L’Inflation Reduction Act américain : une loi mal nommée

par Sandrine Levasseur[1]

Le 10 août 2023, soit moins d’un an après avoir signé l’Inflation Reduction Act ou « Loi de réduction de l’inflation », Joe Biden exprimait le regret de l’avoir ainsi nommée, ladite loi ayant selon lui « moins à voir avec la réduction de l’inflation qu’avec des mesures génératrices de croissance économique ». Par cette déclaration, sévèrement commentée par son adversaire Donald Trump, Joe Biden entérinait ainsi l’une des conclusions phare des diverses évaluations menées depuis un an, à savoir l’absence d’impact notable de l’Inflation Reduction Act (IRA) sur… l’inflation !



Dans ce qui suit, nous revenons sur la genèse de l’IRA et son contenu ainsi que sur le contexte macroéconomique dans lequel fut discutée puis votée la loi. Nous passons aussi en revue les évaluations de son impact sur les grandeurs macroéconomiques et, en premier lieu, sur l’inflation. Certes, les arcanes de la politique américaine nous demeureront toujours fermées, mais vu d’Europe (et de France), l’intitulé de ladite loi et sa budgétisation nous apparaissent rétrospectivement comme relevant d’une concession faite au Sénateur Manchin en vue d’obtenir son vote au Congrès dans un contexte de résurgence de l’inflation. Pour autant, rien n’indique non plus que l’IRA serait porteuse d’inflation comme ses détracteurs, notamment dans le camp républicain, le claironnent depuis plus d’un an.

Genèse et contexte de l’Inflation Reduction Act

Au commencement de l’Inflation Reduction Act (IRA), il y eut le Build Back Better Act (BBBA) ou « Loi pour reconstruire en mieux ». Visant à insuffler un nouveau souffle à l’économie américaine post-Covid, le BBBA consistait en un vaste programme de réformes sociales et environnementales proposées par l’administration de Joe Biden à la suite de son élection à la présidence des États-Unis en janvier 2021. Le BBBA, qui devait bénéficier initialement d’un montant de dépenses de 3 000 milliards de dollars, fut vidé d’une partie de sa substance après de multiples détricotages destinés à faire accepter le projet de loi au Sénat. Ainsi, le texte adopté le 19 novembre 2021 par la Chambre des représentants (la chambre basse du Congrès), avant qu’il ne soit présenté au Sénat (la chambre haute du Congrès) en décembre, portait sur des dépenses déjà réduites à 1 800 milliards de dollars.

Le BBBA fut vivement critiqué, y compris au sein du camp démocrate de Joe Biden, pour son impact sur les finances publiques mais aussi sur l’inflation. Notamment, le Sénateur Manchin dont la voix était cruciale pour remporter le vote, s’était clairement opposé à tout projet de loi qui ne donnerait pas lieu à une baisse du déficit public d’au moins 300 milliards de dollars et dont l’impact serait inflationniste.

Les débats autour du BBBA, puis de l’IRA, sont intervenus dans un contexte bien particulier. Depuis le début de l’année 2021, des pressions inflationnistes étaient à l’œuvre un peu partout dans le monde, mais encore davantage aux États-Unis (graphique 1). Le taux d’inflation américain avait ainsi dépassé la cible des 2 % en mars 2021 pour atteindre les 7 % en décembre 2021 au moment où le BBBA fut présenté au Sénat. Ces fortes pressions inflationnistes coïncidaient avec deux années de soutien budgétaire sans précédent depuis la guerre de Corée : au cours des années 2020 et 2021, quelque 5 200 milliards de dollars ont été injectées dans l’économie américaine, soit l’équivalent de 24 points de PIB de 2019. La concomitance du creusement des déficits publics (15,4 % du PIB en 2020 et 13,8 % en 2021 contre 5,4 % en 2019) et la reprise de l’inflation alimentèrent un vif débat entre économistes américains dont se nourrirent les représentants au Congrès et les sénateurs[2].

D’un côté, les défenseurs d’un soutien budgétaire massif à l’économie américaine ont mis en avant les facteurs d’offre comme responsables de l’inflation : goulots d’étranglement et ruptures des chaînes de valeurs post-Covid ont été analysés comme les principaux facteurs explicatifs des pressions inflationnistes. De l’autre côté, les opposants aux déficits publics ont argué de l’exacerbation de l’inflation par le biais d’une demande élevée du fait des mesures de soutien aux revenus des ménages américains. C’est dans ce contexte politique tendu, porté à son paroxysme par le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 et la crise énergétique qui suivit, que le Sénat américain échoua à obtenir un vote positif en faveur du BBBA. Le printemps puis le début de l’été 2022 vont alors donner lieu à des tractations politiques dont le dénouement intervint à la fin juillet avec la présentation de… l’Inflation Reduction Act auquel le Sénateur Manchin donna son approbation.

Principales dispositions budgétaires de l’IRA

Voté le 7 août 2022, l’IRA constitue une version allégée du BBBA reprenant l’essentiel des mesures liées à l’environnement et à la santé mais abandonnant toutes les mesures sociales visant à réduire les inégalités, notamment en termes d’éducation et de logement.

Le tableau 1 synthétise l’évaluation budgétaire des grandes dispositions de l’IRA réalisée par le Bureau budgétaire du Congrès américain (Congressional Budget Office, CBO) et, en miroir, celle réalisée par des chercheurs de l’Université de Pennsylvanie au moyen du modèle Wharton (Penn Wharton Budget Model, PWBM). Dans les deux cas, les évaluations ont été publiées en août 2022.

Les évaluations du CBO et du PWBM aboutissent, globalement, à un même impact de l’IRA sur le déficit public américain. Celui-ci serait réduit de 250 à 300 milliards de dollars sur les dix prochaines années, soit l’équivalent de 0,13 point de PIB annuellement.

Du côté des dépenses, l’IRA comporte deux volets. Le premier volet consiste en des mesures de lutte contre le réchauffement climatique, l’objectif étant de réduire de 50 % les émissions de gaz à effet de serre (EGES) à l’horizon 2030 par rapport à 2005. Plus précisément, les mesures prennent la forme de crédits d’impôt octroyés, d’une part, aux entreprises qui réalisent des investissements dans la production et l’utilisation d’énergies propres et d’autre part, aux ménages qui achètent des véhicules électriques et réalisent des travaux d’amélioration thermique de leur logement[3]. Des bonus sont également octroyés aux entreprises dès lors que les investissements dans la production d’énergies propres répondent à un certain contenu en intrants (matières premières critiques, biens intermédiaires et travail) d’origine nord-américaine et ce, selon des formules un peu complexes et évolutives au cours du temps[4]. De même, le crédit d’impôt dont peuvent bénéficier les ménages pour l’acquisition d’un véhicule électrique (VE), d’un montant maximal de 7 500 dollars, est lui aussi soumis à des exigences de contenu en intrants d’origine nord-américaine[5]. Enfin, les crédits d’impôt cesseront d’être versés une fois les objectifs d’EGES atteints. Autrement dit, l’évaluation de ce premier volet de dépenses est soumise à une certaine incertitude puisqu’elle dépend des hypothèses de comportements retenues pour les ménages et les entreprises et des disponibilités d’intrants nord-américaines (voir plus bas). Pour leur part, le CBO et le PWBM ont évalué les dépenses de l’IRA liées à la protection du climat à un peu moins de 370 milliards de dollars sur 10 ans (tableau 1).

Le second volet de l’IRA comporte un ensemble de mesures visant à diminuer les frais de santé des ménages modestes, en prolongeant la « Loi des soins abordables » (Affordable Care Act).

Du côté des recettes, ce second volet est assorti de dispositions visant à limiter les hausses de prix de certains médicaments (par exemple, le prix de l’insuline). Au total, selon les estimations du CBO, le coût budgétaire de la prolongation de l’Affordable Care Act s’élève à 64 milliards tandis que les dispositions visant à borner le prix des médicaments permettront aux finances publiques d’engranger une économie de 288 milliards de dollars (tableau 1). Les laboratoires pharmaceutiques participeront donc de manière importante au financement de l’IRA[6]. Les évaluations des dispositions relatives à la santé du PWBM sont du même ordre de grandeur que celles du CBO, à 20 milliards de dollars près sur 10 ans (tableau 1). Comparées aux évaluations des dispositions relatives à l’environnement, celles relatives à la santé ont donné lieu à peu de discussions. Si critique il y a, elle porte sur l’impact potentiellement négatif du plafonnement du prix des médicaments sur l’innovation pharmaceutique.

Les autres recettes de l’IRA proviennent de rentrées fiscales consistant, d’une part, en impôts sur les grandes entreprises (à hauteur de 313 milliards selon le CBO) au travers de l’instauration d’un taux minimum de 15 % sur le revenu des sociétés et, d’autre part, en gains d’efficience dans la collecte des impôts (à hauteur de 125 milliards) du fait de la modernisation des services fiscaux américains. Enfin, une réforme portant sur les reports d’intérêts des gestionnaires de capital-investissement devrait accroître les recettes fiscales de 13 milliards de dollars selon le CBO. Les estimations du PWBM concernant les rentrées fiscales liées à l’IRA sont concordantes avec celles du CBO, à 50 milliards de dollars près sur 10 ans (table 1).

Les évaluations budgétaires concurrentes de l’Inflation Reduction Act (IRA)

Les évaluations du CBO et du PWBM ne font pourtant pas consensus, notamment celles relatives aux dépenses liées au climat et à l’énergie (voir l’étude du Crédit Suisse (2022), celle de Goldman Sachs (2023), Cole et al. (2023), Bistline et al. (2023) et celle de PWBM (2023) qui actualise PWBM (2022)). En résumé, celles-ci pourraient être majorées par un facteur 2, voire par un facteur 3, portant ainsi leur montant à (grossièrement) 800 milliards, voire 1 200 milliards de dollars sur un horizon temporel de 10 ans contre moins de 400 milliards selon le CBO ou le PWBM (tableau 1).

La non-concordance dans les évaluations porte essentiellement sur deux éléments : (a) la massification des véhicules électriques et (b) le déploiement des capacités d’électrification.

Concernant (a), un examen détaillé des évaluations budgétaires du CBO montre que l’acquisition de véhicules électriques (VE) par les ménages et les entreprises est dotée de 14 milliards de dollars à l’horizon de 10 ans. Or, un calcul tenant compte des règles de bonus pour l’acquisition de VE montre qu’au maximum 1,8 million de VE bénéficiera de l’IRA à l’horizon de 10 ans selon le CBO. Sachant qu’aux États-Unis, environ 16 millions de véhicules font l’objet de nouvelles immatriculations chaque année, cela signifie que le CBO a évalué à 1,1 % la part des VE éligibles aux bonus de l’IRA dans les nouvelles immatriculations. C’est infime au regard des déclarations de Joe Biden (qui a émis un souhait de 50 % de VE dans les nouvelles immatriculations) ou des estimations censées mieux refléter les préférences des ménages américains pour les VE (entre 20 % selon Larsen et al. (2022) et 70 % selon Goldman Sachs (2023)). À titre d’exemple, Bistline et al. (2023) ont évalué à 390 milliards de dollars le coût budgétaire des VE dans le cadre de l’IRA, ce qui correspond à une part des VE de 44 % dans les nouvelles immatriculations en 2030 (contre 32 % dans un scénario contrefactuel sans IRA).

Cependant, la prise en compte des contraintes liées au contenu en intrants nord-américains des VE pourrait réduire le déploiement des VE bénéficiant des crédits d’impôt de l’IRA, de même que le prix des VE encore très élevé. Il faut avoir à l’esprit qu’en 2022, la Chine représentait plus des 2/3 des parts de marché mondiales de batteries électriques contre environ 10 % pour les États-Unis. La capacité de l’industrie américaine à développer son secteur des batteries électriques (et pour cela à disposer de suffisamment de matières premières critiques) est donc cruciale pour un recours massif aux subventions de l’IRA[7].

Concernant (b), la vitesse de déploiement des capacités d’électrification dépendra, entre autres, du coût des technologies « propres » (éolien, solaire) mais aussi de celui des capacités de transport et de stockage de l’électricité. Le territoire américain est en effet un grand territoire et l’endroit où l’énergie peut être facilement produite n’est pas forcément celui où elle est très demandée (cas de l’éolien). Là encore, la disponibilité de matières premières critiques sera cruciale pour réaliser les investissements en capacité de production électrique. Selon les hypothèses de modélisation retenues, les capacités d’électrification additionnelles sont évaluées entre 40 et 120 gigawatts par an (voir Bistline et al., 2023). À titre d’exemple, dans leur scenario central, Bistline et al. (2023) évaluent les crédits d’impôt octroyés au titre du déploiement de ces capacités additionnelles à 320 milliards de dollars contre 131 milliards dans l’évaluation du CBO[8].

En avril 2023, le PWBM a procédé à une réévaluation des dépenses budgétaires imputables à l’IRA pour les multiplier lui aussi par un facteur 3. En résumé, à de rares exceptions près, les évaluations du CBO constituent la fourchette basse des évaluations du coût budgétaire de l’IRA.

Impacts macro-économiques de l’IRA

Les modélisations mobilisées par le CBO et l’Université de Pennsylvanie (en août 2022) pour évaluer l’impact macroéconomique de l’IRA aboutissent à la même conclusion : l’IRA n’aura aucun effet sur l’inflation et ce, quel que soit l’horizon temporel retenu. Plus généralement, les modélisations montrent que les effets de l’IRA sur le PIB, la productivité et l’emploi seront faibles relativement à un scénario sans IRA et ce, y compris à long terme (Moodys, 2022 ; Tax Foundation, 2022). Même les modélisations qui contredisent les évaluations budgétaires du CBO n’invalident pas ces conclusions (Bistline et al., 2023).

De prime abord, l’absence d’impact de l’IRA sur l’inflation peut surprendre, eu égard à l’intitulé de la loi. Il est intéressant d’avoir à l’esprit qu’au moment de son vote en août 2022, Joe Biden lui-même a présenté l’IRA comme une loi diminuant le prix de certaines catégories de biens (ceux de l’énergie, ceux des médicaments) plutôt que diminuant le prix de l’ensemble des biens. Bistline et al. (2023) évaluent la baisse des prix de l’électricité au détail imputable à l’IRA à 2,2 % par an à l’horizon 2030 et à 5,4 % à l’horizon 2040. Les évaluations de Roy et al. (2022) vont dans le même sens : ils estiment la baisse des prix de l’électricité au détail imputable à l’IRA comprise entre 5,7 et 6,7 % à l’horizon de 10 ans.

Deux éléments permettent de comprendre pourquoi l’impact de l’IRA sur l’inflation, et plus généralement sur les autres variables macroéconomiques (PIB, salaires, productivité, emploi), sera plutôt limité quel que soit l’horizon considéré :

1. Les dépenses en médicaments et en énergie représentent seulement une petite part du budget des ménages américains. Le poids des prescriptions de médicaments dans l’indice des prix à la consommation américain (IPC) s’établit en effet à 1 % et celui de l’électricité et du gaz naturel à 3,6 %. Dès lors, l’impact d’une baisse du prix de l’énergie et des soins de santé ne peut avoir qu’un impact négligeable sur le niveau agrégé des prix et donc sur l’IPC américain. Selon Larsen et al. (2022), à l’horizon 2030, un ménage américain épargnera l’équivalent de 112 dollars par an du fait de la baisse des coûts de l’énergie. Sur une base de 123,6 millions de ménages américains, cela représente annuellement moins de 14 milliards de dollars, soit 0,06 point de PIB. Plus largement, Roy et al. (2022) estiment qu’un ménage américain moyen économisera annuellement entre 170 et 220 dollars chaque année au cours de la prochaine décennie du fait de factures d’électricité réduites et de coûts des biens et services plus faibles. Au niveau agrégé, l’économie réalisée par les ménages américains serait de l’ordre de 21,5 à 28 milliards de dollars par an, soit 0,09 à 0,12 point de PIB.

2. La réduction du déficit budgétaire imputable à l’IRA, telle qu’évaluée par le CBO, est elle-même faible, de l’ordre de 0,13 point de PIB annuellement. Même si on retient l’hypothèse d’un coût budgétaire plus élevé de l’IRA du fait d’un recours aux crédits d’impôt plus important qu’escompté initialement, le supplément d’impôts payés par les entreprises du fait d’une activité économique davantage stimulée viendra amortir l’impact sur les finances publiques américaines. Il serait donc possible, non pas que le déficit public baisse comme projeté par le CBO, mais qu’il augmente. En point de PIB, l’augmentation du déficit public serait cependant relativement faible y compris si les dépenses budgétaires imputables à l’IRA venaient à être multipliées par un facteur 3.

De la même façon, les pressions inflationnistes liées à la relocalisation d’activités sur le territoire américain où le coût de production est plus élevé qu’à l’étranger (en termes de matières premières et de salaires) verront leur impact « dilué » au niveau macroéconomique.

L’IRA : une concession politique faite aux opposants au BBBA (i.e. au Sénateur Manchin) ?

Compte tenu de l’absence d’impact notable de l’IRA sur l’inflation, on peut s’étonner de son intitulé. Pourquoi ne pas l’avoir nommé, par exemple, Climate Change Act puisque c’est au fond ce que porte cette loi, à savoir l’importance du changement climatique, au-delà de son mode de financement par l’impôt sur les entreprises.

Les discussions entourant le BBBA, nous l’avons rappelé, interviennent dans un contexte économique et politique particulier. Les États-Unis renouaient avec des hausses de prix sans précédent depuis 40 ans que certains, dont le sénateur Manchin, attribuaient à des soutiens budgétaires trop importants. En juillet 2022, au moment où ce dernier négociait le contenu du BBBA à la baisse, le taux d’inflation américain frôlait les 9 % et constituait une variable très scrutée par la population. De son côté, Joe Biden ne pouvait faire l’économie d’une loi portant des ambitions climatiques : il lui fallait concrétiser son retour dans les accords de Paris auprès de ses partenaires internationaux et ainsi satisfaire son électorat de gauche sensibilisé aux questions écologiques. Joe Biden se devait donc de trouver un accord avec le sénateur Manchin. D’où la tentation forte de laisser nommer la nouvelle mouture du BBBA « loi de réduction de l’inflation ». Après tout, elle promettait a minima la baisse des prix des médicaments et de l’énergie … « It fit the politics of the moment ».


