courants. Il en voit l’origine dans les différences de fonctionnement des marchés du travail, en particulier des négociations salariales, sans toutefois estimer que plus de flexibilité des salaires et moins de coordination des négociations salariales suffiraient à résoudre le problème. L’auteur soutient la mise en place de réformes visant à la convergence macroéconomique et salariale, en proposant que ces réformes conditionnent la participation à un système européen d’assurance chômage.

L’article de Sebastian Blesse (ZEW Mannheim), Pierre Boyer (CREST, École Polytechnique), Friedrich Heinemann (ZEW Mannheim), Eckhard Janeba (Université de Mannheim) et Anasuya Raj (CREST, École Polytechnique), European Monetary Union reform preferences of French and German parliamentarians, analyse un sondage effectué auprès de parlementaires allemands et français sur des questions de politique économique européenne. Pour certaines questions, les différences de réponses s’expliquent par les appartenances partisanes : c’est le cas pour la flexibilité du marché du travail (prônée par la droite) et la relance de l’investissement (prônée par la gauche). Pour d’autres questions, la nationalité est aussi un facteur discriminant : c’est le cas pour les achats de titres par la BCE, pour les Euro-obligations, pour l’harmonisation fiscale et pour l’assurance chômage européenne (prônés par les parlementaires de gauche et français) et surtout pour le Traité budgétaire (approuvé les parlementaires de droite et tout particulièrement par les allemands).

L’article de Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak (tous deux, OFCE, Paris), Euro area macroeconomics, where do we stand ?, présente les projets récents de réforme de la zone euro émanent des institutions européennes et des États membres. L’article présente et discute les différents points de vue des économistes, ceux qui font confiance aux marchés financiers pour contrôler les politiques économiques nationales, ceux qui veulent renforcer les règles budgétaires, ceux qui veulent les améliorer, ceux qui veulent organiser des transferts, plus ou moins automatiques, entre les pays membres, ceux qui veulent instaurer un budget et un ministre des Finances de la zone euro, ceux qui veulent aller vers une Europe fédérale démocratisée, ceux qui proposent des mesures originales pour réduire les dettes publiques, ceux enfin qui préconisent une meilleure coordination de politiques budgétaires autonomes dans une optique keynésienne.

Raphaël Lee et Jocelyn Boussard (INSEE-CREST, Paris), dans How different are supply shocks under the zero lower bound and normal times? Empirical investigation of the New-Keynesian model and paradoxes, discutent de l’impact de chocs d’offre positifs dans une situation où les taux d’intérêt sont rigides à la baisse. Les auteurs développent d’abord un modèle théorique dit néo-keynésien dans lequel ces chocs ont effectivement un impact négatif sur l’activité dans cette situation, puisqu’ils induisent une baisse du taux d’inflation, donc une hausse du taux d’intérêt réel. Par contre, ils ne réussissent pas à mettre en évidence un tel effet empiriquement (mais les chocs d’offre sont difficiles à mettre en évidence).

Bas van Aarle (KU, Leuwen), Jacob Engwerda (Tilburg University) et Arie Weeren (Mathworks BV, Eindhoven), dans Effects of debt mutualization in a monetary union with endogenous risk premia: Can eurobonds contribute to debt stabilization ?, comparent le régime où les dettes publiques nationales ne sont pas collectivement garanties et les marchés financiers leur imposent des primes de risque spécifiques et un régime d’euro-obligations où les dettes publiques sont collectivement garanties et où la prime de risque est uniforme. Compte tenu de l’hypothèse de non-linéarité entre la prime de risque et le niveau des dettes publiques, l’introduction d’euro-obligations produit des gains nets pour les pays membres. Toutefois, restent à analyser les questions d’aléa moral et de discipline budgétaire.

Harmen Lehment (IfW Kiel), dans “Fiscal implications of the ECB’s Public Sector Purchase Programme analyse les conséquences budgétaires en terme de gains de seigneuriage du Programme d’Achat de Titres Publics de la BCE. L’auteur montre que, du fait de ce programme, les États se financent par les réserves excédentaires des banques, donc à un taux de court terme sans risque, au lieu de se financer par titres, donc à un taux de long terme incorporant une prime de risque. Le gain est d’autant plus fort que le taux de rémunération des réserves est faible et la prime de risque forte. Pour compenser la future hausse du taux de rémunération des réserves, l’auteur préconise d’augmenter le taux de réserves obligatoires des banques et de ne pas les rémunérer.

Le chômage dans les pays européens

Robert Calvert Jump (University of West England, Bristol) et Engelbert Stockhammer (Kingston University), dans New evidence on unemployment hysteresis in the EU proposent des estimations de l’hystérèse du chômage dans les pays de l’UE. En moyenne, une hausse de 1 point du taux de chômage conjoncturel induirait une hausse de 0,8 point du taux de chômage d’équilibre (le NAIRU) un an plus tard. C’est l’hystérèse qui expliquerait la hausse du NAIRU dans les pays européens, et non des changements dans les institutions du marché du travail. Cela milite pour une politique de gestion de la demande plus active, faute de quoi un cercle vicieux pourrait s’enclencher : la baisse de la demande induisant une hausse du NAIRU, donc de la production potentielle. Mais, le concept de NAIRU a-t-il encore un sens dans cette problématique ?

Markku Lehmus (ETLA, Helsinski), dans The long-term unemployment adjusted NAWRU estimates for selected European countries, propose, de n’incorporer les chômeurs de long terme qu’avec un coefficient de 0,5 dans l’estimation du taux de chômage d’équilibre (le NAWRU, ici). Il montre que le taux de chômage d’équilibre ainsi mesuré apparaît plus stable et que son impact sur la hausse des salaires est plus net. En fin de période, le taux de chômage serait nettement plus élevé que son niveau d’équilibre en Finlande, France et Italie.

La politique monétaire : considérations structurelles

José A. Carresco-Gallego (King Juan Carlos University, Madrid), dans Macroprudential policies interactions, construit un modèle DSGE pour analyser la pertinence des instruments de la politique macro-prudentielle, soit un plafond contra-cyclique pour le ratio crédit/valeur de l’actif pour les prêts aux ménages, soit un plafond contra-cyclique pour le ratio crédit/capital au niveau des banques. Ses simulations montrent que, selon le type de chocs, l’introduction de ces instruments peut être stabilisante ou déstabilisante.

Salvatore Capasso, Oreste Napolitano et Anna Laura Viveros (tous trois, Université de Naples – Parthenope), dans “Banks’ lending technology and the transmission of monetary policy ”, étudient empiriquement les relations entre les banques et les emprunteurs. Les auteurs montrent que des relations étroites diminuent la probabilité de rationnement du crédit, ce qui, selon eux, diminuerait l’impact de la politique monétaire.

Ilkka Kiema (Labour Institute for Economic Research, Helsinki) et Esa Jokivuolle (Banque de Finlande), dans Bank stability and the European deposit insurance scheme analysent l’impact du mécanisme de garantie des dépôts, en faisant l’hypothèse que les déposants anticipent que le gouvernement pourrait choisir de trahir sa promesse, en comparant le coût de la garantie à celui de la perte de réputation. Dans cette optique, le Système européen d’assurance des dépôts augmenterait la stabilité du système bancaire en cas de choc n’affectant qu’un pays membre, mais pourrait être déstabilisant en cas de choc affectant l’ensemble du système bancaire (en augmentant la probabilité de défaut volontaire de l’ensemble des États membres).

