La BCE face à la crise du Covid-19 : encore un effort?

par Christophe Blot et Paul Hubert

La BCE annonçait le jeudi
12 mars
une première série de mesures pour répondre au choc économique lié
au Covid-19. Cependant, ces annonces n’ont pas eu les effets escomptés sur les
marchés financiers et ont même probablement ajouté de l’incertitude. Au-delà
des craintes sur l’état de l’économie de la zone euro, la réponse de Christine
Lagarde à une question d’un journaliste durant la conférence de presse sur les
écarts de taux au sein de la zone euro a déconcerté par son décalage avec la
situation actuelle. Bien que la BCE ait annoncé un nouveau plan de rachats
d’actifs dans la soirée du 18 mars, il reste que toutes les solutions aux
problèmes de la zone euro n’ont pas encore été explorées.



Les mesures prises par la BCE

Dans la situation actuelle, l’action des banques centrales est essentielle pour soutenir la croissance et éviter que le ralentissement de l’activité et ses répercussions financières ne se transforment en crise bancaire ou des dettes souveraines. C’est la raison pour laquelle la BCE garantit aux banques l’accès à la liquidité par le biais d’opérations de refinancement et qu’elle a également renouvelé les accords avec la Réserve fédérale lui permettant d’offrir des liquidités en dollar[1]. La BCE a, dans un premier temps, annoncé qu’elle achèterait 120 milliards d’euros d’actifs supplémentaires d’ici la fin de l’année dans le cadre de son programme APP (Asset Purchase Programme). À ce montant se sont ajoutés 750 milliards d’euros dans le cadre d’un nouveau programme qualifié de PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme) annoncé le 18 mars[2]. Les achats seront étalés sur l’année 2020 et seront répartis sur les différentes classes d’actifs déjà acquises par la BCE et, pour les achats de titres publics, en continuant de respecter la limite de détention par émetteur[3] et la clé de répartition selon la part dans le capital de la BCE[4], ce qui conduira la BCE à acheter une proportion plus forte de titres allemands que de titres italiens ou espagnols.

Ces achats permettront
d’assouplir les conditions de financement pour le secteur privé comme pour les États
de la zone euro, ce qui permettra d’accompagner les efforts entrepris par les
gouvernements pour soutenir l’activité. On peut ainsi espérer que ces mesures,
et notamment la deuxième annonce bien plus conséquente, permettront de calmer
les tensions qui ont de nouveau émergé sur les marchés de dette souveraine. Ces
derniers jours, les investisseurs avaient effectivement délaissé les titres
souverains de certains pays (Italie, Espagne, Portugal et dans une moindre
mesure France) au profit des titres allemands (graphique), même si le rendement
de ces derniers est reparti à la hausse ces derniers jours[5].

Lors de la conférence de presse
du 12 mars, Christine Lagarde a évoqué la propagation de l’épidémie à plusieurs
reprises, elle est restée étonnamment silencieuse sur les écarts (« spread »
en anglais) de taux d’intérêts. À la question d’un journaliste à ce
propos, Christine Lagarde a même déclaré que le rôle du Conseil des Gouverneurs
n’était pas de fermer les écarts de taux[6]
amplifiant immédiatement les tensions sur les marchés. Christine Lagarde est
cependant revenue un peu plus tard sur cette réponse déclarant qu’elle
s’engageait à éviter la fragmentation dans la zone euro et que des écarts de
taux élevés pénalisent la transmission de la politique monétaire.

L’erreur de communication en était-elle
une ?

Doit-on interpréter la phrase de
Christine Lagarde comme une erreur
de communication 
? Une autre interprétation est que cette réponse
spontanée de Christine Lagarde pendant la conférence de presse reflète
l’absence de consensus au sein du Conseil des gouverneurs qui avait eu lieu
dans la matinée et la réticence d’une partie des membres à prendre des
engagements sur les écarts de taux, qui contraindraient les banques centrales
de l’Eurosystème à acquérir une importante quantité de titres publics. En
particulier, cela pourrait avoir pour incidence d’enfreindre la règle de
répartition des achats de titres s’il s’avérait nécessaire d’acheter
massivement des titres souverains italiens[7]. Pour
certains membres du Conseil des gouverneurs, la BCE ne doit pas refinancer les États
et la garantie que les écarts de taux seront réduits pourrait être interprétée
comme le signal implicite d’un tel financement. Les voix discordantes qui
s’étaient exprimées en septembre 2019 à la suite des mesures expansionnistes
annoncées par Mario Draghi donnent du crédit à cette interprétation[8].

Cette hypothèse semble confirmée
par la déclaration de Robert Holzmann, gouverneur de la Banque centrale
d’Autriche, le mercredi 18 mars, jugeant que la politique monétaire de la BCE
avait atteint ses limites[9] et qui a
fait passer en moins de quelques heures les taux italiens de 2,4 à 3%. Cette
sortie a poussé la BCE à publier un communiqué de presse démentant cette
allégation tandis que sa chef économiste, Isabel Schnabel a, plus tard dans la
journée, insisté sur la capacité de la BCE à intervenir pour assurer la
transmission de la politique monétaire. Des mots aux actes, il n’y a eu qu’un
pas, franchi dans la soirée du 18 mars avec l’annonce du PEPP. Toutes les
marges de manœuvre n’étaient donc pas épuisées et les déclarations du
gouverneur autrichien, dans un contexte financier déjà très chahuté, ont en
réalité probablement poussé la BCE à corriger le tir.

Pourquoi et comment réduire les écarts de
taux ?

Pour autant, bien qu’il semble
que la BCE prenne la mesure de la crise et du risque d’un ralentissement très
brutal de l’activité, la question des écarts de taux dans la zone euro demeure
et les déclarations de Christine Lagarde ou d’Isabel
Schnabel
à propos de la fragmentation n’offrent pas de réponse adéquate sur
ce point. Le maintien de la clé de répartition pour les achats de titres va
continuer à soutenir plus activement le marché des titres allemands que celui
de la dette italienne puisque les achats sont proportionnels au PIB des États
membres. Le communiqué de la BCE indique que les achats pourront être réalisés
avec une certaine souplesse, ce qui signifie que la clé de répartition sera
respectée sur l’ensemble de la durée du programme mais pas nécessairement en continu.
Néanmoins, tant que la BCE n’aura pas remis en cause cette règle, la question
des écarts de taux subsistera.

Au-delà des potentiels
déséquilibres macroéconomiques et financiers existants, la crise actuelle résulte
avant tout d’une crise sanitaire. La réponse à cette dernière par le
confinement réduit fortement l’activité économique, ce qui pèsera sur l’emploi,
les revenus et la situation financière des entreprises. La réponse des États
au choc du Covid-19 sera en grande partie budgétaire avec des mesures destinées
à éviter les faillites d’entreprises, d’entrepreneurs, d’indépendants et
maintenir le pouvoir d’achat des ménages. De plus, avec la baisse à venir du
PIB, les ratios de déficit et de dette publique vont mécaniquement augmenter.
Ces efforts ne peuvent pas être réduits à néant par une hausse des taux qui réduirait
les marges de manœuvres et viendrait atténuer l’effet multiplicateur de la
politique budgétaire par le canal du risque souverain[10].

Christine Lagarde a d’ailleurs
appelé le 12 mars les gouvernements à mettre en œuvre les politiques adaptées et
coordonnées pour faire face au choc[11]. Dans
la mesure où cette action ne peut pas être obtenue via le budget européen qui est limité, les décisions seront
nécessairement prises par les États membres, ce qui pèsera donc sur
leur dette nationale. Cette action sera certes d’autant plus efficace qu’elle sera
coordonnée mais, étant donné la gouvernance européenne, elle restera d’abord du
ressort des États.

Il apparaît ainsi évident que la
banque centrale peut éviter une spirale où la hausse anticipée des déficits
provoque une hausse des taux, en particulier pour les pays dont la situation
macroéconomique était déjà fragile et la dette publique élevée. Pour ce faire,
le principal levier est donc de limiter une hausse des taux et l’apparition
d’écarts trop importants au sein de la zone euro. En l’absence de budget
européen, c’est à la BCE que revient la mission de coordonner implicitement les
efforts déployés par les États membres en finançant massivement les émissions de
dette liées aux plans de soutien.

La BCE pourrait ainsi annoncer
qu’elle garantit que les écarts de taux ne dépasseront pas un seuil donné
pendant le temps de crise indépendamment de toute annonce sur un montant
d’achats d’actifs. Il s’agirait d’une nouvelle version de l’OMT
– qui avait été annoncée lors de la crise des dettes souveraines en septembre
2012 par Mario Draghi – via laquelle
la BCE s’engagerait à acheter des titres de dette jusqu’à une maturité de trois
ans sans fixer de limite de montant a priori mais seulement une limite quant à
la durée de l’opération. La BCE enverrait ainsi un signal puisqu’en tant
qu’institut émetteur de la monnaie, elle a la possibilité de créer des réserves
en quantité importante, ce qui rend l’annonce crédible et efficace. Comme le
suggère Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, la conditionnalité[12] pourrait
cette fois porter sur les titres de toute maturité et limiter à la durée de la
crise liée au Covid-19 et aux mesures exceptionnelles prises pour y faire face.
Cette option rencontrera des réticences au sein du Conseil des gouverneurs
puisqu’elle conduit à envisager l’absence de limites pour les achats de titres.

Une autre solution pourrait être
de modifier, temporairement, la clé de répartition en fondant celle-ci non pas
sur le PIB des États membres mais sur les niveaux de dette[13]. En
l’état, même si le signal envoyé aux gouvernements et aux investisseurs est
rassurant, acheter une part plus élevée de dette allemande plutôt qu’italienne
ne va que très faiblement contribuer à réduire la fragmentation. Le dernier
paragraphe du communiqué de presse du 18 mars suggère que la BCE réfléchit à la
possibilité de reconsidérer la clé de répartition[14]. Le
plus tôt sera le mieux pour donner toute latitude aux États de gérer cette crise
sanitaire.


[1] La BCE a effectivement proposé des nouvelles
conditions pour les TLTRO-III (Targeted
long-term refinancing operations
) qui permettent aux banques d’obtenir un
refinancement en contrepartie des crédits qu’elles octroient aux entreprises.
Les banques pourront ainsi emprunter jusqu’à mille milliards d’euros (jusque
juin 2021) à un taux pouvant être inférieur de 25 points au taux des facilités
de dépôts, soit -0,75 %. Elle a aussi annoncé une opération de
refinancement à très long terme sans aucune conditionnalité. Cette dernière
mesure permet ainsi de répondre aux besoins de liquidité dans l’éventualité
d’une panique bancaire.

[2] Pour comparaison, l’annonce du premier programme
d’assouplissement quantitatif (APP) de la BCE était de 60 milliards d’euros sur
19 mois (de mars 2015 à septembre 2016) soit 1 140 milliards d’euros,
tandis que les achats d’actifs pour 2020 se montent à 1 050 milliards
d’euros (les 870 milliards d’euros annoncés ces derniers jours auxquels il
convient d’ajouter les 20 milliards d’euros par mois annoncés en septembre
2019, soit 180 milliards d’euros additionnels).

[3] Fixée à 33% pour les obligations souveraines. Les
Pays-Bas et l’Allemagne sont au-dessus des 30% donc très proches de la limite,
tandis que la France et l’Italie sont autour des 20%, en raison d’une dette
publique plus élevée (en % du PIB).

[4] Pour information, au 30 janvier 2020, la Bundesbank
représentait 21,4%, la Banque de France 16,6% et la Banque d’Italie 13,8%.

[5] Ce mouvement est aussi observé sur les taux
américains qui ont augmenté de 0,5 point entre le 9 et le 17 mars après avoir
fortement baissé (passant de 1,6 % début février à un creux de 0,5 %
le 9 mars). Dans un contexte de marasme boursier, la baisse du rendement
souverain américain traduisait sans doute une réallocation des portefeuilles
des investisseurs pour des actifs jugés liquides et sûrs. La contagion mondiale
de l’épidémie et du ralentissement économique et la perspective d’un soutien
budgétaire massif du gouvernement américain pourrait expliquer le surajustement
des taux américains.

