Comment le baril de pétrole peut-il valoir -37 dollars ?

par Paul Hubert

Dans la journée du lundi 20 avril, le prix du pétrole a affiché un prix
de -37,63 dollars le baril avant de clôturer autour de 1 dollar le baril. Dit
autrement, l’acheteur d’un tel contrat reçoit 159 litres de pétrole et 37
dollars. Comment expliquer un tel phénomène ? Rappelons d’abord qu’il s’agit du
prix d’un contrat à terme pour livraison en mai 2020, c’est-à-dire que
l’acheteur n’acquiert pas immédiatement le baril de pétrole mais s’engage à le
recevoir à l’échéance du contrat. Le prix négatif s’explique par le fait que ce
baril de pétrole est livré à Cushing, Oklahoma, que les capacités de stockage y
sont aujourd’hui saturées, et donc que l’acheteur devra payer ce stockage plus
cher ou la réexpédition vers une autre destination. Par ailleurs, le phénomène
a été amplifié par l’évolution de trackers indiciels (ETF) qui ont pour
vocation de retracer les évolutions du prix du pétrole pour permettre de
spéculer sur ses variations.



Le marché mondial du pétrole est organisé autour de deux prix de référence. Aux États-Unis, un marché à terme sur un pétrole appelé WTI – pour West Texas Intermediate – (voir graphique) et un autre marché, celui du Brent (du nom d’un gisement de pétrole de la mer du Nord), coté à Londres. Une caractéristique du marché à terme du WTI est que la livraison se fait à Cushing, en Oklahoma[1]. Cette ville de 8 000 habitants est le point de convergence de plusieurs grands pipelines et abrite un ensemble de grandes installations de stockage.

La plupart des investisseurs ne reçoivent pas réellement la livraison.
Seulement 5% des contrats, au plus, arrivent à expiration et doivent donc faire
l’objet d’une livraison physique. Les 95% restants sont en fait des opérations
de couverture contre les fluctuations du prix du pétrole (et/ou pour prendre
position pour un motif de spéculation). Concrètement, pour un contrat donné A,
un acheteur n’a pas l’intention de recevoir du pétrole et le vendeur n’a pas
non plus l’intention de livrer du pétrole. L’objectif de l’acheteur est  de vendre le contrat à un prix plus élevé
avant l’expiration tandis que le vendeur espère que le prix diminue et prévoit
d’acheter un contrat ultérieurement. Un deuxième contrat B, entre un autre
acheteur et un autre vendeur, ferme les positions des 2 parties du contrat A de
sorte que les deux transactions s’annulent exactement. C’est ainsi que pour la
grande majorité des contrats, aucun baril de pétrole n’est livré à Cushing, et
ces opérations de spéculation contribuent uniquement à la liquidité du marché. Sur
le mois d’avril, 500 000 contrats étaient en cours, ce qui représente plus
de 500 millions de barils de pétrole, soit bien plus que la capacité de
stockage de la ville de Cushing qui s’élève à 91 millions de barils.

Avec la crise du Covid-19 et le confinement de la plupart des économies du monde, la demande mondiale de pétrole a chuté au cours des 2 derniers mois alors que la production de pétrole a continué à un rythme soutenu (malgré l’accord entre l’OPEP et la Russie du 12 avril 2020)[2] de sorte que les capacités de stockage sont saturées un peu partout sur la planète. Le contrat pour livraison en mai arrivait à expiration le 21 avril. En temps normal, tout investisseur qui ne souhaite pas se voir livrer du pétrole clôture sa position dans les semaines qui précédent l’expiration. Il semble donc que les investisseurs qui n’avaient pas l’intention de se voir livrer du pétrole n’aient pas liquidé leurs positions ou que ceux qui prévoyaient de prendre livraison physiquement se soient rendu compte trop tard qu’ils ne le pourraient pas, en l’absence de capacité de stockage. 155 millions de barils ont ainsi été échangés le 20 avril – un montant non négligeable pour un jour d’expiration des contrats.

Les -37 dollars le baril représentent ainsi en fait le coût du
stockage. Ceux qui ont dû vendre l’ont fait à tout prix, de sorte qu’il était
moins coûteux de vendre à un prix négatif que de payer pour stocker du pétrole.
On retrouve ce coût du stockage dans la différence entre le prix du contrat
pour livraison en mai et pour les mois suivants. Par exemple, le contrat pour
livraison en juin se traite à 20 dollars le baril tandis que celui pour
livraison en juillet vaut 26 dollars. La différence entre les deux contrats, 6
dollars entre juin et juillet, représente le coût du stockage d’un baril. Parce
qu’il n’existe pas de capacité de stockage disponible aujourd’hui à Cushing, le
coût du stockage d’un baril entre mai et juin est passé à 57 dollars (20 –
(-37)) pendant quelques heures lundi 20 avril[3].
 

Les investisseurs anticipent donc que les problèmes de stockage seront
en partie résolus d’ici juin, lorsque l’activité économique aura repris et que
la demande de pétrole ré-augmentera. L’anticipation de faillites potentielles
de certains producteurs – et son effet négatif sur la production et donc
positif sur les contraintes de stockage – pourrait aussi expliquer ce
phénomène.

Le deuxième facteur qui a amplifié la baisse du prix pétrole lundi 20
avril est lié à la disponibilité de trackers indiciels (ETF) qui sont des
instruments financiers qui répliquent les évolutions de prix d’actifs (ici le
pétrole) pour spéculer sur ses variations. Les forts volumes  sur ces ETF peuvent au final créer des
distorsions de prix au moment où les gérants de ces produits sortent des
contrats qui vont arriver à expiration (ces fonds n’ayant clairement pas
vocation à recevoir physiquement du pétrole). L’activité des ETF pourraient
ainsi avoir un impact indirect, via
les stratégies qu’elle suscite en réponse sur les volumes échangés dans les
jours qui précédent l’expiration. Cet effet sera d’autant plus marqué que la
majorité des investisseurs fait le même pari et le tient le plus longtemps
possible jusqu’à la date d’expiration. Ce qui a pu être le cas au mois d’avril
au cours duquel le prix du pétrole avait fortement baissé et où nombreux
étaient ceux qui pouvaient espérer qu’il ait atteint un niveau plancher et une
décision de l’OPEP provoquant un rebond.

Pour conclure, il convient de prendre un peu de recul sur ce prix négatif. Sur la journée du lundi 20 avril, alors que 155 000 contrats ont été échangés, uniquement 18 475 d’entre eux l’ont été à un prix négatif (soit moins de 12%). Sur les 5 jours précédents, ce sont 1 860 000 contrats qui ont été échangés, les transactions à prix négatif représentant ainsi moins d’1% du total. D’une manière générale, un prix négatif pour le contrat à terme d’un mois donné sur le pétrole WTI n’est pas un prix négatif pour le pétrole. Le contrat à terme de juin a clôturé le lundi 20 avril à 20 dollars le baril, alors que le baril de Brent s’échangeait le même jour à 26 dollars. La différence entre ces 2 prix et les -37 dollars pour les contrats à terme de mai reflètent en réalité davantage les conditions de stockage en Oklahoma et les tensions liées à la clôture des positions spéculatives que le prix mondial du pétrole.


[1] Les
conditions de livraison du Brent sont différentes et moins soumises à des
circonstances locales.

[2] Alors
que la production et la demande mondiale étaient en moyenne de 100 millions de
barils par jour en 2019, l’accord prévoit de réduire la production de 10
millions de barils par jour à compter du 1er mai. Les différentes
estimations de la demande mondiale de pétrole pour le mois d’avril 2020
oscillent entre 55 et 70 millions de barils par jour, soit un volume bien
inférieur à la production.

[3] L’offre de stockage est contrainte à court-terme (la construction ou la transformation de cuves et la mise à disposition de tankers n’étant pas autant réactives que la dynamique de surplus de pétrole produit chaque jour) et le coût marginal du stockage est donc très élevé dans cette situation.




Le recours au chômage partiel dans la crise

par Bruno Ducoudré

Face à l’urgence de la crise
sanitaire et pour aider les entreprises à faire face aux conséquences des
mesures de confinement et de fermeture administrative des commerces non
essentiels, le gouvernement a largement étendu le dispositif de chômage
partiel : ouverture du dispositif à des salariés auparavant non éligibles
(VRP, journalistes pigistes, …) et prise en charge de l’indemnité de chômage
partiel jusqu’à 4,5 smic horaire, rétroactivité et extension des délais de
dépôt des demandes. Où en-est-on du recours à ce dispositif par les
entreprises ?



Depuis le début du mois d’avril,
la Dares (le service statistique du Ministère du Travail) publie chaque semaine
un ensemble
de données
portant notamment sur les demandes d’autorisation des
entreprises à recourir au chômage partiel pour leurs salariés.

Nous comparons dans le graphique
1 ci-dessous les demandes reportées par la Dares au 14 avril 2020 à notre estimation
du nombre potentiel de salariés concernés par le chômage partiel
. Les
chiffres rapportés par la Dares sont généralement supérieurs à notre évaluation.
Globalement, au 14 avril 2020 la Dares comptabilisait 8,7 millions de salariés
concernés par une demande d’autorisation de recours au dispositif (graphique 1).
Nous estimons à 6,5 millions le nombre de salariés potentiellement concernés
par le chômage partiel (avant application d’un taux de recours), compte tenu de
la chute d’activité estimée, de la possibilité de recourir au télétravail et de
l’existence du dispositif de garde d’enfant. Ces différences proviennent pour
une large part de raisons d’ordre méthodologique.