La politique monétaire : les politiques non-conventionnelles et la normalisation

Maritta Paloviita, Markus Haavio, Pirkka Jalasjoki et Juha Kilponen (tous, Banque de Finlande) dans What does “below, but close to, two per cent” mean? Assessing the ECB’s reaction function with real time data estiment une fonction de réaction de la BCE à partir de données en temps réel et des projections des services de la BCE. Ils montrent que l’on peut hésiter entre deux interprétations : la BCE a un objectif d’inflation symétrique de l’ordre de 1,65% ou la BCE réagit plus à des taux d’inflation supérieur à 2% qu’à des taux inférieurs. Toutefois, la première interprétation rend mieux compte du taux d’intérêt implicite dans la période de taux zéro.

Huub Meijers et Joan Muysken (tous deux, Maastricht University) dans The impact of quantitative easing on a small open euro area economy: the case of the Netherlands, présentent un modèle stock-flux cohérent de l’économie néerlandaise qui rend compte de ses spécificités (le fort excédent extérieur, les taux d’épargne élevés des ménages et des entreprises, les investissements importants à l’étranger, une faible dette publique). Leurs simulations montrent que l’assouplissement quantitatif n’a pas eu d’impact direct sur la sphère réelle, mais qu’il a aggravé l’exposition du secteur financier aux marchés extérieurs.

Adam Elbourne, Kan Ji et Sem Duijndam (tous CPB, La Haye), dans The effects of unconventionnal monetary policy in the euro area, analysent l’impact de la politique monétaire non conventionnelle, mesurée par le taux d’intérêt fantôme (shadow rate) de la BCE, ceci en utilisant un modèle SVAR. La politique non conventionnelle n’aurait eu que des effets faibles sur la production et imperceptibles sur l’inflation. Les effets seraient plus nets dans les pays où le secteur bancaire était en bonne santé.

Jagjit Chadha et Arno Hantzche (tous deux, NIESR, Londres), dans The impact of the ECB’s QE Programme: Core versus periphery, analysent l’impact des trois programmes lancés par la BCE (SMP en Mai 2010, OMT en juillet 2012 et PSPP en septembre 2014) sur les taux d’intérêt longs des pays de la zone euro. Il apparaît que l’impact est plus fort sur les pays de la périphérie que sur ceux du cœur. À l’avenir, la normalisation de la politique monétaire doit éviter d’accentuer les écarts de taux d’intérêt dans la zone euro, ce qui plaide pour maintenir l’OMT et l’accompagner de réformes structurelles.

Marek Dabrowki (CASE, Varsovie), dans Prospects of monetary policy normalization in major currency areas, estime que les pays de la zone euro se rapprochent de leur production potentielle, que les pressions inflationnistes reviennent (en particulier pour les actifs), que le multiplicateur monétaire peut remonter et donc que la BCE doit renoncer aux mesures non conventionnelles et se préparer à normaliser la politique monétaire.




On voit du numérique partout sauf….

Par Cyrielle Gaglio et Sarah Guillou

Tous les observateurs s’accordent à reconnaître la numérisation croissante de l’économie, de ses usages, de ses processus de production, et des sources de la croissance. Tous s’accordent aussi à y voir le futur des économies comme standard de son fonctionnement mais aussi le déterminant de sa compétitivité future. La mesure de cette numérisation est multidimensionnelle. La numérisation prend des définitions très variables selon les disciplines, les experts et ce que l’on cherche à montrer. Cette caractéristique multidimensionnelle révèle que le phénomène est bien réel mais difficile à quantifier, à circonscrire et donc à appréhender concrètement.

Quand on s’intéresse au tissu productif, la numérisation peut s’apprécier tout d’abord par l’importance de la production de numérique, c’est-à-dire de biens et services qui sont la matière première de la numérisation. Mais la numérisation peut aussi se saisir par le nombre de jeunes entreprises qui, fortement numérisées voire disruptives par rapport au fonctionnement du marché, peuplent l’économie ; ou encore par le changement des pratiques des entreprises, déjà existantes, qui augmentent le contenu numérique de leur technologie ou processus de production.

L’approche sectorielle permet de saisir une grande partie de cette numérisation, non seulement en mesurant la place des secteurs producteurs de biens et services numériques mais aussi en mesurant la consommation des secteurs de l’économie en intrants numériques.

Cette approche est proposée dans l’étude de Gaglio et Guillou (2018) et permet de situer la France vis-à-vis de ses partenaires. Comme ailleurs, le tissu productif français a profité, depuis le début des années 2000, de la baisse des prix des services des télécommunications et des prix du manufacturier numérique. Cette baisse des prix explique en grande partie la nature insaisissable du numérique dans la création de richesse. C’est pourquoi on est en droit de se demander si finalement cette étude ne butte pas sur le paradoxe énoncée en 1987 par Robert Solow au sujet des TIC et de la productivité dont la version serait ici : « on voit du numérique partout sauf dans les statistiques de la production ». La prégnance et la montée du numérique ne sont, en effet, pas aussi manifestes que l’on pourrait s’y attendre.

C’est un constat qui est encore plus justifié pour la France, qui se retrouve, une fois n’est pas coutume, dans une position médiane. Le secteur producteur numérique est quelque peu à la traîne relativement aux pays les plus dynamiques. Les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les pays du nord de l’Europe, très dynamiques, sont devant la France. Elle devance en revanche les pays du sud. La hiérarchie des pays en termes de consommation numérique est la même que celle en matière de contribution du numérique à la valeur ajoutée. Et si pour l’ensemble des pays étudiés, on observe le rôle moteur des services d’ingénierie informatique et numérique (SIIN) dans la numérisation du tissu productif (la production, les exportations et la consommation des branches), ces services, marqueurs de la numérisation des pays riches, augmentent moins vite en France que dans les autres pays.

L’enjeu numérique est au centre des débats sur les transformations du tissu productif, du marché de l’emploi, de la concentration du pouvoir économique et de l’énigme de la productivité. L’évaluation proposée dans Gaglio et Guillou (2018) offre des ordres de grandeur et un positionnement relatif qui appellent une réflexion sur les mesures de soutien aux secteurs numériques en France.




La Chine se normalise et son commerce devient ordinaire

Par Christine Rifflart et Alice Schwenninger [1]

Au-delà de la guerre commerciale que se livrent les Etats-Unis et la Chine, l’un pour protéger ses emplois, l’autre pour asseoir son autorité de leadership sur la scène internationale, la Chine poursuit la mutation de son modèle de développement au profit de son marché intérieur. Inscrit dans le plan quinquennal 2011-2015, cet objectif est réaffirmé dans celui de 2016-2020, avec en plus ceux de renforcer le contenu technologique de l’offre productive domestique et de poursuivre l’internationalisation de l’économie du pays. Cette transformation, ou plutôt cette normalisation de l’économie chinoise se reflète dans la nature des échanges avec l’extérieur et bouleverse le rôle tenu par la Chine dans le commerce mondial. C’est en tout cas ce qui ressort de plus en plus de l’analyse du commerce extérieur chinois, et notamment de son commerce de ‘biens ordinaires’.