[1] Je remercie Christophe Blot, Sarah Guillou et Xavier Ragot pour leurs discussions et remarques sur une précédente version de ce texte. Les éventuelles erreurs et omissions demeurent de ma seule responsabilité.

[2] Sur le débat, on pourra consulter, outre Aurissergues, Blot et Bouzou (2021), les travaux de Bianchi et al.(2021), Ball et al. (2022) ou encore Jorda et al. (2022).

[3] Voir Bistline et al. (2023) et Kleimann et al. (2023) pour davantage de détails.

[4] L’origine nord-américaine des intrants inclut, outre les États-Unis, le Canada et le Mexique.

[5] Concernant les VE, l’exigence de contenu en intrants d’origine nord-américaine est cependant levée lorsque le véhicule est acquis en leasing.

[6] Les prix des médicaments américains sont parmi les plus élevés au monde.

[7] A ce jour, les ventes de VE aux États-Unis se sont révélées plutôt décevantes. Depuis le 1er janvier 2023, date d’entrée en application de l’IRA, on observe seulement une légère accélération des immatriculations de VE : elles ont atteint, en moyenne mensuelle, 91 109 unités au cours du 1er semestre 2023 contre 63 045 unités sur l’année 2022, soit respectivement 6,9% et 5,3 % des nouvelles immatriculations de véhicules (source : Automotive News). Pour certains modèles de VE, pourtant éligibles aux subventions de l’IRA, les délais de livraison se sont substantiellement raccourcis, voire les stocks ont commencé à augmenter. Le prix des VE, encore élevé, et l’anxiété d’autonomie (range anxiety) liée à la crainte de ne pouvoir recharger la batterie au moment opportun, constitueraient à ce jour les principaux freins à l’émergence de la VE aux États-Unis. L’accroissement des investissements dans les infrastructures de recharge est censé réduire à terme l’anxiété d’autonomie des automobilistes américains.

[8] Un an après la signature de l’IRA, 50 projets de production d’énergies renouvelables ont été recensés par Bank of America, pour un montant total de 30 milliards de dollars et la création de 18 000 emplois. Pour autant, ces investissements ne devraient se matérialiser qu’à partir de 2024 ou 2025 et aucun chiffrage n’a été avancé concernant leur impact sur les finances fédérales. Cependant, si on suit la pratique usuelle consistant à l’évaluer à hauteur de 40 % des investissements, cet impact se monterait à ce jour à 12 milliards de dollars pour des capacités additionnelles d’électrification de 25 gigawatts. Selon Bank of America, un certain nombre de projets dans l’éolien a été mis en attente faute de clarté suffisante dans la législation, d’où des investissements encore très timides dans la production d’énergies renouvelables.




Existe-t-il de très bons arguments en faveur d’un prélèvement exceptionnel sur le patrimoine ?

par Guillaume Allègre

Le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz évoque la proposition d’un prélèvement exceptionnel sur le patrimoine des plus aisés afin de financer la transition climatique. Cette proposition est précisée dans une tribune du Monde signé par Jean Pisani-Ferry. On peut regretter que le débat suivant la publication de ce rapport ne porte pas principalement sur le climat et qu’il se soit focalisé sur la proposition de prélèvement exceptionnel de 5 % sur le patrimoine financier des plus aisés. Pour autant, et puisque la discussion porte sur l’équité du financement de l’action publique, elle mérite d’être menée jusqu’au bout.



         13. Pour financer la transition, au-delà du redéploiement nécessaire des dépenses, notamment des dépenses budgétaires ou fiscales brunes, et en complément de l’endettement, un accroissement des prélèvements obligatoires sera probablement nécessaire. Celui-ci pourrait notamment prendre la forme d’un prélèvement exceptionnel, explicitement temporaire et calibré ex ante en fonction du coût anticipé de la transition pour les finances publiques, qui pourrait être assis sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés. Rapport Pisani-Ferry – Mahfouz, Synthèse.

Une proposition de politique publique, normative, n’est pas vraie ou fausse mais convaincante ou non convaincante. Elle peut s’appuyer sur des hypothèses comportementales vraies ou fausses, mais la conclusion porte sur ce que l’on devrait faire et non sur ce qui est, et doit donc convaincre. Idéalement, elle doit convaincre largement les personnes concernées, en l’occurrence dans le cadre fiscal, nous tous, des économistes aux citoyens en passant par le personnel politique. Pour être convaincant, il est nécessaire de montrer et discuter des justifications, expliciter les arbitrages, l’analyse coût-bénéfice, discuter des hypothèses…. La barre est haute car nous ne changeons pas d’avis si facilement, et encore moins en matière fiscale : chacun a son idée sur la meilleure façon de prélever l’impôt.

Quels sont les critères pour juger de propositions normatives découlant d’un modèle économique normatif ? Premièrement les hypothèses doivent être réalistes. Les conclusions normatives ne peuvent être testées, elles découlent des hypothèses de manière logique et donc ne peuvent avoir plus de force que l’hypothèse la plus faible. Deuxièmement, comme il s’agit de convaincre, il est nécessaire de partir d’objectifs sociaux et de valeurs partagés, ou du moins pouvant faire l’objet d’une discussion publique. Il est nécessaire de répondre aux objections : peut-être que le modèle n’est pas assez réaliste ou que d’autres objectifs sociaux ne sont pas pris en compte. Parfois le problème n’est pas ce qui est dans le modèle mais dans ce qui n’y est pas : la discussion doit donc être large et pluraliste. Enfin, les propositions doivent être comparées aux alternatives possibles et il faut pouvoir convaincre que le modèle économique utilisé est le plus adapté pour comparer ces alternatives, c’est-à-dire qu’il modélise l’élément crucial ou les éléments cruciaux.       

Quid de la proposition d’impôt exceptionnel sur le patrimoine financier des plus aisés ? Xavier Ragot, cité par Pisani-Ferry, résume l’argument principal :

La fiscalité du capital possède un avantage par rapport à la fiscalité du travail : elle génère des ressources élevées sans désinciter au travail. Bien sûr, l’anticipation d’une fiscalité du capital élevée réduit les incitations à épargner, ce qui réduit les fonds disponibles pour investir. De ce fait, la hausse de la fiscalité du capital non anticipée et transitoire, avec un engagement de l’État à ne pas utiliser cet outil dans le futur, possède l’avantage de générer des ressources sans réduire les incitations à l’épargne, ce qui est un résultat standard (Farhi, 2010). La politique optimale consiste en une hausse de la taxation du capital en une fois pour générer des ressources fiscales égales à la valeur actualisée nette des dépenses d’investissement prévues.

C’est le cœur de l’argument, celui qui mérite d’être discuté. Le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz propose de calibrer l’impôt en « fonction du coût anticipé de la transition pour les finances publiques ». En pratique, le prélèvement pourrait être de 5% sur le patrimoine financier des 10% les plus aisés, patrimoine financier valorisé dans le rapport à 3 000 milliards d’euros[1], ce qui rapporterait 150 milliards – ou 5 points de Pib – sur les trente ans pendant lesquels le gouvernement s’engagerait à ne pas recourir à un nouveau prélèvement exceptionnel, soit 0,16 point de Pib par an.  Les auteurs préconisent en effet des facilités de paiement sur le paiement qui pourrait être lissé durant une longue période. Ce point n’est pas défini précisément mais a pour objet de contourner les difficultés de liquidité afin que les propriétaires ne soient pas obligés de vendre pour payer l’impôt[2].

Il existe des objections qui méritent discussion :

  • Le prélèvement unique exceptionnel ne respecte pas le principe d’égalité devant l’impôt. Il traite le patrimoine financier et foncier de façon différente. Il faudrait le justifier vis-à-vis des objectifs poursuivis. Le rapport évoque l’idée qu’« une part du patrimoine immobilier tend à être dévalorisée par le changement climatique et que les dépenses d’atténuation pèsent sur les propriétaires »[3] mais ce n’est pas très convaincant : l’impact du changement climatique sur les actifs sera hétérogène à l’intérieur de chaque classe d’actifs. La valorisation d’une maison en bord de mer pourra se déprécier si elle est victime d’érosion, ou s’apprécier si le climat est apprécié pour sa fraicheur. En termes financiers, l’impact ne sera pas le même si l’on détient des actifs fossiles ou renouvelables. Si l’idée est de taxer les gagnants alors il faut attendre de connaître qui seront les gagnants et imposer toutes les plus-values réelles. Un financement par la dette peut alors se justifier par l’attente des informations pertinentes.  Le prélèvement ne respecte pas non plus l’équité intertemporelle devant l’impôt : pourquoi exonérer les patrimoines de demain ? La proposition implique que l’imposition soit explicitement temporaire, le gouvernement s’engageant à ne plus y recourir. Le rapport propose aussi des facilités de paiement. Dans 10 ans, une personne qui avait un actif fossile en 2023 continuerait alors de payer la contribution, alors que l’actif n’a plus de valeur, tandis que le milliardaire de 2033, qui profite éventuellement du changement climatique, n’en paierait pas ? Un impôt annuel sur le patrimoine semble préférable de ce point de vue :
  • Le prélèvement doit être non-anticipé, pour que tout ou partie des patrimoines ne soit pas transféré à Bruxelles ou Genève. Cela pose un problème démocratique car il nécessite un élément de surprise, peu compatible avec l’idée de consentement à l’impôt. Evidemment, en cas d’extrême urgence, comme une tentative d’invasion militaire par un pays étranger, il est parfois nécessaire d’agir en urgence, mais cela ne semble pas être le cas ici, notamment en regard des montants : 5 points de Pib sur trente ans alors que la France a ajouté 20 points de Pib d’endettement lors de la crise Covid. Même si l’investissement a un caractère d’urgence, il semble préférable de prendre quelques mois pour délibérer sur la manière la plus équitable de le financer collectivement ;
  • Le caractère exceptionnel doit être crédible : pour que le prélèvement soit sans effet sur l’épargne, le gouvernement doit s’engager de façon crédible à ne pas recourir de nouveau à un prélèvement exceptionnel. Pour cela, le rapport propose de calibrer le prélèvement sur « le coût anticipé de la transition ». Toutefois il existe des incertitudes importantes sur ce coût, que l’on découvre petit à petit. De plus, il existe d’autres chocs sur l’économie (pandémie, guerres, dégâts environnementaux…) qui arrivent régulièrement de manière non anticipée. Si le gouvernement prélève de façon exceptionnelle aujourd’hui, des acteurs économiques rationnels anticiperaient que la probabilité qu’il prélève de façon exceptionnelle demain est non-nulle, ce qui réduit l’épargne, et surtout accroît l’incitation à placer son épargne dans un pays n’ayant jamais pratiqué de prélèvement exceptionnel et donc plus crédible de ce point de vue. Les raisons pour prélever de nouveau ne manquent pas, la première étant un coût initial de la transition climatique qui pourrait être sous-estimé. Dans ce cas, le gouvernement se retrouve dans les mêmes circonstances qui l’ont amené à un premier prélèvement exceptionnel, d’autant plus si les agents économiques n’ont pas réagi la première fois. Il serait alors tout à fait rationnel pour ce gouvernement d’effectuer un second prélèvement exceptionnel, puis un troisième si nécessaire et tant que les acteurs économiques ne réagissent pas. Mais il est probable à ce point que les acteurs économiques finissent par réagir et de fait qu’ils réagissent dès le départ. L’analyse économique, y compris néo-classique en anticipation rationnelle, souligne depuis longtemps les problèmes de cohérence intertemporelle : le résultat d’optimalité d’une contribution exceptionnelle n’est de fait pas si standard ;
  • Si on ajoute d’autres objectifs aux pouvoirs publics, dont l’égalité, pourquoi se limiter à 5% du patrimoine financier des plus aisés ? Pourquoi pas 49%, avec montée proportionnelle de l’État dans le capital des entreprises[4] ? Cela permettrait à l’État de participer à leurs bénéfices sans avoir à prélever d’impôt sur les sociétés. Cette semi-expropriation exceptionnelle permettrait ainsi de réduire les impôts et donc les distorsions ! Cela réduirait les inégalités de patrimoine et de revenus et permettrait d’augmenter l’épargne : sans IS, le rendement de l’épargne restante serait plus élevé ; de plus les propriétaires expropriés auraient une épargne plus faible et donc une incitation importante à la reconstituer. Ce résultat est cohérent avec les hypothèses prises pour justifier le prélèvement exceptionnel, et d’autant plus cohérent que plus l’État prélève dès le départ, plus il est crédible qu’il ne prenne pas plus par la suite. La question du réalisme d’un tel modèle mérite cependant d’être débattue[5].

La littérature en fiscalité optimale n’a jusqu’ici pas produit de consensus sur la façon d’imposer le patrimoine (revenus et stock). Il existe néanmoins de bonnes raisons de l’imposer :

  • D’un point de vue éthique, le capital (stock mais surtout revenus) augmente la faculté contributive de ses détenteurs. Du point de vue de la juste contribution aux charges publiques, on peut également souligner que les avantages des dépenses en termes de protection des droits de propriété (police, justice, armée, stabilité financière) bénéficient aux individus ou foyers de façon proportionnelle à leur patrimoine, ce qui de ce point de vue justifie une imposition du stock de patrimoine. D’un point de vue méritocratique, on peut vouloir traiter les revenus du travail et les revenus hérités de façon différente. Si les droits de succession sont impopulaires, l’impôt sur le patrimoine peut s’y substituer ;
  • D’un point de vue comportemental, l’imposition du patrimoine se justifie par le fait que des revenus du travail peuvent être convertis en revenus du patrimoine par les indépendants et actionnaires majoritaires d’entreprises. De plus, ces revenus du travail peuvent être convertis en revenus non imposables du patrimoine via les bénéfices non distribués (voir IPP, 2023 : « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? »). De plus, taxer le stock de patrimoine plutôt que les revenus réduit les désincitations (argument d’Allais).

À l’heure actuelle, le principal argument contre la taxation du patrimoine est sa forte mobilité, ce qui explique la baisse continue de l’impôt sur les sociétés (peut-être stoppée par un accord international ?).

Dans ce contexte, y-a-t-il de meilleures alternatives à un prélèvement exceptionnel sur les patrimoines financiers des plus aisés ? Au-delà de la fiscalité optimale, que nous apprennent les débats sur les bonnes pratiques en matière fiscale ? Pendant longtemps, l’économie politique a réfléchi sur la fiscalité en termes de maximes ou principes. Par exemple, dans Richesse des nations (1776), Smith propose les maximes suivantes :

  • « Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État. »
  • « La taxe ou portion d’impôt que chaque individu est tenu de payer doit être certaine, et non arbitraire. »
  • « Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer les moins gênants pour le contribuable. »
  • « Tout impôt doit être conçu de manière à ce qu’il fasse sortir des mains du peuple le moins d’argent possible au-delà de ce qui entre dans le Trésor de l’État. »

Selon ces critères, d’autres modes de financement, plus convaincants, peuvent être proposés.

Que faire face au financement de la transition climatique ?

Au premier ordre, un besoin de financement supplémentaire de 5 milliards par an est très faible par rapport aux 1 500 milliards de dépenses publiques en 2022. Ces 0,3% ne constituent pas un choc et peuvent être financés selon les mêmes critères que les autres dépenses publiques.

Les pouvoirs publics peuvent également choisir de cibler le capital des ménages pour des raisons d’acceptabilité politique de la transition et en présence de justifications plurielles de l’imposition. Les impôts annuels ― cohérents dans le temps ― à taux faibles et assiettes larges, et multiples assiettes (revenus, stock, transmission) sont préférables. À jugements relatifs sur l’équité de ces impôts constants, et étant donné que le rendement budgétaire des impôts reposant sur le patrimoine des ménages est de 80 milliards en 2016 (Cour des comptes), une augmentation de 6% des taux permet de financer les montants évoqués.

Il est néanmoins possible de faire mieux si les impôts actuels ne sont pas jugés équitables ou si l’objectif est de cibler les gagnants et d’épargner les perdants du « choc climatique ». Afin de mieux respecter l’équité horizontale, nous avons ainsi plaidé pour l’imposition de l’ensemble des plus-values (réelles) réalisées, immobilières et financières, aujourd’hui largement exonérées ou effacées lors des transmissions (voir Allègre, Plane, Timbeau, 2012 : Réformer la fiscalité du patrimoine ? ; Allègre, 2022 : Repenser la fiscalité lors de l’héritage ; Le Monde, 2023 : « Transition écologique : « Il n’y a pas d’instrument fiscal miracle qui allie à lui seul rendement, réduction des inégalités et de la pollution»).

Un impôt sur les plus-values réelles permettrait de faire contribuer davantage les gagnants, et de faire contribuer le foncier à la hauteur du financier. Par rapport à un impôt annuel sur le patrimoine, auquel il pourrait se rajouter, il ne pose pas de problème de liquidité puisque les propriétaires viennent de vendre et peuvent donc supporter le taux du prélèvement forfaitaire unique (30 %). Cet impôt s’appliquerait à toutes les plus-values réelles, en tenant compte de l’inflation, et serait reporté en cas de réinvestissement immobilier pour ne pas désinciter à la mobilité. Les plus-values tiendraient également compte des frais de rénovation, notamment thermique, ce qui serait incitatif. Elles ne seraient plus effacées lors des successions, et l’impôt pourrait même être payé à cette occasion sur les plus-values latentes – ou reportées (jamais effacées) dans des circonstances particulières à définir (transmission d’une entreprise familiale[6]). Le montant à attendre d’une telle imposition dépend des circonstances futures mais pourrait rapporter, en brut, entre 1 et 2 points de produit intérieur brut chaque année, si on prend comme référence l’évolution des patrimoines des dix ou vingt dernières années, et selon le coût (à court-terme) des reports d’imposition lors des transmissions.


[1] Selon le rapport : « L’actif financier net des ménages était de 4 700 milliards d’euros en 2021, dont 3 000 milliards pour les 10 % les mieux dotés. Un prélèvement forfaitaire exceptionnel de 5 %, dans une fenêtre de trente ans, rapporterait donc 150 milliards, soit un peu plus de 5 points de PIB au total. Sources : Banque de France pour le montant du patrimoine des ménages ; Insee pour leur répartition. »

[2] Certains ménages pourraient en effet ne pas être en mesure de faire face à un prélèvement unique à hauteur de 5 % de leur patrimoine financier. Il y a donc un risque de liquidité. L’étalement du prélèvement sur plusieurs d’année permet donc d’éviter cet écueil.