Les effectifs reportés par la
Dares peuvent être supérieurs à notre évaluation du nombre de salariés
effectivement concernés par le chômage partiel :

  • Nous faisons l’hypothèse que les heures demandées le sont au prorata du temps de travail moyen par salarié dans la branche. Dans notre cas de figure, si une entreprise réduit de 50% l’activité, cela entraîne 50% des emplois de l’entreprise en chômage partiel. Par contre, dans le cas des chiffres reportés par la Dares, d’autres combinaisons sont possibles : si une entreprise fait face à une réduction de 50% de son activité, elle peut mettre 50% de ses salariés au chômage partiel pour 1 mois ou, par exemple, mettre 100% de ses salariés en chômage partiel la moitié du mois ;
  • Compte tenu du niveau élevé d’incertitude, les entreprises peuvent anticiper un recours futur au dispositif pour des salariés qu’elles ne placent pas pour le moment en chômage partiel. La demande porte sur plusieurs mois et peut aller jusqu’à 1 600 heures de chômage partiel autorisées par salarié ;
  • Il peut aussi exister des effets d’aubaine : des entreprises profiteraient du dispositif pour faire travailler leurs salariés tout en bénéficiant du chômage partiel.

Les heures demandées en
autorisation de chômage partiel par les entreprises (graphique 2) sont aussi
plus élevées que le nombre d’heures retenu dans notre estimation, qui portent
sur un mois de confinement :

  • Dans les faits, tous les effectifs ne sont pas à temps complet : les heures demandées pour les salariés à temps partiel donnent la possibilité d’étaler dans le temps les heures demandées. Ainsi 151,67 heures autorisées correspondent à un mois de chômage partiel pour un salarié à temps plein mais à deux mois pour un salarié travaillant habituellement à temps partiel 50% ;
  • Les volumes d’heures demandées portent sur plusieurs mois potentiellement, puisque le plafond d’heures s’élève à 1 600h par an et par salarié. Le nombre d’heures moyen demandé par salarié s’élève à 425 heures ;
  • Les entreprises peuvent anticiper/ne pas connaître parfaitement dans quelle mesure elles auront besoin de recourir au dispositif dans les mois à venir ;
  • Il existe généralement un écart entre le volume d’heures autorisées et le volume d’heures consommées (le recours effectif au dispositif). En 2008, seulement 50% des heures autorisées ont été consommées (graphique 3). Cela peut également signifier que les entreprises font une demande pour certains salariés qui ne seront pas mis in fine au chômage partiel.

D’un côté les chiffres reportés par la Dares portent donc sur des demandes d’autorisation et non des heures (et des salariés) effectivement déclarées en chômage partiel. Elles constituent donc un maximum potentiel et non un nombre effectif de salariés en chômage partiel.  Notre estimation porte sur un nombre de salariés qui seraient potentiellement concernés par le chômage partiel, auquel nous appliquons ensuite un taux de recours moyen de 75% de la part des entreprises[1], compte tenu de notre évaluation de l’impact sur la valeur ajoutée sectorielle des chocs affectant l’économie. Elle peut sous-estimer le nombre de salariés concernés dès lors qu’une partie des salariés est mise en chômage partiel pour une part seulement des heures travaillées mensuelles.

La Dares a également publié les
résultats d’une enquête
auprès des entreprises
de 10 salariés ou plus du secteur privé non
agricole, et portant sur leur situation et les conditions d’emploi de la main-
d’œuvre à fin mars. Les résultats de cette enquête nous renseignent sur le
recours effectif des entreprises au chômage partiel. Nous comparons dans le
graphique 4 le pourcentage de salariés au chômage partiel d’après cette enquête
au pourcentage de salariés concernés calculé à partir de notre évaluation avec
un taux de recours effectif de 75% (soit 5,3 millions de salariés). L’enquête
Acemo porte sur un champ de 15 millions de salariés. Sur ces 15 millions de
salariés, 3,7 millions de salariés étaient effectivement en situation de
chômage partiel la semaine du 23 mars 2020. Si des écarts existent au niveau
sectoriel, ils peuvent provenir pour partie du fait que l’enquête n’inclut pas
les TPE de moins de 10 salariés. Au niveau agrégé, notre estimation de salariés
effectivement en chômage partiel, compte tenu d’un taux de recours de 75% au
dispositif, est très proche : 22,5% de salariés estimés en chômage partiel
en période de confinement contre 24,7% de salariés en chômage partiel en
moyenne la semaine du 23 mars selon l’enquête Acemo.

In fine, il apparaît que le recours des entreprises au chômage partiel est massif durant le confinement, ce qui limite les destructions d’emplois[2] qui pourraient approcher 460 000 au premier mois du confinement. Nous estimons le coût du dispositif à 11,9 milliards d’euros d’indemnités prises en charge par les administrations publiques auxquels s’ajoutent 7,4 milliards d’euros de cotisations sociales perdues par mois de confinement.

Les destructions d’emplois se
concentrent dès lors massivement sur les salariés les moins protégés : ceux
en transition entre deux emplois et ceux en contrats de travail à durée très
courte (CDD de moins d’un mois, missions d’intérim). D’après l’enquête de la
Dares, 11% des entreprises ont diminué leurs effectifs, le plus souvent par le
non renouvellement de CDD (48,5% des entreprises ayant diminué leurs effectifs)
et/ou l’annulation ou le report d’embauches prévues (51,3% des entreprises
ayant diminué leurs effectifs).


[1] Nous
supposons que le taux de recours moyen effectif des branches au chômage partiel
est de 75%. Il est de 100% pour les salariés des branches concernées par les
fermetures administratives. Cf. Policy Brief n°65 pour un detail de la
liste des secteurs impactés par l’arrêté du 15 mars 2020.

[2] Pour
mémoire, au plus fort de la crise financière, 430 000 emplois avaient été
détruits du troisième trimestre 2008 au deuxième trimestre 2009 inclus, pour
une baisse du PIB de 3,1% entre le deuxième trimestre 2008 et le deuxième
trimestre 2009.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite et fin provisoire)

Éloi Laurent

L’humanité est-elle une espèce nuisible ? Pour les autres êtres de Nature qui cohabitent de plus en plus difficilement avec elle sur la planète, la réponse ne souffre pas d’ambiguïté : sans aucun doute.



La vie sur terre, vieille de 3,5
milliards d’années, peut être estimée de différentes manières. L’une d’elles
consiste à évaluer la
biomasse respective de ses composantes
. Il apparaît alors que la biomasse totale
sur la Terre pèse environ 550 Gt C (giga tonnes de carbone), dont 450 Gt C (ou
80%) sont des plantes, 70 Gt C (ou 15%) sont des bactéries et seulement 0,3%
sont des animaux. Au sein de cette dernière catégorie, les humains ne
représentent que 0,06 Gt C. Et pourtant, les 7,6 milliards de personnes comptant
donc pour seulement 0,01% de la vie sur le globe sont à elles seules
responsables de la disparition de plus de 80% de tous les mammifères sauvages
et de la moitié des plantes.  

Cette colossale crise de la
biodiversité causée par l’humanité, dont les prémisses remontent
à l’extermination de la mégafaune à l’âge préhistorique
(Pléistocène), s’est
mise en marche avec l’entrée dans le régime de la croissance industrielle dans
les années 1950, au moment où la « grande
accélération »
s’est enclenchée.

Elle est aujourd’hui bien
documentée : alors que près de 2,5 millions d’espèces (1,9 m d’animaux et
400 000 plantes) ont été identifiées et nommées, des travaux convergents
suggèrent que leurs taux d’extinction sont actuellement 100 fois à 1000 fois plus
rapide que les rythmes connus sur Terre au cours des 500 derniers millions
d’années, ce qui pourrait vouloir dire que la biodiversité, en raison de
l’expansion humaine, se trouve au bord d’une sixième extinction de masse. Que
l’on observe ces dynamiques en coupe
ou de manière longitudinale,
au niveau de certaines
espèces clés dans certaines régions
ou en recourant à des hypothèses plus
ou moins convaincantes sur la biodiversité
potentielle totale abritée par la Biosphère
(qui pourrait s’élever à 8
millions d’espèces), le constat s’impose : tandis que les humains
prospèrent, les autres espèces dépérissent, à l’exception de celles qui leur
sont directement utiles.

Mais cette destruction de la
biodiversité est bien entendu aussi un problème existentiel pour les humains
eux-mêmes. Selon une chaîne de causalité formalisée il y a deux décennies par l’évaluation des écosystèmes
pour le millénaire
, la biodiversité sous-tend le bon fonctionnement des
écosystèmes, qui rendent aux humains des « services écosystémiques »
qui soutiennent leur bien-être (la littérature récente évoque de manière plus
large et moins instrumentale des « contributions
de la Nature »
). Cette logique prévaut naturellement en sens
inverse : quand les humains détruisent la biodiversité, comme ils le font
aujourd’hui massivement via
leurs systèmes agricoles
, ils dégradent les services écosystémiques et, en
bout de chaîne, portent atteinte à leurs conditions de vie. Le cas des
mangroves est un des plus parlants : ces écosystèmes maritimes favorisent
la reproduction animale, stockent le carbone et constituent de puissantes
barrières naturelles contre les raz-de-marée. En les détruisant, les
communautés humaines s’appauvrissent et s’affaiblissent.

Le début de la décennie 2020,
dont les trois premiers mois sont marqués par les incendies géants en Australie
et la pandémie de Covid-19, montre clairement que détruire la Nature est
au-dessus de nos moyens. La définition la plus intuitive du caractère
insoutenable des systèmes économiques actuels tient donc en peu de mots :
le bien-être humain détruit le bien-être humain.

Comment s’extraire au plus vite
de cette spirale vicieuse ? Une solution de bon sens, connue depuis Malthus
et constamment remise au goût du jour depuis, consiste à supprimer l’humanité,
en totalité ou en partie. Un certain nombre de commentateurs relèvent ainsi
combien la Biosphère, libérée du poids des humains, se porte mieux depuis que ceux-ci
sont en majorité confinés. Certes, si on éteint la source des émissions
humaines de gaz à effet de serre, il est probable que celles-ci vont fortement
diminuer. De même, si l’on éteint les sources de la pollution locale dans les
espaces urbains, par exemple à Paris, l’air y sera de
qualité remarquable
. Il est vraisemblable que l’on mesurera aussi une
amélioration du sort des espèces animales et végétales au cours de cette
période, comme dans les lieux, tels la région de Tchernobyl, que les
humains ont été forcés de déserter
. Mais à quoi bon un air pur quand nous
sommes privés du droit de le respirer au-delà de quelques moments par
jour ?