D’un modèle de croissance basé sur l’insertion à grande échelle dans les chaines de valeur mondiales à un modèle désormais plus autocentré, tiré par l’émergence d’un nouveau mode de consommation, les transformations de l’économie chinoises sont allées de pair avec

  • la normalisation du rythme de croissance de l’économie, passé d’une moyenne de 10,5 % par an pendant 20 ans à 7,5 % sur la période 2011 – 2017 ;
  • et la réduction des déséquilibres extérieurs, particulièrement marqués sur la deuxième moitié des années 2000 (graphique 1). D’une moyenne de 7% entre 2005 et 2010 (avec un pic à 10 % en 2007), l’excédent courant se situe depuis 2011 autour de 2% du PIB avec une tendance baissière en fin de période. En 2017, le solde courant se situe à 1,3 % du PIB et au premier trimestre 2018, il est négatif de 0,4 % du PIB, du jamais vu depuis 2001.

Ce rééquilibrage des comptes externes entre les périodes 2005-2010 et 2011-2017 est visible dans tous les postes des échanges courants :

  • Bien qu’encore élevé, l’excédent commercial s’est réduit pour passer de 6,2 % du PIB à 4% du PIB entre les deux périodes. Les exportations de marchandises ont baissé de plus de 7 points de PIB tandis que les importations se sont contractées de 5 points. La place des échanges avec l’extérieur dans l’économie se situe à un niveau plus conforme à celle attendue d’un grand pays : le taux d’ouverture se situe en 2017 à 16 % du PIB, contre plus de 27 % entre 2005 et 2007. Après deux années de baisse, les exportations et les importations sont reparties à la hausse au début 2017 et l’excédent commercial s’est dégradé sensiblement. Cette dégradation se poursuit sur les cinq premiers mois de l’année 2018.
  • Les échanges de services, historiquement équilibrés, accusent un déficit depuis 2011, qui est allé croissant jusqu’en 2014 avant de se stabiliser autour de 2% du PIB. Ce déficit s’explique par celui du tourisme. Alors que les dépenses de touristes étrangers en Chine restent stables, celles des touristes chinois séjournant à l’étranger se sont accrues, et surtout à partir de 2014 avec la prise en compte dans les données statistiques, des dépenses courantes par carte bancaire. Or, il semblerait qu’une partie de ces dépenses recouvrent des sorties de capitaux liées à des investissements chinois à l’étranger.[2]
  • Enfin, depuis 2011, les revenus nets de facteurs sont redevenus légèrement négatifs. Ce déficit est lié à la forte baisse des revenus du capital, en lien avec la baisse des taux d’intérêt mondiaux.

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Mais au-delà de ces données, c’est surtout la qualité des échanges qui a été bouleversée. Cette mutation du commerce extérieur chinois, visible depuis le début de la décennie et décrite par le CEPII en 2015, s’est encore accélérée dans les années récentes. En reprenant la distinction entre ‘commerce ordinaire’, basé sur les exportations de biens fabriqués principalement à partir d’inputs domestiques et les importations destinées à la demande domestique, et ‘commerce de processing’, tourné vers des opérations d’assemblage à fort contenu en inputs importés et destinés à la réexportation, on peut appréhender cette transformation qui se répercute dans la dynamique du commerce mondial.

Comme on peut le voir à travers les graphiques 2 et 3, le commerce extérieur chinois est tiré par le commerce de biens ordinaires. Les importations ordinaires représentent désormais 80 % des importations totales de marchandises contre 50 % dix ans plus tôt. Leur croissance est soutenue par l’émergence d’une nouvelle classe moyenne dont les revenus croissants permettent un nouveau mode de consommation, et notamment en biens importés, souvent gage de qualité et de sécurité. La demande est notamment forte pour les biens de consommation courante (automobile, agroalimentaire, …) mais aussi pour les produits de luxe (cosmétique, montres, lunettes, voiture, bijoux,). Cette stratégie est plutôt encouragée par les autorités. Plusieurs cycles de baisse de la protection tarifaire ont eu lieu depuis 2015, le dernier cycle datant du début 2018, et de nouvelles mesures devraient encore avoir lieu prochainement. Du coté des exportations de biens ordinaires, celles-ci représentent aujourd’hui 70 % des exportations totales de marchandises. A côté des produits traditionnels, le gouvernement soutient la montée en gamme de ces exportations et encourage les produits au contenu de moyenne et haute technologies. La priorité est aussi à la diversification des débouchés et notamment la réorientation vers les pays émergents.

Simultanément, la Chine se désengage des chaines de valeur internationales. Le ‘commerce de processing’ stagne en valeur depuis 2011. Résultat, les importations d’inputs liés à des activités de processing et destinés à être réexportés représente désormais moins de 20 % des exportations totales de marchandises, contre 30 % en 2007 et 40 % pendant les années 90. Plusieurs facteurs expliquent ce retrait qui marque la normalisation de la place de la Chine dans l’économie mondiale : hausse des salaires, réorientation vers des activités à plus fort contenu technologique, volonté d’une meilleure répartition des fruits de la croissance, appréciation du taux de change.

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C’est pourtant le commerce de processing qui garantit l’excédent commercial chinois (graphique 4). Avec un surplus de 360 milliards de $ en moyenne depuis 2012, il apparaît comme plus stable que le solde de commerce ordinaire qui fluctue sensiblement d’une année sur l’autre. C’est notamment la très forte reprise des importations de biens ordinaires qui explique la dégradation du solde commercial en 2016 et 2017 et l’entrée du solde courant dans le rouge au début 2018.

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En conclusion, le désengagement de l’économie chinoise des chaines de valeur internationales est structurel et participe au ralentissement du commerce international au cours de la présente décennie (voir Bloc notes Eco de la Banque de France). Mais malgré le recul de ces activités de processing, celui-ci conserve une place prédominante dans l’excédent courant chinois, que les autorités pourraient vouloir préserver au moins à court-moyen termes. Simultanément, l’ouverture du marché domestique aux biens de consommation étrangers s’accompagne d’une stratégie offensive de montée en gamme des exportations ordinaires et de diversification des débouchés au profit notamment des autres pays émergents. La Chine continue sur le chemin des réformes et de l’internationalisation de son économie. Le retour au protectionnisme n’est donc pas au rendez-vous et le gouvernement chinois saura protéger ses intérêts. La guerre commerciale sino-américaine n’est pas finie.

 

[1] Stagiaire au Département analyse et prévision

[2] Dans son article ‘China’s current account : external rebalancing or capital flight ?  , publié en juin 2017, A. Wong montre que ces fuites de capitaux ‘masquées’ sous-évalueraient le solde courant d’un point de PIB en 2015 et 2016. Cette estimation est inférieure à celle du FMI pour qui le solde courant, corrigé de cet effet, serait de 5,1 % en 2015 et 4,4 % en 2016 au lieu de 2,8 % et 1,8 % respectivement.




Banque d’Angleterre : ‘Wait and see’

Par Catherine Mathieu

Le 20 juin 2018, la Banque d’Angleterre a maintenu son taux directeur à 0,5 %, six des neuf membres du Comité de politique monétaire ayant voté pour le statu quo, tandis que trois votaient pour une hausse de 0,25 point. Par ailleurs, les neuf membres ont voté pour maintenir inchangé l’encours des titres détenus par la Banque d’Angleterre dans le cadre de sa politique non conventionnelle (435 milliards de livres sterling de titres publics et 10 milliards de titres privés).