[6] « We are not here to
close spreads 
».

[7] La répartition des achats de titres dans le cadre du
programme PSPP prévoit effectivement que ceux-ci soient déterminés en fonction
de la part des États
membres dans le capital de la BCE, ce qui signifie en pratique que la BCE
détient une proportion plus importante de titres allemands, puis français,
italiens…

[8] Voir Blot et Hubert (2019) pour une analyse des critiques qui avaient suivi les
mesures prises en septembre 2019.

[9] « monetary
policy has reached its limits ».

[10] Voir Corsetti, Kuester, Meier et Müller (2013).

[11] « an
ambitious and coordinated fiscal stance is now needed in view of the weakened
outlook ».

[12] Dans le cadre de l’OMT, la BCE s’engageait à acheter
les titres de dette à condition que les États adoptent un programme d’aide via le FESF / MES.

[13] Elle achète effectivement une part – du fait du poids
du PIB plus élevé de l’Allemagne – plus importante d’une dette moins élevée en
% du PIB. Cet argument est avancé et précisé dans Blot et Creel (2017).

[14] « To the extent that some self-imposed limits
might hamper action that the ECB is required to take in order to fulfil its
mandate, the Governing Council will consider revising them to the extent
necessary to make its action proportionate to the risks that we face. »




La dépendance aux intrants chinois et italiens des industries françaises

Sarah
Guillou[1]

La
crise sanitaire déclenchée par le coronavirus va constituer un choc récessif
majeur dont l’impact est à ce jour difficile à chiffrer puisqu’il s’agit d’un
choc sans précédent (voir Xavier Timbeau (L’économie au temps du COVID-19,
9 Mars 2020, Blog OFCE) et Pierre-Olivier
Gourinchas (Flattening the Pandemic and Recession
Curves
, 13 Mars 2020).
Entre autres préoccupations, cette crise provoque une large prise de conscience
des interdépendances productives, aussi appelée, chaîne de valeurs ajoutée
mondiale (CVM).

Proprement
ignorée voire niée par l’administration de Donald Trump ou encore par les
défenseurs du Brexit, il va apparaître fatalement que la méconnaissance de ces
interdépendances productives est une carence pour la définition des politiques
commerciales et industrielles et aujourd’hui pour la mesure des vulnérabilités
de certains secteurs. Je montre ici l’ampleur des dépendances des industries
françaises aux intrants chinois et italiens au-delà des seuls secteurs manufacturiers.
Il ne faudrait cependant pas tirer de ces vulnérabilités des louanges pour un
retour à l’autarcie.



L’interdépendance
des entreprises au sein d’un réseau mondial de production, la multiplicité
d’aller-retour entre pays de fragments de produits et de services sont mises à
jour par les pénuries potentielles et les ruptures d’approvisionnement
qu’anticipent les entreprises et les responsables sanitaires une fois les
stocks épuisés. Les chaînes de valeur mondiales sont bien connues des
économistes du commerce international. Ce phénomène a fait l’objet de beaucoup
de littérature et de nombreux rapport (voir un rapport du CEPR (2015), The Age of Global Value Chains: Maps and
Policy Issues
, édité by João Amador and Filippo di Mauro, et un rapport
plus récent de la Banque
mondiale, Trading for Developpement in the age of
Global Value Chain
, 2020). L’impact du coronavirus sur les CVM a été
abordé récemment par Baldwin et Tomiua (CEPR, Ebook, Economics on the time of COVID-19,
2020) qui soulignent un processus de contagion parallèle tout au long des CVM,
tant par la rupture de la production que par celle de l’acheminement.

La
province de Hubei où sied la ville de Wuhan d’où est partie la crise est une
plaque tournante entre autres des industries automobiles, de semi-conducteurs,
des fibres optiques et d’acier. L’Italie, de son côté, est au cœur de l’Europe
manufacturière. D’autres centres de production majeurs seront progressivement
touchés mais je me concentre seulement sur la Chine et l’Italie pour la
pédagogie du propos.

Pour
calculer la dépendance de la production aux intrants étrangers, on utilise les
tables inputs-outputs qui sont des tables croisées des besoins en intrants
(inputs) domestiques et étrangers de chaque industrie.[2]

La dépendance directe aux intrants chinois
et italiens

Il
n’existe pas un secteur de l’économie marchande française – à un niveau agrégé
à 2 chiffres – qui ne dépende au premier ordre, c’est-à-dire directement, d’un
intrant en provenance de Chine. Le tableau suivant montre que les taux de
dépendance – c’est-à-dire la part de la production qui dépend des intrants
chinois et/ou italiens – varient entre les secteurs : de 0,2 % pour
le secteur agroalimentaire à 3 % pour le secteur textile et habillement
(en 2014, les derniers chiffres disponibles pour les tables internationales).
Il va de soi que les taux de dépendance varient à l’intérieur des secteurs. Que
le secteur des équipements électriques soit dépendant à 2,4 % au premier
ordre des inputs chinois, ne dit pas que toutes les entreprises appartenant à
ce secteur le sont à ce degré. Si on retient les 15 premiers secteurs en
matière de besoins en intrants chinois, 13 sur 15 sont issus de l’industrie
manufacturière. Les trois derniers sont le secteur des télécommunications, le Transport
aérien
, et la Construction.

La
dépendance de premier ordre (directe) aux intrants italiens est plus élevée
mais les industries les plus dépendantes sont assez semblables à celles
dépendantes des intrants chinois : il s’agit des secteurs
manufacturiers : du textile (7 %) aux produits non métalliques (1,7 %).
Cela révèle la plus forte insertion dans les chaînes de valeurs mondiales de
certaines industries indépendamment de l’origine des intrants et donc de leur
multi-vulnérabilité aux chocs de leurs fournisseurs. En l’espèce, elles
subiront au moins deux chocs : le choc chinois et le choc italien.

Cela
corrobore aussi le fait que les chaînes de valeur de la production française
sont plus européennes qu’asiatiques, c’est aussi le cas de la production allemande
et de celles des autres pays européens. La part des inputs européens est bien
plus grande pour toutes les industries françaises que la part des inputs
chinois et asiatiques – de 1 à 28 % pour la dépendance directe aux inputs
aux européens contre un maximum de 4 % pour l’Asie (Chine comprise).

Mais
ce qui compte, c’est la multinationalité des maillons essentiels. La
concentration de l’interdépendance productive au sein de l’Europe n’immunise
pas de la rupture des chaînes en raison de la dépendance en abîme.

Par
exemple, si pour la production d’un produit P, il faut 10 intrants essentiels
dont 8 sont réalisés à l’étranger. Il suffira qu’un de ces intrants soit
réalisé en Chine pour que la chaîne de production soit interrompue. Plus
encore, il suffira qu’un seul des 8 fournisseurs soit lui-même dépendant de
manière essentielle d’un fournisseur chinois pour que la chaîne soit
interrompue. Et cela en abîme, car ne pas dépendre d’un input chinois au
premier ordre ne protège pas de la dépendance de son fournisseur, ou du
fournisseur de son fournisseur, ou encore du fournisseur, du fournisseur du
fournisseur… ! Le raisonnement est le même pour l’Italie, l’industrie
française peut dépendre d’un fournisseur allemand mais ce dernier peut lui-même
dépendre de l’Italie et ainsi de suite.

La dépendance indirecte de second ordre aux
intrants chinois et italiens

Afin
d’estimer la dépendance de second ordre, il faut connaître la dépendance des
fournisseurs des industries françaises aux inputs chinois ou italiens. Pour
cela on utilise également les tables input-output.

La
dépendance au premier ordre des industries précédentes est renforcée au
deuxième ordre (si on additionne les coefficients par industrie). Il s’agit
toujours principalement des secteurs manufacturiers, de la construction et du
secteur des télécommunications pour ce qui concerne la Chine.

Ce
qui est vrai pour le manufacturier est vrai pour des secteurs dont on peut
penser qu’ils sont plus immunes aux intrants étrangers, notamment les services.
S’ils dépendent peu de l’étranger au premier ordre, leur dépendance s’accroît si
on ajoute les dépendances aux ordres supérieurs dans la mesure où ils dépendent
toujours in fine d’inputs
manufacturiers dépendant au premier ordre fortement des intrants étrangers.
C’est le cas des services utilisant beaucoup d’intrants numériques. On peut en
effet calculer des coefficients de dépendance à l’ordre 3, 4, etc. Ils
révèleraient l’existence d’un arbre de dépendance à plusieurs niveaux et du
schéma fractal des chaînes de valeurs mondiales. Les coefficients en seraient
d’autant plus grands.

Les
tables input-output expriment la dépendance technique. La dépendance économique
dépend de la capacité qu’ont les entreprises de substituer un autre
fournisseur. Si cela est possible, cela prendra forcément du temps. Pour
certaines entreprises, la paralysie ne sera que temporaire, mais beaucoup
d’inputs ne sont produits qu’en Chine. Il est difficile de ne pas imaginer
qu’un fournisseur d’un ordre inférieur ne soit pas exclusivement dépendant d’un
input chinois. Il est envisageable que les inputs italiens trouvent plus de
substituts en Europe (la nature de la spécialisation y étant plus comparable
entre les pays), mais l’extension de l’épidémie aux autres pays va compliquer les
effets de substitution. L’extension du coronavirus aux autres pays ne fera
qu’augmenter les occasions de rupture de la chaîne de production. Ainsi l’Inde,
grande productrice de médicaments, dépend à 70 % des molécules de base
chinoises. Et bien entendu, la pharmacie française dépend des fournisseurs
indiens. Si l’Inde subit la même paralysie que la Chine, la rupture des chaînes
d’approvisionnement sera plus longue à se réparer.

Contagion des chocs et politique de
découplage

Certains
observateurs concluent à la nécessité du découplage des économies. Le
découplage signifie la disparition – ou au moins la réduction – des
interdépendances des économies. Le souhait politique est équivoque car il
sous-estime la dualité du processus : devenir moins dépendant des
importations étrangères est une chose, que les autres deviennent moins
dépendants de nos exportations en est une autre, mais en est assez rapidement
la contrepartie. Le motif économique répond à la volonté de protéger les entreprises
d’une trop forte dépendance aux chocs étrangers.

La
recherche de nouveaux fournisseurs, temporaires, pourrait changer les habitudes
et ouvrir de nouvelles routes de la fragmentation de la production. La Nikkei Asian Review (15 février 2020)
cite le cas du fabricant de vêtements de sport Asics qui envisage de
délocaliser sa production de Wuhan vers le Vietnam. Si l’adoption d’une
stratégie de diversification des fournisseurs peut avoir du sens à long terme,
la stratégie de court terme pour pallier la crise strictement chinoise a
rapidement tourné court dans la mesure où l‘épidémie s’est propagé au-delà de
la Chine.

La
stratégie de rapatriement est sans doute plus compliquée car les compétences ne
sont pas forcément toujours présentes sur le territoire domestique et la
comparaison du coût de production en situation normale et du coût de production
en situation de crise hypothétique ne se fera pas, car la crise est
imprévisible tout comme son coût.

Mais
cet épisode de crise sanitaire pourrait en premier lieu – et en lieu et place
du découplage entre économies – accélérer la digitalisation des échanges :
dans la gestion du conditionnement des marchandises, mais aussi des containers
par robot, dans la multiplication de l’automatisation de la production et de la
gestion à distance. La vision de l’économie mondiale de Richard Baldwin (The Globotics upheaval, 2019) pourrait
devenir plus rapidement une réalité généralisée à tous les secteurs. Le
découplage risque de se porter sur les hommes vis-à-vis des machines plutôt
qu’entre les économies. Le robot est insensible aux virus humains[3].