En réalité, même s’il induit une
sobriété contrainte et temporaire, le confinement joue à plein et durablement contre
la transition écologique. Tous les mécanismes de coopération sociale
indispensables aux politiques de transition sont aujourd’hui, au-delà des
transactions marchandes, à l’arrêt. Pour ne prendre que l’exemple des
politiques climatiques, La COP 26, si stratégique, est d’ores et déjà reportée
en 2021, le prochain
Rapport d’évaluation du GIEC est freiné
, l’aboutissement plein et entier des
travaux sur la Convention citoyenne pour le climat est compromis, etc. Et ceci
alors même qu’une canicule
sous confinement
n’est pas à exclure !

C’est qu’il ne s’agit pas de
neutraliser voire de figer les systèmes sociaux pour « sauver » les
systèmes naturels, mais de travailler sur la durée à leur articulation
sociale-écologique
, qui est encore un point aveugle de l’analyse économique
contemporaine.

Il n’en reste pas moins que
l’urgence sociale oblige les gouvernements du monde entier à œuvrer ici et
maintenant pour protéger leurs populations, en particulier les plus vulnérables,
face au choc colossal qui frappe simultanément les systèmes économiques du
monde entier. La notion de bien-être essentiel peut justement servir de
boussole à ces efforts, qui pourraient se concentrer sur les secteurs vitaux
pour l’ensemble de la population au cours des mois et des années à venir sous
l’impératif de ne pas accélérer encore les crises écologiques. Bien-être
essentiel et bien-être non-nuisible convergeraient pour répondre à l’urgence du
présent et à l’exigence de l’avenir. Comment, précisément ?

Reprenons rapidement les
différentes dimensions du bien-être essentiel esquissées dans le premier billet
de cette série. Le secteur public de la santé et des soins est à l’évidence au
centre du bien-être essentiel, entendu comme le bien-être humain qui travaille
à sa perpétuation plutôt qu’à sa perte. La revue médicale The Lancet a mis au jour ces dernières années les liens de plus
en plus tangibles entre santé et climat, santé et pollutions diverses, santé et
biodiversité, santé et écosystèmes. Le soin des écosystèmes et celui des
humains sont deux faces de la même monnaie. Mais l’enjeu de la santé
environnementale doit être pleinement intégré, notamment en France, à cette
nouvelle priorité sanitaire. L’investissement dans les services publics au-delà
du système de santé est en outre une garantie que le bien-être essentiel est le
plus équitablement partagé.

Cette cohérence temporelle se
complique avec le nécessaire réinvestissement dans les infrastructures de
première nécessité. Les systèmes d’approvisionnement alimentaire, en France et
au-delà ­—
de la production agricole à la distribution au détail ­— sont aujourd’hui beaucoup
trop polluants et destructeurs à la fois de la santé humaine et des
écosystèmes. Il faudrait privilégier ici les systèmes d’alimentation déjà
engagés dans la transition écologique pour favoriser leur généralisation. De
même, l’énergie nécessaire aux infrastructures notamment urbaines (eau,
électricité, déchets, mobilité, etc.) est encore en grande majorité fossile,
alors même qu’une métropole mondiale comme Copenhague s’est donnée les moyens
de s’approvisionner à 100% en énergie renouvelable dans seulement cinq ans. Il
faut donc accélérer dans la voie de la sobriété énergétique et carbonique, nous
en avons tous les
moyens
. Enfin, l’enjeu de l’empreinte écologique croissante des réseaux
numériques ne peut plus être éludé, alors même que les infrastructures essentielles,
à l’image des réseaux de chaleur ou de la collecte des déchets, fonctionnent
très bien sur un mode « low-tech ».

La notion de bien-être essentiel
peut donc être utile à la « sortie de crise » à la condition de
rester fidèle à la devise de celles et ceux à qui nous devons tant : d’abord,
ne pas nous nuire.




Quelle est l’ampleur du ralentissement industriel après 15 jours de confinement ? Une analyse à partir de la consommation d’électricité en France

 par Eric Heyer

Si la crise actuelle est avant tout une crise sanitaire, les décisions politiques prises par le gouvernement français, nécessaires et légitimes pour limiter la hausse du taux de mortalité, vont engendrer une crise économique sans précédent. L’impact du confinement a fait l’objet d’un premier chiffrage par différents organismes (INSEE, OFCE, OCDE), chiffrages qui seront actualisés au fur et à mesure de la publication de nouvelles statistiques, notamment de l’INSEE.



La publication de l’Indice de Production Industrielle (IPI) donnera une première indication de l’ampleur des conséquences de cette pandémie et des mesures sanitaires sur l’industrie française. Néanmoins, les premières informations portant sur le mois datent du début du confinement ; elles ne seront disponibles que le 10 mai. En attendant cette date, des données en temps réel peuvent être mobilisées afin de calibrer et d’anticiper le choc sur l’industrie.

Parmi celles-ci, la consommation
d’électricité des entreprises semble disposer de caractéristiques appréciables
pour le sujet qui nous occupe. En effet, l’électricité est, sans doute, une des
formes d’énergie les plus utilisées dans le processus de production. En outre,
contrairement aux autres formes d’énergie, il apparaît difficile d’emmagasiner,
de stocker de l’électricité : par conséquent, on est en droit de penser que la
consommation d’électricité observée durant une période correspond au flux
d’électricité consommé durant cette même période. Celle-ci présente également
l’avantage d’être un input assez
homogène dans le temps. Cette stabilité de l’unité de mesure permet ainsi la
réalisation de toutes sortes d’agrégations et des études sur séries longues,
lui accordant, de ce fait, un avantage sans conteste sur les autres formes
d’énergie comme le charbon par exemple. Enfin, le faible coût de ces données,
leur parfaite objectivité et exhaustivité ainsi que leur mise à disposition en « temps
réel » constituent, s’il en était besoin, une incitation supplémentaire
pour tenter de les exploiter davantage.

De nombreuses études internationales
ont par ailleurs mis en évidence la possibilité de construire un indicateur
d’utilisation des équipements productifs à partir de la consommation
d’électricité des entreprises. La première approche fut effectuée, à notre
connaissance, par Foss
M. F.(1963)
pour les États-Unis. Cette idée fut ensuite reprise par Jorgenson
D. W. et Griliches Z. (1967)
, Morawetz
D. (1976)
sur les données concernant Israël et les Philippines, appliquée
aux chiffres de l’industrie manufacturière du Royaume-Uni par Heathfield D. F. (1972), Bosworth D. et Westaway A. J.
(1984)
, Bosworth
D. (1985),
à la Suède par Anxo D. et
Sterner Th.
(1991) et enfin à la France par Heyer E.
(1995)
.

En
mobilisant la base de données de RTE (Réseau de Transport
d’électricité
) permettant de connaître la consommation totale d’électricité
en France en temps réel, par tranche de 30 minutes depuis le 1er
janvier 2010 et après l’avoir purgée des effets saisonniers, des jours fériés,
des aléas météorologiques (écart entre la température journalière et la normale
saisonnière) et des gains d’efficacité énergétique, il apparaît très clairement
que la consommation d’électricité observée depuis le début du confinement se
situe très en deçà de sa valeur attendue, dont la raison pourrait être une
moindre utilisation des équipements productifs (graphique 1).

Agrégée en donnée mensuelle, la baisse observée au mois de mars est la plus importante jamais enregistrée au cours de la période analysée (graphique 2) : en mars 2020, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 15% par rapport à une « situation normale ».

Une fois purgée de la saisonnalité, d’une tendance à l’économie d’électricité et des températures inhabituelles, la consommation d’électricité permet d’expliquer une partie des variations de l’Indice de Production industrielle. Sur la période 2010-2019, il existe une relation de long-terme – cointégration – entre l’IPI, la consommation d’électricité et l’emploi industriel. Dans le cadre de cette relation, l’élasticité de l’IPI à la consommation d’électricité est de 0,74.

Sur la base de cette relation économétrique et en faisant l’hypothèse d’une stabilisation de l’emploi industriel au mois de mars, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée l’IPI du mois de mars 2020. D’après nos estimations, ce dernier pourrait connaître une baisse de plus de 10%, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet indice (graphique 3).

Cette chute mensuelle sans précédent équivaudrait à la baisse observée près de cinq mois après le début de la crise de 2008 (graphiques 4). 

Enfin, la baisse de la consommation d’électricité a débuté au milieu du mois de mars. En la prolongeant sur un mois, la baisse pourrait atteindre 30% pour un mois de confinement. Son intégration dans un modèle économétrique estimant le PIB indique qu’une telle baisse engendrerait une diminution de près de 25% de l’IPI et de 5,7 % du PIB mensuel, impact comparable à l’hypothèse retenue dans l’évaluation de l’OFCE.




European fiscal responses to the Covid-19 crisis: share the bonds or split the bill?

Jérôme
Creel
, Paul
Hubert
, Xavier Ragot and
Francesco Saraceno

The lock-down of most EU countries, in response
to the Covid-19 pandemic, has produced disruptions in the production process
and has put consumption and investment to a halt. Against the backdrop of these
supply and demand shocks, EU member states have implemented different public policies: they have deferred or waived tax
payments and social security contributions; they have raised spending towards
the health sector; and they have provided more generous welfare payments to
short-term working schemes. Quite strikingly, EU fiscal cooperation has stalled
and no common European initiative has emerged, with the exception of a
temporary lift of the fiscal constraints of the Stability and Growth Pact (SGP)
(the escape clause has been activated) and a softening of State Aid
regulations. Yet, various policy proposals coping with the economic and budget
consequences of the pandemic at the European level have flourished:
Coronabonds, recourse to the European Stability Mechanism (ESM), the SURE
initiative by the European Commission, and monetisation of public debt are all
widely debated. This post lists the proposals and highlights their respective potential
benefits and shortcomings.