Ce statu quo est en ligne avec le scénario de notre prévision d’avril. Alors que la Réserve fédérale américaine a relevé le taux des fonds fédéraux le 13 juin d’un quart de point dans une fourchette de 1,75 % à 2 % (voir : La Réserve fédérale hausse le ton) et que la Banque centrale européenne a annoncé le lendemain le maintien de son taux directeur à 0, la Banque d’Angleterre garde aussi son taux de base inchangé, alors que la croissance comme l’inflation ont ralenti au premier trimestre 2018, et que les incertitudes autour du Brexit demeurent entières. Le Comité de politique monétaire (CPM) de la Banque d’Angleterre continue d’envisager un « resserrement limité et graduel » du taux directeur. En complément de sa discussion sur le taux directeur, le CPM annonce qu’il ne réduira pas le montant des titres publics figurant dans le bilan de la Banque centrale tant que le taux directeur n’aura pas atteint 1,5 %. Contrairement à la BCE, qui a annoncé qu’elle normaliserait progressivement sa politique monétaire en commençant par réduire ses détentions d’actifs, et qu’elle n’envisageait pas d’augmenter les taux avant l’été 2019, la Banque d’Angleterre annonce qu’elle commencera par augmenter son taux de base.

Les minutes de la réunion du 20 juin 2018 rappellent le mandat de la Banque d’Angleterre : respecter la cible d’inflation de 2% (en termes d’indice des prix à la consommation harmonisé, IPCH), tout en soutenant la croissance et l’emploi. Lors de sa réunion de juin, le CPM s’est appuyé sur les prévisions de la Banque d’Angleterre publiées dans l’Inflation Report de mai dernier, selon lesquelles la croissance du PIB britannique serait d’environ 1,75 % par an en moyenne à l’horizon 2020, sous l’hypothèse d’une remontée progressive du taux directeur tel qu’anticipé par les marchés au vu des courbes de taux en mai dernier (à savoir une hausse graduelle du taux de base qui atteindrait 1,2 % au second semestre 2020), ce qui serait un peu plus rapide que la croissance de l’offre (estimée à 1,5 % par la Banque d’Angleterre) et conduirait à une certaine accélération des salaires et des coûts de production. Toujours selon l’Inflation Report de mai, l’inflation, mesurée par l’IPCH, continuerait cependant de ralentir, sous l’effet de la dissipation des effets de la dépréciation passée de la livre et atteindrait la cible de 2 % au printemps 2020.

Sans le remettre en cause, les minutes de la réunion de juin apportent deux bémols à ce scénario. Premièrement, le PIB britannique n’a augmenté que de 0,1 % au premier trimestre 2018[1]. Le CPM estime que ce ralentissement, en partie dû aux mauvaises conditions climatiques en mars, et qui a surtout touché le secteur du bâtiment, sera temporaire. Mais il note aussi que les indicateurs conjoncturels ont été mitigés aux Etats-Unis et dans la zone euro au premier trimestre. La prévision de croissance de la Banque d’Angleterre parue dans l’Inflation Report (1,75%) est supérieure à celle de notre prévision d’avril (1,4 % en 2018 comme en 2019), ou à la moyenne du consensus des prévisions britanniques en juin (1,4 % en 2018 et 1,5 % en 2019). Jusqu’à présent, le consensus est que le ralentissement du premier trimestre sera temporaire, mais les indicateurs conjoncturels les plus récents suggèrent la poursuite d’une faible croissance en avril et en mai (ainsi, selon l’indicateur mensuel de croissance du PIB du NIESR, la croissance aurait été de 0,2 % au cours des trois mois allant jusqu’à mai, par rapport au trois mois précédents).

Deuxièmement, le CPM envisage désormais une inflation un peu plus forte du fait de la remontée des prix du pétrole (passés de 50 à 75 dollars en un an) et de la baisse de la livre (de l’ordre de 2% depuis mai, du fait de la hausse du dollar). L’inflation mesurée selon l’IPCH, reste supérieure à la cible de 2 % ; après avoir accéléré jusqu’à 3,1 % en novembre dernier, elle est revenue depuis à l’intérieur de la fourchette haute de 3 % et n’était plus que de 2,4 % en avril comme en mai ; dans le même temps, l’indice des prix sous-jacent est passé de 2,7 % à 2,1 %. Si l’objectif de la Banque d’Angleterre est prioritairement de maintenir l’inflation proche de la cible de 2 %, le CPM a cependant répété depuis l’été 2016 que les tensions inflationnistes résultant de la baisse de la livre sterling après le résultat du référendum faveur du « Brexit », seraient temporaires tandis que le ralentissement économique pourrait être plus durable, dans un contexte d’incertitude accrue, mais avait indiqué qu’elle serait prête à durcir sa politique monétaire si les tensions inflationnistes s’amplifiaient plus que prévu. Ceci n’a pas été le cas jusqu’à présent. Bien que le taux de chômage reste historiquement faible à 4,2 %, les salaires n’ont jusqu’à présent pas franchement accéléré : ils n’étaient en hausse que de 2,4 % en mai 2018, soit une stagnation en termes réels.

La prochaine réunion du CPM aura lieu le 2 août. D’ici là, les britanniques et l’UE-27 continueront de négocier l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’UE, en vue d’un accord lors du Conseil européen d’octobre. De grandes entreprises, comme Airbus ou BMW, ont rappelé à l’approche du Conseil européen du 29 juin dernier qu’elles avaient besoin d’être assurées sur l’absence de barrières douanières après la sortie du Royaume-Uni de l’UE à la fin de 2020 pour continuer à investir outre-Manche. La Banque d’Angleterre ne prendra le risque d’augmenter son taux directeur que si la croissance et des tensions inflationnistes s’affirment suffisamment.

 

[1] La croissance du premier trimestre 2018 a été légèrement révisée à la hausse, à 0,2 %, lors de la publication des comptes trimestriels du 29 juin, principalement suite à une révision de la baisse d’activité dans le bâtiment.

 




La BCE et sa politique de collatéral

Par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

Depuis 2008, la Banque centrale européenne (BCE) a sensiblement modifié sa politique de collatéral, c’est-à-dire la qualité des actifs qu’elle exige d’une banque commerciale en garantie du prêt qu’elle lui octroie ainsi que la décote qu’elle applique sur la valeur de cet actif en cas de défaut de la contrepartie. Les modifications de cette politique ont eu potentiellement des répercussions sur le risque pris par la BCE en même temps qu’elles ont facilité l’accès des banques commerciales à la liquidité. Une note récente, dont nous résumons quelques éléments ci-dessous, fait le point sur cette politique et sur ses enjeux.