De la dépendance technique à la dépendance
politique

Pour
conclure, ce billet utilise beaucoup le terme de dépendance, il s’agit d’une
dépendance technologique au sens de la structure de la fonction de production,
au sens des coefficients techniques de la matrice input-output. Il ne s’agit
pas d’une dépendance politique ou stratégique. Pourtant, la remise en cause des
chaînes de valeurs mondiales dont on parle aujourd’hui, en ces temps de crise,
se fonde sur cette idée de dépendance qui met en danger et fragilise. Or ce que
révèlent d’abord les tables inputs-outputs, c’est la profondeur des
interdépendances et l’interconnexion des industries de tous les pays. Le
préfixe « inter » est fondamental. Certes un choc sur un maillon de
la chaîne a un impact en cascade et c’est un problème économique qui trouve
d’insuffisantes réponses politiques, faute d’acceptation d’interdépendances des
gouvernances nationales.

Mais
il faut se garder d’en conclure directement que cette fragmentation est un
problème politique ou qu’elle pose des questions d’indépendance souveraine pour
deux raisons.

La
première est que s’il apparaît politiquement correct de souhaiter disposer de
l’autonomie d’approvisionnement de certains produits jugés indispensables à la
sécurité, à la santé, à la souveraineté, c’est très souvent économiquement un
leurre. Aujourd’hui la plupart des biens et services échangés sont complexes et
donc l’autarcie (produire quelque chose sans recourir à un intrant étranger)
est une aporie au-delà de la production de composants primaires ou peu
transformés. L’autarcie européenne pourrait s’entendre sur certains produits et
ce n’est qu’à cette échelle qu’elle pourrait être pensée pour des produits
identifiés comme vitaux. Mais ce qui restera vital in fine sera le pouvoir d’achat plutôt que le pouvoir de produire.
Autrement dit – et pour éviter toute ambiguïté – il est préférable de conserver
le niveau de richesse (et de production donc) permettant d’acheter des
médicaments de base plutôt que de s’évertuer à être producteur de ces
médicaments de base, et allouer nos facteurs de production au mieux.

La
seconde tient en ce que la dépendance économique est plus souvent le problème
de celui qui vend et qui est dépendant de la demande. Ainsi la dépendance
économique qui est vraiment problématique est celle des pays producteurs de
ressources naturelles. C’est bien du côté de l’offreur que se situe la
dépendance et non du côté de l’acheteur. Ainsi, l’incidence du choc du
coronavirus sur le prix du pétrole, mais aussi sur le prix du cuivre par
exemple, deux matières premières très sensibles à la demande chinoise, va
mettre à mal les économies pétrolières comme l’Algérie, l’Iran et l’Arabie saoudite
puis la Russie, le Chili et le Pérou. Pour rappel, la Chine absorbe la moitié
de la production de métaux industriels et 10 % de la production de
pétrole. Le problème de ces économies n’est pas l’insertion dans les chaînes de
valeurs, mais leur propre spécialisation productive. Dans un autre registre, la
France est productrice de services de tourisme – 7 % de son PIB –
tout comme le Portugal et l’Espagne – 12 % de leur PIB – ces pays
souffriront de ce qu’ils sont dépendants de la capacité et volonté d’achats des
autres.

La
crise sanitaire a fait apparaître des pénuries de matériel médical voire de
médicaments. Par exemple, la pénurie de masques de chirurgie a conduit
l’Allemagne, la Russie, Taiwan et la Thaïlande à restreindre les exportations
de masques. La Chine, productrice de la moitié des masques, n’a pas mis en
place de restrictions[4].
Même si ses exportations ont ralenti de
facto
par la croissance de la demande domestique, sa production a fortement
augmenté pour répondre à la forte demande. Être acheteur de médicaments en
provenance de Chine n’est donc a priori pas un problème tant qu’on a les moyens
de les payer et eux de les vendre.

La
crise du coronavirus perturbe toutes les lois du commerce, tout comme les
interactions sociales. Et donc, on pourrait manquer de médicaments, non pas que
les Chinois ne veuillent les vendre ou les produire, mais du fait de
l’incapacité de commercer[5].

Historiquement,
la dépendance économique a plutôt été du côté de ceux qui produisent plutôt que
de ceux qui achètent. La crise du coronavirus renverse les perspectives en
faisant apparaître les difficultés d’approvisionnement et donc des acheteurs,
mais elle fait surtout apparaître la dualité du marché : celui qui offre
est toujours, aussi, le demandeur d’un autre.


[1] Je remercie Raphaël
Chiappini et Cyrielle Gaglio pour leurs remarques et réflexions autour de ce
post.

[2] J’utilise les tables WIOT
car elles couvrent un grand nombre de pays (44 dont l’UE) et désagrègent
l’économie en 56 secteurs. Le calcul se concentre sur les 50 secteurs de
l’économie marchande. Voir pour la méthode des calculs, Guillou (2020), French Input-output Tables and foreign
inputs dependency
. Les données ne sont pas des plus récentes (2014), mais
c’est moins la valeur des coefficients qui importe que la structure de la
dépendance que les tables révèlent.

[3] Il vient à l’esprit
immédiatement que la cybersécurité sera le pendant de la sécurité sanitaire.

[4] The Economist, 7 mars 2020, page 19, « New world curriculum ».

[5] Cela est le cas tant que la
production n’est pas elle-même rationnée par la disponibilité des facteurs de
production ou des contraintes d’exportation.

[5] Cela est le cas tant que la production n’est pas elle-même rationnée par la disponibilité des facteurs de production ou des contraintes d’exportation.




Généalogie des 12 milliards d’euros de déficit du système de retraite à combler en 2027

Gilles Le Garrec et Vincent Touzé

Jusqu’à présent la
réforme des retraites avait plutôt bien résisté aux mouvements de contestation,
mais crise sanitaire oblige, le président Macron a décidé de la suspendre. Le
projet de loi adopté à l’Assemblée nationale devait être présenté prochainement
au Sénat. Fin avril, la conférence de financement devait aussi fournir les
conclusions de ses travaux pour trouver des solutions afin de combler le manque
de financement de 12 milliards en 2027. Cet article propose de revenir sur la
généalogie de ce chiffrage.



Comme annoncé dans
son programme présidentiel de 2017, le Président Macron a décidé de refonder le
contrat social en instaurant dès 2025 un nouveau système de retraite universel (SUR)
dont la règle simple « chaque
euro cotisé doit donner les mêmes droits » serait garante d’une plus
grande justice. Avec un système actuel très complexe, composé de 42
régimes et autant de règles de calcul des droits, cette proposition de réforme
systémique a d’abord reçu un accueil plutôt favorable, et notamment le soutien des
syndicats réformistes comme la CFDT et son leader Laurent Berger. Même si l’on sait
qu’une réforme des retraites est toujours difficile à faire accepter en France,
l’instauration du SUR se présentait sous les meilleurs auspices, comme semblaient
le présager les consultations menées pour le gouvernement par le
Haut-Commissaire Jean-Paul Delevoye. En parallèle à ces consultations, le président
de la République et le gouvernement ont rappelé à plusieurs reprises qu’une
telle réforme nécessitait que le système soit à l’équilibre financier lors de
la mise en place du SUR, c’est-à-dire en 2025.

Compte
tenu des nombreuses réformes passées, on aurait pu croire que le problème de
solvabilité du système de retraite avait été résolu à moyen terme. Le graphique
1 reproduit la prédiction pour l’année 2025 telle qu’elle a pu être estimée par
le COR entre novembre 2007 et novembre 2019. En 2007, la perspective d’un
équilibre financier semblait éloignée avec un déficit anticipé de 2,3 % du
PIB. À la suite des réformes Woerth en 2010 (recul de l’âge de la retraite de
60 à 62 ans, rapprochement des régimes de la fonction publique et les régimes
spéciaux du Régime général) et Touraine en 2014 (augmentation de la durée de
cotisation requise), ce déficit anticipé a été considérablement réduit, puisqu’en
juin 2016, le COR prédisait l’équilibre financier pour 2025. Pourtant dès juin
2017, la révision des hypothèses démographiques, macro-économiques et de
croissance de la masse salariale publique – certainement trop optimistes – ont
fait réapparaître un déficit structurel de moyen terme pour l’année 2025.

Afin
de clarifier la situation financière, le premier ministre Edouard Philippe a commandé
au COR une étude prospective spécifique sur la période 2020-2030. Publiée en
novembre 2019, cette dernière présente une évaluation des besoins financiers du
système de retraite selon quatre contextes d’évolution de la productivité (taux
de croissance compris entre 1 et 1,8 %) et selon trois « conventions
comptables ». Dans tous les cas de figure, l’équilibre financier n’est pas
garanti. À l’aune de ce déficit prévisible, le gouvernement avait initialement
décidé d’instaurer, dans son projet de loi, un âge minimum de taux plein (ou âge
pivot) dès 2022 qui basculerait progressivement de 62 à 64 ans en 2027 et en deçà
duquel un individu ne pouvait pas obtenir une pension à taux plein (article
56bis). Face à la montée de bouclier contre cet âge pivot et le risque de
perdre ses principaux soutiens, le gouvernement a accepté la proposition de
Laurent Berger de mettre en place une « conférence de financement »
dont la mission est de proposer des financements alternatifs à la condition que
ces derniers permettent d’atteindre un montant de 12 milliards d’euros en 2027
(et 10 milliards en 2025).

Mais d’où proviennent ces 12
milliards ?

La
dernière étude du COR ne donne pas une mesure unique du déficit en 2027 mais
douze mesures comprises entre 8,9 et 21,5 milliards d’euros. L’évaluation du
COR est assez peu sensible à l’hypothèse de croissance de la productivité en
raison de la faiblesse de l’horizon de simulation. De ce fait, pour ne pas
accumuler les chiffres redondants, est présentée, dans le graphique 2, la valeur
moyenne des quatre scénarios de productivité pour chaque année pendant la
période 2020-2030. En revanche, le déficit estimé se montre très variable selon
la convention comptable employée.

Mais
pourquoi donc utiliser trois conventions ? Le COR a pour mission de
réaliser un exercice de prospective à législation inchangée. Si pour certains
régimes de retraite, la notion de législation inchangée est simple (règles
de calcul et taux de cotisation inchangés), pour l’État, cette notion peut
présenter deux acceptions en ce qui concerne le taux de cotisation. Une première
acception du concept de législation constante est celle d’obligation pour l’État
d’équilibrer ses régimes de retraite en sa qualité d’employeur. Dans ce cas, la
contribution employeur doit toujours garantir un « Equilibre permanent des
régimes » (EPR) gérés par l’État (fonction publique d’État et régimes
spéciaux). Selon cette convention, le déficit serait alors d’environ 13,6
milliards en 2027. La seconde convention suppose un taux de cotisation constant
(TCC). Une telle mesure permet alors d’évaluer l’importance du déficit financier
du système de retraite lorsque l’État ne recourt pas à une hausse systématique
de sa contribution en tant qu’employeur, ce que ne peuvent pas faire les
autres régimes de retraite. Selon cette convention, le déficit serait d’environ
20,5 milliards en 2027.

Le
COR propose également une troisième convention comptable : l’Effort de l’État
constant (EEC). Cette mesure est intéressante car elle fournit une notion de
taux de financement macroéconomique de l’État constant. Par le passé, les
différentes mesures prises par les gouvernements pour contenir la dépense
publique ont notamment visé à ralentir la hausse du nombre d’emplois publics
ainsi qu’à geler la valeur du point d’indice du traitement des fonctionnaires, politique
salariale qui a aussi pour effet de baisser le montant de leur pension. Il en
découle que sur la période 2020-2030, la masse des pensions versées par l’État
progresse moins vite que le PIB. Cette convention donne ainsi une évaluation
élargie d’une disponibilité budgétaire potentielle à taux de dépense constant
de l’État. Selon cette convention, le déficit pourrait être réduit à environ 10
milliards d’euros.

Le
secrétaire d’État aux retraites Laurent Pietraszewski (voir https://www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/retraite-a-point-le-point-sur-les-chiffres) a expliqué, le 18 janvier dernier, que le
gouvernement a fixé un objectif financier intermédiaire entre les scénarios EEC
et EPR. Le Premier ministre a ainsi exigé que la « conférence de
financement » aboutisse à une solution permettant un financement à hauteur
de 12 milliards d’euros en 2027 (et 10 milliards en 2025), montant qui
correspond également à ce que rapporterait un âge minimum de taux plein de 64
ans. L’État s’engage donc à aller au-delà de ses seules obligations d’équilibrer
ses régimes publics. Implicitement, cela signifie aussi qu’il apporte un
soutien financier, partiel et de l’ordre de 2 milliards d’euros, à des régimes
déficitaires des travailleurs du secteur privé, en l’occurrence principalement
le Fonds de solidarité vieillesse (5 milliards de déficit), la CNAV (1,5
milliard) ainsi qu’au régime des agents territoriaux et de la fonction publique
hospitalière (CNRACL) déficitaire d’environ 5,4 milliards d’euros en 2027.