The SURE Unemployment Mechanism

The European Commission announced on April 2 2020 its
proposition of a mechanism to support Member States in their attempt to deal
with the surge of labour market related expenditures (unemployment subsidies, temporary
unemployment, etc). The initiative of the European Commission to support Member
States in designing short-term work arrangements is important politically.

The Support to mitigate Unemployment Risks in
an Emergency (SURE), should take the form of a loan program to member states,
modelled on the functioning of the predecessor of the ESM, the EFSF created in
2010 to provide assistance to Member States in financial distress. The legal
basis of SURE, which the Commission sees as “ad hoc and temporary”, is Article
122 of the Treaty on the Functioning of the European Union (‘TFEU’), which
states that a Member state in trouble because of exceptional circumstances may
seek financial assistance from the EU. Like the ESFF, the facility would raise
funds on financial markets (at preferential rates), guaranteed by capital
guarantees provided by governments; these could be passed on to Member states
that have a lower credit rating and face higher financing costs. Article 122
has been conceived for asymmetric shocks, and SURE would be the first instance
in which it is used to shield Member states from a symmetric shock.

SURE is capped to €100bn (0.8 % of the Eurozone
GDP), and the amount obtained by each member is undefined (although caps are
defined). Article 6 of the proposed regulation simply says that following the
request by the Member State, the amount, pricing and maturity are decided by
the Commission, after it has assessed the extent of public expenditures
directly related to the creation of “short-time work scheme and similar
measures for the self-employed” (page 7 of the Regulation proposal). Guarantees
(“irrevocable, unconditional and on demand”) to the Fund are given by Member
states based on their share of GNI of the Union, on a voluntary basis, for an
amount of at least 25% of the total amount lent; the instrument will not become
fully operational until all countries contributed.

While it was presented as a solidarity scheme,
with a subliminal reference to a pan-European unemployment scheme, SURE is not
such a thing. It is simply a loan scheme, aimed at ensuring that the recipient
country obtains reasonable interest rates. Its capacity to be a game changer,
therefore, will eventually depend on the size of loans actually available for a
given country. And this is where the problems begin.

The Commission has designed the proposed Regulation
to ensure its financial viability, and with the priority of protecting its
standing as a good quality borrower. The total amount available for loans will
therefore depend on the guarantees. The €100bn will be reached only if
countries commit to guarantee 25% of that amount. Furthermore, caps to each
Member quota (the three largest loans cannot exceed 60% of the total), strongly
limit the amount of funds available for each country.

Let’s just make an example, taking the most
favourable case. Suppose that Member states pledge enough guarantees to reach
the full fund capacity of €100bn, which is far from obvious. If we take the two
countries that most likely will need the fund, Italy and Spain, and we assume
that they manage to ensure 25% each of that amount (remember that there is a
60% limit on the three largest loans) , this will make a loan of €25bn.
Assuming furthermore that this will yield a savings in interest payments equal
to the current spread (190 and 115 for Italy and Spain respectively as of April
4), we are talking about €475 and 287 million (0.03% and 0.02% of GNI)
respectively. An amount that will hardly make any difference in the current
situation, even abstracting from the fact that Italy and Spain will have to
commit in guarantees €2.7 and 1.9bn respectively (corresponding to the
respective quotes of EU GNI of 11% and 7.6%).

To summarize, SURE is a tool to provide Member
states with extra resources without the conditionality that would be involved
in other instruments such as the ESM (see next). The extra resources would come
from interest payment savings. SURE is not, as might be understood at first
sight, a mutual insurance tool. As such, it has no resemblance to existing proposal for unemployment (re)insurance
schemes
, although
it may be argued that it is a first decisive step towards a permanent European
unemployment  benefit scheme (Vandenbroucke et al., 2020). The most apparent flaw of SURE is its firepower. The €100bn
advertised are an upper bound unlikely to be reached in practice. And the
boundaries set to preserve the borrower rating of the Commission will severely
limit the amount of fresh resources quickly usable by the Member countries that
need them most.

A Special ESM Covid Credit line

A number of European economists have proposed the
creation of a Covid credit line within the ESM. This would have the
advantage of requiring no new institution, as the credit line could be created
by the ESM Board of Directors (article 19 of the ESM Treaty) as a new financial assistance
instrument. Contrary to existing ESM credit lines, the Covid credit line would
consist in very long-term loans (that the ESM should finance issuing bonds of
equally long maturity), so as to avoid that countries are forced to repay when
still in financial distress.

The ESM firepower is large but not unlimited.
It is currently €410bn (3,4 % of the Eurozone GDP), which is most likely going
to be insufficient in view of the challenges created by the pandemic. If that
amount had to be scaled up, additional guarantees by Eurozone countries would
have to be called in.

According to the authors, the creation of a
special line would allow to avoid the most serious and controversial shortcoming
of current ESM lending: stigma for countries applying for it and heavy
conditionality. The Covid credit line would involve very little conditionality,
just a commitment to spend the resources in Covid related expenditures.

Like for SURE, ESM financing involves very
little risk sharing, as borrowing from the Mechanism adds to domestic sovereign
debt. This is why it is today the most preferred option for core eurozone
countries. And like SURE, its main advantage is that it would shield
financially fragile Member countries by allowing them access to preferential
interest rates.

The main problem with the Covid credit line is
that being created within the ESM, it is organized by the same normative
framework that rules the other credit lines. ESM lending reposes on two
principles. The first, introduced in the Treaties following the creation of the
ESM in 2012, states that financial assistance to Member States “will be made
subject to strict conditionality” (Article 136(3) of the TFEU). The second principle, introduced
by one of the two regulations that make up the Two pack (No 472/2013, Art7(5)) states that the Council, acting on
a proposal by the Commission, can decide on changes to be made on a programme.
This means that whatever conditionality is agreed upon right now, in the
framework of the new Covid line, may be changed unilaterally by the creditors
later along the road. If the Covid line were to be agreed at the Eurogroup,
together with the light conditionality proposed by Benassy-Quéré et al (2020), changes would have to be made to
the normative framework to make it sure that such conditionality cannot be
changed later on, once things “go back to normal”.

Another potential problem of embedding the
Covid credit line within the ESM is that the latter is an intergovernmental
institution that has been agreed upon by Eurozone governments alone. The Covid
credit line would in principle only be available to them. Given the global
nature of the current pandemic, cutting out non-Eurozone countries would be
unthinkable. Therefore, even if it was possible to credibly commit to light
conditionality, the Covid line could not be the foundation of the European
joint effort.

Coronabonds as temporary Eurobonds

A group of German economists has proposed the implementation of
a common debt instrument at the Eurozone level. Such “Coronabonds” would be
jointly issued under shared liability. The amount issued would be of or
€1,000bn (8 % of Eurozone’s GDP) and a key feature of these Coronabonds for
their political feasibility in the short-run would be their limitation to the
current crisis period as a one-off measure.

The
liabilities for Coronabonds being shared, national sovereign debts would only increase
proportionally to the share of each country’s GDP in the euro area (equivalent
to the ECB capital key). The maturity of Coronabonds should be as long as
possible, and the interest payments being based again on ECB capital key, it
would imply a mutualisation of borrowing costs. In a more ambitious scheme, member
states that are the most severely affected and for which sovereign financing
conditions are the tightest could benefit in priority from these funds, but
this would involve more than just a mutualisation of borrowing costs, its
timely feasibility being greatly reduced.

The
question of the guarantees for these Coronabonds is key since they would most
likely finance other expenditures than infrastructures that could act as
collateral. They could be purchased by the ECB under PEPP (not at issuance, which
is currently not legally possible, but on the secondary market). The ECB self-imposed
issuer limit for supranational securities is 50% normally, but does not apply
to PEPP holdings, and there would be no capital key to respect. In an extreme
case, even an issuer limit of 99% would be legal: the EU Court of Justice in
2018 made the point that ECB purchases are legal as long as the ECB is “not
permitted to buy either all the bonds issued by such an issuer or the entirety
of a given issue of those bonds”.

The issuance of Coronabonds could be organised
by an existing institution like the ESM or the European Investment Bank (EIB)
so it would not entail creating a new legal framework or require a change in
the EU Treaty. Under these conditions, this framework would be operational
quickly as the crisis requires. Another advantage of such Coronabonds is that
they would act as a “safe asset” that could be used by Eurozone banks as
collateral and would reduce the probability of a vicious circle between banks
and governments as experienced during the 2012-2015 sovereign debt crisis. The
main drawback of this proposition relates to its political feasibility and
whether countries that opposed Eurobonds would not oppose such mutualisation of
borrowing costs as well.

Perpetual bonds or debt monetisation: the
solution of last resort?

The ECB has committed to being the lender of
last resort of banks, e.g. through favourably-priced long term refinancing
operation (LTROs) at the negative deposit facility rate, and it has extended
the Asset Purchase Programme by €120bn, then by an additional €750bn a few days
later with the temporary Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP). Yet, the
ECB has not become the de jure lender
of last resort for euro area Member States. The current health, economic and
financial crisis requires strong fiscal stimuli but the rise of public debt to
GDP ratio in highly indebted euro area countries, like Italy and France, raises
doubts on their debt sustainability. To mitigate the risk of debt
unsustainability, two additional proposals have been put forth recently.