Les banques commerciales disposent de différentes ressources pour financer leurs opérations : dépôts bancaires, crédits auprès d’autres institutions, émissions de titres de dette et d’actions (capital). Parmi ces crédits figurent des prêts interbancaires et des prêts de la banque centrale (ou opérations de refinancement). Contrairement aux prêts interbancaires, les opérations de refinancement de la banque centrale sont garantis par un collatéral. Il en ressort que les banques commerciales doivent disposer d’actifs en quantité et de qualité suffisantes si elles veulent avoir accès à ces opérations de refinancement. L’objectif de ces garanties est de prémunir la banque centrale contre le risque de perte. Lorsque le marché interbancaire est profond et liquide, la question ne se pose pas vraiment car la demande de refinancement auprès de la banque centrale n’est pas très forte de la part des banques commerciales. La confiance entre les banques commerciales garantit l’accès à la liquidité via le marché interbancaire. Il en va autrement lorsque cette confiance fait défaut. Les banques commerciales se tournent alors vers la banque centrale pour obtenir du refinancement. Dans ce cas de figure, la valeur et la qualité du collatéral que les banques commerciales détiennent conditionnent leur accès à la liquidité de la banque centrale.

Durant la crise financière internationale et pour juguler l’assèchement du marché interbancaire, la BCE a réalisé des opérations de refinancement à plus long terme – les opérations à 3 mois qui étaient qualifiées de « long terme » avant 2008 vont se transformer en opérations jusqu’à 4 ans – et pour des montants bien plus élevés. Mécaniquement, ces opérations ont impliqué des montants plus élevés de collatéral, à un moment cependant de montée des risques financiers et de baisse concomitante des valeurs financières. Ces deux éléments ont conduit à la raréfaction des actifs financiers pouvant servir de collatéral ce qui aurait pour conséquence de priver les banques d’un accès au refinancement et donc de précipiter leur faillite. Pour remplir une part importante de son mandat, en octroyant de la liquidité (ou monnaie banque centrale) aux banques commerciales solvables et en assurant la stabilité financière, la BCE n’a pas eu d’autre choix que de modifier les conditions d’octroi de la liquidité en terme d’éligibilité et de garantie face au risque de défaut de la contrepartie.

La gamme des actifs bancaires éligibles pour des opérations de refinancement a été élargie, jusqu’à inclure des prêts bancaires (crédits hypothécaires, crédits aux PME), une spécificité que partage la BCE avec la Banque du Japon. En outre, la qualité des actifs éligibles a baissé, la BCE acceptant désormais des actifs dont la notation financière est au minimum de BBB- (contre A-, voire AAA avant la crise), c’est-à-dire juste au-dessus de la notation des actifs dits spéculatifs, donc à risque. Afin de limiter le degré de risque à son bilan, la BCE a modifié la décote (ou haircut) sur les actifs acceptés en collatéral en distinguant les actifs plus sûrs, dont la décote a baissé, et les actifs plus risqués, dont la décote a augmenté[1].

Les effets de la modification de cette politique de collatéral ont été de plusieurs ordres. L’éligibilité des prêts bancaires comme collatéral conduirait à une hausse de l’offre de crédit et à une baisse de son coût pour les PME. L’augmentation des décotes sur certains titres financiers, pour sa part, réduirait le prix de ces titres. Ce faisant, elle contribuerait à compenser l’effet de l’élargissement de la gamme des produits financiers éligibles sur ces mêmes prix, l’éligibilité accroissant l’attrait, donc la demande, de ces produits.

Quant au risque de bilan pour la BCE, il est forcément faible. D’une part, le collatéral a vocation à garantir les opérations de refinancement : c’est donc un mécanisme d’assurance face au risque. D’autre part, la probabilité qu’une banque centrale fasse faillite est très faible : il faudrait pour cela, et simultanément, que les banques commerciales ne remboursent pas les prêts perçus de la banque centrale, que la valeur du collatéral tombe très en deçà de sa décote, et que tout le monde se détourne de la monnaie. Il faudrait donc pour cela que survienne une très grave crise financière accompagnée d’un épisode d’hyperinflation. A ce sujet, les données récentes fournies dans la Revue de stabilité financière de la BCE sont rassurantes.

 

[1] Avant la crise, une valeur de 100 euros de dette publique de bonne qualité permettait de garantir un prêt d’une valeur de 97 euros (décote de 3%) ; depuis septembre 2013, la valeur du prêt garanti est passée à 98 euros. A l’inverse, une valeur de 100 euros de dette publique de qualité moyenne ne garantit plus que 90 euros de prêts, contre 92 euros avant septembre 2013. La décote sur les actifs financiers notés de BBB+ à BBB- est, pour sa part, de 37% depuis 2010 : une valeur de 100 euros de ces actifs ne peut garantir que 63 euros de prêts.




Au-delà du taux de chômage …

Par Bruno Ducoudré et Pierre Madec

En plus d’occulter les dynamiques à l’œuvre sur le marché du travail, la définition stricte du chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) ne prend pas en compte les situations à la marge du chômage. Ainsi les personnes souhaitant travailler mais considérées comme inactives au sens du BIT, soit parce qu’elles ne sont pas disponibles rapidement pour travailler (sous deux semaines), soit parce qu’elles ne recherchent pas activement un emploi, forment le « halo » du chômage.

Les bases de données de l’OCDE permettent d’intégrer dans le chômage une partie des individus qui en sont exclus du fait de la définition du BIT. Le graphique présente pour les années 2008, 2012 et 2017 le taux de chômage observé auquel viennent s’additionner d’une part les individus situation de temps partiel subi et d’autre part les personnes âgées de 15 ans et plus, sans emploi, et ne recherchant pas activement un emploi mais qui désirent travailler et sont disponibles pour prendre un emploi. De plus elles ont recherché un emploi au cours de 12 derniers mois. Ces dernières sont définies par l’OCDE comme ayant « un lien marginal à l’emploi ».

En Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, les évolutions de ces différentes mesures semblent aller dans le même sens, celui d’une amélioration franche de la situation sur le marché du travail. A contrario, la France et l’Italie ont connu entre 2008 et 2012, mais surtout entre 2012 et 2017, une hausse de leur taux de chômage tant au sens strict, celui du BIT, qu’au sens large. En Italie, le taux de chômage intégrant une partie des demandeurs d’emploi exclus de la définition du BIT atteignait, en 2017, 25%, soit plus du double du taux de chômage BIT. En France, du fait d’un niveau de chômage plus faible, ces différences sont moins importantes. Malgré tout, entre 2012 et 2017, le sous-emploi a augmenté de 2,2 points quand le chômage au sens strict diminuait de 0,1 point. En Espagne, si l’amélioration en termes de chômage BIT est notable sur la période, le sous-emploi a lui continué à croître fortement (+2,7 point). En 2017, le taux de chômage BIT était en Espagne de 6,2 points supérieur à son niveau de 2008. En intégrant les demandeurs d’emplois exclus de la mesure du BIT, cet écart atteint 10 points.

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Comptes nationaux : du provisoire qui ne dure pas

par Hervé Péléraux

Rapidité/précision des comptes, l’éternel dilemme

Le 30 janvier 2018, l’INSEE publiait la première estimation de la croissance du PIB pour le quatrième trimestre 2017, +0,6 %. Un mois après la fin de l’année, une évaluation précoce du niveau, et donc de la croissance annuelle, du PIB en 2017 était ainsi rendue possible, en chaînant le PIB trimestriel avec les quatre taux de croissance estimés par les comptes trimestriels.