Lors de son allocution du lundi 16 mars 2020, le Président de la République a annoncé que la crise induite par l’épidémie de coronavirus nécessitait de suspendre la réforme des retraites. Ce texte devait être prochainement discuté devant la Sénat tandis que la conférence de financement devait faire connaître ses conclusions fin avril. Dans la foulée de la déclaration présidentielle, la conférence de financement a annoncé qu’elle suspendait dès-à-présent ses travaux. Une question centrale est désormais posée : quel pourrait être l’impact économique, social et financier à moyen terme de la crise sanitaire et de la mise à l’arrêt d’une partie du secteur productif ? Même si les estimations du COR soulignent l’impact limité des hypothèses de productivité sur le déficit à moyen terme, on peut se demander si l’estimation de 12 milliards à combler en 2027 reste pertinente dans ces conditions.




L’économie au temps du COVID-19

par Xavier Timbeau

Peut-on faire du calcul économique face à une crise
sanitaire ? Poser la question semble obliger à répondre non. Pourtant, nous
allons nous livrer à cet exercice morbide, espérant y trouver quelques éléments
utiles à la réflexion pour les décisions difficiles à prendre dans les
prochains jours.



Les épisodes passés analysés
après le SARS-Cov de 2003

La première question est de savoir quelles peuvent être les
conséquences économiques d’un scénario de pandémie grave (c’est-à-dire comparable
à la grippe espagnole de 1918). Quelques études nous renseignent sur ce point. McKibbin
et Fernando ont mis à jour des travaux de simulations macroéconomiques réalisés
après l’épisode du SARS-Cov en 2003
, repris dans un ebook publié par VoxEU
très récemment et étoffé d’autres analyses économiques.

L’objectif de ces travaux était de quantifier l’impact
économique d’une pandémie. Les résultats sont impressionnants. Appliqué au
COVID-19, l’impact dépend des scénarios de morbidité (nombre de personnes en incapacité
pendant quelques semaines à la suite de la maladie), de mortalité (nombre de
décès) et d’extension de la pandémie. Il pourrait atteindre jusqu’à presque –10
points de PIB mondial suivant les scénarios.

Le scénario le pire est celui d’une pandémie globale
d’ampleur comparable à la grippe espagnole de 1918 induisant le décès de 22
millions de personnes. Aucun pays n’y échappe, même si l’effet n’est pas le
même suivant le niveau de développement ou suivant l’efficacité du système de
soins. Ces chiffres rejoignent d’autres études, suscitées par les craintes au
moment de l’épidémie de SARS-Cov en 2003, qui analysaient l’impact possible
d’un scénario « grippe espagnole » et qui le transposaient de 1918 à
nos jours. Là encore, dans le pire des cas, c’est-à-dire ceux dans lesquels une
grande part de la population mondiale est infectée conduisent à des effets de
cet ordre de grandeur. Le
Congress Budget Office avait ainsi estimé en 2005 une perte d’activité annuelle
de l’ordre de 5 points de PIB
, la Banque
mondiale avait un diagnostic proche
, publié en 2006. D’autres études
peuvent conclure à des conséquences moins graves (en particulier le travail de James
et Sargent de 2007
). Les différences principales tiennent aux scénarios
sanitaires retenus et en particulier la morbidité et la mortalité. Ces
scénarios eux-mêmes reposent sur des appréciations différentes selon les modes
de transmission des pandémies entre 1918 et aujourd’hui. On peut retenir que
dans le cas d’une pandémie globale grave, les impacts sur le PIB la première
année se situent dans une fourchette allant de –1 point de PIB à près de –10
points de PIB, puis nuls à moyen terme. L’analyse d’autres scénarios de
pandémies comme la grippe dite asiatique de 1957 ou celle dite de Hong Kong de
1968, d’extension et de gravité moindres entre dans ce cadre.

2 canaux : l’absentéisme
et la rupture des interactions sociales

Il y a deux canaux principaux. Le premier est un choc
d’offre, déclenché par les absences au travail et la perturbation des chaînes
de production. Tous les secteurs ne connaissent pas les mêmes impacts mais les
interdépendances entre secteurs diffusent les effets à toute l’économie, soit
par des ruptures de quantité ou par des effets de prix à la suite des pénuries.
Le second est un canal de demande, touchant les secteurs économiques où les
interactions sociales sont déterminantes. Les mesures de confinement délibérées
et décidées par les pouvoir public : comme en Chine au début de l’épidémie
ou en Italie très récemment) se combinent avec des mesures d’auto-confinement
(on ne va plus faire du tourisme dans des zones infectées, on ne va plus dans
des lieux publics – cinéma, théâtre, restaurant, transport. Les secteurs les
plus touchés sont ainsi tous ceux qui procèdent du tourisme (qu’il soit privé
ou professionnel, interne à un pays ou de clients étrangers), des services à la
personne ou encore de certains achats qui seront reportés, particulièrement
dans le secteur manufacturier. Les impacts à court terme peuvent être différents
selon les secteurs : les baisses d’activité de certains secteurs pourront
être compensées demain (les achats de biens durables) alors que certaines
pertes d’activité sont irrécupérables (les spectacles annulés ne feront pas
plus d’entrées après la crise sanitaire). De nombreuses entreprises, y compris
de grande taille, peuvent être acculées à la faillite, ce qui supposerait de
longues années pour reconstruire les capacités, surtout si des politiques
différentes selon les pays conduisent à des relocalisations d’activité.

On peut imaginer également des effets cliquets, l’expérience
de la privation pouvant se prolonger au-delà de la crise sanitaire ; mais
généralement, on estime que les effets de la pandémie s’estompent assez
rapidement une fois passée la crise sanitaire, c’est-à-dire au bout d’une
dizaine de semaines.

On ajoute parfois des effets d’incertitude ou liés aux
paniques financières. Cependant, une crise sanitaire a une date de fin assez
prévisible. Son ampleur peut être plus ou moins grande, mais ce n’est pas tant
l’incertitude que les réponses de politiques publiques qui comptent.

Les réponses
sanitaires sont déterminantes quant à la gravité de la pandémie

La réponse de politique sanitaire est déterminante pour
limiter la gravité de la pandémie. Seule une fraction des cas donne lieu à des
situations critiques (estimé autour de 20% dans le cas du COVID-19 par l’OMS) qui
nécessitent des soins particuliers. Une fraction de cette fraction nécessite
des soins critiques (ou soins intensifs). Le renforcement des hôpitaux, en
concentrant les centres de soins intensifs sur les cas les plus graves et en
reportant les demandes de soins plus ordinaires sur d’autres structures, la
concentration des moyens sur les infrastructures de soins, le report des
activités sanitaires non urgentes, le renforcement des moyens des hôpitaux, y
compris la rémunération des personnels soignants sont autant d’éléments
essentiels.

Mais, parce qu’il contribue à limiter l’engorgement des
centres de soins en brisant les chaînes de contamination et en ralentissant la
cinétique de la pandémie, le confinement de la population est déterminant dans
le bilan sanitaire. Ainsi, deux
analyses conduites en comparant les différentes villes américaines pendant la
grippe espagnole de 1918
montrent que les stratégies de confinement ont un
rôle essentiel pour limiter la mortalité pendant la pandémie. Ayant adopté des
politiques de confinement plus ou moins restrictives et surtout plus ou moins
précoces, les villes ont eu des conséquences très différentes en termes de
mortalité. Les politiques de confinement les plus restrictives auraient diminué
de moitié la mortalité. D’autres analyses corroborent ces éléments. Par exemple
cette analyse
de la fermeture des écoles en cas d’épidémie aux États-Unis
estime une
réduction de 40% du flux de malades au pic. Sur la base d’un modèle à agents, calibré
sur des scénarios de pandémie observés, Laura
Fumanelli et ses co-auteurs
concluent qu’une politique de fermeture des
écoles pendant deux semaines peut réduire jusqu’à 50% l’engorgement du système
de santé au pic. Une conséquence de ce confinement est l’absentéisme du
personnel de santé, mais cet effet ne suffit pas à contrebalancer le
soulagement apporté en cas de pandémie étendue.

Le coût économique du confinement est important. La
fermeture des écoles par exemple accroît l’absentéisme des parents. Pour les États-Unis
ou le Royaume-Uni (d’après cette
étude par exemple
) 4 semaines de fermeture des écoles coûtent entre 0,1 et
0,3 point de PIB. Mais on peut ajouter à ces chiffres, le signal envoyé à la
population et aux touristes étrangers qui aura un impact sur l’absentéisme des
non parents et sur la demande des secteurs à interaction sociale. Dans un scénario
de confinement généralisé, proche de celui imposé en Chine au début de
l’épidémie de COVID-19 ou encore récemment mis en place en Italie, dont les
effets se feraient sentir sur 12 semaines, on aurait un impact comparable à
celui d’une pandémie à forte morbidité – bien qu’avec une morbidité plus
faible. La conséquence économique pourrait être jusqu’à 5 points de PIB perdus
sur une année.

Quels coûts du
confinement pour quels bénéfices ?

Les incertitudes qui entourent les scénarios indiquent la
difficulté des choix de politique publique. Il est presque impossible
d’anticiper l’ampleur de la pandémie. Il est encore possible que la pandémie
s’arrête rapidement comme l’épidémie de SARS en 2003. Elle peut aussi s’étendre
et être particulièrement létale. Les analyses des épidémiologistes sont
cruciales pour réduire les possibles et donner des probabilités aux différents scénarios,
mais en l’état les fourchettes d’évaluation sont considérables.

Le gouvernement britannique est un des rares à avoir
communiqué un « scénario du pire », qui n’est pas une prévision mais sert à
qualifier l’urgence de la situation. Il estime que dans le pire des cas (par la
voix de son governement’s
chief Medical Adviser
) 80% de la population pourrait être infectée, que 20%
de la population britannique pourrait être absente de son travail à un moment
ou un autre, ce qui suggère une pandémie à large échelle, en se basant sur 1%
de taux de mortalité sur les cas graves et jusqu’à 100 000 victimes (voir
aussi cette
évaluation citée dans le guide du gouvernement britannique à propos du COVID-19
).
Ce scénario du pire raisonnable (le gouvernement britannique parle de Reasonable
Worst Case –
RWC) n’est pas le pire que l’on puisse imaginer.

Or si le confinement strict et précoce aurait des
conséquences économiques presque sûres, il pourrait largement réduire la
mortalité liée à la pandémie. Dans un scénario à mortalité élevée, disons
200 000 décès pour la France et donc au-delà du raisonnable selon le
gouvernement britannique, en se basant sur une réduction de la mortalité de 50%
grâce aux mesures de confinement, de l’ordre d’un mois de fermeture des écoles
et une réduction pendant 12 semaines de nombreuses interactions sociales, ce
sont 100 000 décès qui pourraient être évités en France.

D’après le
rapport « Eléments pour une révision de la vie humaine » d’E. Quinet
de 2013
, la valeur statistique de la vie humaine à utiliser dans les analyses
coûts-bénéfices conduite par l’administration française est de 3 millions
d’euros. S’il évite 100 000 morts, le confinement aurait une valeur
implicite de 300 milliards d’euros, soit 12,5% du PIB. Le coût de ces mesures
de confinement, 5% du PIB pour un confinement strict, serait donc inférieur. Le
pire n’est pas sûr, mais dans ce scénario extrême, la perte économique,
facilement socialisable, serait inférieure aux coûts humains.