Giavazzi and
Tabellini (2020)
advocate the issuance of perpetual Covid Eurobonds to fund
the necessary rise in public spending and decline in tax revenues that the
pandemic is generating in the euro area. Most characteristics of perpetual
bonds resemble those of the Coronabonds, except that the capital of the former
would never be redeemed. The Covid Eurobonds would be backed by the joint tax
capacity of euro area Member states. Each country would issue the amount of
Covid Eurobonds depending on its funding needs, but all bonds would be the
same. If the ECB committed to purchasing these Covid Eurobonds on secondary
markets, it would make their yield minimal. In the actual low rate environment,
Giavazzi and Tabellini argue that the yield on these bonds could be low as well
– they take the example of a yield of 0.5% – and that overall funding could
easily outweigh all other European funding instruments. The initiative for European Renaissance Bonds is very close to Covid Eurobonds in
its spirit. In contrast though, the Renaissance bonds would finance a common,
centralized fund under the responsibility of the Union’s institutions (e.g. the
Commission), and would not raise national debts. In contrast with other
discussed Coronabonds or Covid Perpetual Bonds, Renaissance bonds would be
entirely mutualized within the dedicated fund. Risk-sharing would be heightened,
as well as European solidarity.

De Grauwe (2020) does not propose the
creation of a new fund, a new financial instrument or the extension of a credit
line out of an existing institution (like the ESM). Instead, he advocates that
the ECB and the EU cross the Rubicon and accept that the former purchases the
public debts of the latter on the primary markets, hence at debt issuance.
While this would require either a Treaty change – the second indent of Article
132(1) of the Treaty on the Functioning of the European Union forbids monetary
financing – or much agility (or ingenuity to take De Grauwe’s word) of public
lawyers, this is not impossible to achieve as the recent example of the Bank of
England shows
, at
least on a temporary basis. First and foremost, the current context is
exceptional and requires exceptional measures. Second, what was considered
impossible in the past has finally been possible: the development of non-standard
policies by the ECB in 2008 with the Fixed Rate Full Allotment for the main
refinancing operations is one example. With the acceleration of the so-called
European sovereign debt crisis, the ECB has done “whatever it takes to preserve
the euro”. With the creation in 2012 of the not-yet-used Outright Monetary
Transactions programme (OMT), then the Assets Purchase Programme (APP), the ECB
has acted de facto as the lender of
last resort of euro area Member States. De Grauwe’s argument would lift a
contradiction between the behaviour of the ECB and the absence of a de jure lender
of last resort in the euro area (Creel 2018): debt monetization would make it clear that,
as in the US, the UK or Japan to name only a few, the central bank is the
lender of last resort not only of banks but also of States. To cope with the
health, economic and social costs of the pandemic, debt monetization through
secondary markets would have to be applied by all EU central banks, and not
only by the ECB.

The main risk with debt monetization though is
inflation. In the current circumstances, with the demand shock that seems to
dominate the supply shock and with oil prices collapsing, this is not likely.
Yet, if it happened, it would be welcome with joy at central banks which target
inflation and which are unable to fulfil their mandates in this respect. That
being said, debt monetization may be limited to newly-issued public bonds funding
the fiscal response to Covid-19 in the Member States. This would give them
almost unlimited fiscal margins for maneuver to dampen the crisis, without any
risk of seeing the spreads resurface between the core and the peripheral
countries of the euro area. Finally, long awaited inflation after debt
monetization would also alleviate the real debt burden, a characteristic shared
after most episodes of war-accumulated debts.

The second risk of debt monetization is the ECB
balance sheet risk it embeds, via the ECB backing of domestic fiscal policies. The
balance sheet risk is shared by all eurozone countries proportionally to ECB
capital keys. A temporary debt monetization conditional on the funding of
Covid-19 related expenditures or tax deference would not neutralize this kind
of risk, but it would limit it to exceptional circumstances.

Another substantial risk of debt monetization,
and of any form of debt mutualisation, is the moral hazard it could generate.
For instance, the ECB could actually back possibly inappropriate fiscal
policies. Here again, a temporary debt monetization conditional on the funding
of Covid-19 related expenditures or tax deference would not totally neutralize
moral hazard, but this one is very limited in the current Covid-19 context,
where the nature of fiscal policy as a necessary support to the economy is uncontroversial.
As a consequence, any temporary policy mechanism during this crisis period is unlikely
to generate wrong incentives.

Finally, it is useful to provide an order of
magnitude of the transfer to a European country of the most favourable financial
scheme of debt mutualisation. Assume, as an example, that public debt increases
by 10 points of 2019 GDP (public debt over GDP will increase at much higher
level due to the fall in GDP). With the spread between Germany and Italy currently
at 200 basis points, funding Italian public debt at the German interest rate
would save 0.2 point of 2019 GDP, hence €36 bn. In addition, it may be possible
that the interest rate on other countries’ debts increase a little. The ensuing
redistributive effect would thus help countries most affected by the Covid-19
crisis, which have substantial borrowing needs.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite)

par Eloi Laurent

Comment savoir de quoi nous
pouvons nous passer tout en continuant à bien vivre ? Pour éclairer cette
question délicate l’analyse économique offre un critère central, celui de
l’utile, qui renvoie lui-même à deux notions voisines : l’usage et l’utilité.



Est utile, d’abord et fidèlement
à l’étymologie, ce dont les personnes se servent effectivement pour satisfaire
leurs besoins. Est donc inutile ce qui, du point de vue humain, ne sert à rien.
Amazon a ainsi annoncé
le 17 mars
que ses entrepôts ne stockeraient désormais plus que des
« biens essentiels » jusqu’au 5 avril et les définit de la manière
suivante dans le contexte de la crise du Covid-19 : « articles
ménagers, produits médicaux et autres denrées très demandées ». L’ambiguïté
du critère de l’utile est tangible dans cette définition qui mêle ce qui tient
de la première nécessité et ce qui relève du jeu de l’offre et de la demande. Tout
en semblant adopter un comportement civique, Amazon s’inscrit également résolument
dans une perspective commerciale.

Plus encore, ce premier critère
de l’usage ouvre sur la variété océanique des préférences humaines qui rythme
les mouvements de marché. Comme le rappelle Aristote dans le premier chapitre
de l’Ethique
à Nicomaque
, texte fondateur de l’économie du bonheur écrit il y a presque
deux millénaires et demi, on trouve parmi les individus et les groupes une
multiplicité de conceptions de ce qu’est une bonne vie. Mais contrairement à ce
que pense Aristote, qui érige sa propre conception du bonheur en bien-être
supérieur aux autres, il n’est pas légitime de hiérarchiser les différentes
conceptions de la vie heureuse. Un régime politique de liberté consiste plutôt
à garantir la possibilité que le plus grand nombre de « poursuites du
bonheur » est concevable et atteignable à la condition qu’aucune ne nuise
aux autres.

Mais la conception
aristotélicienne du bonheur, qui met l’accent sur l’étude et la culture
livresque, n’est pas moins digne qu’une autre. Les librairies sont-elles, comme
les professionnels du secteur l’ont défendu au début du confinement en France, des
commerces de première nécessité au même titre que les commerces de nourritures
terrestres ? Pour certaines et certains, oui. Peuvent-elles être
considérées comme inutiles à une période où l’existence humaine est contrainte
de se recroqueviller sur les fonctions vitales ? A l’évidence, non.

D’où l’importance du second
critère, celui de l’utilité, qui ne mesure pas seulement l’usage des différents
biens ou services mais la satisfaction qu’en retirent les individus. Mais ce
critère se révèle encore plus problématique que celui de l’usage du point de
vue des politiques publiques.

L’analyse classique, telle que
fondée par exemple par John Stuart Mill dans la foulée de Jeremy Bentham,
suppose une fonction de bien-être social, agrégeant toutes les utilités
individuelles, qu’il s’agit pour les autorités publiques de maximiser au nom de
l’efficacité collective, entendue ici comme l’optimisation de la somme de
toutes les utilités. Est socialement utile ce qui maximise le bien-être commun
ainsi défini. Mais, comme on le sait, à partir du début du 20e
siècle, l’analyse néoclassique a remis en cause la validité des comparaisons
interpersonnelles d’utilité, privilégiant l’ordinal au cardinal et rendant
largement inopérante la mesure de l’utilité collective, dès lors que, dans les
mots de Lionel Robbins (1938), « tout esprit est impénétrable pour tout
autre et aucun dénominateur commun aux sentiments n’est possible ».

Cette difficulté comparative ­– qui
rend nécessaire le recours à des critères de jugement éthique pour agréger les
préférences – fragilise notamment grandement l’usage de la valeur statistique
d’une vie humaine (value of statistical
life
ou VSL) pour fonder les
choix collectifs sur une analyse monétaire coûts-bénéfices, par exemple dans le
domaine des politiques environnementales. Imagine-t-on que l’on pourrait
décemment évaluer le « coût humain » de la crise du Covid 19 pour les
différents pays affectés en croisant les valeurs
de VSL par exemple calculées par l’OCDE
et les données de mortalité compilées par
la John Hopkins University
 ? L’analyse économique des questions
environnementales ne peut en réalité se limiter au critère d’efficacité,
lui-même appuyé sur celui de l’utilité et doit
pouvoir s’enrichir des enjeux de justice
.

L’autre problème, considérable,
de l’approche utilitariste est son traitement des ressources naturelles, ressources
qui n’ont jamais
été autant consommées par les systèmes économiques
qu’aujourd’hui, loin de
la promesse de dématérialisation de la transition numérique engagée depuis
trois décennies au moins.

L’analyse économique des
ressources naturelles fournit certes des critères divers qui permettent
d’appréhender la
pluralité des valeurs
des ressources naturelles.
Mais au moment de trancher, ce sont bien les valeurs instrumentales de ces
ressources qui l’emportent, parce qu’elles sont à la fois plus immédiates en
termes de satisfaction humaine et plus faciles à calculer. Cette myopie conduit
à des erreurs monumentales dans les choix économiques.