Cette évaluation précoce de la croissance en moyenne annuelle pour 2017 (+1,9 %, tableau) n’était toutefois que provisoire car elle s’appuyait sur une information exclusivement trimestrielle, sans référence à une mesure annuelle des agrégats de comptabilité nationale. Or, les comptes nationaux annuels rassemblent des données économiques mesurées de manière exhaustive, ce qui n’est pas le cas des comptes nationaux trimestriels qui ne fournissent qu’une estimation de ces agrégats chaque trimestre par des techniques économétriques. Une fois connus les comptes annuels, les comptes trimestriels sont « calés » sur les premiers, c’est-à-dire révisés pour assurer la cohérence des données trimestrielles et annuelles, ces dernières servant d’ancrage aux premières.

Tabe-post_27-06Moins précis que les comptes annuels, les comptes trimestriels ont néanmoins un rôle central dans l’analyse conjoncturelle car les estimations trimestrielles renseignent en cours d’année sur la trajectoire conjoncturelle de l’économie et permettent, une fois connu le quatrième trimestre, de disposer d’une première estimation de la croissance de l’année, avant que ne soit publiée la première version du compte annuel au mois de mai de l’année suivante. Ce compte annuel est lui-même révisé deux fois, de sa version provisoire en mai N+1 à sa version semi-définitive en mai N+2, puis enfin définitive en mai N+3 (le compte 2017 apparaîtra ainsi dans sa version définitive en mai 2020). Enfin, périodiquement les comptes nationaux changent de base, comme en mai 2018 avec le passage de la base 2010 à la base 2014, ce qui amène à de nouvelles révisions des comptes du passé.

Pour 2017, le calage du compte trimestriel sur le compte annuel, lui-même élaboré dans la nouvelle base (passage de la base 2010 à la base 2014) a conduit à une révision en hausse du chiffre de croissance annuelle, de 1,9 % selon la version purement trimestrielle des comptes (celle du 30 janvier 2018) à 2,3 % selon le compte trimestriel calé publié le 30 mai 2018.

De fait, l’ampleur de la reprise en 2017 a été sous-estimée conformément au constat historique selon lequel les comptes sont révisés à la hausse en phase de haute conjoncture et à la baisse en phase de basse conjoncture (graphique 1)[1]. La seule période qui déroge à ce schéma est la période 2012- 2016, phase de basse conjoncture durant laquelle les révisions ont pourtant été effectuées à la hausse. Au regard de ce constat sur la période récente, la prévisibilité des révisions n’est donc pas acquise.

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La France dans le groupe des pays dont les révisions sont les plus faibles

Une telle séquence de publication est le résultat d’un arbitrage entre la rapidité de mise à disposition de l’information économique, qui satisfait les exigences du public, et la précision de cette information, qui satisfait les statisticiens. Force est de constater que le système actuel des comptes nationaux français a trouvé un équilibre entre ces deux exigences potentiellement contradictoires si l’on se réfère à l’expérience internationale en la matière.  Dans le groupe des pays industrialisés, et notamment en zone euro, les délais de publication des comptes trimestriels sont certes relativement homogènes, entre 30 et 45 jours après la fin du trimestre. La meilleure performance de la France en matière de mesure de l’activité économique à court terme vis-à-vis des pays comparables tient donc aussi à la meilleure qualité de son système statistique.

Pour prendre la mesure de la précision – ou de l’imprécision – des comptes nationaux on a compilé les publications successives des comptes trimestriels par pays disponible dans la base de données en temps réel de l’OCDE. En comparant la croissance du PIB en moyenne annuelle issue de la première publication du compte trimestriel d’une année donnée et celle disponible en mai 2018 après révisions, on peut juger de la précision des comptes trimestriels par rapport à leur version finale. La France figure ainsi en bonne place au palmarès de la fiabilité : dans le groupe des 37 pays considérés, elle figure au 8e rang, derrière le Portugal et l’Autriche, mais devant tous ses autres partenaires de la zone euro. La révision moyenne des comptes français apparaît ainsi presque inférieure des 2/3 à celle de l’Espagne ou du Royaume-Uni (0,5 point, contre respectivement 0,82 et 0,84).

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[1] Voir Péléraux H. & Persyn L., « Oui les comptes nationaux seront révisés après l’élection présidentielle… », Notes de l’OFCE, n° 14, 19 mars 2012.




Après la déclaration de Meseberg…

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Rien n’est facile en Europe. S’il y a un certain consensus sur la nécessité d’améliorer le fonctionnement de l’UE, les projets diffèrent entre la Commission européenne, les États membres et à l’intérieur même des pays de l’UE. Sur la base du rapport des Cinq présidents de juin 2015 : Compléter l’Union économique et monétaire, la Commission propose de nouvelles avancées pour la zone euro, comme finaliser l’Union bancaire, développer l’Union des marchés de capitaux, créer de nouveaux instruments pour inciter les États membres à entreprendre des réformes structurelles ; créer une capacité de stabilisation budgétaire à l’échelle de la zone euro.

Si le projet de rénovation de l’Europe, basé sur l’impulsion du couple franco-allemand, présenté par Emmanuel Macron, en particulier dans son discours de la Sorbonne du 21 septembre 2017, a été reçu avec un grand intérêt, de grandes réserves sont aussi apparues. Beaucoup d’États membres réclament que les 27 soient traités sur un pied d’égalité ; ils rejettent tout projet accentuant les disparités entre les pays de la zone euro et les autres et tout projet créant un « groupe de rénovation » à l’intérieur même de la zone euro. L’approfondissement de l’Union économique et monétaire doit se limiter à ce « qui est nécessaire » et non s’étendre à « ce qui serait agréable d’avoir »[1]. Par ailleurs, beaucoup d’économistes ou personnalités politiques allemands, refusent toute une Europe des transferts, qui organiserait des transferts permanents, sans un montant limité voté par le Parlement allemand et sans une stricte conditionnalité.

La déclaration faite le 19 juin dernier par Angela Merkel et Emmanuel Macron, à l’issue du sommet franco-allemand de Meseberg, était donc très attendue pour préciser les intentions des deux plus grands pays de l’UE, avant le Conseil européen des 28-29 juin. La déclaration[2] est un compromis qui reste souvent vague.

Les deux dirigeants reprennent la proposition de la Commission de développer « les liens entre les fonds structurels et la coordination des politiques économiques », ce qui est contestable si, par coordination, il faut comprendre le respect des règles budgétaires actuelles, et non une véritable coordination des politiques économiques. Les traités prévoient certes des dispositifs de sanctions financières, en l’absence de respect des règles budgétaires, mais ceux-ci ne peuvent consister en des diminutions de fonds structurels.

Les deux dirigeants acceptent de soutenir le projet présenté par la Commission d’assiette commune pour l’impôt sur les sociétés (ACIS), tout en refusant certains aspects contestables (comme la déduction d’intérêts notionnels sur les fonds propres). Toutefois, la discussion devra être poursuivie sur deux points : la possibilité pour un pays d’introduire ou de maintenir des dispositifs de crédit d’impôt, le rapprochement des taux[3].