Le rapport Quinet de 2013 ne recommande pas un chiffrage en années de vie parce que la notion de valeur statistique de la vie ne se réduit pas à la somme des années de vie espérées et elle ne doit pas se différencier selon les individus – c’est le sens du mot statistique et cela garantit une égalité des citoyens face aux analyses coûts-bénéfices et aux décisions qui en découlent. Cependant, dans certains cas – en particulier si les effets sont très différenciés selon les âges – le rapport Quinet évoque la possibilité de retenir une valeur de l’année-vie statistique de 150 000 euros. En se risquant sur le terrain glissant qui appliquerait cette valeur au profil des morts par cas par âge (estimé par exemple ici), on diviserait par environ 3 l’estimation de coût en valeur statistique des vies humaines.




Pourquoi l’inflation européenne est-elle si faible ?

par Stéphane Auray et Edouard Challe

En septembre 2019, la Banque centrale européenne (BCE) annonçait une relance de ses politiques « non conventionnelles », incluant, en sus de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) et des opérations ciblées de refinancement à long terme (targeted long-term refinancing operations, TLTRO), une baisse du taux des facilités de dépôts[i] avec une tranche de monnaie de réserve exonérée des taux négatifs de manière à limiter le coût des réserves pour les banques. Ce nouveau round de politiques accommodantes s’imposait en raison du contexte macroéconomique, marqué par un ralentissement de l’activité en zone euro et un décrochage de l’inflation.



Au début des années 2000, le taux d’inflation oscille autour de 2% et ne connaît que de légères fluctuations jusqu’à 2007 où il atteint son maximum d’avant-crise (voir le graphique 1). Il s’effondre ensuite pendant la « Grande Récession » (2008-2009) puis la crise des dettes souveraines (2011-2013). À ce jour, le taux d’inflation de la zone euro est toujours inférieur à celui d’avant 2008. Au total, entre 1999 (l’année de création de l’euro) et 2019, l’inflation moyenne en zone euro aura été relativement faible (1,7% en moyenne), et tout particulièrement depuis 2009 (1,3% en moyenne). Autrement dit, la BCE ne semble pas avoir atteint son objectif, explicité dès 2003, d’un taux d’inflation des prix à la consommation « inférieur à, mais proche de, 2 % ». Pourquoi cela ?

D’après la théorie économique, la
faiblesse de l’inflation reflète celle des coûts de production, et donc de la
demande agrégée : un niveau de demande faible se traduit par une moindre
tension sur les facteurs de production (travail, capital, énergie, matières
premières, …) et donc, toutes choses égales par ailleurs, une moindre croissance
de leurs prix. La pression concurrentielle conduit alors les entreprises à
répercuter ces faibles coûts sur leurs prix de vente, ce qui engendre une
désinflation des prix. À l’inverse, une expansion économique engendre
mécaniquement des tensions sur les facteurs de production et donc une hausse de
leur coût, laquelle est répercutée sur les prix de vente des entreprises et
fait monter le niveau général des prix. C’est la logique de de la « courbe
de Phillips », qui constitue l’un des blocs fondamentaux de la
macroéconomie monétaire depuis les années 1960. 
Ainsi, lorsque la banque centrale perd le contrôle de l’inflation, c’est
avant tout parce qu’elle a perdu le contrôle de la demande agrégée. De ce point
de vue, les pressions déflationnistes en zone euro ne sont que le reflet de
l’incapacité de la BCE à relancer suffisamment la demande.

Une explication alternative (et plausible)
à la faiblesse de l’inflation est que la BCE parvient à stimuler la demande par
ses politiques accommodantes, mais que la répercussion des variations de la
demande sur les coûts de production, et donc en définitive sur le niveau
général des prix et l’inflation, serait plus faible que par le passé – voire
aurait complètement disparu. Selon les partisans de cette théorie, la « pente
de la courbe de Phillips » serait devenue proche de zéro en zone euro, ce
qui expliquerait la perte de contrôle de l’inflation par la BCE. S’il fait
certes peu de doute que la pente de la courbe de Phillips s’est réduite aux États-Unis
depuis les années 1980, des
travaux empiriques récents conduisent néanmoins à nuancer le constat de
la « mort » de la courbe de Phillips, tant aux États-Unis qu’en zone euro. Une
autre caractéristique de la courbe de Phillips, indépendante de sa pente,
pourrait également expliquer la faiblesse de l’inflation européenne : on
sait depuis la conférence
présidentielle
de Milton Friedman au congrès de 1967 de l’American Economic Assocation  que la courbe de Phillips fait intervenir l’inflation
anticipée, en sus des tensions sur
les coûts de production, comme déterminant de l’inflation réalisée. Donc si
l’inflation anticipée décroche de sa cible alors elle tire vers le bas
l’inflation réalisée, indépendamment
du niveau de la demande. Cette inquiétude est légitime mais elle soulève deux
questions. Tout d’abord, les prévisionnistes
professionnels
régulièrement interrogés par la BCE prévoient une lente remontée
de l’inflation à l’horizon 2025 ; le décrochage des anticipations
d’inflation ne saute donc pas aux yeux. Ensuite, si la pente de la courbe de
Phillips n’est pas nulle, l’effet d’un décrochage des anticipations d’inflation
sur l’inflation réalisée devrait pouvoir être compensé par une relance
suffisamment prononcée de la demande.

Enfin, indépendamment des discussions
autour de la forme de la courbe de Phillips, certains commentateurs avancent
parfois des raisons « structurelles » aux pressions déflationnistes
de la dernière décennie, plutôt que de l’attribuer à la faiblesse de la demande,
ou à la moindre transmission des tensions sur la demande aux coûts. Selon cette
théorie, la pression concurrentielle à laquelle sont soumises les entreprises
se serait intensifiée, notamment en raison de l’ouverture au commerce
international et des nouvelles technologies. Cette concurrence accrue forcerait
les entreprises européennes (et mondiales) à comprimer leurs marges, ce qui
exercerait une pression baissière permanente sur les prix. Ces mécanismes ne
peuvent pourtant pas expliquer la faiblesse de l’inflation en zone euro. En
effet, le prix de vente d’une entreprise est (tautologiquement) le coût
unitaire de production multiplié par le facteur de marge. La pression concurrentielle
peut certes faire baisser le facteur de marge, mais cela ne peut être que très
progressif, et surtout transitoire puisque
le facteur de marge ne peut tomber en dessous de 1 (sans quoi le prix de vente
serait inférieur au coût unitaire de production et l’entreprise aurait intérêt
à fermer). Enfin, et c’est là le plus important, cette baisse graduelle du
facteur de marge devrait pouvoir être compensée par une variation du coût
unitaire de production, dont on vient de voir qu’il dépendait de la demande
agrégée. Ainsi, une banque centrale ciblant un certain niveau d’inflation (ce
qui est le cas de la BCE, ainsi que de la majorité des grandes banques
centrales) devrait en principe pouvoir annuler tout effet de la baisse
tendancielle des marges sur les prix en stimulant suffisamment la demande
agrégée. Tout ceci nous ramène au point de départ : pour comprendre
l’excès de déflation (ou du moins de désinflation) en zone euro, il nous faut
comprendre pourquoi la demande agrégée y est trop faible, et pourquoi la BCE ne
parvient pas à la relancer.

L’origine de la crise économique qui a frappé l’économie mondiale à partir de 2008 est aujourd’hui assez bien comprise. Au départ, un choc financier de grande ampleur a provoqué une explosion des primes de crédit (voir graphique 2), accompagnée, dans un certain nombre de pays, d’une phase de désendettement des ménages (graphique 3). La hausse des primes de crédit limite l’activité des emprunteurs risqués (ménages et entreprises), et le désendettement des ménages freine mécaniquement et durablement leur demande de consommation, tant en biens durables qu’en biens non durables. Par ailleurs, en zone euro, le choc initial de 2008-2009 a été prolongé par la crise des dettes souveraines, laquelle a provoqué une retombée en récession à partir de 2011. Sans remèdes adéquats, les chocs de demande négatifs de ce type ont tendance à s’amplifier d’eux-mêmes car ils font augmenter le chômage, ce qui fait baisser le revenu, la demande de consommation, et ainsi de suite – selon la logique du fameux « multiplicateur keynésien ». Ce faisant, ces chocs entraînent une pression baissière durable sur la production et sur l’inflation.

Selon la théorie (et la pratique) de la politique monétaire conventionnelle, il est à la fois souhaitable et possible de contrer efficacement de tels chocs de demande négatifs : il suffit que la banque centrale ajuste sa « posture » (stance) en penchant de manière suffisamment prononcée contre le vent de la déflation (en baissant ses taux directeurs, qui sont des taux d’intérêt nominaux à court terme). La banque centrale doit alors être suffisamment « réactive » : elle doit faire varier ses taux directeurs (qui sont des taux d’intérêt nominaux) plus de un pour un en réponse aux variations du taux d’inflation, de sorte que le taux d’intérêt réel (c’est-à-dire le taux d’intérêt nominal moins l’inflation) chute lorsque l’inflation baisse, et inversement. C’est seulement sous cette condition que la banque centrale peut stimuler la demande agrégée et donc relever le taux d’inflation à la suite d’un choc de demande négatif (et inversement comprimer la demande lorsque l’inflation est trop élevée). La BCE s’est précisément engagée dans cette politique conventionnelle au début de la crise, en baissant ses différents taux directeurs de plus de 300 points de base en moins d’un an à partir de l’été 2008 ; puis de nouveau à partir de 2009, pour finalement atteindre un taux de 0% sur les opérations principales de refinancement (et -0,5% sur les réserves excédentaires, hors exemption, depuis septembre dernier).

Une fois ce stade atteint, il devient risqué de s’engager en territoire négatif de manière encore plus agressive, notamment en baissant davantage le taux d’intérêt sur les réserves excédentaires, car les banques pourraient en principe massivement demander à la banque centrale la conversion de leur monnaie de réserve (qui est électronique et inscrite au compte de la banque auprès de la banque centrale) en billets de banques physiques, dont la rentabilité nominale est de… 0% ! Rappelons simplement ici qu’un billet ne change pas de valeur nominale au cours du temps. Ainsi, une fois atteinte la « borne zéro » sur les taux d’intérêt, la banque centrale devient « passive » et non plus active car ses taux d’intérêt directeurs (collés à zéro, ou à des valeurs proches de zéro) ne peuvent plus répondre de manière suffisamment prononcée aux variations de l’inflation autour de sa cible. Un cercle vicieux se met alors en place, qui tend à entretenir la faiblesse de la demande agrégée et de l’inflation (cf. graphique 4) : comme le taux d’intérêt nominal ne baisse plus suffisamment à la suite des pressions déflationnistes, celles-ci engendrent une hausse du taux d’intérêt réel (d’après la relation de Fisher), laquelle affaiblit encore plus la demande agrégée (selon logique de la courbe IS). La baisse de la demande renforce les pressions déflationnistes initiales (en raison de la courbe de Phillips), ce qui conduit les agents économiques à anticiper une inflation faible, élève encore davantage le taux d’intérêt réel, et ainsi de suite. C’est pourquoi il est si difficile de redresser l’inflation et ses anticipations dans cette configuration macroéconomique, qui est celle dans laquelle se débat la zone euro depuis déjà un certain nombre d’années. Si les différentes politiques non conventionnelles mises en œuvres par la BCE ont permis de limiter la spirale déflationniste, elles n’ont pu totalement en éliminer les effets.


[i] La
Banque centrale européenne a trois taux directeurs officiels : (i) le taux
sur la facilité de dépôt
, auquel est rémunérée la monnaie de réserve excédentaire
que les banque détiennent sur leur compte auprès de la banque centrale ;
(ii) le taux
sur les opérations principales de refinancement
, auquel se refinancent les
banques, contre collatéral, à échéance d’une semaine; et (iii) le taux
d’intérêt sur les prêts marginaux
, qui est le taux débiteur auquel les
banque peuvent emprunter en urgence et au jour le jour auprès de la BCE.