[3] p. 120.

[4] De même que de nombreux pays ont déjà pratiqué la nationalisation-expropriation (partielle ou totale) des entreprises étrangères.

[5] Montrer qu’avec les mêmes hypothèses, on peut arriver à des conclusions que les auteurs ne défendent pas n’est pas une invitation à discuter du calibrage du modèle, c’est un raisonnement par l’absurde visant à disqualifier le modèle.

[6] Aujourd’hui les systèmes d’abattement ou d’exonération incitent à la détention potentiellement inefficiente d’actifs afin de bénéficier d’une exonération d’impôt sur des plus-values (qui constituent des revenus réels). Un tel système pose ainsi des problèmes à la fois du point de vue de l’efficacité et du point de vue de l’équité.




Pour ouvrir le débat : dix observations à propos du rapport “Les incidences économiques de l’action pour le climat”

par Jean-Luc Gaffard [1]

Introduction Le rapport Les incidences économiques de l’action pour le climat [2] propose une approche des problèmes posés par la transition écologique étayée sur un ensemble de réflexions et d’analyses qui a le mérite de formuler un scénario argumenté, clair et cohérent pouvant servir de guide à la politique économique. Le propos qui suit est d’ouvrir le débat sur les choix assumés dans le rapport, en tout premier lieu celui de plaider pour un rythme accéléré d’une transition qui, de ce fait, a immédiatement un coût élevé et doit être pilotée par l’État. Si une telle accélération devait provoquer des destructions excessives et cumulatives, le problème pourrait se poser dans des termes différents car il faudrait concilier le temps propre en l’occurrence du changement climatique avec celui des mutations des structures productives et des habitudes de consommation, ce qui aurait pour effet de mettre au centre du jeu le comportement des entreprises et des institutions financières en présence d’irréversibilité et d’incertitude.



1. Le rapport Les incidences économiques de l’action pour le climat énonce trois propositions. Une mutation rapide du tissu productif est nécessaire pour répondre à l’ampleur du changement climatique. Elle doit résulter de choix publics au contraire de ce qui s’est produit dans le cas des mutations énergétiques précédentes qui étaient longues à prendre place et relevaient du choix des entreprises guidé par les forces du marché. Le montant considérable des investissements publics requis devra être financé par la dette publique ou la fiscalité.

Première observation. Le scénario que ces propositions décrivent n’est confronté à aucun autre, au motif d’être compatible avec le scénario national bas carbone et de répondre à l’urgence climatique qui prime sur toute autre considération et devient l’unique objectif. Il a une dimension essentiellement macroéconomique et ne retient pour engager la transition climatique que la seule action publique dont l’efficacité est subordonnée à la capacité du gouvernement de s’en donner les moyens. Le propos de ce qui suit est d’en établir certaines limites.

2. Le discours repose sur la modélisation de trajectoires optimales qui répondent à des objectifs techniques de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il est avant tout question de remplacer un capital « brun » par un capital « vert », un capital « carboné » par un capital « décarboné », au terme d’une phase de transition au cours de laquelle il faut s’attendre à un ralentissement temporaire des gains de productivité et de la croissance.

Deuxième observation. Le changement relève d’un mécanisme de substitution de capital physique à des ressources fossiles sous l’influence du progrès technique, un mécanisme qui était déjà celui retenu en réponse au défi de la finitude du stock de ces ressources sur laquelle alertait le Rapport du Club de Rome paru en 1972[3]. Pourtant, ce n’est pas d’une simple substitution de facteurs dont le résultat serait connu dont il s’agit, mais d’une substitution de processus. À l’irréversibilité qui tient à l’épuisement des stocks de ressources primaires (et à l’accumulation du stock de carbone) s’ajoute celle liée à la non-transférabilité de nombre d’équipements et de qualifications[4]. Une capacité de production ancienne doit être détruite et une nouvelle doit être construite. Un tel processus de destruction créatrice (au sens de Schumpeter de rupture d’un équilibre), non seulement prend du temps, mais s’inscrit également dans un contexte où à l’irréversibilité des décisions d’investissement vient s’ajouter une incertitude relative à l’information sur les technologies et les préférences futures. Les déséquilibres peuvent perdurer voire s’amplifier. De telle sorte qu’il est difficile de s’abstraire de la question de la viabilité du sentier suivi comme conséquence de ce qui est une véritable révolution industrielle.

3. Sans nier la possibilité de survenance de déséquilibres notamment sous la forme de chômage et d’inflation, l’analyse présente des changements économiques définis par des nouvelles technologies et de nouvelles préférences. Seule est alors débattue la question du rythme du changement dont la réponse est dans les mains des pouvoirs publics et dont il est recommandé l’accélération.

Troisième observation. Cette analyse mise sur la connaissance par les décideurs publics des technologies et des préférences, y compris à moyen terme. Or les facteurs d’incertitude y compris d’ordre géopolitique restent considérables. Une transition brutale et rapide pourrait alors se traduire par des destructions répétées d’actifs physiques et humains liées à des bifurcations successives dues à des erreurs d’anticipation notamment sur la nature des technologies avec comme conséquence possible des difficultés rencontrées par les entreprises une hausse du taux de chômage et des baisses de revenus qui menaceraient la viabilité de la transition.

En arrière-plan des déséquilibres sectoriels (entre offre et demande), se profilent des distorsions dans la structure temporelle du tissu productif, entre construction et utilisation de capacités de production, qui tiennent à ce que les investissements coûtent avant de rapporter un revenu avec comme conséquence que les ressources libérées, qu’il s’agisse de ressources financières ou de ressources humaines (les qualifications) sont insuffisantes au regard des besoins des nouvelles activités. Le revenu global, le niveau global de l’emploi et les gains de productivité s’en trouvent affectés négativement[5].

Les déséquilibres sectoriels induisent des réactions le plus souvent asymétriques – prix et salaires étant plus flexibles à la hausse qu’à la baisse – avec pour effet d’une variance accrue une augmentation simultanée du taux d’inflation et du taux de chômage[6]. Ces phénomènes traduisent la dépendance de sentier qui lie le nouveau à l’ancien. L’amplification de l’un ou de l’autre est d’autant moins exclue que les déséquilibres sont fortement accrus d’entrée de jeu du fait d’une transformation trop brutale et trop rapide de l’appareil productif.

4. La mutation est assimilée à un choc d’offre auquel doit répondre un changement des préférences impulsé par des incitations notamment sous la forme de subventions publiques. Le bien-être reste implicitement établi en relation avec les fonctions d’utilité individuelles et renvoie à ce que devrait être la société au terme de la transition. Dès lors, se posent, uniquement, deux questions : celle d’une mesure de l’utilité qui inclurait des aspects non monétaires, hors des aspects environnementaux, et celle de l’existence de biais cognitifs, qui appellerait l’introduction de correctifs.

Quatrième observation. Le bien-être n’est pas mis en rapport avec les changements intervenus dans les conditions de production et de répartition, et donc avec les déséquilibres qui surgissent en cours de route comme conséquence de ces changements[7]. Rien n’est dit de la façon dont l’évolution des montants et de la structure des revenus influence les préférences, qu’il s’agisse des effets sur la taille des marchés ou des effets d’hystérèse sur les choix individuels. Des préférences existent initialement, de nouvelles préférences définies a priori répondent à l’urgence écologique, ce qui se passe en cours de route est supposé n’avoir aucun effet sur le point d’arrivée. La théorie économique « ordinaire » du bien-être est sauve puisque, in fine, production et répartition reflèteront les préférences retenues d’emblée comme optimales (par la collectivité) au regard de la contrainte environnementale. Il est pourtant difficile de négliger aussi bien l’influence en cours de route sur la production de l’évolution des volumes et de la structure de la demande que l’inertie des habitudes de consommation. De là, sans doute, la nécessité d’éviter des ruptures trop brutales du côté de la production et leurs effets destructifs.

5. La transition a des effets sur les inégalités attribués dans le rapport, non aux différences de revenus, mais à d’autres dimensions de la différenciation entre les ménages que sont le type de logement ou le type de lieu de résidence, ce qui implique d’établir des règles de redistribution sur d’autres critères que les critères de revenu. Il est avant tout question de partage équitable des sacrifices à l’aide de dispositifs conditionnels de soutien public particulièrement délicats à mettre en œuvre.

Cinquième observation. Les différences de sacrifice entre ménages, qui ne sont pas directement attribuées aux écarts de revenus, leur sont souvent corrélées. En outre, la répartition primaire des revenus liée à la qualité des emplois et aux niveaux de salaire n’est pas prise en considération alors que la transition appelle une restructuration du tissu productif et une recomposition des métiers dont il faudrait considérer les effets précisément sur la qualité des emplois et les niveaux de salaires au lieu de tout miser sur la redistribution bien que cela reste difficilement modélisable.

6. Le financement public de la transition repose sur un redéploiement des dépenses publiques, principalement les dépenses fiscales, un endettement public accru et un alourdissement de la fiscalité. Le redéploiement des dépenses dont le potentiel est significatif n’est pas jugé suffisant à lui seul. L’endettement est jugé souhaitable tant que le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, mais cette possibilité est frappée d’incertitude. Une hausse temporaire des prélèvements obligatoires, en l’occurrence sur le patrimoine financier, est recommandée.

Sixième observation. Chacune de ces modalités de financement soulève des difficultés. Un redéploiement brutal et rapide ne peut que mettre en difficulté des entreprises, faute pour elles d’avoir le temps nécessaire pour s’adapter, et déstabiliser les recettes fiscales. Un alourdissement de la dette publique est d’autant plus difficilement envisageable que le taux de croissance pourrait être trop faible. Opérer une substitution entre « bonne » et « mauvaise » dette est d’autant plus délicat à mettre en œuvre qu’il est difficile de les distinguer notamment si l’on reconnaît la nécessité des dettes consenties pour faire face aux chutes de revenus et d’emploi nées de la transition. Reste effectivement la hausse des prélèvements obligatoires sur le patrimoine financier dont on voit, cependant, mal comment elle pourrait être non anticipée et surtout en quoi son caractère temporaire serait crédible et préviendrait tout changement de comportement des détenteurs de capitaux dans un contexte de forte volatilité avec possibilité de fuite des capitaux et de chute des cours.

Il pourrait, en revanche, être opportun de reprendre la question du financement de la transition en rappelant que les investissements dans de nouvelles activités peuvent être financés à partir des profits réalisés dans les anciennes activités autrement que par la taxation des unes et les subventions aux autres. Le revenu de l’exploitation des ressources pétrolières doit pouvoir aider au financement des investissements dans les énergies renouvelables comme le fait TotalEnergies en dédiant 25% de ses investissements au renouvelables à partir de ses revenus pétroliers et gaziers, de même que la vente de véhicules thermiques doit pouvoir aider au financement des investissements dans les véhicules électriques. Ce n’est pas, alors, une affaire de dette ou de fiscalité publiques, mais une affaire de gestion financière des entreprises impliquant leurs relations avec les détenteurs de capitaux dont la patience devrait aider à rendre viable la transition. D’autant que la demande de pétrole ou celle de véhicules thermiques, pour reprendre ces exemples, ne diminuent pas pour la simple raison que l’offre en est restreinte. Il faudrait plutôt s’attendre, dans ce cas de figure, à une hausse des prix et des pertes de pouvoir d’achat.

7. La transition climatique est présentée comme une composante significative du retour de l’inflation à court terme et comme un facteur de réduction de sa volatilité à long terme. Non sans faire état de difficultés à moyen terme, liées notamment aux tensions sur les marchés de matériaux critiques, qui seraient toutefois progressivement absorbées. Ce à quoi s’ajoutent les tensions suscitées par ce qui est présenté comme un choc d’offre négatif à court ou moyen terme (une hausse des coûts) et plus généralement comme des frictions jugées peu alarmantes. Dans cette perspective, la politique monétaire n’est retenue que comme un outil indirect de la transition climatique et doit finalement n’avoir d’autre objectif que la stabilité des prix. Il n’est plus question d’assouplissement quantitatif « vert », seule est débattue la question de la cible d’inflation à retenir avec comme seule conclusion la nécessité d’agir avec doigté sur les taux d’intérêt.

Septième observation. La politique monétaire est censée devoir poursuivre une cible qui recouvre un ensemble de prix d’équilibre incluant les taxes à commencer par la taxe carbone. La seule vraie préoccupation reste, dans cette approche, de casser les anticipations d’inflation. Les comportements des entreprises en matière de production, d’emploi et d’investissement face aux déséquilibres ne sont pas évoqués ou, plus précisément, sont supposés répondre mécaniquement à la contrainte monétaire. Il est, pourtant, intéressant de noter que l’un des rares passages du rapport où il est question des entreprises est celui dans lequel est mentionnée une étude de la Banque de France qui conduit celle-ci à retenir comme seul scénario vertueux en termes d’inflation celui dans lequel la transition serait pilotée par l’investissement privé qui permettrait d’augmenter l’offre à hauteur de la demande et donnerait lieu à des gains de productivité. Si tel est vraiment le cas, il est difficile de réduire le contrôle de l’inflation à celui du taux d’intérêt et de ne pas envisager plus avant le fonctionnement des marchés du crédit. Cela signifie d’accepter des tensions inflationnistes dès lors qu’elles résultent d’investissements « verts » qui ont un coût avant de produire des revenus. Cela signifie aussi de prendre garde à des risques de déflations non maîtrisables. Autant d’objectifs qui requièrent d’associer à la politique monétaire des mesures visant à la réorganisation du système financier de façon à privilégier des engagements à long terme.

8. La question européenne et celle des relations internationales sont principalement abordées dans le rapport sous l’angle des stratégies mises en œuvre par les différents ensembles géopolitiques. La tarification du carbone est au cœur de la stratégie de l’Union Européenne. Elle est présentée comme celle qui a la faveur des économistes parce qu’elle repose sur le signal-prix, procure des recettes qui peuvent être redistribuées, et garantit l’efficience des choix individuels des entreprises et des ménages. Les subventions à destination des entreprises pour stimuler la production d’énergie verte, les véhicules électriques ou à hydrogène et l’industrie verte sont privilégiées par la stratégie américaine avec l’adoption de l’Inflation Reduction Act. Leur montant n’est pas fixé a priori : il dépend de la demande et non d’enveloppes budgétaires préalablement arrêtées. Le financement prévu repose sur la fixation d’un taux de taxation plancher du profit des sociétés (15%) et la diminution du prix des médicaments, donc des profits de l’industrie pharmaceutique : ni l’une, ni l’autre de ces mesures ne relève d’une taxation du capital.  Les subventions aux entreprises sont également privilégiées par la stratégie chinoise. Les différences de prix moyen du carbone entre ces entités reflètent ces différences de stratégie.

Huitième observation. Si le risque encouru par les pays de l’Union Européenne de perte de compétitivité conduisant à une désindustrialisation est mentionné, aucune discussion n’est engagée sur ce qui la distingue vraiment des autres ensembles. Ce qui est considéré comme ayant la faveur des économistes repose sur des éléments de doctrine pour le moins fragiles. La stratégie préconisée dans le rapport allie le rôle du marché, réduit au mécanisme des prix, à des investissements publics massifs. La stratégie américaine s’appuie sur l’initiative des entreprises, sous condition pour elles de conduire des choix innovateurs. Ce qui les distingue est que l’une mise tout sur l’action publique, l’autre reconnaît aux entreprises (non au seul jeu des prix sur des marchés concurrentiels) une place déterminante.

9. Le choix explicite d’une croissance « verte » repose sur l’idée que la productivité est une donnée purement technique, dont les variations reflètent l’évolution des parts respectives de technologies « brunes » et technologies « vertes ». Ainsi diminue-t-elle au début de la transition en raison de l’avantage en termes de coût acquis par les technologies « brunes » avant d’augmenter à mesure que les technologies « vertes » sont davantage demandées et mises en œuvre et que s’installe le nouvel équilibre.

Neuvième observation. La transition écologique est un bouleversement d’une telle ampleur qu’il échappe à une approche en termes d’équilibre. La productivité mesurée le long du sentier de transition ne reflète pas seulement les techniques mises en œuvre. Elle reflète aussi les défauts de coordination (la persistance des déséquilibres et les différences de temporalité des évolutions du produit et de l’emploi), qui explique ce que l’on appelle le paradoxe de la productivité. Il suffit pour que la productivité baisse que le produit diminue plus vite que l’emploi, ce qui peut survenir y compris si le plein emploi devait être maintenu par une baisse des salaires[8]

Le sujet est, certes, celui de l’aptitude de l’économie engagée dans la transition écologique à retrouver un taux de croissance suffisamment élevé en contrepartie de l’endettement nécessaire, mais surtout son aptitude à maîtriser des fluctuations, que l’on ne peut pas assimiler à des soubresauts, pendant la période de convergence vers un taux de croissance de la productivité préalablement déterminé. Le sujet n’est pas de réaliser un équilibre qui serait aussi un optimum, mais de s’assurer de la viabilité d’une évolution hors de l’équilibre dans un contexte d’incertitude radicale. Le contrôle des fluctuations nées des ruptures des modes de production et de consommation procède, non seulement d’interventions publiques globales, mais aussi de la façon dont sont organisés les entreprises et les marchés. Ces modes d’organisation doivent être définis en rapport avec l’exigence de viabilité globale de l’économie, autrement dit en établissant un fondement macroéconomique des comportements microéconomiques, ce qui n’est autre qu’une invitation à considérer la structure des agrégats y compris leur dimension institutionnelle et organisationnelle.

10. L’analyse des incidences économiques de l’action pour le climat s’inscrit dans une démarche suivant laquelle l’offre commande la demande tout en faisant de la production le décalque de technologies et de préférences préalablement déterminées en relation avec des contraintes physiques (climatiques) elles-mêmes assimilées à des données objectives. Ce qui fait sa « nouveauté » est que le choix des technologies et des préférences devient une affaire collective, entendez par là publique.