Les deux dirigeants envisagent de réviser le Traité sur le mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci pourrait être incorporé dans le droit de l’UE, comme le demande la Commission, tout en restant un organisme inter-gouvernemental, comme le réclament les pays du Nord. Le MES pourrait changer de nom, mais le nom souvent proposé de Fonds monétaire européen semble écarté. ll n’est pas écrit clairement (contrairement aux souhaits de beaucoup d’économistes et personnalités politiques allemands) que tout pays aidé devra aussi imposer à ses créanciers privés une restructuration de sa dette, mais il est précisé que la soutenabilité de la dette d’un pays aidé devra être examinée ; que des clauses d’action collective pourraient être introduites ; que le MES facilitera le dialogue entre le pays aidé et ses créanciers privés. Certains proposaient que le MES soit chargé de surveiller les politiques budgétaires des États membres, de façon purement technique, pour imposer le respect des traités. La déclaration stipule que le MES devra évaluer la situation économique des États membres (« sans dupliquer le rôle de la Commission et dans le plein respect des traités »). On voit mal comment éviter cette duplication (en fait sans doute une « triplication », compte-tenu du rôle des Comités budgétaires). Un pays aidé par le MES pourrait demander aussi l’aide du FMI (ce qui suppose que l’UE renonce à l’objectif de siège unique au FMI). Une ligne de crédit de précaution pourrait soutenir un pays membre, qui n’a plus accès aux marchés financiers, sans avoir besoin d’un programme complet. La feuille de route précise, bizarrement, que ce soutien serait réservé aux pays économiquement et budgétairement sains.

Les deux dirigeants acceptent le projet d’Union des marchés de capitaux. Ils acceptent le principe de renforcement de l’Union bancaire, mais, selon le souhait allemand, les risques des systèmes bancaires nationaux actuels devront être réduits avant d’être partagés. Le MES devrait établir une ligne de crédit, servant de filet de sécurité pour le Fonds de résolution unique, de taille légèrement inférieure à celle du fonds lui-même. Les éventuelles contributions de cette ligne à des banques en difficulté seront remboursées par le secteur bancaire en 3 (voire 5) ans. Son entrée en vigueur, avant 2024, dépendra donc de l’évolution des risques des secteurs bancaires nationaux. La négociation politique sur la garantie européenne des dépôts pourrait débuter dès juin 2018 ; sa mise en place dépendra elle-aussi de la réduction des risques.

La feuille de route franco-allemande rejette nettement le projet de la Commission de mettre en place un actif synthétique, déclaré comme sans risque, élaboré à partir d’un portefeuille titrisé de titres publics. Par contre, elle est silencieuse sur l’autre projet de la Commission, celui de décourager les banques de détenir trop de titres publics émanant de leur pays, en les obligeant à les considérer comme risqués, de sorte qu’elles auraient été incitées à détenir cet actif synthétique. Ces deux propositions auraient affaibli la capacité des États membres à se financer et auraient fait augmenter les spreads en Europe.

L’Allemagne s’est ralliée à la proposition française de mettre en place un budget de la zone euro pour promouvoir « la compétitivité, la convergence et la stabilité ». Cependant, la taille de ce budget n’est pas précisée (plusieurs centaines de milliards d’euros ou quelques dizaines ?). Il serait financé par des contributions nationales, des contributions européennes et des ressources spécifiques : une taxe sur les transactions financières (selon le modèle français, donc uniquement sur les achats d’actions), la taxation des entreprises numériques et une partie des ressources de l’impôt sur les sociétés, une fois l’ACIS mise en place. Il est précisé que les dépenses viendront en substitution des dépenses nationales et que la réduction du ratio dette publique/PIB reste une priorité. Il n’est pas dit que ce budget pourrait être déficitaire. Il est précisé que la fonction de stabilisation n’induira pas des transferts permanents : la déclaration envisage un simple report des contributions au budget de la zone euro du pays frappé par un choc (mais cela suppose que ces contributions soient importantes) ou un Fonds européen de stabilisation du chômage qui prêterait de l’argent au système d’indemnisation du chômage d’un pays frappé par une perte importante d’emplois. Cela ne serait qu’un prêt de taille limité ; on en voit mal l’intérêt pour des pays qui empruntent sans problème sur les marchés financiers. Le texte précise que les décisions stratégiques concernant la zone euro seront prises par les pays de la zone euro, mais les dépenses seront effectuées par la Commission.

Selon le Financial Times, Wopke Hoekstra, le ministre des Finances néerlandais, aurait adressé le 22 juin au président de l’Eurogroupe, une lettre au nom de douze pays de l’UE (les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Finlande, l’Irlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, l’Autriche, Malte, le Danemark et la Suède) se déclarant hostiles au projet de budget de la zone euro, refusant toute hausse des dépenses de l’UE et tout impôt commun.

Il n’est pas simple de « rénover l’Europe ». Certains pays refusent toute avancée institutionnelle, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Tout projet créant plus de solidarité se heurte aux pays qui refusent toute hausse des transferts. Enfin, les pays réticents refusent aussi toute Europe à plusieurs vitesses.

 

 

[1] Déclaration du 6 mars 2018 des ministres des Finances de huit pays du Nord (Pays-Bas, Irlande, Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Danemark, Suède).

[2] Elle est complétée par une feuille de route franco-allemande.

[3] Voir la Position commune de la France et de l’Allemagne sur la directive ACIS.




Le montant des recettes publiques en 2018 réserve-t-il une surprise ?

par Raul Sampognaro

En 2017 le déficit public français s’est amélioré de 0,8 point de PIB pour atteindre 2,6 % du PIB et passer sous la barre des 3 %. La baisse du déficit s’explique en grande partie par la hausse de 0,7 point de PIB du taux de prélèvements obligatoires (PO). Cette hausse s’est opérée alors même que les mesures discrétionnaires augmentaient les PO à peine de 0,1 point de PIB[1]. Ainsi, ces prélèvements ont connu un dynamisme bien supérieur à celui du PIB. Ce différentiel explique 0,6 point de PIB de la hausse totale du taux de PO. La question se pose de savoir si ce dynamisme des assiettes fiscales peut se maintenir en 2018.

La sensibilité des recettes fiscales à la croissance dépend des conditions cycliques

À court terme, les élasticités des recettes fiscales au PIB peuvent fluctuer et s’éloigner de leur niveau de long terme[2]. Trois raisons peuvent modifier le lien entre niveau d’activité et recettes publiques :

– La composition de la croissance : toutes les composantes du PIB ne sont pas soumises à la même taxation. Ainsi, une croissance portée par la consommation des ménages aura plus d’impact sur les recettes publiques que si elle l’est par les exportations ;

– Le cycle du prix des actifs : certaines recettes sont liées aux prix des actifs (immobiliers ou financiers) qui ne sont pas toujours corrélés au cycle du PIB. Ceci est notamment vrai pour la fiscalité locale ou les impôts assis sur la valeur du patrimoine ;

– Un effet dynamique sur l’assiette fiscale : certains impôts sont encaissés sur la base d’une assiette correspondant à l’année antérieure. Ainsi, les recettes d’IS de l’année t sont dépendantes des profits déclarés pour l’année t-1. De même, l’IRPP dépend (avant l’instauration du prélèvement à la source) du revenu de l’année précédente. Le décalage entre la dynamique du PIB et de celle des profits ou du RDB peut casser le lien entre PIB et recettes.

Ces facteurs ont joué en 2017 et, en particulier, l’emploi est reparti à la hausse. Dans ce contexte, ce sont surtout les impôts assis sur les revenus et le patrimoine (+5,2 %) et les impôts sur les produits et la production (+4,6 %) qui ont crû plus fortement que le PIB nominal (+2,8 %).