Augmenter les cotisations retraites est-il sans effet sur l’emploi ?

par Xavier Timbeau

Dans un
post récent et éclairant sur le site de Médiapart
, Clément Carbonnier,
chercheur et enseignant en économie,  discute des inégalités qui découleraient du
nouveau système de retraite et de la difficulté à en anticiper l’ampleur. Analysant
les pistes de financement pour les retraites, il déploie un argument choc :
la hausse des taux de cotisations retraite n’aurait pas d’effet sur l’emploi.
C’est un résultat fort puisqu’il implique que les efforts consentis pour
abaisser le coût du travail, une demande ancienne et constante des employeurs,
auraient été produits en vain. CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et
l’emploi), pacte de responsabilité, allègements généraux de cotisations
sociales sont autant de dispositifs dont Clément Carbonnier suggère que seuls
les volets bas salaires auraient produit des effets mais qui au total sont très
peu efficaces pour l’emploi.



À la base de son argument, plusieurs autorités sont
mobilisées. Des études réalisées par deux laboratoires, le TEPP[1]
et le LIEPP[2], sous le
pilotage de France Stratégie, concluent à des effets presque nuls sur l’emploi
(rapport
du Comité de Suivi du CICE, 2017
). La divergence relative entre les
résultats des deux équipes a été arbitrée par l’INSEE et exposée dans le rapport
2018 du Comité de suivi du CICE
. Les conclusions de ces études et de la
synthèse de l’INSEE sont riches d’enseignements et procèdent d’une méthodologie
maîtrisée, employée couramment dans l’évaluation des politiques
publiques : l’évaluation ex-post en utilisant un groupe de
bénéficiaires et un groupe de contrôle[3]
et comparer le destin de ces deux groupes pour identifier l’effet de la
réforme.

A quelques détails
près.
Premièrement, le CICE n’a pas été mis en place en faisant en sorte
qu’il y ait un groupe de bénéficiaires d’un côté et de l’autre un groupe
témoin. Cela aurait été la configuration idéale (ou presque, voir infra) pour
mesurer l’effet du CICE, si les deux groupes avaient été tirés au sort. On
parle de Randomized Controlled Trial (RCT), largement appliqué en médecine
et en pharmacologie. Cette méthode a valu le prix en sciences économiques en
mémoire à Alfred Nobel à Esther Duflo
pour ses applications fructueuses à
de nombreuses questions de politiques publiques, notamment dans le cadre de
l’économie du développement[4].
Même lorsque les deux groupes sont tirés rigoureusement au sort, la méthode repose
sur quelques hypothèses fortes puisqu’on n’observe jamais ce qui se serait
passé pour le groupe des bénéficiaires en l’absence de politique. On l’infère à
partir de ce qui se passe pour le groupe témoin, ce qui suppose qu’il n’y ait d’effet
de la mesure que sur les individus (ou les entreprises) traités.

Pour pallier cette absence d’assignation aléatoire, on raisonne
par ce qu’on appelle une expérience naturelle : le tirage au sort n’est
pas intentionnel, mais le traitement a été pris de façon suffisamment diverse
pour qu’on puisse reconstruire des groupes aléatoires. Par exemple, un
médicament est interdit en dessous d’un certain âge et en séparant les
individus juste au-dessus et juste au-dessous de cet âge limite, on peut
espérer construire des groupes pseudo-aléatoires. Malheureusement pour le CICE
(et c’est le deuxième point), cette approche est impossible : toutes les
entreprises (soumise à l’impôt sur les sociétés) étaient éligibles au CICE et
prendre comme groupe de contrôle les associations à but non lucratif ou les
administrations publiques n’aurait aucun sens. Sans cette option, il faut
essayer de contourner l’obstacle.

La méthode d’évaluation ex post du CICE utilisée est une
forme encore plus dégradée de la méthode d’indentification par RCT. Ne
disposant ni d’un groupe de contrôle choisi aléatoirement, ni de la possibilité
de le reconstruire à partir des observations, c’est l’intensité de traitement
qui est employée pour mesurer les effets du CICE. Certaines entreprises
reçoivent un montant de CICE plus élevé que d’autres et c’est sur la base de
ces différences que l’on espère pouvoir identifier un effet du CICE. Si le CICE
était un médicament et les entreprises des patients traités par ce médicament,
on chercherait à mesurer les effets du médicament non pas en séparant d’un côté
ceux qui ont pris le médicament et de l’autre ceux qui ne l’ont pas pris (en
s’arrangeant pour que la décision de prise du médicament soit
« aléatoire »), mais en différenciant ceux qui ont pris une dose de
ceux qui en ont pris davantage. Cette approche ne peut fonctionner que si on
est sûr que l’effet du traitement est proportionnel à la dose prise et c’est
une hypothèse analogue qui a été retenue pour l’évaluation du CICE.

Cet empilement d’hypothèses affaiblit la capacité de la
méthode à produire un résultat utilisable. Mais la première est centrale :
il est difficile de penser que dans un environnement concurrentiel ce qui
arrive à une entreprise n’a pas d’impact sur les autres[5].
Baisser les coûts d’une entreprise réduira l’activité chez ses concurrentes si
elles ne bénéficient pas elles-mêmes de la même mesure ; Clément
Carbonnier oublie un peu vite une étude
pourtant pas si ancienne de Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo
sur une
population très particulière qui concluait à un effet tellement massif des
baisses de charges sur les bas salaires qu’il impliquerait un effet important
pour un dispositif qui n’est pas concentré. Utilisant le dispositif « zéro
charge » pour les entreprises de moins de 10 salariés, les auteurs
montraient un très fort effet pour les entreprises juste en deçà de 10 salariés
par rapport à celles juste au-dessus. L’effet exhibé est un effet différentiel,
potentiellement différent de l’effet agrégé sur l’ensemble de la population des
entreprises. Supposer que les entreprises sont comme des individus néglige les
interactions entre les entreprises, essence même d’une économie de marché.

Toujours sous la houlette de France Stratégie, d’autres
analyses ont été conduites[6],
employant la même méthode – en cherchant à exploiter l’intensité de traitement
au CICE pour en identifier les effets, mais sur des données de branche. Si l’on
perd beaucoup d’observations, passant de plusieurs dizaines de milliers à
quelques dizaines, et donc de puissance statistique, on gagne sur un
plan : au lieu de considérer des « atomes » insaisissables dont
la taille varie au gré du traitement et des interactions avec les
« atomes » concurrents, on peut considérer avec un peu plus
d’assurance que les secteurs agrègent la plupart de ces dynamiques et sont un
objet d’étude plus robuste. Ces analyses concluent à un effet du CICE sur
l’emploi, significativement différent de 0. Le résultat n’est pas très précis,
mais il est probable que le changement dans le niveau d’observation suffise à améliorer
la capacité de la méthode à identifier un effet du CICE.

Toujours est-il que ne pas mesurer un effet ne veut pas dire
que cet effet est inexistant. Considérer que l’absence de résultats tranchés à
des méthodes qui reposent sur des hypothèses qui sont intuitivement très loin
d’être satisfaites ressemble un peu à un jeune enfant qui se cache en fermant
les yeux : si je ne vois rien, personne ne me voit. Appuyer cette naïveté
déconcertante par des arguments d’autorité ne la rend pas plus convaincante,
bien au contraire.

Conclure ainsi de l’échec de la mesure des effets du CICE à
l’échec du CICE et de cet échec au fait qu’augmenter les cotisations retraites
n’aurait pas d’effet sur l’emploi ou toute autre variable d’intérêt est en opposition
avec une kyrielle d’analyses[7].
Argument d’autorité n’est pas autorité de l’argument.


[1]
Fédération de recherche CNRS « Travail, emploi et politiques publiques » (FR
CNRS n° 3435).

[2]
Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques, Science
Po Paris, à laquelle Clément Carbonnier est rattaché.

[3] Le groupe
de bénéficiaires reçoit la mesure (on parle de traitement) alors que le groupe
de contrôle, dont les individus sont « proches » de ceux du groupe de
bénéficiaires, ne reçoit pas la mesure (ou le traitement).

[4] Il y a
néanmoins des limites notables aux RCT (voir ici).

[5] Un autre
canal de « contagion » passe par le financement de la mesure. Si
cette contagion par le financement n’est pas corrélée au traitement, elle
n’empêche pas la mesure du traitement. Cette hypothèse s’ajoute aux autres.

[6] Par
l’OFCE, ces résultats seront publiés dans le rapport du Comité de suivi 2020.

[7]La
question de savoir ce qui se passe en cas de hausse de cotisations sociales de
façon générale (dans la plupart des pays, la notion de cotisations sociales
employeurs n’existe pas) est assez complexe (voir Melguizo et
Gonzalez-Paramo (2012)
pour
une méta analyse, et les travaux récents de Bozio, Breda,
Grenet (2017)
ou Alvaredo,
Breda, Roantree et Saez (2017)
pour un focus sur le cadre institutionnel
français.




Cotisations sociales des salariés et des non-salariés : vers la divergence ?

par Henri Sterdyniak

Dans le cadre de la
réforme des retraites, le gouvernement envisage de réduire l’assiette de la
CSG-CRDS payé par les non-salariés, à la fois pour compenser la hausse des
cotisations retraites et pour faire converger l’imposition des salariés et des
non-salariés. Ces deux objectifs sont-ils compatibles ? Nous montrerons
ici que non.



La comparaison des taux de
cotisations sociales entre salariés et non-salariés est particulièrement
délicate : les taux affichés diffèrent, mais aussi l’assiette (le salaire
brut versus le revenu professionnel).
Les barèmes de réduction des cotisations se font à des niveaux différents
(tableau 1). Enfin les droits à prestations ne sont pas les mêmes. La
comparaison a été rendue encore plus délicate par le remplacement de
cotisations salariés, chômage et maladie de remplacement, par la CSG.

Actuellement, les
cotisations sont basées sur le salaire brut pour les salariés, sur le revenu
moins les cotisations (dit revenu professionnel) pour les non-salariés. La
distinction cotisations salariales / cotisations patronales n’a guère de sens
économique à long terme et repose sur des évolutions historiques. Les seules
notions pertinentes sont celles de salaire extra-brut et de salaire net. Pour
les non-salariés, cette distinction n’existe pas ; on calcule un revenu
professionnel en soustrayant les cotisations et la CSG déductible du revenu
global, ce qui a le défaut d’introduire une certaine circularité. La CSG-CRDS
est basée sur le salaire brut pour les salariés, tandis qu’elle l’est sur le
revenu global pour les non-salariés, incluant donc les cotisations. Le
gouvernement envisage de réduire l’assiette de la CSG-CRDS pour les
non-salariés pour compenser la hausse de leur cotisation retraite (article 21
du Projet de loi de réforme des retraites). 
Les cotisations des non-salariés comme leur CSG-CRDS seraient basées sur
leur revenu après un abattement de 30 %. Ceci va-t-il dans le sens de la
convergence des prélèvements ? 

Nous allons comparer les
cotisations portant sur un salarié et un membre d’une profession libérale, en
assimilant le salaire extra-brut (y compris cotisations employeurs) des
salariés et le revenu des professionnel (avant cotisations), ceci pour deux
niveaux de revenu, moyen et supérieur : un salaire brut de 2 500 euros
correspondant à un revenu de 42 000 euros pour le professionnel ; un
salaire brut de 6 000 euros correspondant à un revenu de 100 000 euros
pour le professionnel.

On peut d’abord constater
que le rapport entre revenu professionnel et revenu, salaire brut et salaire
extra-brut est proche de 70 %, actuellement, pour les deux niveaux de
revenus, de sorte que la simplification envisagée par le gouvernement de fixer
le revenu professionnel à 70 % du revenu pour les non-salariés n’induit
pas d’effets majeurs.

Les tableaux 2 et 3
montrent qu’effectivement les non-salariés paient actuellement plus de CSG-CRDS
que les salariés. Introduire un abattement de 30 % apparaît donc
justifiable. Par contre, les cotisations non-contributives (maladie, famille,
dépendance, logement, transport) sont nettement plus fortes pour les salariés.
De sorte que globalement, les impositions ne rapportant pas de droits
spécifiques ont un poids identique pour les salariés et les non-salariés (voir
ligne 5 des tableaux) au niveau d’un revenu extra-brut de 42 000 euros (2 500
euros de salaire brut mensuel) et ont un poids plus élevé pour le salarié au
niveau du revenu extra-brut de 100 000 euros (6 000 euros de salaire
brut mensuel).