Dixième observation. Deux visions de la production s’opposent : une vision ex post et une vision ex ante, qui commandent la démarche d’analyse des phénomènes de transition[9]. L’analyse économique de la transition écologique communément retenue relève de la première catégorie. La production est vue comme finalement adaptée à des technologies et des préférences « vertes » données. Certes, les anciens équipements et les anciennes qualifications doivent être remplacés. Cela crée des déséquilibres, mais ceux-ci sont jugés temporaires (transitoires). Seule est considérée la vitesse du changement que l’on entend aligner sur la vitesse du changement climatique. Le temps dans sa complexité n’est pas considéré si l’on entend par là l’articulation entre l’irréversibilité des investissements en capital physique comme en capital humain et l’incertitude qui pèse à la fois sur les technologies et les préférences. Or dans un tel contexte, imposer un rythme élevé de changement augmente les coûts immédiats, qu’il s’agisse des coûts financiers ou des coûts humains, et rompt sur le papier les liens entre le passé et le futur à commencer par les liens financiers. Cela a une double conséquence : d’une part, le comportement de l’entreprise est ignoré parce qu’il est présumé, à juste titre, être marqué par une certaine inertie, d’autre part, le recours à l’État (aux finances et aux contraintes publiques) est privilégié.

Une vision ex ante de la production identifie celle-ci à un processus dont le point d’arrivée est, par nature, inconnu. Il en est ainsi des technologies et des préférences qui se construisent en chemin. Le propos est alors d’analyser l’articulation entre les différentes formes productives qui doivent se succéder au cours du temps, c’est-à-dire l’articulation entre la destruction et la création de ressources productives, entre construction et utilisation de capacités de production. Cela signifie reconnaître l’existence d’effets d’hystérèse inséparables de l’irruption de la nouveauté, notamment l’influence récurrente du chômage et des chutes de revenus sur les capacités d’apprentissage ainsi que sur la formation des préférences. Le problème n’est plus d’adopter une configuration du système productif et de choisir le rythme de cette adoption. Il est de s’assurer de la viabilité d’un processus endogène de création (d’apprentissage par essais et erreurs). Le rythme de l’utilisation des ressources « ne dépend pas principalement d’une décision exogène, disons de politique économique, mais des structures industrielles, technologique et de consommation »[10]. Le nœud du problème réside dans les contraintes réelles et financières qui résultent de la spécificité des ressources existantes et structurent ce processus. Il existe une double inertie : celle des capacités de production et celle des habitudes de consommation qui, les unes comme les autres, s’inscrivent dans un temps historique. « Ces différents temps propres imposent un délai aux mutations structurelles – et nul doute que toute utilisation d’une ressource nouvelle, que toute innovation technologique détermine à des degrés divers une mutation structurelle. Le non-respect de ce délai (…) produit – quelles que peu importantes qu’elles soient relativement au débat sur la finitude du monde – des crises économiques. L’émergence simultanée de l’inflation et du chômage peut en effet être rigoureusement expliquée en termes d’évolution structurelle et d’asymétrie »[11]

Dans ce contexte, les mécanismes de financement jouent un rôle central. L’objectif est, pour les entreprises, de disposer de ressources financières dans les montants et aux moments requis. Il est alors difficile d’ignorer que les ressources financières internes sont le produit des activités anciennes et que les ressources externes dépendent du degré de patience des financeurs.

Conclusion. L’enjeu de ces observations est d’identifier les menaces qui pèsent sur la viabilité d’une économie soumise à des changements structurels et qui ne peuvent pas être écartées au motif qu’elles seraient temporaires en se réclamant d’un principe de convergence vers un hypothétique équilibre de long terme. L’enjeu est, consécutivement, de mettre l’accent sur les modes de coordination qui ne relèvent pas que de l’État ou du marché, des politiques macroéconomiques, budgétaire ou monétaire, ou du mécanisme des prix, mais aussi de l’organisation des entreprises et du système financier. C’est à ce dernier chantier, d’ordre institutionnel et politique, auquel il importe de s’attaquer.

Création de ressources, spécificité de ces ressources, apprentissage en cours de route caractérisent le processus de développement et correspondent à une nouvelle façon de concevoir et de percevoir la production et l’environnement. L’environnement est internalisé : ce n’est plus, seulement une contrainte, il devient un objectif et une opportunité.

Le propos n’est pas de nier l’urgence climatique, mais de s’assurer de la viabilité économique et sociale de la transition qui passe par des adaptations graduelles. Une coordination intertemporelle efficace requiert des acteurs qui la conduisent d’être en mesure de planifier leur activité à long terme, à commencer par les entreprises. Ce ne peut être obtenu autrement que grâce à des modes de gouvernance des entreprises et une organisation de la finance adaptés à cette exigence. Le droit économique, en tant que droit des rapports économiques, doit ici être mobilisé en complément de l’analyse économique[12]. Il s’agit de concevoir un mode expérimental de gouvernance qui repose sur l’articulation entre elles des actions conduites par les différentes parties prenantes aux questions environnementales et permet d’échapper au tout État comme au tout marché, à l’exclusivité de la réglementation publique ou de la taxation. Il s’agit d’établir les conditions organisationnelles, ayant trait aussi bien au contrats de travail qu’aux contrats de financement, d’un choix écologique commun des différents acteurs, non de précipiter le mouvement sous l’injonction d’incitations par le canal de la réglementation ou des prix. Il s’agit de permettre à tous les acteurs de s’engager de manière crédible dans des investissements à long terme. Tel est le sens que l’on peut ou doit donner à une planification écologique.

La contradiction irréductible entre la préservation des éléments naturels et la croissance économique est une dimension aujourd’hui essentielle de ce que Mireille Delmas-Marty[13] dénomme les vents contraires qu’il s’agit de concilier en tentant de stabiliser plutôt que d’immobiliser. C’est pourquoi il faut se garder d’une solution simple consistant à faire confiance à la seule intervention publique ou au jeu des seules forces du marché et se préoccuper des conditions de la création et du développement des entreprises capables d’internaliser dans leurs stratégies les objectifs environnementaux. La transition écologique entre dans ces changements structurels qui émaillent l’évolution des économies de marché confrontées à une instabilité intrinsèque tout en étant capables de résilience dès lors que sont mises en œuvre des mécanismes de régulation au niveau macroéconomique mais aussi à celui de l’organisation des entreprises[14].


[1] Je remercie François Geerolf, Mathieu Plane, Xavier Ragot et Christine Rifflart pour leurs commentaires. Je reste seul responsable du contenu de ce billet.

[2] Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, Rapport à la Première Ministre, France Stratégie, mai 2023.

[3] Voir Meadows D. H. et alii, 1972, The Limits to Growth, New-York, Universe Book; et pour la critique Solow R. M., 1974, « The Economics of Resources or the Resource of Economics », Richard Ely Lecture, American Economic Review, mai, pp. 1-14.

[4] Georgescu-Roegen N., 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge Mass., Harvard University Press. Chapter 9; Georgescu-Roegen N., 1976, Energy and Economic Myths, New York, Pergamon Press, p. 3-36.

[5] Hicks J. R., 1973), Capital and Time, Oxford, Clarendon Press ; Amendola M. et Gaffard J-L., 1998, Out of Equilibrium, Oxford, Clarendon Press; Gaffard J-L, Amendola M., et Saraceno F. « Le temps retrouvé de l’économie » Odile Jacob, 2020.

[6] Fitoussi J-P., 1973), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[7] Les limites de la théorie « ordinaire » du bien-être sont énoncées par l’un de ses principaux contributeurs, John Hicks. Voir Hicks J. R., 1981), « A Manifesto », in Wealth and Welfare, Collected Essays on Economic Theory vol. 1, Oxford, Blackwell.

[8] Amendola M., Gaffard J-L., Saraceno F., 2005, « Technical Progress, Accumulation of Capital and Financial Constraints: Is the Productivity Paradox Really a Paradox? », Structural Change and Economic Dynamics, n° 16, pp. 243-261.

[9] Amendola M. et Gaffard J-L., 1998, Out of Equilibrium, Oxford, Clarendon Press.

[10] Cohendet P., Fitoussi J-P., Héraud J-A., 1979), Ressources naturelles et irréversibilité, Revue d’Économie Politique, vol. 89, n° 3, p. 386.

[11] Cohendet et alii, Ibid. Le lien établi entre inflation, chômage et évolution structurelle renvoie à Fitoussi J-P, 1972), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[12] Voir Gaffard J-L et Martin G. J., 2023), Droit et économie de la transition écologique – Regards croisés, Paris, Mare & Martin, à paraître octobre.

[13] Delmas-Marty M., 2019), Sortir du pot au noir, l’humanisme juridique comme boussole, Paris, Buchet-Chastel.

[14] Voir Gaffard J-L., 2023, Instabilité et résilience des économies de marché, Paris, Classiques Garnier.




APPRENTISSAGE : UN BILAN DES ANNÉES FOLLES

par Bruno Coquet

Les principaux indicateurs du marché du travail n’ont plus été aussi positifs depuis fort longtemps. Mais quelques indices invitent à rester prudent quant aux ressorts de cette santé retrouvée : d’une part, en niveau comme en dynamique, le marché du travail français reste dans la queue du peloton européen[1], et il a même à nouveau perdu un peu de terrain dans l’après-crise sanitaire ; d’autre part, comme nous l’avons récemment souligné dans un billet de Blog (« La politique de l’emploi prise à revers dans l’étau budgétaire »), les emplois aidés n’ont jamais été aussi nombreux que ces dernières années, constat peu cohérent avec l’évidence selon laquelle un marché du travail qui se porte bien ne devrait pas avoir besoin d’être soutenu par des aides publiques, en particulier avec un tel coût budgétaire.



L’apprentissage est une des clés de cette rémission du marché du travail et la principale composante du soutien apporté au marché du travail par les emplois aidés. Il est également un des leviers majeurs sur lequel mise le gouvernement pour atteindre le plein emploi, grâce à un objectif placé à 1 million de nouveaux contrats par an, soit trois fois plus qu’une très bonne année d’entrées en apprentissage jusqu’à il y a à peine 5 ans (Graphique 1).

Cette politique a toutefois un coût qui demeure assez flou car les dernières données publiées interrogent : le ministère du Travail chiffrait les dépenses publiques en faveur de l’apprentissage à 11 Md€ en 2021, cependant que France Compétences les estimait à 21 Md€ pour cette même année.

Le Policy Brief « Apprentissage : un bilan des années folles » revient sur les raisons du succès spectaculaire de ce dispositif auprès des jeunes, des employeurs, des organismes de formation ; il fournit une évaluation comptable détaillée de son coût et interroge son efficience et sa soutenabilité pour les finances publiques.

Un dispositif assaini et relancé par une bonne réforme en 2018

L’apprentissage est un dispositif très efficace pour l’insertion professionnelle des jeunes, en particulier s’ils sont peu qualifiés, sortis prématurément du système scolaire. C’est pourquoi ces contrats ne sont soumis à aucun prélèvement social (employeur et salarié), ni fiscal (CSG, CRDS, impôt sur le revenu) et qu’en outre, certains publics, ceux rencontrant des difficultés d’insertion dans l’emploi ou des employeurs (petites entreprises) bénéficient d’aides supplémentaires à l’embauche.

Depuis trente ans, les gouvernements ont vainement visé l’objectif devenu symbolique des 500 000 apprentis, accumulant les réformes à intervalles de plus en plus courts. Ces réformes ont eu pour principal effet d’empiler les aides, les exonérations, de multiplier les cibles visées, nourrissant une grande complexité réglementaire et des incitations confuses. Seule la loi de cohésion sociale de 2005 semble avoir eu un effet significatif sur le recours à l’apprentissage, portant la proportion d’apprentis de 2,0% à 2,3% de l’emploi salarié marchand (graphique 1). En contrepoint, la réforme de 2014 fut suivie d’une rechute du recours à l’apprentissage que la nouvelle réforme de 2016 a enrayée, mais sans parvenir à retrouver les niveaux atteints dix ans plus tôt. Globalement, les résultats sont au mieux demeurés mitigés, les entrées en apprentissage ne parvenant jamais à crever durablement le plafond de 300 000 nouveaux contrats par an.

L’envolée récente des entrées en apprentissage, dans le sillage de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel qui a remis à plat le dispositif en 2018, est donc remarquable : 367 000 nouveaux contrats sont comptabilisés dès 2019 – record historique absolu, contre 321 000 en 2018. L’ascension est ensuite vertigineuse ; 532 000 nouveaux contrats en 2020, 736 000 en 2021 et 837 000 en 2022. Même si ce résultat est en partie obtenu aux dépens des Contrats de professionnalisation jeunes, il n’en est pas moins net, bien au-delà de la hausse annuelle de 3% des entrées attendue par le législateur.

Au total, le soutien apporté par ce dispositif à la hausse de l’emploi, en particulier de l’emploi des jeunes, a été considérable : plus d’un tiers des emplois salariés créés depuis 2017 sont des contrats d’apprentissage (et même environ 45% si l’on se restreint à la période 2019-2022).

La hausse des entrées vient principalement des apprentis préparant un diplôme de l’enseignement supérieur : cette tendance de long terme s’est encore notablement accélérée car ceux-ci représentent aujourd’hui 62% des entrées, deux fois plus qu’il y a dix ans, cinq fois plus qu’en 2003. Cette évolution suggère un ciblage contestable du dispositif sur sa partie la plus dynamique, la plus coûteuse, mais qui est aussi celle pour laquelle l’efficience de l’apprentissage sur l’insertion en emploi est moindre, car décroissante à mesure que le niveau de diplôme préparé est élevé.

L’aide exceptionnelle dans le cadre du plan de relance de 2020 : des effets exceptionnels

La réforme de 2018 n’est cependant pas le seul ressort de ces succès : l’aide exceptionnelle très généreuse et non-ciblée créée mi-2020 dans le cadre du Plan de relance, et reconduite sans lien avec les conséquences de la crise sanitaire qui l’avaient initialement justifiée, apparaît depuis sa création comme le principal moteur de la hausse des entrées.

Cette aide, qui s’ajoute aux exonérations sociales et fiscales pratiquement complètes dont peut bénéficier tout contrat d’apprentissage, a permis de couvrir 100% du coût du travail de la plupart des apprentis, y compris ceux préparant un diplôme de l’enseignement supérieur. Jamais auparavant une aide à l’emploi n’avait atteint un tel niveau, notamment pour un public aussi large et en particulier dans le secteur marchand où les effets d’aubaine et de substitution sont très importants en présence de ce type de subventions. En rendant ces emplois d’apprentis pratiquement gratuits la première année, l’aide exceptionnelle ne pouvait que séduire les employeurs.

Fin 2022 on dénombrait 540 000 apprentis[2] de plus qu’en 2018 : nous estimons que la réforme de 2018 aurait contribué à hauteur de 15% à cette hausse (+80 000) mais que l’essentiel des embauches d’apprentis (+460 000) se rattache à l’aide exceptionnelle qui aurait engendré des effets emploi et des effets de substitution extrêmement importants (graphique 2). L’effet emploi postérieur à l’introduction de l’aide exceptionnelle en 2020 est de l’ordre de 250 000, c’est à-dire 250 000 créations d’emplois qui n’auraient pas eu lieu en l’absence de l’aide (cf. Heyer, 2023 ; Labau & Lagouge, 2023). On peut considérer ce soutien du marché du travail, comme artificiel et coûteux, qui plus est dans une période où ce n’était pas nécessaire, en particulier envers des publics diplômés qui s’insèrent très bien en emploi sans subvention spécifique. Les 210 000 autres créations d’emplois sous forme d’apprentissage auraient existé en l’absence de l’aide mais sous un autre statut (en particulier en contrat de professionnalisation, mais aussi des emplois de droit commun) mais auraient éventuellement bénéficié à d’autres profils d’actifs.

Le succès au prix fort

Cette politique se déploie à bourse déliée, sans débat sur son efficience. L’évaluation de son coût allant du simple au double dans les comptes publics, nous reconstituons une comptabilité précise depuis 2017, qui chiffre à près de 16 Md€ en 2021 et 20 Md€ en 2022 les dépenses publiques affectées à l’apprentissage (tableau 1).

Outre la forte hausse du coût unitaire (l’aide est plus élevée qu’à l’origine, les apprentis post-bac sont plus âgés, donc leur salaire et les allégements de cotisations sociales sont plus élevés, et les formations qu’ils suivent plus coûteuses), les dépenses induites par l’aide exceptionnelle posent question : en effet, 5 Md€ auraient pu être économisés en 2021 et près de 8 Md€ en 2022 (40% des dépenses) en retenant un ciblage efficace de l’aide (apprentis de niveau bac ou moins, petites entreprises), sans nuire à l’insertion dans l’emploi.

À ce total, il faudrait ajouter les droits sociaux attachés gratuitement aux contrats d’apprentissage (prime d’activité, assurance chômage, retraites, etc.) dont l’échéance en partie lointaine ne doit pas occulter le coût (12 Md€ pour les seuls droits à la retraite).

La contre-réforme, et la nécessité d’en sortir

L’aide exceptionnelle a formellement disparu en 2023, mais elle a en réalité été fusionnée avec une aide unique revisitée, dans le but d’atteindre l’objectif fixé par le Président de la République : 1 million d’entrées en apprentissage chaque année.

Cette évolution induit une si profonde mutation du dispositif qu’elle s’apparente à une contre-réforme. En effet, l’aide unique instituée par la loi de 2018 qui avait réformé le dispositif, visait les jeunes préparant un diplôme de niveau bac ou moins, les entreprises de moins de 250 salariés, et était étalée sur 3 ans pour favoriser les formations longues. Or les modalités de l’aide unique telle que reformulée par décret en 2023 vont en sens opposé : concentrée sur la première année de contrat, pour les diplômes jusqu’à bac+5, et sans limite de taille de l’entreprise qui embauche (à ce stade jusqu’en fin d’année 2023 seulement, et avec quelques conditions pour les plus grosses).

Finalement, les publics les plus aidés ne sont plus ceux pour lesquels l’apprentissage a la plus grande efficacité pour l’insertion dans l’emploi ; pour ces derniers, l’aide est même en baisse par rapport à son niveau de 2018.

L’inflation des dépenses ayant bénéficié à tous les acteurs, apprentis, employeurs, centres de formation, gouvernement, à l’exception du contribuable, il sera politiquement délicat de sortir d’une telle addiction, même si cela apparaît absolument indispensable. Sur le plan technique la solution est en revanche très simple : restaurer la réforme 2018 dans son esprit et sa lettre, notamment une aide ciblée sur les petites entreprises et les jeunes pour lesquels un passage par la voie de l’apprentissage est le plus efficace. Ce retour à la normale aurait probablement des conséquences inverses de celles engendrées par le soutien exceptionnel que les subventions à l’apprentissage ont apporté ces deux dernières années à l’emploi et à la baisse du chômage, des jeunes en particulier.