Une estimation de la sensibilité des recettes à la croissance en fonction du cycle pour la France

Évaluer le lien entre l’évolution des recettes et celle du PIB requiert de tenir compte des changements législatifs introduits. Il est possible d’appréhender l’impact des nouvelles mesures à partir des évaluations réalisées dans chaque projet de loi de finances. Nous suivons la méthodologie de Lafféter et Pak (2015)[3] pour obtenir une série des recettes corrigées des changements législatifs sur la période 1998-2017 (notée ). Le lien existant entre l’évolution spontanée des PO et le cycle de l’activité économique est évalué sur la base du modèle suivant, qui sera estimé économétriquement :

EQN_post26-06Où représente le PIB nominal à la date et des variables cycliques qui peuvent modifier à court terme l’élasticité des recettes fiscales au PIB nominal.

La spécification (1), présentée dans le tableau 1, relie simplement les recettes fiscales au PIB nominal à législation constante, sans se soucier du contexte cyclique. Dans ce modèle de référence, l’élasticité estimée est bien unitaire, ce qui traduit bien l’idée que les recettes fiscales, corrigées des mesures fiscales, croient spontanément comme le PIB.

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L’ajout de variables cycliques modifie le diagnostic. En particulier, la spécification (3) couple la croissance du PIB nominal avec le niveau de l’output-gap. En bas de cycle, l’élasticité des recettes serait sensiblement supérieure à l’unité et serait de 1,21.

Les recettes peuvent rester dynamiques en 2018

En 2018, l’output gap resterait ouvert et la reprise devrait se poursuivre en France selon notre dernière prévision. Dans ce contexte, un aléa haussier sur les recettes ne peut pas être exclu. Dans notre scénario de base – prudent – où l’élasticité des PO serait unitaire, le déficit nominal s’établirait à 2,4 %. En revanche, si l’élasticité s’établit à 1,21, un surplus de recettes fiscales de 6 milliards peut être attendu (0,3 point) et le déficit serait de 2,1 % du PIB.

Une telle surprise donnerait de l’air au gouvernement et sécuriserait sa trajectoire de finances publiques. Or, la France affiche une stabilisation de son solde structurel pour 2018. Ceci constitue une déviation de plus de 0,5 point de PIB vis-à-vis de la convergence vers son Objectif de Moyen Terme (OMT) dans le cadre du volet préventif du Pacte de stabilité[4], ce qui pourrait aboutir au renforcement des procédures budgétaires européennes. Or, avec une surprise positive sur les recettes – que l’on peut évaluer à 0,3 point de PIB d’après l’estimation du tableau 1 – l’écart vis-à-vis des obligations en termes de convergence vers l’OMT serait plus faible et dans la marge des déviations annuelles autorisées par le Pacte de stabilité et de croissance (0,25 point de PIB). Ceci, permettrait à la France de préserver sa stratégie de finances publiques et cela sans même jouer la carte des flexibilités existantes dans la gouvernance européenne, comme celles de la clause de réformes structurelles et la clause d’investissement public.

 

[1] Ce chiffre inclut la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises – 0,2 point de PIB – destinée à financer la moitié du remboursement de la taxe sur les dividendes annulés par le Conseil constitutionnel. Cette contribution exceptionnelle constitue un one-off qui ne sera pas reconduit en 2018. Ainsi, les mesures discrétionnaires structurelles peuvent même être évaluées comme une baisse de la fiscalité de 0,1 point de PIB.

[2] Dans un premier temps on peut considérer cette élasticité de long terme comme étant unitaire. La DG Trésor l’évalue à 1,04.

[3] Lafféter Q. et M. Pak, 2015, « Élasticités des recettes fiscales au cycle économique : étude de trois impôts sur la période 1979-2013 en France », Document de travail, INSEE, G. 2015/08.

[4] Le 23 mai 2018 la Commission européenne a publié sa recommandation au Conseil pour acter la fin de la procédure de déficit excessif ouverte à l’encontre de la France en 2009. Cette recommandation sera validée par le Conseil avant la fin du mois de juin 2018.




L’indicateur avancé : pas de signal de fin de cycle

par Hervé Péléraux

Selon l’indicateur avancé de l’OFCE pour la France, bâti sur les enquêtes de conjoncture publiées par l’INSEE le 21 juin, la croissance de l’économie française serait de +0,4 % au deuxième et au troisième trimestre 2018. Après la nette embellie de 2017, et la retombée de la croissance au premier trimestre (+0,2 %), les perspectives trimestrielles apparaissent nettement moins favorables en 2018 qu’en 2017.

Graphe_post22-06Tabe_post22-06Les publications successives des enquêtes de conjoncture confirment depuis le début de l’année le repli de l’opinion des chefs d’entreprise et des ménages interrogés par l’INSEE. Le climat des affaires reste certes à niveau élevé, mais sa trajectoire récente laisse penser qu’il a atteint un pic au tournant de 2017 et de 2018.

CaptureLes indicateurs de confiance restent néanmoins largement au-dessus de leur moyenne de longue période dans toutes les branches, ce qui laisse entendre que l’activité reste supérieure à sa croissance tendancielle. Par conséquent, même si la croissance ralentit en 2018, cette baisse de régime n’est pas le signal d’une inversion du cycle en cours en l’état actuel de l’information sur les enquêtes.

Un tel signal serait donné par le passage du taux de croissance du PIB sous le taux de croissance tendanciel (que l’on peut assimiler au taux de croissance potentiel de l’économie), évalué par l’estimation de l’indicateur à +0,3 % par trimestre, seuil auquel les prévisions actuelles sont supérieures. La poursuite du mouvement de fermeture de l’écart de production n’est donc pas remise en question.

Le passage à vide actuel peut être mis en rapport avec la politique fiscale du gouvernement qui pèse, au premier semestre 2018, sur le pouvoir d’achat des ménages (voir sur ce point P. Madec et alii, « Budget 2018 : pas d’austérité mais des inégalités », Policy Brief de l’OFCE, n° 30, 15 janvier 2018). L’alourdissement transitoire de la fiscalité lié à la bascule cotisations sociales / CSG, à la hausse du tabac et à la fiscalité écologique a retenti négativement sur le pouvoir d’achat et la consommation des ménages. S’ajoute à ces facteurs négatifs le regain d’inflation lié à la hausse des prix de l’énergie et de l’ensemble des matières premières qui, entre décembre 2017 et mai 2018, a relevé en France la progression des prix en glissement annuel de 1,2 % sur un an à 2 %. Commun à l’ensemble des économies européennes (voir E. Heyer, « Que doit-on déduire des chiffres d’inflation ? »), le choc inflationniste affecte la dynamique de croissance générale en Europe, ce qui en retour pèse sur le commerce extérieur français.

Le choc de demande négatif propre à la France, lié à la politique fiscale du gouvernement, ne serait toutefois que ponctuel et devrait jouer en sens inverse au second semestre avec la montée en charge de certaines mesures, notamment la baisse de la taxe d’habitation et la seconde tranche de baisse de cotisations-salariés qui contribueront très positivement à l’évolution du pouvoir d’achat des ménages.