Il en va ainsi notamment du
commerce d’animaux vivants en Chine, à l’origine de la crise sanitaire du
Covid-19. L’utilité économique de la chauve-souris ou du pangolin peut certes
être appréciée au prisme de la seule consommation alimentaire. Mais il se
trouve qu’à la fois les chauves-souris sont des réserves de coronavirus et que
les pangolins peuvent servir d’hôtes intermédiaires entre celles-ci et les
humains. De sorte que la désutilité de la consommation de ces animaux (mesurée
par les conséquences économiques des pandémies mondiales ou régionales
engendrées par les coronavirus) est infiniment supérieure à l’utilité procurée
par la satisfaction de leur ingestion. L’ironie veut que la chauve-souris soit
précisément l’animal choisi par Thomas Nagel dans un article
classique de 1974
visant à délimiter la frontière homme-animal et qui
s’interrogeait sur le fait de savoir quel effet cela faisait, du point de vue
de la chauve-souris, d’être une chauve-souris.

Apparaît donc enfin, à mi-chemin
entre l’inutile et le nuisible,  un autre
critère que l’utile : celui des besoins humains « artificiels »,
récemment mis en lumière par le sociologue Razmig
Keucheyan
. Artificiel est ici à comprendre au double sens où ces besoins
sont créés de toutes pièces (notamment par l’industrie du numérique) plutôt que
spontanés et où ils induisent la destruction du monde naturel. Ils s’opposent
aux besoins « authentiques » collectivement définis avec le souci de préserver
l’habitat humain.

Au terme de cette brève
exploration, s’il apparaît bien difficile de trancher la question du bien-être
utile (et inutile), il semble en revanche… essentiel de mieux cerner l’enjeu du
bien-être nuisible. Ce sera l’objet du dernier billet de cette série.




Ce que révèlent les stratégies de relance budgétaire aux États-Unis et en Europe ?

par Christophe Blot et Xavier Timbeau

Parallèlement aux décisions de la Réserve
fédérale
et de la BCE,
les gouvernements multiplient les annonces de plans de relance pour tenter
d’amortir les conséquences économiques de la crise sanitaire du COVID19 qui a
déclenché une récession d’une ampleur et d’une vitesse inédites. Le confinement
de la population et la fermeture des commerces non essentiels induisent
respectivement une baisse des heures travaillées et un empêchement de la
consommation ou de l’investissement combinant un choc d’offre avec un choc de
demande.



Aux États-Unis comme en Europe, les réponses à la crise se
dévoilent au fur et à mesure du temps, mais les choix effectués des deux côtés
de l’Atlantique livrent déjà des enseignements sur les idéologies, les
caractéristiques fondamentales des économies et le fonctionnement de leurs
institutions.

Budget fédéral :
en avoir un ou pas

Après quelques jours de négociations entre Démocrates et
Républicains, le Congrès américain vient de voter un plan de soutien à
l’économie de 2 000 milliards de dollars (9,3 points de PIB)[1],
prévoyant notamment des transferts vers les ménages, des prêts pour les PME et
des mesures de soutien aux secteurs en difficulté sous forme de report
d’échéances. Du côté des Européens, la Commission a proposé de créer un fonds
doté de 37 milliards d’euros dans le cadre d’une initiative en faveur de
l’investissement.  L’Union réaffecterait
également un milliard d’euros « en garantie au Fonds européen
d’investissement pour encourager les banques à octroyer des liquidités aux PME
et aux petites entreprises de taille intermédiaire »[2].
À
l’échelle de l’Union, ces sommes représentent 0,2 point de PIB et peuvent
sembler d’autant plus dérisoires qu’il ne s’agit pas de débloquer des fonds
additionnels mais de réallouer des fonds au sein du budget.

Ces différences de taille rappellent en premier lieu que le
budget européen est limité par construction et qu’il ne permet pas de répondre
à un ralentissement économique touchant l’ensemble des États membres. Au sein de l’Union
européenne, les prérogatives budgétaires sont la compétence des États
membres, tout comme les principaux instruments régaliens de réponse aux crises.

Ce sont les budgets nationaux qui sont mobilisés pour soutenir
l’activité économique. Ainsi, en cumulant les annonces faites au niveau des 5
plus grands pays de l’Union, on atteint une somme dépassant 430 milliards d’euros
(3,3 % du PIB), à laquelle il faut ajouter les garanties qui pourraient
s’élever à plus de 2 700 milliards, soit plus de 20 points de PIB de
l’Union européenne[3]. Les
mesures prises aux États-Unis et par les pays européens sont donc d’un ordre
de grandeur comparable et se distinguent donc par l’échelon auquel elles sont
prises puis par la répartition des sommes allouées. Aux États-Unis, le budget fédéral représente
33 % du PIB, ce qui permet de mettre en œuvre une action commune et
centralisée, qui bénéficie à l’ensemble des ménages et des entreprises selon
les décisions votées par le Congrès et opère donc implicitement une
stabilisation entre les États.  En effet, les
impôts ou taxes versés par les ménages et les entreprises des États
les plus touchés diminueront relativement et ces mêmes États pourront aussi bénéficier
plus largement de certaines mesures fédérales. Surtout, le Congrès américain
peut voter un budget en déficit, ce qui permet de mettre en œuvre des mesures
de stabilisation intertemporelle[4].

À l’opposé, l’UE n’a pas la capacité de s’endetter et ce
sont les États
membres qui s’endettent. Cette capacité de stabilisation peut être contrainte
par la difficulté à se financer, induisant une hausse des taux d’intérêt dans
un premier temps ou un assèchement des marchés dans un second temps. Les
différents États
membres ne sont pas égaux devant les marchés, du fait de leur situation
macroéconomique ou du niveau de leur dette, comme l’Italie. Mais au-delà de ces
différences, c’est surtout parce que les épargnants, par l’intermédiaire des
marchés financiers, peuvent arbitrer entre des dettes de différents pays dans
un espace juridique (l’UE) qui garantit la libre circulation des capitaux que
les mouvements de taux d’intérêt peuvent amplifier de petites différences
macroéconomiques et alimenter des dynamiques autoréalisatrices. La crise des
dettes souveraines en 2012 a montré que la contagion par les taux souverains
entraînant, après la Grèce, l’Italie et l’Espagne dans la spirale du doute des
marchés financiers, pouvait induire des transferts considérables des pays en
difficulté vers les pays considérés comme vertueux. La contrepartie de
l’arbitrage avait été la baisse des taux pour l’Allemagne ou la France. Ces
transferts peuvent atteindre plusieurs points de PIB, au point qu’ils
engendrent un risque d’éclatement de la zone euro : il peut être
préférable de mettre fin à la libre circulation des capitaux, capturer
l’épargne nationale pour financer la dette publique (et donc monétiser le
déficit public) plutôt que laisser s’envoler la charge de la dette et devoir se
soumettre à un plan de redressement humiliant en échange de l’aide européenne.

L’envolée des taux souverains italiens, avant la
clarification de la communication de la BCE, a alors logiquement relancé le
débat sur la possibilité d’émettre des euro-bonds (appelés corona-bonds)
et qui permettraient de mutualiser une partie des dépenses budgétaires des États
de la zone euro et d’éviter cette spirale de l’arbitrage entre dettes
souveraines que rien ne justifie et dont les conséquences peuvent aller jusqu’à
l’éclatement de la zone euro.

Tant que ces titres de dette commune ne sont pas mis en
place ou que la Banque Centrale Européenne répugne à intervenir pour racheter
telle ou telle dette publique européenne, le rôle des institutions européennes
doit se situer à une autre échelle. Il s’agit d’abord de favoriser la
coordination des décisions prises par les États membres et d’inciter les
gouvernements à prendre des mesures fortes afin d’éviter des passagers
clandestins, qui attendraient des mesures prises par leurs voisins un effet
positif[5].
Ces effets risquent cependant d’être limités et on n’imagine pas vraiment qu’un
pays ne prenne pas les mesures nécessaires pour aider directement les ménages
et les entreprises à faire face au choc.

Plus que la coordination, il est essentiel d’assouplir les
règles budgétaires en vigueur comme annoncé afin de donner les marges de
manœuvre nécessaires aux États en faisant jouer la clause de circonstances
exceptionnelles. Mais au-delà d’une réponse à court terme, il importe que la
crise ne soit pas l’occasion d’exercer une pression vers plus de discipline
budgétaire. La légitimité des États membres dans la crise et la pertinence
de leurs réponses sera scrutée de près après la crise. L’Union européenne ne
doit pas s’engager sur un débat décalé qui ne ferait que compromettre
définitivement sa légitimité politique.

Puisqu’il n’existe aucun outil de dette mutualisée, la BCE
joue un rôle crucial pour maintenir un faible niveau de taux d’intérêt pour
l’ensemble des États de l’Union, aujourd’hui et demain.

Adapter les
plans au fonctionnement du marché du travail

Au-delà des sommes engagées et du niveau institutionnel
auquel les décisions sont prises, le contenu des plans rappelle que le
fonctionnement du marché du travail est bien différent de part et d’autre de
l’Atlantique. Les États membres de la zone euro ont privilégié le recours au
chômage partiel, ce qui permet de maintenir les salariés en emploi et de
socialiser la perte de revenu à la source. Le tissu productif est préservé
parce qu’il n’y a pas de rupture du contrat de travail et les États
offrent, selon les dispositifs en vigueur, de compléter partiellement les
pertes de salaire afin de maintenir le pouvoir d’achat des ménages. Ces
mécanismes, déjà largement répandus en Allemagne et en Italie, ont été
récemment amplifiés en France ou développés en Espagne. Ce faisant, une fois la
récession sera passée, la reprise de l’activité pourra se faire dans de
meilleures conditions puisque les entreprises disposent déjà de la main-d’œuvre
et évite ainsi les coûts de recrutement et de formation.