[1] La France pointe au 22e rang parmi les 27 pour le taux de chômage et le taux d’emploi des 20-64 ans.

[2] Pour plus de clarté les résultats sont ici arrondi à la dizaine de milliers. Les données précises figurent dans le Policy Brief de l’OFCE, n°117.




Le verdissement de la politique industrielle

par Sarah Guillou

Plus personne ne craint de prononcer son nom : la politique industrielle est bien de retour. Mais ce qui marque la politique industrielle post-Covid, c’est bien son verdissement. Par verdissement, j’entends l’importance des questions environnementales dans les choix de spécialisation productive. Car si on définit la politique industrielle comme l’ensemble des politiques qui ont pour objectifs d’influencer et d’orienter la nature, la qualité et l’intensité de la spécialisation productive, alors force est de reconnaître que l’enjeu de l’environnement s’invite dans toute réflexion sur les modes et les types de production de demain.



Ce qui m’intéresse ici est d’identifier les différentes versions de cette politique industrielle verte et leurs effets différenciés.

On doit à Dani Rodrik une des premières analyses qui plaçait l’environnement dans le giron des politiques industrielles. Dans son article séminal Green Industrial Policy, Rodrik (2014) montrait que le sous-investissement dans les technologies vertes était le fruit d’une double sous-estimation du gain social que l’on obtiendrait à investir dans ces technologies. Il s’agissait d’une part du gain social associé aux externalités positives de la technologie qu’elle soit verte ou pas, et d’autre part du gain social associé à la réduction des externalités négatives de la pollution. L’existence d’externalités se traduit par une défaillance du marché à orienter efficacement l’allocation des ressources en capital et en travail. La nécessité de l’intervention publique pour corriger ces défaillances s’impose. La politique de l’environnement doit utiliser les outils de la politique industrielle en matière de promotion et d’orientation des investissements dans les technologies vertes.

Ces éléments de défaillances de marché sont la justification de base qui a conduit à traiter les enjeux de l’environnement par la politique industrielle. Il existe plusieurs variantes de politique industrielle verte selon leurs objectifs.  J’en distingue ici quatre.

Conformément à la typologie des politiques industrielles, deux axes, vertical et horizontal, sont possibles. On distingue ainsi le soutien ciblé aux industries vertes – la politique industrielle verte verticale – de la promotion des objectifs environnementaux dans les processus de production de toutes les industries – la politique industrielle verte horizontale. À cette grille bi-dimensionnelle, on peut ajouter deux autres dimensions qui caractérisent les politiques industrielles vertes : le protectionnisme vert et le couplage avec la question énergétique.

La politique industrielle verte verticale (PIV-V)

Une politique industrielle qui a vocation à soutenir spécifiquement les industries vertes est une politique industrielle verte verticale. Les industries vertes concernent au premier chef les industries des énergies renouvelables mais aussi les industries de recyclage, de production de turbines éoliennes, de panneaux solaires, d’hydrogène vert, de pompes à chaleur, de capture de carbone, de biocarburants. C’est toute la chaîne de valeur autour des énergies renouvelables qui est visée. Par extension, les industries de véhicules électriques et de batteries sont aussi ciblées car elles participent à la transition vers la disparition des énergies fossiles dans les moyens de transport (en supposant que l’électricité utilisée sera décarbonée). Il s’agit de pallier le sous-investissement dans les technologies et les industries vertes porteuses d’externalités positives.

Les États-Unis privilégient ce type de politique. C’est bien la philosophie de l’Inflation Reduction Act (IRA) qui montre par ailleurs que la politique environnementale américaine passe surtout par la politique industrielle. Voté par le Congrès américain en août 2022, budgété à près de 400 milliards de dollars sur 10 ans, cette loi propose non seulement des subventions à l’achat de véhicules décarbonés mais aussi offre de nombreux crédits d’impôt associés aux investissements dans les technologies et la production de biens qui permettent la transition vers des processus de production et de consommation décarbones. Les industries vertes, listées plus haut, sont ciblées et les investissements s’y produisant peuvent bénéficier de crédits d’impôt. En matière de véhicules, la subvention à l’achat qui existait auparavant est modifiée et finance, avec une contrainte de revenu bien au-dessus du salaire médian, l’achat de véhicules électriques ou hybrides s’ils remplissent des conditions de provenance de leurs intrants et de leur assemblage. J’y reviendrai plus bas.

La particularité de l’UE est d’avoir déployé de nombreux instruments servant ses objectifs environnementaux. Parmi eux, on trouve des dispositifs relevant de la PIV-V. Ainsi, elle a fléché les dérogations au régime de contrôle des aides d’État, donc des aides à des entreprises ou des secteurs, vers des objectifs de décarbonation de l’économie. Plus récemment, le dispositif qui répond au plan américain est le Net Zero Industry Act (NZIA). Il cherche à replacer les objectifs de compétitivité de l’industrie dans la règlementation environnementale européenne (le green deal européen). Le 16 mars 2023, la Commission a donc proposé ce projet de règlement au Parlement et au Conseil qui promeut la manufacture de produits à zéro émission en Europe et qui cible une liste de technologies « net-zero », liste qui est assez proche de celle des industries vertes (les pompes à chaleur, la capture de carbone, les technologies du réseau électrique…). Ces technologies sont susceptibles d’accéder à des financements plus larges et plus rapides et de bénéficier de la procédure d’obtention de permis accélérée.

C’est aussi dans cette catégorie que l’on doit inclure le crédit d’impôt (budgété à 500 millions d’euros par an) du projet de loi sur l’industrie verte français présenté le 16 mai 2023 qui cible les technologies « net zero » du NZIA.

Ces politiques seront-elles efficaces au regard de l’objectif environnemental ? La réussite de ce type de politique repose sur la maîtrise de la chaîne de valeurs, des intrants miniers aux infrastructures de charges ou le réseau électrique. En effet, les aides aux industries vertes soutiennent leur production et l’extension des capacités, ce qui augmente la concurrence sur l’accès aux ressources comme les intrants miniers mais aussi la concurrence pour attirer les compétences. Des goulets d’étranglement peuvent très vite apparaître, surtout si ces politiques sont teintées de protectionnisme (qui créent des barrières entre les marchés). Une tension sur les prix des ressources rares ne manquera pas de se produire.

De même, une augmentation de l’usage des véhicules électriques exige une augmentation des infrastructures de charges. Une augmentation de la production d’électrons (industrie éolienne, solaires, hydrogène) exige, elle, de pouvoir se déverser dans le réseau et donc que celui-ci dispose des infrastructures de stockage et de réception de ces nouveaux types d’électrons.

Par ailleurs, on peut s’interroger sur l’atteinte de l’objectif ultime de réduction des émissions de CO2 – totales et non par unité d’énergie générée. Le doublement des capacités de l’industrie verte en Europe et aux États-Unis va-t-il réduire les émissions de CO2 ? Y aura-t-il une substitution aux capacités des énergies fossiles ?

À cet égard, on devrait préférer une stratégie de décarbonation des processus de production qui relève davantage du type de politique horizontale.

La politique industrielle verte horizontale (PIV-H)

Un autre type de politique industrielle verte consiste non pas à soutenir des industries en particulier mais à décarboner les processus de production dans tous les domaines d’activité. L’industrie étant une source majeure d’émissions de CO2, sa transformation vers des processus plus propres est un levier important de la réalisation des objectifs de réduction d’émission. Il s’agit d’assigner à la politique industrielle la mission de prendre en compte les externalités de la pollution des processus de production. On notera que la taxe carbone peut jouer ce rôle ; mais instaurer un prix du carbone est une politique de l’environnement et dépasse le cadre de la politique industrielle verte qui vise, comme on l’a dit, à influencer les spécialisations productives.

La politique française récente de décarbonation de l’industrie est une bonne illustration de ce modèle de politique industrielle verte horizontale. En 2022, dans le cadre de France 2030, a été annoncé un plan de décarbonation de l’industrie de 5,6 milliards, puis en mai 2023, un des volets du projet de loi conforte ces mesures ciblant le changement de processus de production. Même si, on l’a vu, ce plan a aussi une dimension verticale visant la production des industries vertes.

La politique industrielle verte horizontale a moins d’exigences sur la maîtrise de la chaîne de valeur ni sur les débouchés. Elle comporte moins de risque de désajustements de l’offre à la demande en raison des risques d’excès de capacités. Elle a donc une efficacité́ plus pérenne et moins chaotique. Si elle réussit à produire des changements de comportements, elle a des effets plus structurels que la version verticale. Dans le contexte d’une régulation des émissions de plus en plus stricte, d’un prix des énergies fossiles durablement plus élevé, d’une finance verte qui se développe et d’une exigence croissante de responsabilité sociale des entreprises, l’adoption de processus de production moins polluants prend un caractère irréversible : il existera très peu de raisons de retourner à des processus plus polluants même une fois les dispositifs de soutien supprimés. Un autre avantage de cette politique est que les subventions ne créent pas de distorsions de concurrence non souhaitées. Elles ne procurent pas un avantage compétitif discriminant, elles ne font que soutenir l’effort des investissements aux coûts irrécouvrables nécessaires à la décarbonation des processus de production.

L’inconvénient de cette politique, outre son coût net élevé à court terme, est qu’elle est une politique de guichets : les investissements de décarbonation sont soutenus par les aides à condition qu’ils aient lieu. Elle doit donc être accompagnée de dispositifs d’incitation plus contraignants, de la taxe carbone aux quotas carbone en passant par des réglementations sur les émissions.

Le protectionnisme vert (PIV-P)

C’est une version défensive de la politique industrielle qui organise la protection de certaines industries de la concurrence étrangère pour en assurer le développement et la croissance. Elle vient le plus souvent en support des politiques industrielles verticales. Elle peut aussi naître de la nécessité d’égaliser les conditions de concurrence altérées par des politiques vertes horizontales contraignantes. C’est le cas du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières que l’UE va mettre en place.

Au préalable, rappelons que le propre des politiques industrielles vertes est de créer des externalités positives (ou d’effacer des externalités négatives) qui dépassent le territoire national. Les fruits de ces politiques ne peuvent donc être totalement appropriés. En effet, comme on l’a dit plus haut, investir dans les technologies et les industries vertes profite à l’ensemble de la planète, tout comme la pollution, d’où qu’elle vienne, a des effets mortifères pour toute l’humanité. Ces externalités positives et négatives sont donc mondiales et ainsi le comportement de passager clandestin d’un pays vis-à-vis des pays qui feraient les investissements en technologie verte est largement incité. L’incomplète appropriation des gains de l’investissement peut dissuader les gouvernements de s’engager dans des investissements et à l’inverse peut rendre très sensibles à la concurrence déloyale les pays investisseurs. De plus, le coût de la politique industrielle verte est non seulement supporté par la collectivité mais, quand il s’accompagne de régulations contraignantes, peut entraîner une baisse de la compétitivité des entreprises. La politique industrielle verte de soutien (plutôt verticale) aura des fuites budgétaires en dehors du territoire ; la politique industrielle verte de contraintes (plutôt horizontale) aura des conséquences sur la compétitivité que des mesures protectionnistes voudraient compenser.

Par ailleurs, une grande part de la chaîne de valeur des industries vertes est aujourd’hui aux mains de la Chine. Cette dernière détient des positions dominantes par exemple dans certains métaux comme le graphite et le lithium, dans les anodes de batteries, dans les batteries (Voir Guillou, 2022). Cette forte asymétrie de spécialisation pose deux problèmes : d’une part, la difficulté de faire croître des acteurs locaux qui ont démarré après les Chinois et qui n’ont pas accès aux mêmes avantages de ressources, d’autre part, la difficulté d’accélérer la décarbonation de l’économie sans recourir aux équipements les plus compétitifs sur le marché, aujourd’hui chinois. Par exemple, les installateurs de panneaux solaires s’inquiètent du biais local qui pourrait s’appliquer et dans ce cas ralentir l’installation de panneaux solaires. Le NZIA prévoit en effet que si les composants viennent d’un pays à l’égard duquel le taux de dépendance est supérieur à 65% alors il faudra chercher un autre fournisseur. Or la Chine détient plus de 80% des parts de marché des composants des panneaux solaires.

Force est de reconnaître que la domination des Chinois dans le solaire, les batteries et les véhicules électriques rend les politiques de transition énergétique désindustrialisante. On voit donc apparaître de plus en plus une composante protectionniste dans les politiques industrielles vertes verticales ou horizontales.

Si l’IRA prévoit explicitement des restrictions d’éligibilité aux aides directes et indirectes définies selon l’origine des intrants, en Europe, les règles de contenu local sont prohibées parce qu’elles contreviennent, d’une part aux règles commerciales internationales (OMC), d’autre part, à l’idée du marché unique.

La France, en tant que membre de l’Union européenne, se plie à cette interdiction de faire référence explicitement à une obligation de contenu local. Cependant, le soutien de la demande d’achat de produits des industries vertes (véhicules électriques ou panneaux solaires par exemple) est, en l’absence d’une offre locale suffisante, une subvention aux producteurs étrangers. Si on se restreint à un objectif de politique environnementale stricte, alors la subvention remplit son objectif. Le problème est que si, au même moment, on met en place une politique industrielle verte et que l’on cherche à développer une industrie de substitution aux importations, la politique de subvention à l’achat contrevient à l’objectif de la deuxième politique. Face à cette contradiction, le Sénat avait réduit (amendement au budget 2023 adopté le 2 décembre 2022) l’enveloppe des subventions à l’achat argumentant de l’absence d’une filière française. Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique, avait alors répondu que la politique environnementale devait primer sur la politique industrielle. Quelques mois plus tard, une autre solution était envisagée pour contrer cette fuite des subventions du bonus écologique. Le projet de loi de soutien de l’industrie verte du 11 mai 2023 prévoit de conditionner la subvention à l’achat de véhicules électriques à des critères d’empreinte écologique de telle manière que certains fournisseurs – comme la Chine – soient de facto exclus.

Dans le NZIA, l’ambition est que l’UE produise sur son territoire au moins 40 % des technologies dont elle a besoin pour atteindre ses objectifs en matière de climat et d’énergie d’ici à 2030. On parle de résilience, de derisking ou d’autonomie stratégique pour justifier cet objectif mais les moyens pour y parvenir ne relèvent pas directement du protectionnisme sauf peut-être en ce qui concerne les marchés publics et le seuil de dépendance fixé à 65% (voir supra). En revanche, le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières a nettement une dimension de protection sinon de protectionnisme. Il prévoit de taxer le contenu en carbone des produits – au départ essentiellement des produits primaires – importés par l’Union européenne. Le dispositif se mettra progressivement en place à partir de 2025.

En ce qui concerne ses effets, le protectionnisme conduit à un cloisonnement des marchés ; il peut ralentir l’atteinte des objectifs de neutralité carbone et augmenter les pressions inflationnistes sur les intrants des industries vertes.

Les appels à la protection ont été d’autant plus motivés que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné une crise énergétique sans précédent en Europe, qui a affecté profondément les industries soumises aux contraintes environnementales. Cela a encore renforcé l’imbrication des enjeux énergétiques aux enjeux climatiques dans la définition des politiques industrielles.

La politique industrielle verte énergétique (PIV-E)

Il existe deux raisons pour lesquelles l’énergie est associée à la politique industrielle verte. D’une part, historiquement, la politique industrielle est fortement liée aux politiques énergétiques étant donné la place centrale de l’énergie dans la production industrielle. De la machine à vapeur à l’industrie robotisée, la ressource en énergie est déterminante de la dynamique industrielle. D’autre part, après le transport et le chauffage, la production industrielle est la troisième source majeure d’émissions. Or, les émissions de CO2 relèvent du mix énergétique. Décarboner l’industrie c’est non seulement substituer de l’électricité à des énergies fossiles utilisées directement dans le processus de production, mais c’est aussi verdir l’électricité par un mix énergétique qui réduit la part des énergies fossiles. Autrement dit, la politique énergétique entraîne des conséquences majeures sur la compétitivité industrielle et le contenu carbone de l’industrie. La politique industrielle verte énergétique (PIV-E) est une politique industrielle où les choix énergétiques guident la politique industrielle.

En France, la politique énergétique a très tôt conditionné la politique industrielle en orientant les soutiens vers les technologies du nucléaire. Le choix nucléaire a été une politique industrielle assumée. Non seulement l’État a massivement investi dans la filière nucléaire via les entreprises publiques mais il a financé la recherche nucléaire dans le cadre de ses activités de défense. Le choix du nucléaire continue de singulariser la position française qui, dans le cadre des discussions autour du Green Industrial Act, défend l’inclusion du nucléaire parmi les énergies participant à la décarbonation.

Si l’agenda de l’énergie est redevenu prioritaire en Europe depuis la guerre russo-ukrainienne, il n’a que peu altéré les décisions en matière d’objectifs de neutralité carbone. Aux États-Unis, l’abondance énergétique a longtemps retardé les investissements dans les énergies renouvelables et le tournant de l’IRA est à cet égard un jalon notable d’une nouvelle trajectoire, mais celle-ci n’a pas été gouvernée par la question de l’approvisionnement énergétique proprement dit. La contrainte énergétique est plus ou moins présente selon les pays dans le choix de leur mix énergétique, mais elle ne peut être ignorée et conditionne fortement le poids des politiques verticales ou horizontales dans les politiques.

En résumé, le tableau qualitatif suivant accorde des étoiles selon l’intensité de chacune des politiques dans le mix des PIV de chaque pays/zone. La politique européenne est équilibrée sur toutes les dimensions mais peu protectionniste ; la France utilise également tous les leviers des PIV mais est plus protectionniste que l’UE et plus orientée par ses choix énergétiques. Au total, elle apparaît la plus interventionniste mais ce sont les États-Unis les plus protectionnistes.

En conclusion, l’urgence climatique ne peut que conduire à nous satisfaire de cette orientation des politiques industrielles. Reconnaissons que le recours à des politiques industrielles plus interventionnistes pour atteindre des objectifs environnementaux est l’aveu du renoncement à ne s’appuyer que sur le signal-prix du carbone et l’instauration d’une taxe pigouvienne (taxe carbone) qui internaliserait le coût des émissions de CO2. Ce renoncement est directement issu de la non-acceptabilité sociale de l’augmentation du prix du carbone étant donné son caractère régressif mais aussi de ce que les gouvernements manient avec frilosité les augmentations de taxes.