Les salariés paient
actuellement plus de cotisations contributives que les non-salariés. Ceci est
justifié puisqu’ils bénéficient de prestations chômage et accident du travail
que n’ont pas les non-salariés ; ils bénéficient aussi de prestations
retraites plus généreuses.

La réforme des retraites
n’augmente guère les cotisations des salariés (la hausse est de 0,35 point en
dessous du Pass, de 1,12 point au-dessus). Par contre, elle augmente fortement
les cotisations des non-salariés (de 24,75 à 28,12 % en dessous du Pass,
de 8,6 à 12,94 %, au-dessus). Comme le montrent les tableaux 2 et 3, la baisse envisagée
de la CSG-CRDS, permet finalement de réduire le poids des cotisations sur les
non-salariés (de 0,62 point pour le revenu moyen, de 1,1 point pour le revenu
supérieur).

Ainsi, la hausse des
cotisations contributives des non-salariés est compensée par une baisse de
leurs impositions non-contributives (via
la baisse de la CSG-CRDS, mais aussi la baisse de l’assiette des cotisations
pour les plus hauts revenus), de sorte que l’écart se creuse avec les salariés.
Or, les cotisations contributives ouvrent des droits dépendant des cotisations,
tandis que la CSG-CRDS comme les cotisations non-contributives sont des
prélèvements qui n’ouvrent aucun droit et qui doivent donc être les mêmes entre
contribuables à revenu donné. En fait, les écarts de taux d’imposition se
creusent :  de 5,46 à 8,8 points
(revenu moyen) ; de 3,43 à 10,16 points (haut revenu). Cela ne va pas dans
le sens de la convergence.

Par ailleurs, la mesure de
rééquilibrage se traduit par une baisse des ressources de la CSG-CRDS au
détriment de l’équilibre financier des branches de la Sécurité sociale, autres
que la retraite.

Au total, le souci de ne pas augmenter des cotisations des non-salariés écarte de l’objectif d’équité entre non-salariés et salariés. On peut estimer qu’il est nécessaire de soutenir les non-salariés, dont l’activité est souvent fragile.  On peut estimer, en sens inverse, que la baisse de la CSG sur les non-salariés devrait s’accompagner, dans un souci de neutralité, d’une hausse de leurs cotisations maladie et famille, en particulier pour les hauts revenus.




Les révisions du taux de croissance du PIB dépendent de l’activité économique

par Bruno Ducoudré, Paul Hubert et Guilhem Tabarly (Université Paris-Dauphine)

Les
instituts de statistique révisent régulièrement de manière significative les
chiffres du produit intérieur brut (PIB) dans les mois suivant leurs annonces
initiales. Idéalement, ces révisions – la différence entre les chiffres révisés
et les chiffres initiaux – doivent être non biaisées et imprévisibles :
elles ne doivent refléter que les nouvelles informations non disponibles au
moment des premières estimations. Cependant, même si les révisions sont inconditionnellement
imprévisibles, elles pourraient toujours être corrélées avec d’autres variables
macroéconomiques. C’est ce que suggère le graphique ci-dessous. Lors de la
crise de 2008-2009, le taux de croissance du PIB publié par l’INSEE en première
estimation a été systématiquement plus élevé que le chiffre portant sur le même
trimestre et publié trois ans plus tard.



Dans un
article récent
, nous utilisons des données de panel portant sur 15 pays de
l’OCDE de 1994 à 2017 afin d’évaluer la dépendance des révisions du PIB à la
dynamique de l’activité économique. Nous constatons que l’activité économique
prédit le sens des révisions du PIB : les premières versions des comptes
nationaux ont tendance à surestimer la croissance du PIB pendant les
ralentissements économiques et vice versa.

Nous
constatons également que la source de cette prévisibilité pourrait être liée au
processus de collecte de l’information mobilisée pour constituer les comptes
nationaux. Nos résultats indiquent qu’il n’y a pas de lien significatif entre
les mesures d’activité économique et les révisions à 1 an, alors que ce lien
est significatif pour les révisions à 2 et 3 ans. Seules les révisions à moyen
terme ont tendance à être corrélées à l’activité économique. De plus, les
révisions entre les millésimes à 3 ans et à 1 an sont significativement
associées à l’activité économique. Cette corrélation entre les conditions
économiques en temps réel et les révisions à moyen terme suggère que la
prévisibilité découle de problèmes d’échantillonnage (collecte de données
d’entreprises, …) plutôt que de la construction des comptes trimestriels.

Enfin,
nous utilisons toute une gamme d’indicateurs économiques qui pourraient prévoir
ces révisions et nos résultats indiquent que la prévisibilité provient de la
dynamique de l’activité économique à court terme plutôt que de la position dans
le cycle économique.




Guerres commerciales : quels objectifs pour quels effets ?

par Stéphane Auray et  Aurélien Eyquem

Quelles sont les motivations
économiques derrière la politique commerciale menée par la présidence Trump aux
États-Unis ? La réaction des partenaires commerciaux, notamment la Chine,
est-elle rationnelle économiquement ? Quelles sont les conséquences
macroéconomiques à attendre de telles politiques ? Nous tentons d’apporter
quelques éléments de réponse dans ce billet.



Les déficits extérieurs
américains, que ce soit du compte courant ou de la balance commerciale, ne
datent pas d’hier, ni même d’avant-hier. Comme le montre le graphique
ci-dessous, la dégradation remonte à la fin des années 1970 et sa cause a été
largement discutée dans la littérature. Bien que le graphique semble montrer
que la cause première de ces déficits soit le creusement des déficits commerciaux,
l’analyse économique montre que le solde du compte courant est tout autant
déterminé par l’équilibre entre épargne nationale et investissement : le
creusement des déficits publics (qui absorbent l’épargne des ménages américains),
la place centrale des États-Unis dans la finance mondiale, la financiarisation
des économies dans les années 1980, le rôle spécifique du dollar (Gourinchas et
Rey, 2007), les excédents extérieurs d’autres pays cherchant à s’investir aux États-Unis
 (saving
glut
, Bernanke, 2005), la politique de change chinoise, les imperfections
financières dans d’autres pays (Gourinchas et Jeanne, 2009), notamment en
Chine, sont autant de facteurs additionnels permettant d’expliquer cette
dynamique jointe du compte courant et des échanges commerciaux.

Pour autant, l’administration
Trump n’a vu qu’un seul coupable dans cette situation : les échanges commerciaux
avec la Chine. En effet, si l’on regarde l’importance des balances commerciales
bilatérales – ce que beaucoup d’économistes ne conseillent cependant pas de
faire compte tenu de la nature multi-factorielle des déficits – on s’aperçoit
que les pays-cibles de l’administration Trump ne sont autres que les
principales sources d’importations des États-Unis.

Au regard de ces chiffres,
l’administration Trump a donc décidé d’appliquer un certain nombre de mesures,
tarifaires notamment, en vue d’essayer de réduire ces déficits bilatéraux, en
ciblant principalement la Chine, premier pays contributeur à ces déficits
commerciaux.

Cette idée est-elle saugrenue au
regard de la théorie économique ? Si l’on en croît l’analyse
traditionnelle proposée par les théories du commerce international, les droits
de douane, qui jouent le rôle de taxes à l’importation, représentent des
distorsions majeures qu’il convient d’éliminer pour permettre un développement
et une spécialisation des échanges, conduisant à une amélioration globale du
bien-être. Cependant, la baisse des droits de douane est souvent analysée de
manière symétrique, en se demandant si la situation est meilleure dans un monde
avec ou sans droits de douane. La réponse dominante à cette question n’a pas
véritablement changé : au niveau global, le monde se trouve dans une moins
bonne situation avec des droits de douane.

Cependant, un pays pris isolément
a-t-il intérêt à appliquer des droits de douane, en supposant que les autres
pays ne répliquent pas ? La réponse à cette question, au moins depuis Johnson
(1953), est oui : en appliquant des droits de douane de manière unilatérale,
un pays peut améliorer ses termes de l’échange et ainsi le bien-être des
ménages locaux au détriment du bien-être des ménages dans les autres pays. On
note que le bénéfice d’une telle mesure est une augmentation de la consommation
plus forte (ou une baisse moins forte) que celle de la production, conduisant
en théorie à un accroissement des
déficits commerciaux. Afin d’éviter une telle situation dans un monde où la
coopération internationale était un moyen de tourner le dos aux conflits armés
post-1945, le développement d’institutions telles que le GATT et l’OMC avaient
justement pour but de favoriser une coopération salutaire au niveau mondial,
bien qu’intuitivement contraire aux intérêts strictement nationaux. Ainsi, il
est possible de voir les accords commerciaux comme un instrument permettant
d’éviter une situation où tous les pays finissent par appliquer des droits de
douane et où tout le monde perd, en comprenant que chaque pays, s’il s’en tient
aux termes des accords signés, se trouve globalement gagnant.

L’administration Trump a décidé
de sortir de cette logique et d’augmenter les droits de douane sur les
importations chinoises, faisant fi des règles de l’OMC et initiant ainsi une
véritable guerre commerciale, conduisant à une série de réactions chinoises,
telles que décrites par Bown (2019). Les droits de douane sur les échanges
commerciaux de biens entre les États-Unis et la Chine sont donc passés
de 3% environ en 2017 à près de 26% fin 2019. Plus généralement, l’ensemble des
mesures prises par l’administration Trump ont touché pour près de 420 milliards
de dollars d’importations américaines. En représailles, les mesures
(principalement) chinoises ont touché près de 133 millions d’exportations
américaines (voir Fajgelbaum et al.,
2020).

Les effets de ces mesures tels
qu’évalués par plusieurs études récentes ont été les suivants. Tout d’abord, il
semble que les exportateurs chinois/importateurs américains aient répercuté
presqu’intégralement la hausse des droits de douane sur les prix de vente, de
sorte que les importateurs et consommateurs américains ont subi près de 114
milliards de dollars de pertes. Ensuite, les producteurs américains ont été
bénéficiaires de ces mesures. Cependant, l’ampleur de ces gains peut varier
selon (i) la réaction des consommateurs américains, qui achètent plus
volontiers localement, (ii) la hausse des coûts de production induite par la
hausse des intrants importés et (iii) la baisse des exportations liée aux
mesures de représailles, tarifaires ou non. Dans l’ensemble, Fajgelbaum et al. (2020) montrent que les
producteurs ont gagné 24 milliards de dollars. Enfin, le gouvernement américain
a vu augmenter ses recettes fiscales d’environ 65 milliards. Au total,
l’économie américaine aurait donc perdu 25 milliards de dollars annuellement,
soit environ 0,13% du PIB ou 0,22% de la consommation américaine. Au-delà de ce
chiffre, qui peut paraître faible, on voit que les hausses de droits de douane
donnent lieu à d’importants effets redistributifs entre type d’agents
économiques (producteurs, consommateurs, gouvernement), et certainement, à un
niveau plus microéconomique, à des redistributions entre producteurs (sectorielles
par exemple ou selon leur position dans les chaines de valeur) et entre
consommateurs, selon leurs expositions relatives aux mesures tarifaires.

Du point de vue des déficits
commerciaux américains, les effets ont été presque négligeables, la baisse des
importations en provenance de Chine étant compensée par la hausse des
importations en provenance d’autres pays (parfois limitrophes de la Chine, certains
producteurs ayant délocalisé leur production pour contourner la hausse des
droits de douane). D’un point de vue monétaire, l’augmentation des droits de
douane aux États-Unis doit en théorie également, si les changes sont flexibles,
conduire à une appréciation relative du dollar et à une dépréciation relative
de la monnaie chinoise. Ce faisant, les effets positifs pour les États-Unis de
telles mesures seraient atténués puisqu’une appréciation réduit la
compétitivité des biens produits aux États-Unis et renforce celle des produits
chinois. Jeanne (2020) montre que les mesures américaines de 2018 n’ont eu
presque aucun effet sur le dollar mais ont généré une dépréciation d’environ 5,5 %,
réduisant d’autant les effets négatifs des mesures unilatérales sur la balance
commerciale chinoise en permettant à la Chine d’accroître ses exportations vers
d’autres marchés.