Aux États-Unis, ces mécanismes sont peu répandus et le marché
du travail américain est très flexible. Les délais pour licencier les salariés
sont très courts si bien que les entreprises ajustent rapidement leur demande
de travail. La chute de l’activité se traduira rapidement par une hausse du
taux de chômage comme semble l’indiquer les premières remontées du ministère fédéral
du travail (graphique). En deux semaines, le cumul d’inscription au chômage a
effectivement dépassé 10 millions, bien plus que ce qui a été observé après la
faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 ou après l’effondrement de la
bulle internet en 2000. Par ailleurs, la durée d’indemnisation des chômeurs,
définie au niveau des États[6],
est généralement plus courte, ce qui expose rapidement les ménages au risque de
perte de revenu. C’est pourquoi une part importante des mesures du plan d’aide
voté par le Congrès prévoit un soutien direct aux ménages par le biais de
transferts ou de baisses d’impôts selon le niveau de revenu. Les mesures
prévoient également l’extension des périodes d’indemnisation et une aide supplémentaire
aux salariés licenciés qui pourra s’ajouter aux indemnités perçues dans le
cadre de l’assurance-chômage standard. Mais au lieu de cibler directement ceux
qui perdent leur emploi, ces mesures ont un spectre large. Un plan de relance
vigoureux sera sans doute nécessaire après la crise sanitaire. Mais, là aussi, les
effets d’aubaine consommeront une large partie du stimulus et il coûtera très
cher de remettre l’économie sur les rails d’avant la crise.

À l’approche des élections, ces choix expliquent aussi sans doute pourquoi Donald Trump semble parfois réticent à prolonger le confinement des Américains arguant que la crise économique pourrait faire plus de dégâts que la crise sanitaire[7]. Mais en laissant se répandre le virus, le nombre de personnes infectées et présentant des formes graves risque d’exploser et d’exposer les États-Unis à une crise sanitaire de grande ampleur. Il n’est pas certain que le bilan du Président s’en trouve plus favorable et que la stratégie américaine s’avère plus efficace, que ce soit sur le plan sanitaire ou économique.


[1] Ce plan
fait suite aux mesures précédentes dont le montant d’élevait à un peu plus de
100 milliards de dollars. Il inclut l’ensemble des mesures en faveur des
ménages et des entreprises (prêts et soutiens à la liquidité).

[2] Voir https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_20_459.

[3] Notons
de plus que certaines mesures ont été prises en fonction d’une durée supposée
du confinement et pourraient donc être recalibrées suivant l’évolution de la
situation.

[4] La
grande majorité des États ont par contre des contraintes en matière de déficit
ou de dette. Face à l’ampleur de la crise, certains d’entre eux débloquent
cependant également des dépenses qui peuvent donc s’ajuster au plan de soutien
fédéral.

[5] Si un
pays A décide d’augmenter ses dépenses, le pays B peut espérer en tirer partiellement
profit par la hausse induite des importations du pays A en provenance de B, et
particulièrement s’il est petit par rapport à A.

[6] Le
système d’assurance-chômage américain s’appuie sur un régime propre aux États.
L’État
fédéral intervient sur la gestion des coûts de l’ensemble du système. Voir
Stéphane Auray et David L. Fuller (2015) : « L’assurance
chômage aux Etats-Unis 
».

[7] Voir ici
pour une analyse des risques économiques et sanitaires.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible

Éloi Laurent

La crise du Covid-19 n’en est
qu’à ses débuts, mais il paraît difficile d’imaginer qu’elle conduise à un
« retour à la normale » sur le plan économique. De fait, confinement
aidant, les réflexions se multiplient déjà sur le nouveau monde qui pourrait
émerger de la conjonction inédite d’une pandémie globale, de la mise aux arrêts
de la moitié de l’humanité et du tarissement brutal des flux mondiaux et de
l’activité économique. Parmi ces réflexions, dont beaucoup ont été entamées
bien avant cette crise, s’impose la nécessité de définir ce qui est vraiment
essentiel au bien-être humain : de quoi avons-nous véritablement
besoin ? De quoi pouvons-nous dans les faits nous passer ?



Raisonnons d’abord par l’absurde
comme nous invitait à le faire Saint-Simon en 1819. « Supposons que la
France perde subitement les Français les plus essentiellement producteurs, ceux
qui donnent les produits les plus importants, ceux qui dirigent les travaux les
plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les sciences, dans
les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française :
ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui
procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation ainsi que sa
prospérité : la nation deviendrait un corps sans âme à l’instant où elle les
perdrait… Il faudrait à la France au moins une génération entière pour
réparer ce malheur… »
. C’est sur le mode de la parabole, que Saint-Simon
tentait ainsi d’expliquer le renversement hiérarchique que le nouveau monde de
la révolution industrielle impliquait pour la prospérité du pays, qui pouvait
désormais selon lui se passer des classes monarchiques, alors que « les
sciences, les arts et métiers » lui étaient devenus essentiels.

Adapter la parabole de
Saint-Simon à la situation actuelle revient à reconnaître que nous ne pouvons
pas nous passer en temps de crise de celles et ceux qui assurent les soins, garantissent
l’approvisionnement alimentaire, maintiennent l’État de droit et les services
publics et font fonctionner les infrastructures (eau, électricité, réseaux
numériques). Ce qui implique qu’en temps normal toutes ces professions soient
valorisées à la hauteur de leur importance vitale. La définition du bien-être
humain qui en résulte ressemble au tableau de bord que forment ensemble les
différentes cases de l’attestation
de déplacement dérogatoire
que chaque Français(e) doit remplir pour avoir
le droit de sortir de son confinement.

Mais il est possible d’étoffer
cette réflexion élémentaire par les innombrables travaux menés depuis des
décennies sur la
mesure du bien-être humain
, travaux qui se sont fortement accélérés au
cours des dix dernières années, après la « grande récession ». On
peut commencer par considérer ce qui fait figure d’essentiel aux yeux des
personnes interrogées sur les sources de leur bien-être. Deux priorités se font
alors jour : la santé et
les liens sociaux. À
cet égard, la situation actuelle offre un frappant « paradoxe du
bien-être », par lequel des mesures de confinement parfois drastiques sont
prises pour préserver la santé, qui conduisent en retour à dégrader les liens
sociaux du fait de l’isolement imposé.

Mais comment mieux commencer de cerner
positivement les différents éléments du « bien-être essentiel » sur
lequel il faudrait désormais concentrer les politiques publiques ? La
mesure de la pauvreté peut ici venir en aide à la mesure de la richesse. Les
travaux empiriques pionniers d’Amartya Sen et de Mahbub ul Haq à la fin des
années 1980 ont abouti à une définition du développement humain que
l’Indicateur de développement humain publié
pour la première fois par les Nations Unies en 1990
ne reflète qu’en
partie : « Le développement humain est un processus d’élargissement
des choix des personnes. Les plus critiques sont de mener une vie longue et
saine, d’être éduqué et de jouir d’un niveau de vie décent. Les choix
supplémentaires incluent la liberté politique, les droits de l’homme et le
respect de soi ». Plus précisément, dans le cas français, les travaux engagés
en 2015 par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale
(Onpes) sur les budgets de
référence
et prolongés notamment par l’INSEE avec son « indicateur de pauvreté en
conditions de vie 
» conduisent à définir les composantes essentielles
d’une vie « acceptable » (on pourrait aussi parler de
« décence »).

Mais à supposer que ces instruments
de mesure contribuent, dans la sortie de crise, à la définition d’un bien-être
essentiel (dont des travailleurs et travailleuses eux-mêmes essentiels assureraient
le maintien dans des situations de crise qui sont appelées à se répéter sous
l’effet des chocs écologiques), l’expertise seule ne suffirait pas à en tracer
les contours. Il faudrait qu’une convention citoyenne s’empare du sujet.

D’autant que la définition du
bien-être essentiel appelle naturellement deux autres catégories encore plus
délicates à définir, sur lesquelles ce blog reviendra dans les prochains jours :
le bien-être inutile (ou artificiel), celui dont on peut se passer sans dommage ;
le bien-être nuisible, celui dont on doit se passer à l’avenir parce qu’en plus
d’être accessoire il nuit au bien-être essentiel, notamment parce qu’il en sape
les fondations en conduisant à la dégradation des écosystèmes (c’est le débat
qui s’engage en Europe sur la nécessité de sauver ou non les compagnies
aériennes). Le débat sur le bien-être essentiel ne fait que commencer…




La Fed et le système financier : prévenir plutôt que guérir

par Christophe Blot, Emmanuelle Faure (stagiaire à l’OFCE et Université Paris Nanterre) et Paul Hubert

Au cours des 2 dernières
semaines, la Réserve fédérale a annoncé deux baisses de son taux directeur
ainsi que le déploiement d’une vaste panoplie d’outils afin de contrer les
retombées négatives du Covid-19 sur l’économie américaine. Les autorités
monétaires ont cherché, en priorité, à remplir leur rôle de prêteur en dernier
ressort du système financier en réactivant certains dispositifs utilisés en
2008-2009. Ces octrois de liquidités nécessaires ont pour but d’éviter que la
situation dégénère et provoque une crise financière systémique. La Fed agit
cette fois-ci de manière préventive et espère ne pas avoir à revivre un épisode
comme celui de la faillite de Lehman Brothers. Cette crise sanitaire malmène
les économies américaine et mondiale, et la Fed s’est dite prête à utiliser
tous les outils nécessaires[1] nous
rappelant, au passage, le « will do everything necessary[2] »
prononcé par Christine Lagarde la semaine dernière.



Un flux ininterrompu de mesures

Pas moins de 11 annonces ont été
faites par la Fed au cours des dernières semaines. Par ce rythme très
inhabituel pour une banque centrale, la Fed entend bien répondre à ses
principaux objectifs : maintenir la liquidité des institutions financières
et assurer la stabilité macroéconomique[3]. Les
conditions d’accès au crédit se sont massivement assouplies puisque le taux
directeur a été baissé de 1,5 point de pourcentage et s’établit désormais entre
0 et 0,25 %. Selon Jerome Powell, ce niveau sera maintenu jusqu’à la fin
de la crise sanitaire[4]. Il a
cependant rappelé sa volonté de ne pas franchir la barre des taux zéro comme
c’est déjà le cas dans la zone euro. La majorité des annonces s’est cependant
concentrée sur des mesures en direction des banques et des institutions
financières pour leur fournir des liquidités via l’extension de prêts en contrepartie de collatéraux
(« repo »), la création de lignes de swaps en coordination avec d’autres banques centrales, la mise en
place de trois lignes de crédit[5]  pour les différents acteurs financiers et d’un
programme de rachat de titres adossés aux prêts à la consommation ou via les cartes de crédit. À
ces mesures s’ajoute la décision de supprimer la contrainte de réserves
obligatoires.