Le tournant vertical et protectionniste de ces politiques est lui le résultat de l’état des avantages productifs de l’économie mondiale en matière d’industrie verte alors que les émissions de CO2 n’ont pas de frontières. Le coût des politiques environnementales exige de contrôler l’appropriation de ses bénéfices. Or à défaut de s’approprier les bienfaits de la réduction des émissions, les États veulent s’approprier les technologies, les emplois et la production. Mais tant que les technologies de décarbonation ne seront pas mâtures et dominantes, les politiques industrielles vertes verticales conduiront à des tensions inflationnistes d’origine verte (non pas greed mais green) sur les intrants et les salaires. C’est pourquoi les gouvernements devraient privilégier le soutien aux technologies vertes génériques et des politiques de soutien horizontales.




Augmenter les taxes sur le tabac pour financer les retraites : choix économique ou provocation politique ?

par Vincent Touzé

Hasard de calendrier ! Alors que la journée mondiale sans tabac a eu lieu le 31 mai 2023, la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale a examiné le même jour une proposition de loi portée par le groupe parlementaire LIOT visant :

  • à abroger la réforme des retraites à 64 ans (article 1) ;
  • à organiser une conférence de financement avant le 31 décembre 2023 (article 2) ;
  • à compenser les pertes financière « à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs » (article 3).

Après un vote au sein de la Commission des affaires sociales qui a conduit à la suppression de l’article premier, le texte se trouve donc vidé de sa principale substance. Ce texte, dans sa version issue des travaux de la Commission, sera débattu dans l’hémicycle le 8 juin prochain. Les députés pourront ajouter des amendements, y compris la réintroduction de l’article 1. Reste à savoir si ces amendements auront l’aval de la Présidente de l’Assemblée nationale qui a la possibilité de mobiliser l’article 40 de la Constitution pour juger de leur recevabilité. En effet, cet article prévoit que les propositions de lois sont irrecevables dès lors que « leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ».



L’équilibre financier du système de retraite repose en général sur le recours à trois instruments (Touzé, 2023) :

  1. Les paramètres de calcul de la pension moyenne : le législateur peut agir sur les pensions futures en modifiant les règles de calcul afin de réduire les droits ou sur les pensions déjà liquidées en sous-indexant par rapport à l’évolution de l’inflation ;
  2. La cotisation moyenne par travailleur : le législateur peut également augmenter le taux de cotisation sur les revenus du travail de façon à apporter de nouvelles ressources aux régimes de retraite ;
  3. La durée moyenne d’activité : le législateur peut encourager par un système de majoration ou de minoration de la pension ou obliger via une augmentation de l’âge minimum, le recul de l’âge de liquidation de la retraite.

Sans entrer dans les détails (Gannon, Le Garrec et Touzé, 2018), tous ces leviers ont été utilisés avec différentes intensités dans les réformes passées. Toutefois, il existe une quatrième voie possible qui est celle de l’affectation de ressources du budget général pour financer une partie des pensions versées. Cette voie de la solidarité nationale via le budget général peut trouver un fondement économique tout particulier concernant les pensions non contributives.

C’est un peu cette quatrième voie que le groupe de députés du LIOT souhaite employer dans le cadre d’une proposition de loi déposée le 25 avril 2023 et qui a pour objet principal d’abroger la dernière réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023 à l’issue d’un recours au 49.3[1] et une validation partielle du Conseil constitutionnel.

Une lecture économique simplifiée de la proposition parlementaire de l’article 3 est que la fiscalité sur le tabac serait augmentée de façon à combler les besoins de financement du système des retraites dès lors que la conférence sociale résultant de l’article 2 échouerait et ne permettrait pas de déboucher sur l’adoption d’une loi de financement alternative à celle du passage à la retraite à 64 ans. Une lecture politique de l’article 3 est que ce dernier a été ajouté en raison de l’article 40 et que le choix de la taxation du tabac de la proposition du groupe LIOT reprend une proposition du groupe « Renaissance » concernant des « mesures pour bâtir la société du bien vieillir en France ».

Le fondement économique de la fiscalité sur le tabac repose sur le concept de taxation « comportementale » des produits à risque pour la santé (Dufernez et Lapègue, 2013). La fiscalité sur le tabac est donc une taxe sur les addictions et s’assigne de facto un objectif de santé publique visant à décourager le tabagisme (Kopp, 2006). À défaut de prohiber le tabac, un prix élevé peut réduire la consommation (Besson, 2006) et la ramener à un niveau socialement acceptable tout en procurant des ressources fiscales supplémentaires pour financer le coût social notamment en soins de santé lié principalement au risque accru de mortalité et de morbidité.

La fiscalité sur le tabac comprend trois composantes : une accise sur les produits du tabac (55% du prix au détail + 0,68€ par cigarette) ; une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) dite « en dedans » (environ 16,67% du prix de vente) et une remise brute versée aux débitants de tabac (rémunération d’environ 10% du prix de vente). Le prix hors taxes représente environ 4% du prix au détail.

Bien que louable du point de vue de la santé publique, la solution alternative de financer les retraites par une hausse de la fiscalité sur le tabac se heurte à plusieurs limites :

  1. À trop vouloir taxer, on peut voir la recette fiscale se réduire traduisant le fait que l’assiette fiscale diminuerait à un rythme plus rapide que le taux de prélèvement. Des taux de taxation trop élevés sur le tabac peuvent également encourager la fraude et la contrebande organisée (Dufernez et Lapègue, 2013). L’État perdrait alors des recettes fiscales tout en renonçant à sa politique de santé publique de baisse de la consommation ;
  2. L’espérance de vie des fumeurs est plus courte, ce qui signifie qu’ils bénéficient en moyenne moins longtemps de leur pension. Il en découle qu’ils coûtent moins chers aux régimes de retraite[2] ;
  3. La fiscalité du tabac est dégressive : elle frappe en proportion plus lourdement les pauvres (Ruiz et Trannoy, 2008). Les hausses devraient donc inclure également des mesures financières de compensation en faveur des bas revenus ;
  4. La masse de besoins financiers du système de retraite avant la dernière réforme est estimée à environ 15 milliards d’ici 2032, soit un montant proche des recettes fiscales actuelles sur le tabac. Cela nécessiterait donc de doubler les recettes fiscales en moins de dix ans. Est-ce réaliste ? En supposant une élasticité de la demande au prix comprise entre -0,3 et -0,5 (Dufernez et Lapègue, 2014), ce doublement de la masse de recettes impliquerait de multiplier le taux de prélèvement[3] d’un facteur compris entre 2,7 (quasi triplement du prix du tabac) et 4 (quadruplement). De telles hausses interrogent sur la capacité des douanes à contrôler les tentations de consommation des produits de contrebande dont la qualité n’est pas contrôlable, ce qui peut présenter un risque supplémentaire de santé  à acheter au-delà des frontières nationales.

En conclusion, l’article 3 qui prévoit le recours à une fiscalisation accrue du tabac pour financer les retraites, à défaut d’autres leviers, semble sur le plan économique pour le moins hasardeux quant à la capacité réelle à prélever plus d’impôt en raison d’un risque très élevé de fraude et de baisse des volumes consommés. Les taxes sur le tabac n’ont, en effet, pas un objectif de rendement fiscal mais de santé publique. L’affectation de ces recettes, par nature, limitées devrait être réservée au financement des coûts indirects du tabagisme sur la santé dès lors qu’ils sont supportés par la collectivité ainsi qu’à des politiques publiques de prévention, de sensibilisation et de sevrage. Le financement des retraites par la fiscalité de la consommation du tabac n’apparaît donc pas comme une solution économique crédible. Par voie de conséquence, cet article relève plutôt de la provocation politique pour réintroduire un débat sociétal élargi (« conférence ») sur le financement des retraites (article 2).


[1] La loi a été promulguée après le passage au Sénat. Techniquement le 49.3 a été engagé sur un texte issu d’une Commission mixte paritaire. C’est ce texte qui a été approuvé par le Sénat

[2] Un argument opposable à celui-ci est un coût global d’un fumeur pour la société très élevé au regard du bénéfice pour le régime de retraite. Kopp (2019) donne une évaluation exhaustive du coût social net et l’estime, pour l’année 2010, à environ 9 000 euros par fumeur.

[3] En notant t le taux de taxe, P le prix du tabac et Q la quantité consommée, la recette fiscale est égale à t x P x Q. On suppose également que l’élasticité de la demande Q est égale à e. Partant d’un niveau initial t0 de recettes fiscales : on a t0 x P x Qref x ((1+t0x P)-eQref est le niveau de la demande pour un prix au détail unitaire. Sachant que t0/1+t0 est proche de 1 (96% actuellement), on peut approximer 1+t0 par t0. Il en découle une recette fiscale égale à t0 x P x Qref x (t0 x P)-e. Un doublement des recettes fiscales nécessite un nouveau taux de prélèvement t1 soit tel que (t1/t0)1-e = 2. Si e = 0,3, le taux de prélèvement augmente d’un facteur égal à 21/0,7 »2,7 (hausse de 170% des prix). Si e = 0,5, le taux de prélèvement augmente d’un facteur égal à 21/0,5 = 4 (quadruplement et donc hausse de 300% des prix).




Solidarité sous condition ?

(Illustration par Dall-E – Bing Open AI)

par Guillaume Allègre

La question de la conditionnalité de l’assistance aux pauvres valides est très ancienne. Elle était récurrente dès les lois anglaises dites « Poor Laws » (lois sur les indigents) en place entre le XVIe et le XXe siècle. La solution qui s’est imposée à partir des années 1830 est celle des Workhouses (maisons de travail) et de la règle dite de « less eligibility » : pour recevoir un revenu, les indigents en capacité doivent obligatoirement travailler dans des maisons de travail. Le travail consistait typiquement à démonter de vieilles cordes ou à broyer des os pour faire de l’engrais. Les conditions de vie dans ces workhouses ne pouvaient être meilleures, selon la loi, que celles prévalant pour les travailleurs en dehors de ces maisons afin d’inciter à prendre un emploi en dehors de celles-ci. Avec le recul, les conséquences sont faciles à deviner, d’autant plus que la fin du XIXe siècle est une époque de grande paupérisation des travailleurs dont le niveau de vie est souvent à peine au-dessus du niveau de subsistance. Dans ces conditions, maintenir coûte que coûte un écart entre assistance et travail marchand, en abaissant les conditions de vie des assistés, et non en augmentant celles des travailleurs, mène à des conditions indignes pour les « assistés ». Outre les conditions indignes pour les « travailleurs assistés », ce système pose aussi un problème d’efficacité dans le sens où le labeur peut faire concurrence au travail marchand.



Ce système de travail contre assistance a été abandonné dans les pays développés – en Angleterre, les workhouses ont été fermées en 1930 – pour des systèmes de revenus minima garantis, soit des allocations en espèces à destination des personnes valides d’âge actif. En France, le RMI fut instauré en 1989, remplacé par le RSA en juin 2009. Tous les pays de l’Union européenne ont aujourd’hui un revenu minimum garanti qui prend la forme d’une allocation dégressive selon les revenus du foyer, inférieure au seuil de pauvreté fixé à 60% du niveau de vie médian, et conditionnée à des efforts d’insertion sociale et professionnelle (de l’allocataire et selon les pays possiblement de son ou sa conjointe). Ces principes sont ainsi aujourd’hui adoptés de façon quasi-universelle dans les pays suffisamment riches. Cependant, le niveau du revenu varie fortement selon les pays et les compositions familiales (entre 15 à 60% du niveau de vie médian – OCDE), et les conditionnalités sont également hétérogènes entre pays (Commission européenne). Depuis une vingtaine d’années, la tendance va dans le sens d’un durcissement de la conditionnalité (récemment, Universal Credit au Royaume-Uni, RSA en France…). Ce durcissement peut concerner l’obligation de participer à des rendez-vous avec un conseiller, des formations ou des ateliers, de remplir des agendas d’activité, d’aller à des entretiens d’embauche, d’accepter des offres d’emploi jugées convenables.  Ces obligations sont assorties de sanctions plus ou moins importantes.  

Suivant cette tendance, le gouvernement entend proposer une loi traduisant la volonté d’Emmanuel Macron, formulée durant la campagne présidentielle et rappelée depuis, d’une obligation pour les allocataires du RSA « de consacrer 15 à 20 heures par semaine pour une activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle, soit de formation en insertion, soit d’emploi et d’être mieux accompagné ». Selon le Ministre du Travail et la Première ministre, l’obligation en termes de durée d’activité ne serait pas inclue dans la loi mais dans les contrats d’engagement réciproque signés par les allocataires. Dans la lignée du rapport Guilluy, les deux ministres insistent sur la création de nouvelles sanctions graduelles et ainsi sur l’importance de ces sanctions pour faire respecter les devoirs des allocataires.

Il existe plusieurs justifications possibles à la conditionnalité et à la logique de sanctions, et il est important de ne pas les confondre.

Une première justification souligne que la conditionnalité bénéficie aux assistés eux-mêmes car elle augmente leur probabilité de trouver un emploi. C’est une justification paternaliste dans la mesure où il s’agit de faire le bien des assistés contre eux-mêmes. Autrement, pourquoi les obliger à des activités d’insertion s’ils cherchent leur propre bien, c’est-à-dire s’ils sont rationnels ? Une telle justification implique un défaut de rationalité qui peut être lié à la paresse, à une courte-vue ou à un manque d’information… Elle s’appuie de plus sur un principe d’efficacité : la situation des plus défavorisés est censée s’améliorer, ce qui est empiriquement testable, par exemple en regardant a minima si l’emploi des personnes concernées est plus élevé à moyen ou long-terme.

Une seconde justification ne prend pas le point de vue des « assistés » mais celui des non-assistés censés financer le dispositif d’assistance, et notamment celui des travailleurs pauvres. Selon cette justification, les assistés doivent contribuer sous forme de contrepartie au versement des aides sociales. C’est un principe de justice : il s’agit de justice contributive selon la règle aristotélicienne « à chacun son dû ». Le montant d’heures obligatoires d’activité d’insertion proposé par le Président (15 à 20h hebdomadaires) tend à confirmer cette impression de justice contributive puisque le montant du RSA pour une personne seule – 607 euros – correspond environ à un demi-Smic net à temps-plein – 1 383 euros. Mais l’histoire des workhouses rappelée en introduction souligne la contradiction à demander une contribution sous forme de travail à ceux à qui on verse une allocation parce qu’ils sont dans l’incapacité de… contribuer (selon la Constitution, « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Le risque est de demander aux assistés de casser des cailloux au bord d’une route afin de rassurer le contribuable – et/ou les travailleurs pauvres – quant à la pénibilité effective des conditions de vie des « assistés ».

Il existe une troisième justification à la conditionnalité des minima sociaux. Elle s’appuie sur l’application d’un principe de réciprocité. Pour faire très court[1], un revenu minimum garanti est justifié parce que, au sein d’une communauté politique, « on fait société ». Le revenu d’assistance ne peut donc financer des formes de séparatisme social ; selon les termes de Rawls, la société n’a pas à nourrir les surfeurs (voir notre discussion ici). La société est ainsi légitime à demander une réciprocité aux « assistés », sous la forme d’une obligation d’efforts d’insertion sociale et professionnelle. Cette demande de réciprocité est dans l’intérêt des bénéficiaires de minima sociaux dans la mesure où elle est la fondation d’un consentement social à un minimum social généreux.

Concernant le renforcement de la conditionnalité du RSA, le Président et le gouvernement alternent successivement entre ces justifications et parfois les confondent. Il n’est pas anodin que le Président commence son interview télévisée du 22 mars à ce sujet par l’argument suivant : « Beaucoup de travailleurs disent : « vous nous demandez des efforts (mais) il y a des gens qui ne travaillent jamais (et qui…) auront le minimum ». Le Président prend donc explicitement comme point de départ le point de vue des travailleurs, présumés en proie à une forme de lassitude de la solidarité, voire de ressentiment. Ce point de vue est une impasse car les efforts ou la contribution demandés aux allocataires ne sera jamais suffisante du point de vue des non-allocataires.

L’obligation est-elle efficace ?

Le discours défendant le renforcement de la conditionnalité confond également l’accompagnement et l’obligation d’accompagnement. Le rapport Guilluy (2023) peut ainsi souligner « qu’il est grand temps d’investir significativement dans l’accompagnement de celles et ceux qui en ont besoin » tout en insistant sur les sanctions des allocataires qui ne satisferaient pas aux exigences de l’accompagnement (le terme sanction est mentionné 85 fois dans le rapport). Il y a un décalage inquiétant entre cette fixation sur les sanctions des allocataires et le constat fait par la Cour des comptes, et rappelé dans le rapport Guilluy, de manquements de la part des pouvoirs publics et « d’un défaut de substance » dans les parcours d’accompagnement : « La durée moyenne des contrats (d’engagement réciproque) est inférieure à une année, le nombre d’actions est très faible (souvent moins de deux actions par contrat), les actions proposées sont peu engageantes et ne présentent que rarement les caractéristiques d’une démarche susceptible d’aider le bénéficiaire de manière concrète. » Á la lecture de ce rapport, dans un souci d’efficacité, l’obligation d’activités d’insertion devrait avant tout peser sur les pouvoirs publics : si l’objectif est que les allocataires effectuent ces activités, avant de les contraindre, il faudrait déjà leur en proposer. Une posture de défiance a priori va à l’encontre du principe de réciprocité.