Pour finir, nous proposons une
évaluation propre des raisons et effets d’une augmentation des droits de douane
(Auray, Devereux et Eyquem, 2020). Nous montrons que l’on peut considérer un modèle
à deux pays avec commerce de biens intermédiaires et fixation réaliste des prix
(sujets à rigidités et fixés dans la monnaie de l’acheteur (pricing-to-market), dans lequel existe
un équilibre non-coopératif de fixation endogène des droits de douane. Ce
dernier équilibre permet de quantifier les gains unilatéraux qui existent à
appliquer des droits de douane et les pertes associées à une guerre commerciale
totale (de représailles) si ces droits de douane devaient augmenter. Il établit
un niveau positif, empiriquement réaliste et endogène de droits de douane. Le
modèle est ensuite utilisé pour comprendre les possibles motivations et effets
agrégés d’une augmentation des droits de douane. Nous montrons qu’une augmentation
du degré d’impatience d’un des deux législateurs suffit à produire une
augmentation des droits de douane dans
les deux pays
, et ce de manière endogène. Nous simulons enfin les effets
d’une telle situation en adaptant les mesures prises par les États-Unis (cas
asymétrique) et conjointement par les États-Unis et la Chine (cas symétrique) au
modèle, ce qui correspond (dans le modèle) à une augmentation des droits de
douane comprise respectivement de 65 % et 100 % en 4 ans. Les droits
de douane passent donc de 4,65% initialement à 7,66% et 9,9% respectivement. Le
modèle prédit une baisse du PIB américain à long terme respectivement de 0,4% et
0,8%, soit un effet modéré de 0,1 (0,2) point de croissance par an sur la
période dans le cas asymétrique (symétrique). La consommation des ménages à
long terme baisse respectivement de 0,14% et 0,42%. Ces chiffres sur les effets
subis par les consommateurs sont identiques à ceux avancés par Fajgelbaum et al. (2020). Lorsqu’elles sont
unilatérales (appliquées aux États-Unis uniquement), les augmentations de
droits de douane tendent à apprécier le dollar en termes réels (de seulement 0,6%)
et ont un effet négligeable sur la balance commerciale (voir graphique 2).

Selon toutes les études
disponibles, on voit donc que l’objectif de rééquilibrage des balances
commerciales bilatérales et plus généralement de la balance commerciale des États-Unis
n’est pas atteint à la suite d’une augmentati on des droits de douane. Les
gains, si toutefois ils existent, sont faibles et liés à une possible amélioration
des termes de l’échange, qui tend toutefois à dégrader plutôt qu’à améliorer le
solde de la balance commerciale. Néanmoins, afin que ces (faibles) gains potentiels
se matérialisent, il convient que les partenaires commerciaux ne répliquent pas
eux-mêmes pas le biais d’augmentations de droits de douane ou d’autres mesures
non-tarifaires, ce qui n’est pas le cas en pratique. Si l’on devait finalement faire
le bilan de tous les coûts associés à ces guerres (en ajoutant par exemple le
temps passé par les services administratifs à discuter de telle ou telle mesure
ou encore des coûts de mise en application) il est presque certain qu’ils sont
supérieurs aux éventuels gains. Les guerres commerciales ont donc semble-t-il
peu d’intérêt du point de vue de la politique économique, surtout si leur
principal objectif est de réduire les déficits commerciaux bilatéraux.

Références

Auray Stéphane, Devereux Michael B. et Aurélien Eyquem, 2020,
« The Demand for Trade Protection over the Business Cycle », http://aeyq.free.fr/pdf/DFP_ADE.pdf

Bown Chad,
2019, « US-China Trade War: The Guns of August », https://www.piie.com/blogs/trade-and-investment-policy-watch/us-china-trade-war-guns-august

Fajgelbaum
Pablo D., Goldberg Pinelopi K., Kennedy Patrick J. et Amit K. Khandelwal, 2020,
« The Return to Protectionism », The
Quarterly Journal of Economics
, Volume 135, Numéro 1, Pages 1-55, https://doi.org/10.1093/qje/qjz036

Gourinchas Pierre-Olivier et Olivier Jeanne, 2013, « Capital
Flows to Developing Countries: The Allocation Puzzle », Review of Economic Studies, Volume 80,
Numéro 4, Pages 1484-1515, https://academic.oup.com/restud/article/80/4/1484/1578456

Gourinchas Pierre-Olivier et Hélène Rey, 2007, « From
world banker to world venture capitalist: US external adjustment and the
exorbitant privilege » in G7 Current
Account Imbalances: Sustainability and Adjustment
, University of Chicago
Press. Pages 11-66.

Jeanne
Olivier, 2020, « To What Extent Are Tariffs Offset by Exchange
Rates? », PIIE Working Paper,
20-1, https://www.piie.com/system/files/documents/wp20-1.pdf

Johnson Harry
G., 1953, « Optimum Taris and Retaliation », Review of Economic Studies, Volume 21, Numéro 2, Pages 142-153.




Quel pays développé gagne le plus lors d’une dévaluation de sa monnaie ?

Par Bruno Ducoudré, Iris Guezennec (Stagiaire à l’OFCE et Université Paris II Panthéon-Assas), Éric Heyer, Chloé Lavest (Stagiaire à l’OFCE et ENSAE ParisTech) et Lucas Pérez (Stagiaire à l’OFCE et ENS Paris-Saclay)

La multiplication récente des
mesures protectionnistes, les mouvements imprévisibles des taux de change et la
course à la compétitivité renouvelée impliquent de poursuivre les réflexions
portant sur l’impact macroéconomique de l’environnement international sur
l’évolution des économies. Plus précisément, les fluctuations de prix dans le
commerce international n’entraînent pas des variations symétriques des volumes
échangés et des prix facturés : deux pays peuvent réagir différemment à
une même variation des tarifs douaniers, des taux de change ou des prix à
l’échange.



Pour comprendre les enjeux liés à
ces variations de prix dans le commerce international, nous
évaluons, dans cet article, sur données
agrégées les élasticités-prix du commerce international (exportations et
importations) pour six grands pays développés : la France, l’Allemagne,
l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni et les États-Unis. Ces estimations
actualisent les
travaux de Ducoudré et Heyer
(2014)
et
sont comparées à ceux de la Banque de France (Bussière, Gaulier
et Steingress, 2016)

et de la BCE (Dieppe, Padiella
et Willman, 2012)
. Si elles s’appuient pour l’essentiel
sur les données fournies par la comptabilité nationale, la demande adressée
pour chaque pays est issue d’une nouvelle base de données construite à l’OFCE
retraçant les flux de commerce de biens et services et les prix au niveau
mondial décomposé en 43 zones géographiques.

Concernant
les exportations en volume de biens et services (graphique 1), nous trouvons
que les élasticités-prix
des exportations italiennes et espagnoles affichent globalement un doublement
par rapport aux valeurs estimées en 2014 : ces deux pays affichent
respectivement une élasticité-prix de 1,2 et 1,74. Le Royaume-Uni est le pays
qui présente la baisse la plus prononcée par rapport à Ducoudré et Heyer
(2014), à 0,36 contre 0,73 précédemment. L’élasticité des exportations
britanniques est ainsi la plus faible parmi les pays considérés. Enfin, dans le
cas des États-Unis, l’élasticité est plus faible que celle obtenue par Ducoudré
et Heyer (2014), passant de 0,74 à 0,54. Elle reste toutefois plus élevée que
celle obtenue par la Banque de France qui était de 0,26. L’élasticité-prix des
exportations allemandes est la seule qui présente une stabilité temporelle
aussi marquée, avec des valeurs qui ne sont pas statistiquement différentes
entre 2014 et aujourd’hui.

Pour
pouvoir appréhender
les élasticités-prix du prix des exportations, il est nécessaire de
s’intéresser au comportement des firmes exportatrices. Face à un choc de
change, soit elles choisissent de reconstituer (respectivement comprimer) leurs
marges lorsque leur monnaie se déprécie (respectivement s’apprécie), soit elles
choisissent de répercuter l’intégralité des variations de change dans leurs
prix (complete exchange rate pass-through).
Une élasticité-prix de 0,5 reflète un comportement de prix des entreprises
médian entre une reconstitution intégrale des marges lorsque le change
s’apprécie et une stabilisation du prix à l’exportation exprimé en devises via une compression des marges. Nos
résultats (graphique 2) reflètent ce comportement pour la France (0,45),
l’Italie (0,46) et le Royaume-Uni (0,55).

Enfin
nous nous demandons quelles conséquences
aurait sur son commerce extérieur un gain de compétitivité-prix d’un pays par
rapport à l’ensemble de ses concurrents ? Afin de répondre à cette question,
nous simulons les effets d’un gain de compétitivité-prix de 10 % de chaque pays
par rapport à l’ensemble de ses concurrents dans un modèle incorporant les
équations présentées auparavant. Le choc intervient à la première période
(premier trimestre) et est maintenu tout au long de la simulation. Nous faisons
l’hypothèse que le pays considéré gagne en compétitivité-prix par rapport à
l’ensemble de ses partenaires, sans distinguer les partenaires dans et hors de
la zone euro. Ainsi, nous mesurons l’impact de ce gain sur les exportations et
les importations en volume ainsi que sur les prix des exportations et des
importations (hors énergies ; tableau).

Dans les cas des États-Unis et du
Royaume-Uni, le choc s’apparente à une dépréciation du taux de change contre
l’ensemble des autres monnaies. Ce n’est pas le cas pour les pays membres de la
zone euro : pour eux le choc correspond à la situation dans laquelle tous
les prix d’exportation des concurrents exprimés en euro augmenteraient de 10%.

Pour
chacun des pays étudiés, la condition dite « de Marshall-Lerner » ou
encore théorème des élasticités critiques est vérifiée (S>0). Une dévaluation (respectivement une appréciation) conduit
alors, toutes choses égales par ailleurs, à une amélioration (respectivement
dégradation) du solde commercial. Autrement dit, les effets positifs (négatifs)
des gains de compétitivité sur les volumes l’emportent sur les effets négatifs
(positifs) associés à la dégradation des termes de l’échange. En conséquence, tout gain de
compétitivité-prix d’un pays conduit à une hausse du volume des exportations de
ce pays et une baisse des importations, d’autant plus que S est élevé. En effet, toutes choses égales par ailleurs, à la
suite du choc, le prix relatif des exportations diminue. Cela augmente la
demande pour ses exportations. Cependant, le prix des exportations est
également affecté à la hausse par le comportement de pricing des
exportateurs qui ont tendance à rétablir une partie de leurs marges. De ce
fait, la hausse de la demande étrangère est atténuée par la hausse du prix
pratiquée par les firmes exportatrices. En ce qui concerne les importations, le
gain de compétitivité sur le marché national se traduit par une hausse des prix
d’importations et donc une baisse des volumes importés. On observe par ailleurs
que le prix des importations augmente mais proportionnellement moins que les
gains de compétitivité : la transmission des gains de compétitivité sur le prix
des importations est incomplète (incomplete pass-through).

À long terme, ce sont l’Espagne et l’Italie qui bénéficient le plus en
matière de volumes exportés. Le Royaume-Uni est le pays dont les exportations
augmentent le moins (tableau, colonne 1). Cela s’explique par les valeurs des
élasticités-prix des volumes d’exportation qui s’élèvent à 1,21 et 1,74 pour
l’Italie et l’Espagne respectivement et 0,36 pour le Royaume-Uni. D’autre part,
le Royaume-Uni est le pays dont l’élasticité du prix des exportations est la
plus élevée à la suite d’une dépréciation de 10 % de son taux de change
effectif nominal (5,39 contre 2,2 pour les États-Unis) (cf.
tableau, colonne 3). En ce qui concerne les
importations, on observe qu’à long terme, les quantités importées baissent
relativement plus en Espagne et au Royaume-Uni que dans les autres pays
(tableau, colonne 2). Cela s’explique par une élasticité-prix des importations
plus élevée dans ces deux pays : 0,92 pour l’Espagne et 0,99 pour le
Royaume-Uni contre 0,38 pour l’Allemagne et 0,70 pour la France.