La justification du durcissement de la conditionnalité en termes de meilleure insertion est un principe d’efficacité qui peut être testé empiriquement : que disent les études économiques sur les effets d’un durcissement de la conditionnalité en termes d’obligation d’accompagnement ? Soulignons d’abord qu’il est difficile de parler de consensus académique à ce sujet : les études existantes ont été réalisées dans plusieurs pays, notamment de l’Union européenne, dans des contextes économiques différents, sur des minima sociaux qui varient en niveau et avec des types de conditionnalité qui diffèrent d’une étude à l’autre. Les sanctions sont de plus souvent pilotées localement et dépendent parfois de l’arbitraire des référents (arbitraire qui peut évoluer selon le discours politique ambiant et/ou les mesures réellement votées). Cela dit, on peut dire avec un niveau de confiance élevé que le durcissement de la conditionnalité a un impact potentiellement important sur … le non-recours aux minima sociaux. En effet un durcissement de la conditionnalité aggrave un nombre important de facteurs expliquant le non-recours : crainte de la stigmatisation, complexité des règles, contrôle des bénéficiaires, valeur morale de « non-dépendance » à l’égard de la société, crainte d’une sanction arbitraire, défiance vis-à-vis d’une personne détenant une autorité (DREES, 2022)…  Il n’est pas anodin que le non-recours soit estimé en France à 34% pour les éligibles au RSA un trimestre donné (20% de façon pérenne pour les foyers éligibles 3 trimestres consécutifs). À titre de comparaison, le non-recours aux allocations logement, qui concernent en partie le même public, est estimé à environ 5% et la différence s’explique en grande partie par le caractère conditionnel du RSA[2].

Quid des effets du durcissement de la conditionnalité du minimum social sur la situation professionnelle des allocataires ? Ces dispositifs augmentent-ils les chances pour ces publics à retrouver un emploi (stable et de qualité)? Sur ce point, le niveau de confiance dans les résultats empiriques (européens) est moins élevé en raison d’effets allant dans des directions opposées. Il y a des allocataires de minima sociaux pour lesquels l’accompagnement et l’obligation d’accompagnement ont un effet bénéfique en termes d’information ou de motivation, ce qui se traduit par une sortie vers l’emploi plus rapide. Cette sortie peut se faire soit avec une qualité de l’emploi non dégradée[3] (effet 1, +[4]), soit vers un emploi de qualité dégradée. Une sortie vers un emploi « dégradé » peut être un tremplin vers un emploi de meilleure qualité (effet 2a, +), ou être un frein (effet 2b, -). Cette deuxième possibilité, souvent ignorée, ne doit pas être sous-estimée : l’emploi de mauvaise qualité est souvent une trappe car il réduit – par rapport au chômage – la recherche d’emploi de meilleure qualité en raison des risques et du coût (notamment en temps) à passer d’un emploi à l’autre. En allant plus rapidement vers l’emploi, certains allocataires du RSA vont dépasser d’autres chômeurs dans la file d’attente et ces derniers resteront plus longtemps au chômage (effet 3, -). Cet effet d’équilibre n’est pas toujours bien évalué dans les études. Enfin, pour certains allocataires du RSA, l’obligation d’accompagnement n’entraînera pas une sortie vers l’emploi mais au contraire une sortie vers le bas, c’est-à-dire vers le non-recours. Or, le non-recours augmente la vulnérabilité du public visé et donc à terme, sa probabilité de sortir vers l’emploi stable et de qualité (4, -) : la vraie trappe à pauvreté est ainsi la pauvreté elle-même. Tous ces effets s’additionnent et l’impact global est difficile à estimer. Il est de toute façon difficile à résumer avec un chiffre ou une moyenne. Par exemple, dans leur revue de littérature d’études publiées en anglais, Pattaro et al. (2022) soulignent que « … les études sur le marché du travail, couvrant les deux tiers de [leur] échantillon, rapportaient systématiquement des impacts positifs pour l’emploi mais négatifs sur la qualité et la stabilité de l’emploi à plus long terme ainsi que des transitions accrues vers le non-emploi ou l’inactivité économique ». L’impact serait donc : emploi (+), qualité emploi (-), précarité (+), inactivité (+).  Mais les auteurs signalent aussi des effets en termes de maltraitance des enfants et de dégradation du bien-être infantile ! Il ressort donc qu’à court-terme, les effets apparaissent positifs, alors qu’à long et très long-terme ils sont négatifs. La conditionnalité et les sanctions accroissent les inégalités parmi le public visé : le retour plus rapide à l’emploi concerne par construction ceux qui sont les plus proches de l’emploi tandis que la chute dans l’inactivité concerne ceux qui sont les plus éloignés.

Une politique efficace d’accompagnement vers l’emploi devrait viser à réduire ces inégalités, ce qui nécessite de mettre en place des politiques basées sur le volontariat, moins stigmatisantes, et non une obligation couplée à la sanction. Un accompagnement renforcé apparaît statistiquement plus efficace, en termes de retour à l’emploi, lorsqu’il bénéficie aux personnes les plus proches de l’emploi mais en termes d’intérêt général, il est probablement préférable de cibler au contraire les plus éloignés du marché du travail. De plus, le renforcement de la conditionnalité impliquerait d’accentuer la distinction, parmi les allocataires, entre ceux qui relèvent du parcours social et ceux qui relèvent du parcours professionnel. C’est un problème : quel que soit leur éloignement de l’emploi, un accompagnement utile pour chaque allocataire requiert l’accès à une large gamme d’interventions, sociales et professionnelles.

Les discours abstraits sur les « droits et devoirs » des « assistés » ne font que masquer la pauvreté de leurs droits (à un emploi, à un revenu convenable, à des politiques d’insertion). À viser un accompagnement intensif et obligatoire pour tous, mais à moindre coût, le risque est grand de mettre en place un système technocratique où les accompagnants font semblant d’accompagner des allocataires qui font semblant de se mobiliser.

Source: Rapport Guilluy

Que faire ? Le pari de la réciprocité

À l’inverse, suivant une logique de réciprocité, il faudrait revenir aux principes qui guidaient le Revenu minimum d’insertion créé en 1989. À l‘époque, c’était le revenu lui-même qui insérait (revenu d’insertion)[5] ; le devoir d’effort d’insertion pesait d’abord sur les pouvoirs publics[6] et la réciprocité était présumé ex-ante : le bénéficiaire des minima sociaux n’avait pas à faire preuve d’efforts avant de recevoir la prestation, mais celle-ci pouvait être suspendue dans quelques cas exceptionnels, en cas de manquement manifeste[7]. La réciprocité est toujours un pari et implique un certain niveau de confiance ; elle ne doit pas être confondue ni avec la logique rétributive, ni avec la logique paternaliste et punitive. 


[1] Pour une argumentation complète, voir Rawls, Théorie de la Justice.

[2] Il existe tout de même deux autres différences importantes. Premièrement, les allocations logement peuvent être perçues comme une subvention, ce qui est moins stigmatisant qu’un revenu d’assistance. Deuxièmement, le calcul d’éligibilité était réalisé sur une base annuelle, ce qui permet un lissage des revenus. Il est préférable de comparer le non-recours de 5% au 20% du RSA qui ne recourent pas de façon pérenne. En effet, d’autres ont droit au RSA de façon ponctuelle sur 1 trimestre mais n’y recourent pas par manque d’information ou pour limiter le coût administratif ou parce qu’ils considèrent ne pas en avoir besoin.

[3] Par rapport aux emplois qui auraient été repris sans conditionnalité renforcée.

[4] On indique par « + » ou « – » si les effets de l’accompagnement sur l’emploi et sa qualité sont positifs ou négatifs.

[5] « L’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien. C’est la condition de leur réinsertion sociale » François Mitterrand, 1988, Lettre aux Français.

[6] Le titre 3 de la loi de 1989 commence à décrire le dispositif départemental d’insertion et les obligations qui incombent au Conseil départemental (chapitre 1), puis le dispositif local d’insertion (chapitre 2) puis enfin le contrat d’insertion et la nature des ‘engagements réciproques’ (chapitre 3). L’article 42-5 prévoit que : « L’insertion proposée aux bénéficiaires du Revenu minimum d’insertion et définie avec eux peut, notamment, prendre une ou plusieurs des formes suivantes ».

[7] Par dérogation aux articles 13 et 14, le représentant de l’État suspend le versement de l’allocation dans les cas suivants :

  1. Lorsque l’intéressé ne s’engage pas dans la démarche d’insertion, notamment en vue de signer le contrat d’insertion, ou son renouvellement, ou encore ne s’engage pas dans sa mise en œuvre ; l’absence à deux convocations consécutives sans motif grave entraîne la suspension de l’allocation ;
  2. Lorsque des éléments ou informations font apparaître que les revenus déclarés sont inexacts ou que l’intéressé exerce une activité professionnelle.



Inégalités et modèles macroéconomiques

par Stéphane Auray et Aurélien Eyquem

« Tous les modèles sont faux mais certains sont utiles ». Cette citation de Georges Box a souvent été utilisée pour justifier les hypothèses réductrices faites dans les modèles macroéconomiques. L’une d’elles a longtemps été critiquée : le fait que le comportement des ménages, bien que différents (hétérogènes) dans leurs caractéristiques individuelles (âge, profession, genre, revenu, patrimoine, état de santé, statut sur le marché du travail), puisse être approximé au niveau macroéconomique par celui d’un agent dit « représentatif ». Faire l’hypothèse d’un agent représentatif revient à considérer que l’hétérogénéité des agents et les inégalités qui en résultent importent peu pour les fluctuations agrégées.



Les économistes ne sont pas aveugles et savent bien que les ménages, les firmes ou les banques ne sont pas tous identiques. De nombreux travaux se sont intéressés aux effets de l’hétérogénéité des ménages sur l’épargne agrégée et par suite, sur les fluctuations macroéconomiques[1]. D’une autre façon, certains travaux proposent des modèles dits « à générations imbriquées » dans lesquels l’âge joue un rôle important[2].

Le plus souvent, dans ces modèles, les ménages transitent d’un état à l’autre (de l’emploi vers le chômage, d’un niveau de compétence et donc de revenu vers un autre, d’un âge vers un autre) et connaissent les probabilités de transition. En l’absence de mécanismes d’assurance (chômage, redistribution, santé), ces risques anticipés de transition produisent un risque anticipé de revenu ou de santé qui pousse les agents à épargner pour s’assurer. De surcroît, les différences de comportements d’épargne et de consommation sont susceptibles d’induire également des comportements différenciés en termes d’offre de travail. Enfin, les changements dans l’environnement macroéconomique (variation du taux de chômage, des taux d’intérêt, des salaires, des impôts et cotisations, des dépenses publiques, des dispositifs d’assurance existants) affectent potentiellement ces probabilités individuelles et les comportements microéconomiques qui en résultent. Les risques agrégés affectent donc chaque ménage de manière différente selon ses caractéristiques, ce qui génère des effets d’équilibre général et des effets redistributifs. Pourtant ces travaux relativement anciens se sont heurtés à deux obstacles.

Le premier est d’ordre technique : suivre dans le temps l’évolution de distributions d’agents est une tâche mathématiquement complexe. Bien sûr il est possible de réduire l’ampleur de l’hétérogénéité en se limitant à deux agents (ou deux types d’agents) : ceux ayant accès aux marchés financiers et ceux étant contraints de consommer leur revenu à chaque période[3], les actifs et les retraités, etc. Mais si ces modèles simplifiés permettent de comprendre et valider les grandes intuitions, ils demeurent limités notamment d’un point de vue empirique. Ils ne permettent pas, par exemple, d’étudier l’évolution des inégalités sur l’ensemble de la distribution des revenus ou des patrimoines de manière réaliste.

Le second est plus profond : plusieurs de ces travaux concluaient que les modèles à agents hétérogènes, bien que beaucoup plus complexes à manipuler, n’avaient pas de performances nettement supérieures aux modèles à agents représentatifs en termes de validation macroéconomique agrégée (Krusell et Smith, 1998). Certes, leur projet n’était pas d’étudier l’évolution des inégalités ou leurs effets macroéconomiques, mais plutôt la contribution de l’hétérogénéité des agents à la dynamique agrégée. De fait, le sujet des inégalités a longtemps été considéré comme étant orthogonal ou presque à l’analyse macroéconomique (du moins celle s’intéressant aux fluctuations) et comme relevant plutôt de l’économie du travail, de la microéconomie ou de la théorie des choix collectifs. Ainsi, les modèles à agents hétérogènes ont souffert pendant longtemps de cette image d’objet inutilement complexe dans l’analyse macroéconomique des fluctuations.

Ces dernières années, ces modèles connaissent un renouveau exceptionnel au point qu’ils semblent devenir le standard de l’analyse macroéconomique. Le premier obstacle a été levé par l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul utilisée pour résoudre et simuler ces modèles, combinée au développement d’outils mathématiques puissants permettant de résoudre ces modèles plus facilement (Achdou et al. 2022). Le second obstacle a été levé par un triple mouvement que nous détaillons ci-dessous : la montée en puissance des travaux (notamment empiriques) montrant l’importance des inégalités de revenus et de patrimoines pour les questions relevant typiquement de la macroéconomie – au-delà de leur intérêt intrinsèque –; le développement d’outils de mesure des inégalités permettant un rapprochement avec l’analyse macroéconomique et le raffinement des hypothèses considérées dans les modèles à agents hétérogènes.

Tout d’abord, de nombreux travaux empiriques montrent que l’épargne de précaution joue un rôle majeur dans les fluctuations macroéconomiques (Gourinchas et Parker, 2001). Mais cette épargne de précaution et la sensibilité de l’épargne (et des dépenses des ménages) aux revenus ne sont pas identiques pour tous les ménages. En effet, les travaux empiriques suggèrent que la propension marginale à consommer (PMC) agrégée se situe entre 15% et 25% (Jappelli et Pistaferri, 2010), et que la PMC d’une grande partie de la population est supérieure à la PMC obtenue dans les modèles à agents représentatifs. Dans les modèles à agents représentatifs et en haut de la distribution des patrimoines, celle-ci est approximativement égale au taux d’intérêt réel, et donc très inférieure aux estimations empiriques (voir Kaplan et Violante, 2022). Comprendre à travers de solides fondements microéconomiques l’origine d’une PMC agrégée élevée est donc critique, notamment si l’on souhaite étudier de manière réaliste les effets des politiques macroéconomiques (monétaire, budgétaire, etc.) qui reposent sur des effets multiplicateurs liées à la distribution des PMC.

Ensuite, ces dernières années, une littérature abondante et de plus en plus étoffée empiriquement s’est développée sur les questions liées aux inégalités de revenus. Á la suite de l’article fondateur d’Atkinson (1970) puis de développements plus récents[4], nous disposons désormais de séries longues mesurant les inégalités de revenu avant et après impôts, les inégalités de patrimoine, sur l’ensemble de la distribution des ménages pour un grand nombre de pays. Ce que l’on appelle les comptes nationaux distributionnels (Distributional National Accounts) permet enfin de confronter de manière très fine les prédictions de modèles macroéconomiques à agents hétérogènes aux données microéconomiques ayant une cohérence totale avec le cadre de l’analyse macroéconomique.

Enfin, les modèles à agents hétérogènes eux-mêmes ont évolué. En effet, les modèles de « première génération » considéraient généralement un seul actif (le capital physique, autrement dit les actions des entreprises) et empêchaient les agents de s’endetter, ce qui les conduisait à épargner pour un motif de précaution. Ces hypothèses ne permettaient pas de comprendre pourquoi les PMC étaient élevées. Elles ne parvenaient pas à répliquer correctement la distribution observée des revenus et surtout des patrimoines. En réalité, les ménages ont accès à plusieurs actifs (épargne liquide, logement, actions) et la composition de leur richesse est très différente selon le niveau de patrimoine : les ménages commencent généralement à épargner sous forme liquide, puis investissent leur épargne dans l’immobilier en contractant des prêts bancaires, et enfin diversifient leur épargne (seulement pour les plus gros patrimoines, au-delà du 60e percentile de la distribution des patrimoines) en achetant des actions (Auray, Eyquem, Goupille-Lebret et Garbinti, 2023). Ce faisant, une grande partie de la population se retrouve endettée pour constituer un patrimoine immobilier, donc peu liquide. Bien qu’ayant des revenus importants, de nombreux ménages consomment donc presque tout leur revenu, ce qui réduit leur capacité d’auto-assurance via l’épargne. Cela accroît leur PMC (et donc la PMC agrégée) conformément aux observations empiriques (Kaplan, Violante et Weidner, 2014).

Ainsi, les macroéconomistes peuvent aujourd’hui intégrer pleinement l’analyse des inégalités de revenu, de patrimoine, de santé, au sein de modèles fondés sur des comportements microéconomiques plus réalistes. Ils peuvent réinterroger les consensus obtenus concernant la conduite des politiques monétaires[5] ou budgétaires[6] et en interroger les effets redistributifs. Ils sont également en mesure de quantifier les effets agrégés et redistributifs de politiques commerciales ou environnementales, qui sont/seront au cœur de leur acceptabilité politique. De nouveaux horizons pour des modèles moins faux et plus utiles.


[1] Voir notamment Bewley (1977), Campbell et Mankiw (1991), Aiyagari (1994), Krusell et Smith (1998), Castaneda, Diaz-Gimenez et Rios-Rull (1998).

[2] Voir les travaux d’Allais (1947) et de Samuelson (1958) puis entre autres de De Nardi (2004).

[3] Voir Campbell et Mankiw (1989) ; Bilbiie et Straub (2004) ; Gali, Lopez-Salido et Valles (2007).

[4] Voir Piketty (2001, 2003), Piketty et Saez (2003, 2006), Atkinson, Piketty et Saez (2011), Piketty, Saez et Zucman (2018) et Alvaredo et al. (2020).

[5] Kaplan, Moll et Violante (2018) ; Auclert (2019) ; Le Grand, Martin-Baillon et Ragot (2023).

[6] Heathcote (2005) ; Le Grand et Ragot (2022) ; Bayer, Born et Luetticke (2020)              .




Le travail en crise : une question autant économique que sociale

par Jean-Luc Gaffard

Perte de sens du travail, absence de motivation, recherche de l’épanouissement personnel constituent des éléments de langage qui sont devenus courants dans les médias et donnent lieu à nombre de réflexions sociologiques et philosophiques. En outre, le remplacement de l’homme par la machine est de nouveau prédit en écho des bouleversements technologiques qui ont pour nom aujourd’hui intelligence artificielle. La réduction du nombre d’emplois qui en résulterait alimente le discours sur la fin du travail et le droit à la paresse remis au goût du jour.



Curieusement, l’analyse économique n’est guère appelée en soutien de la réflexion sinon pour dénoncer les méfaits du marché tout entier tourné vers l’accumulation de richesses au bénéfice d‘un petit nombre de privilégiés. Pourtant, si l’on se départit de ce discours convenu qui se limite à la dénonciation d’un coupable commode, le capitalisme ou la finance, les questions légitimes sur la place du travail dans l’économie et la société pourraient trouver des réponses moins simplistes, prenant appui sur la théorie et l’histoire économiques.  

L’état des lieux

Avant toute chose, il importe de préciser quelques faits saillants qui caractérisent la situation actuelle du travail et de l’emploi et résultent de mécanismes à la fois économiques et sociaux. Ces faits témoignent de l’atteinte portée à la capacité de redéploiement d’une économie confrontée à des transformations structurelles en l’occurrence initiées par les transitions écologique et digitale.

D’un point de vue d’analyse économique, le rapport au travail change profondément dans une économie en situation de croissance et de plein emploi pour une durée significativement longue. Les gains de productivité permettent hausse des salaires, diminution séculaire du temps individuel de travail et, corrélativement, augmentation du temps de loisir. De nouvelles activités deviennent possibles qui répondent à d’autres aspirations que pécuniaires en même temps que de nouvelles exigences se font jour sur les conditions et le contenu du travail. Ce que d’aucuns appellent le capitalisme paradoxal prend place[1] : il repose sur l’augmentation conjointe du temps de travail et du temps de loisir. L’augmentation du temps global de travail est essentiellement fondée sur la croissance de la population en âge de travailler, l’immigration et la hausse des taux d’activité de fractions importantes de la population, en l’occurrence la population féminine quand s’opère la bascule du travail domestique non rémunéré vers un travail dont la rémunération vient augmenter le produit intérieur brut. L’augmentation du temps de loisir ouvre la voie à de nouvelles activités marchandes et stimule la croissance. S’il est vrai que la baisse de la durée individuelle du travail, l’amélioration des conditions de travail, la hausse des salaires sont le fruit des luttes sociales sanctionnées par les progrès du Droit du travail et le Droit de la protection sociale, il est non moins vrai que ces avancées ont assuré la viabilité d’économies de marché intrinsèquement instables.

Cette évolution séculaire des situations et des comportements est inévitablement contrariée dans une économie qui connaît un chômage de masse durable et (ou) une montée du dualisme du marché du travail qui se manifeste par la polarisation des emplois et des salaires. Le changement du rapport au travail n’a plus le caractère volontaire que l’on pouvait lui prêter pour la simple raison que le travail en étant source de revenus est la condition du développement des activités hors emploi et que ce lien est menacé. La solution du partage du travail est doublement illusoire : réduire le temps de travail individuel et augmenter corrélativement le nombre des emplois risque de se traduire par une chute de la productivité et une diminution du revenu global ; en l’absence de compensation, une diminution des revenus individuels toucherait les salariés les plus pauvres qui devrait renoncer à des consommations correspondant pour certaines d’entre elles à des besoins premiers.

La source des problèmes

Ce constat appelle à revenir à la source des problèmes. Le chômage des travailleurs les moins qualifiés et le dualisme du marché du travail sont la conséquence de la mondialisation et de la désindustrialisation qui l’a accompagnée dans un contexte où les managers exécutifs des grandes entreprises ont quelque peu perdu de vue que les salaires étaient une composante essentielle de la demande globale.

Une trappe à inégalités primaires de revenus et basses qualifications a vu le jour et s’est approfondie. Les travailleurs licenciés des activités industrielles en déclin se sont reportés, faute de temps et de moyens financiers, sur des emplois de service peu qualifiés et souvent précaires. Des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ou l’introduction d’un impôt négatif ont favorisé la création d’emplois peu qualifiés. Des emplois publics, possiblement en surnombre, souvent à caractère administratif, ont pu constituer un palliatif. Il reste que tous ces emplois ont pour seule dimension positive d’être source de revenus. Ils ont en commun d’offrir peu de possibilités de progression aussi bien en termes de salaire que de qualification. En outre, nombre de ces emplois sont affectés de conditions de travail dégradées le plus souvent liées à leur nature qui implique une forte exposition aux risques physiques et psycho-sociaux.

Concrètement, il est difficile de parler d’un changement du rapport au travail si l’on entend par là un nouveau comportement des salariés alors qu’est en cause le fait que nombre d’emplois proposés restent peu valorisants pour ceux qui les occupent. C’est plutôt de revendication tout à fait classique qu’il faudrait parler, une revendication qui porte à la fois sur le montant des salaires, sur les conditions de travail et sur le partage entre temps dédié au travail et temps dédié aux loisirs, ce dernier incluant le temps passé en retraite, une revendication d’autant plus forte que s’installe une inflation durable.

Mais là n’est peut-être pas le point important si l’on se projette à moyen ou long terme. Un piège s’ouvre : celui d’une économie contrainte par de faibles gains de productivité et une faible croissance. Cette économie peut se trouver aux prises avec une hausse des financements de transferts par l’État qui atteignent des pourcentages significatifs du montant des salaires[2], une hausse de la dette publique et une hausse du déficit extérieur, situation dont la soutenabilité peut être questionnée. L’échec est celui de la transition pourtant rendue nécessaire sans doute par l’évolution de la mondialisation mais aussi par la crise écologique et la révolution digitale.

Le chemin alternatif

Le chemin alternatif est celui d’un renouvellement des relations de travail en accord avec l’objectif de transition écologique et digitale.

Redonner du sens à la relation de travail passe avant toute chose par la création de nouveaux emplois qualifiés qui justifie une hausse des salaires en même temps qu’elle assure une hausse de la productivité du travail et garantit le financement de la protection sociale. Une nouvelle industrialisation (ou une réindustrialisation) est le véritable objectif. Elle repose sur le choix des entreprises de s’engager à réaliser des investissements à long terme et à renouveler la relation de travail qui s’est dégradée pour une grande partie des travailleurs confrontés à un management des ressources humaines excessivement fondé sur la performance individuelle à court terme, quand ce n’est pas sur l’externalisation des tâches confiées à des sous-traitants, voire aux autoentrepreneurs des plateformes numériques.

Les entreprises engagées durablement et efficacement dans de nouveaux investissements doivent être organisées autour de coalitions d’intérêts, ceux des actionnaires, des banquiers, des salariés, des clients et des fournisseurs, coalitions dont l’objectif est de faire partager à ces parties prenantes un même récit de l’avenir à moyen ou long terme. S’agissant du travail, les engagements portent sur le développement de contrats longs, l’intéressement des salariés aux résultats, l’apprentissage interne des nouvelles qualifications, et dans les grandes entreprises la codétermination des choix objectifs stratégiques.

De tels engagements sont la condition de la viabilité des changements structurels associés aux transitions digitale et écologique. Aussi faut-il subordonner les aides publiques au développement de nouvelles technologies conformes à ces engagements. C’est ce qu’initie notamment la récente législation américaine, l’Inflation Reduction Act, qui lie les aides aux conditions de rémunération et de travail des salariés. Le propos n’est pas d’introduire un droit à l’épanouissement au travail perçu comme une contrainte imposée aux employeurs mais bien de changer le rapport au travail en réinventant les conventions qui lient les parties constituantes de l’entreprise et structurent le rapport salarial. À certains égards, il s’agit de renouer avec l’initiative de Ford de verser de « hauts » salaires, progressivement élargie avec l’indexation des salaires sur les gains de productivité du travail pendant la période dite des trente glorieuses, dont le véritable objectif est de soutenir la demande face à une offre elle-même croissante, autrement dit d’établir un fondement macroéconomique de la microéconomie.

Le fondement macroéconomique de la microéconomie

Aujourd’hui, c’est moins d’un retour en arrière qu’il s’agit que d’un retour vers le futur. Dans les années 1970 et 1980, la doctrine dominante a voulu doter la macroéconomie d’un fondement microéconomique dont les maître-mots étaient l’optimisation intertemporelle des utilités individuelles et la flexibilité du marché du travail. Cette flexibilité n’était autre que le retour à la flexibilité du taux de salaire en réaction aux déséquilibres du marché du travail avec, comme justification, que leur rigidité à la baisse était la véritable cause d’un chômage que l’on entendait implicitement qualifier de chômage volontaire. Le travail redevenait un flux et une marchandise comme une autre sans que l’on s’arrête sur sa vraie nature de fonds de services dont l’usage s’inscrit dans la durée, sans considérer le temps nécessaire de construction et d’utilisation de ce fonds, sans envisager les irréversibilités liées à sa structuration en multiples qualifications dont l’évolution prend du temps[3].

Sous couvert d’une soi-disant avancée théorique, se cache la vieille idée dénoncée par Keynes selon laquelle, au contraire de la doctrine revenue à la mode, la rigidité des salaires relevait d’un comportement rationnel des travailleurs et des managers exécutifs et avait, entre autres, comme vertu d’enrayer la déflation. La fixation des salaires était par ailleurs et avant tout conventionnelle c’est-à-dire n’obéissait pas à la productivité marginale du travail. La flexibilité retrouvée du marché du travail n’a eu d’autre effet que de conduire à la polarisation des emplois et des salaires, autrement dit à un dualisme préjudiciable à la productivité et à la croissance.

Sortir de ce piège suppose de reconnaître à nouveau au contrat de travail sa vertu première qui est d’inscrire la relation de travail dans la durée et de permettre ainsi une adaptation des qualifications à l’évolution des métiers, un enrichissement des tâches pour répondre aux nouveaux contenus des emplois requis par les avancées techniques et scientifiques, bref de reconnaître au travail sa qualité de fonds de service. C’est cette flexibilité entendue comme la capacité de s’adapter sur une durée suffisamment longue dont l’économie a besoin. C’est de cette flexibilité qu’il faut attendre une plus grande créativité et une plus grande satisfaction au travail.

Cette évolution n’a rien de spontanée. Elle dépend de transformations nécessaires dans le management de l’entreprise, pas seulement celui des ressources humaines, dont l’objectif est de lui permettre de se projeter à long terme. La question du travail ne peut pas être dissociée de celle de la finance. Keynes expliquait que le chômage est d’abord la conséquence de dysfonctionnements de la finance quand la décision des détenteurs de capitaux conduit à des taux d’intérêt trop élevés au regard du taux de profit attendu des investissements productifs. Aujourd’hui chômage et précarité ont beaucoup à voir avec un management tributaire des performances boursières de l’entreprise à très court terme. Aussi le rétablissement du plein emploi et le versement de salaires à la hauteur des gains de productivité dépendent-ils de la patience des banques et des actionnaires prêts à engager des volumes de capitaux importants pour des périodes suffisamment longues. La production prend du temps – elle suit l’investissement – c’est la raison pour laquelle celui-ci ne sera mis en œuvre que si la patience des détenteurs de capitaux rend possible d’embaucher à long terme.

Cette évolution dépend aussi de transformations nécessaires de l’action publique. Celle-ci ne saurait davantage être réduite à une redistribution de revenus et à des substitutions d’activités visant à pallier les conséquences sociales du dualisme. Elle devrait être tournée vers l’augmentation des taux d’activité des jeunes et des seniors, le développement de la formation professionnelle et de la recherche, autrement dit une politique de l’offre envisagée, non dans la perspective de réduire le coût du travail, mais dans celle d’en augmenter le niveau de qualification et de répondre aux besoins de main d’œuvre des entreprises engagées dans des investissements à long terme.


[1] L’expression et l’observation sont d’O. Passet (« Le capitalisme paradoxal : augmenter le temps de travail et le temps de loisir » XerfiCanal 15-03-2023).

[2] Ce point est souligné par O. Passet qui parle de socialisation de l’économie (« Les ménages de plus en plus financés par les États » XerfiCanal 20 mars 2023)

[3] Voir N. Georgescu-Roegen (The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press), 1971; M. Amendola et J.-L. Gaffard, Out of Equilibrium Oxford, Clarendon Press 1998 ;  J.-L. Gaffard, M. Amendola et F. Saraceno, Le temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob.




États-Unis : les ménages continuent de puiser dans leur sur-épargne

par Christophe Blot

Selon le Bureau of Economic Analysis, la croissance américaine au premier trimestre 2023 a atteint 0,3 %, niveau légèrement supérieur à ce que nous avions anticipé[1]. Cette première estimation traduit la résilience de l’économie malgré la forte hausse de l’inflation qui ampute le pouvoir d’achat des ménages et le resserrement monétaire qui se traduit par un renchérissement des conditions de crédit et une baisse de la valeur des actifs boursiers. Comment expliquer cette situation conjoncturelle ? L’économie américaine peut-elle résister au resserrement monétaire ? Tout dépendra sans doute de l’évolution du taux d’épargne des ménages américains.



La publication des comptes pour le premier trimestre 2023 indique que la croissance a été principalement tirée par la demande intérieure hors stocks qui contribue à hauteur de 0,8 point tandis que les stocks ont joué très négativement (-0,7 point de contribution) et que le commerce extérieur a eu un effet quasi-neutre. Le moteur de la croissance reste la consommation des ménages qui a progressé de 0,9 % en rythme trimestriel[2]. Une telle situation pourrait surprendre dans la mesure où l’inflation rogne le pouvoir d’achat des ménages[3]. Même si elle est en repli depuis plusieurs mois, l’inflation mesurée par l’évolution du déflateur de consommation progressait encore de 4,9 % en glissement annuel au premier trimestre. Pour autant le pouvoir d’achat des ménages affiche une progression de 1,9 % au premier trimestre en raison de la bonne tenue de l’emploi et des salaires mais également d’une baisse des impôts[4]. Outre l’effet négatif de l’inflation, l’économie américaine est également freinée par le resserrement monétaire amorcé il y a un an par la Réserve fédérale[5]. L’effet de ce resserrement devrait s’amplifier. Depuis le milieu des années 1950, les récessions outre-Atlantique ont été souvent précédées d’un changement d’orientation de la politique monétaire (graphique 1). La corrélation n’indique pas forcément que la politique monétaire est seule responsable de ces récessions mais la théorie économique suggère clairement que la politique monétaire a joué un rôle via un effet négatif sur la demande intérieure[6]. De fait aujourd’hui, l’effet de la hausse des taux pourrait déjà avoir impacté les dépenses en investissement-logement qui continuent de baisser au premier trimestre.

La résilience de l’économie américaine dépendra cependant en grande partie de l’évolution de la consommation des ménages dont la dynamique a largement contribué à la reprise post-Covid. Depuis 2019, le revenu disponible des ménages (RdB) a progressé de 18,5 % en valeur reflétant à la fois le dynamisme des salaires au cours de la période mais également la politique généreuse de transferts menée par les administrations Trump puis Biden en 2020-2021[7]. Alors que les transferts représentaient en moyenne 19 % du RdB des ménages entre 2011 et 2019, cette part est montée à 24 et 25 % respectivement en 2020 et 2021. Il en a résulté une augmentation du taux d’épargne des ménages qui s’est élevé à 16,8 % du RdB en 2020 avec un pic à 26,4 % au deuxième trimestre dans un contexte où la consommation fut également contrainte (tableau). Sur l’année 2022, les mesures exceptionnelles prises pendant la crise sanitaire sont arrivées à terme et les ménages ont moins épargné, ce qui a permis d’amortir la baisse de pouvoir d’achat résultant de la poussée inflationniste. Le taux d’épargne est redescendu à 3,7 % alors que le RdB réel diminuait de 0,1%. Au premier trimestre 2023 le taux d’épargne s’établit à 4,8 %, en hausse par rapport au trimestre précédent. Sur l’ensemble de l’année, nous anticipons un taux d’épargne moyen de 4,1 %, ce qui implique une réduction du stock de sur-épargne qui avait atteint un pic à plus de 2 100 milliards de dollars, soit 12,9 % du RdB (graphique 2)[8]. Nous prévoyons certes un ralentissement mais pas de récession avec une croissance annuelle du PIB de 1,4 %. En effet, même si le gain de revenu disponible a été en partie rogné par l’inflation[9], l’épargne liquide – dépôts, comptes d’épargne et titres des fonds commun de placements monétaires – des ménages a augmenté de 36 % entre 2019 et 2022. Cette hausse reflète le placement, sous forme d’épargne liquide, des transferts reçus pendant la crise mais aussi sans doute des gains réalisés par les ménages par la cession d’autres actifs financiers. La résilience de la croissance dépendra de la capacité des ménages à amortir le choc et donc de leur comportement d’épargne. Les transferts ont certes été plutôt orientés vers les classes moyennes mais les liquidités existantes aujourd’hui pourraient être plus concentrées sur les classes les plus aisées. C’est pourquoi nous anticipons cette légère remontée du taux d’épargne sur l’année 2023. Toutefois, il resterait inférieur au niveau observé en 2019 de telle sorte que la consommation serait le principal moteur de la croissance.


[1] Voir « États-Unis, pilotage à hauts risques », dans la Revue de l’OFCE, n° 180.

[2] Les dépenses publiques – consommation et investissement – ont été également dynamiques (+1,3 % et +0,5 % respectivement) mais contribuent de fait assez peu à la croissance : +0,2 point chacun.

[3] Nous anticipions en effet une croissance trimestrielle de la consommation des ménages de 0,3 %.

[4] Le revenu disponible brut nominal a progressé de 3 % sur le premier trimestre 2023 contre une prévision à 1,5 %.

[5] Voir « Le marché du travail américain résistera-t-il au resserrement monétaire ? », OFCE Le Blog du 20 avril 2023.

[6] En 1974, la récession est effectivement précédée d’un resserrement monétaire mais elle est également consécutive au premier choc pétrolier et à la fin du régime de Bretton-Woods qui ont déstabilisé l’économie mondiale. En 2008-2009, l’ampleur de la récession s’explique par la crise financière globale. La politique monétaire a sans doute joué le rôle de déclencheur en provoquant l’ajustement du marché immobilier dans un contexte de fortes vulnérabilités. Pour autant, la contribution de la politique monétaire, indépendamment de l’effet d’amplification financière, est incertaine.

[7] La contribution des salaires à la progression du revenu disponible brut nominal s’élève à 15,4 points et celle des transferts à 5,2 points.

[8] En pratique, cela n’implique pas que le taux d’épargne continuera de baisser en 2023 mais qu’il se maintiendra à un niveau inférieur à celui de 2019. La référence au taux d’épargne pourrait néanmoins biaiser notre estimation de la sur-épargne Covid. Sur une période plus longue (2000-2019), le taux d’épargne moyen s’élève à 6 %. Notre hypothèse pour 2023 reste néanmoins celle d’un taux d’épargne inférieur.

[9] Le déflateur de la consommation a effectivement augmenté de 14,1 % entre le quatrième trimestre 2019 et le premier trimestre 2023.