Un nouveau plan d’assouplissement
quantitatif a été mis en place avec l’annonce du rachat d’au moins 700
milliards de dollars de titres (500 de bons du Trésor et 200 de titres
hypothécaires) auquel s’ajoute dorénavant l’achat d’obligations d’entreprises
privées[6]. La
politique d’achats d’actifs avait déjà été largement utilisée entre 2008 et
2015. En annonçant un montant minimal et sans préciser la durée de ce nouveau
plan, la Fed laisse ainsi entendre qu’elle peut ajuster cette politique d’achat
de titres, ce qui permettrait alors à celle-ci de contenir les éventuelles
hausses de taux liées au plan de relance budgétaire de 2 000 milliards de
dollars voté depuis par le Sénat.

Le syndrome post-traumatique de Lehman Brothers

Par ces annonces, les autorités
monétaires apportent leur soutien à l’économie réelle en garantissant l’accès à
la liquidité à un large éventail d’institutions financières afin d’éviter un
tarissement du crédit pour les ménages et les entreprises. Les mécanismes
mobilisés sont proches de ceux qui avaient été utilisés au moment de la crise
2008 pour pallier le gel des échanges sur le marché interbancaire. De fortes
tensions sur le marché de refinancement se font déjà ressentir ces derniers
jours alors que le spread entre le
taux à 3 mois des billets de trésorerie (commercial
papers
) et le taux directeur s’approchait dangereusement des valeurs
atteintes en 2008. En agissant rapidement, la Fed espère éviter une paralysie
du système financier, comme celle observée après la faillite de Lehman
Brothers. Les premières annonces se sont donc essentiellement tournées vers
l’extension des opérations de liquidités via
les « repo »[7]. Ces
nouvelles dispositions sont prévues sur des maturités plus longues – 1 mois et
3 mois – et pour un montant total de 1 000 milliards de dollars par semaine.

Au-delà du refinancement de
court-terme permis par les prêts « repo », des plans de facilités de
crédit datant de la crise de 2008 ont été remis à disposition des banques
commerciales et d’autres acteurs comme les fonds de pension et fonds communs de
placement pour les inciter à maintenir leur activité de financement. Ces
instruments[8]
permettent à la Fed de soutenir la liquidité puisqu’elle propose de racheter
des titres financiers adossés à certains collatéraux. La pluralité des plans
d’octroi de liquidité s’explique par le fait qu’aux Etats-Unis, les deux tiers
du financement intermédié passent par des institutions non-bancaires. Par
exemple, les négociants (primary dealers)
fournissent une grande partie des instruments financiers. Ils sont en
particulier des éléments clés de l’émission des bons du Trésor. La Fed a donc
conçu le programme PDCF spécifiquement pour ces acteurs et accepte une grande
variété de collatéral (incluant des actions) dans ses opérations de prêts afin
d’assurer leur pérennité. De même, le programme MMLF se focalise sur les fonds
du marché monétaire (money market funds) en
prêtant spécifiquement aux fonds qui achètent les billets de trésorerie des
banques ou autres fonds. Une évolution d’importance relativement à 2008 est que
ces deux dernières facilités de crédit bénéficient de la protection du Trésor
américain, ce qui implique une composante budgétaire explicite. Enfin, la Fed a
aussi ravivé le programme Term
Asset-Backed Securities Loan Facility
(TALF) de rachat de titres adossés
aux prêts à la consommation ou aux cartes de crédit.

De plus, la Fed lève la
contrainte des réserves obligatoires et annonce que son taux est fixé à 0 %
à partir du 26 mars[9]. Elle
souhaite ainsi que les banques réorientent leurs liquidités vers les ménages et
les entreprises au risque cependant de les fragiliser puisqu’elles sont
incitées à substituer ces actifs sûrs et liquides pour des crédits plus
risqués. La période semble rendre nécessaire ce type de mesure mais elle
interroge aussi sur la capacité des banques à résister à un choc durable si les
nouveaux crédits accordés à des acteurs par la crise se transforment en créance
douteuses.

Garantir la liquidité et diminuer le coût du financement au-delà de la
frontière 

Enfin, en concertation avec
d’autres banques centrales (Europe, Canada, Angleterre, Japon, Chine et Suisse)
des lignes de swap bilatérales ont
été mises en place pour maintenir la liquidité sur le marché interbancaire
international comme cela avait été le cas pour la crise financière de 2008[10].

Étant donné le rôle et
l’utilisation du dollar dans le système financier mondial, cette opération est
nécessaire pour garantir un accès aux liquidités en dollar pour les banques
étrangères qui n’ont pas accès au guichet de la FED et qui ne peuvent pas, en
temps normal, obtenir des refinancements auprès de leur banque centrale. Les
liquidités seront allouées à taux de 25 points de base au-dessus du taux au
jour le jour et sur une période de 84 jours. En passant par l’intermédiaire des
banques centrales étrangères − qui portent alors le risque de défaut

la Fed fournit indirectement du dollar aux banques commerciales étrangères
élargissant son rôle de prêteur en dernier ressort à l’international. En
faisant appel à ce mécanisme, les banquiers centraux renvoient un message fort
de soutien et d’entraide entre les différents pays qui se mobilisent ensemble
contre le risque financier.  

Si la crise sanitaire et son
impact économique devaient aboutir à une ou des faillites d’établissements
bancaires ou financiers aux États-Unis ou ailleurs dans le monde,
la crise financière engendrée annihilerait alors toute possibilité de rebond
économique une fois les périodes de confinement terminées. La Fed prend
aujourd’hui de façon préemptive le rôle de prêteur en dernier ressort du
système financier international pour limiter au maximum le risque d’un nouveau
Lehman Brothers. La critique selon laquelle les économies développées sont
entrées dans un cercle vicieux où chaque crise donne lieu au recours à la
planche à billets ne semble pas tenir compte du fait que la nature de cette
crise est très différente de celle de 2008 – le risque était à l’époque
endogène au système financier – et que l’effet pervers – l’aléa moral[11] créé
par de telles interventions – paraît faible en comparaison d’une crise de
liquidité liée à l’arrêt brutal d’une grande partie de l’activité économique.


[1] « The
Federal Reserve is prepared to use its full range of tools » (15 mars
2020) https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20200315a.htm

[2] « The
Governing Council will do everything necessary within its mandate » (18
mars 2020) faisant ainsi référence au « whatever it takes » de
Mario Draghi en 2012.

[3] « The Federal
Reserve’s role is guided by its mandate from Congress to promote maximum
employment and stable prices, along with its responsibilities to promote the
stability of the financial system. » (15
mars 2020)

https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20200315a.htm

[4] Par cette information Powell utilise un autre
instrument non-conventionnel de la politique monétaire, le Forward guidance, qui consiste à donner des informations concernant
l’orientation future de la politique monétaire.

[5] Commercial Paper Funding Facility (CPFF), Primary Dealer Credit Facility (PDCF) et Money Market Mutual Fund Liquidity Facility (MMLF).

[6] PMCCF et SMCCF.

[7] Un repo est une opération financière dans laquelle un
vendeur a besoin de liquidité à court terme et une banque (ou une banque
centrale) accepte de les prendre en pension contre un intérêt. À l’échéance, le vendeur rachète ses titres à la même
valeur. Si le vendeur est dans l’incapacité de racheter ses titres, l’acheteur
en devient pleinement propriétaire.

[8] CPFF, PDCF et MMLF.

[9] En temps normal, les banques sont tenues de laisser
une fraction minimale des dépôts collectés auprès des agents non financiers sur
leur compte à la Fed.

[10] Un swap de
devises est une opération par laquelle deux contreparties échangent des devises
pour une durée limitée et à un taux de change fixé à l’avance. L’opération est
dénouée à l’échéance du contrat. En cas de défaut d’une contrepartie, l’autre
garde les devises étrangères. Ainsi, la BCE peut emprunter des dollars contre
des euros auprès de la Fed à un prix fixé pour une période de plusieurs
semaines. A l’échéance du contrat, la Fed rachète ses dollars.

[11] L’aléa moral représente une situation où une entité
(ici une banque) adopte un comportement plus risqué sachant qu’elle n’aura pas
à subir les conséquences de ses décisions si elle est assurée ou garantie de
recevoir une aide.




L’économie européenne 2020

par Jérôme Creel

Comme chaque année, un peu avant
le printemps, l’OFCE publie dans la collection « Repères » des
Editions La Découverte un ouvrage synthétique sur l’état de l’économie
européenne et sur les enjeux de l’année à venir, L’économie
européenne 2020
. Il faut bien admettre que lors de la préparation de l’ouvrage,
dont le dernier chapitre a été achevé au tout début de l’année 2020, nous n’avions
pas anticipé que l’épidémie liée au coronavirus en Chine engendrerait la crise
sanitaire et économique globale dont nous subissons les effets depuis quelques
semaines. Aussi l’ouvrage ne répond-il pas à l’actualité essentielle du moment.
Il livre cependant quelques pistes de réflexion qui s’avéreront sans doute utiles
lorsque la phase aiguë de la crise sanitaire aura été dépassée. Ces pistes de
réflexion concernent l’impulsion politique européenne des derniers mois de
l’année 2019 et les ambitions de la nouvelle Commission européenne, les
perceptions des Européens à l’égard de l’Union européenne et les outils
macroéconomiques à mobiliser pour contrecarrer un ralentissement économique ou
une fragilisation du secteur bancaire.



Comme nous avons coutume de le
faire chaque année, est reproduite ici l’introduction de L’économie européenne 2020. Les parties de phrase en italiques sont
des ajouts visant à actualiser (un peu) le texte.

En 2020, Mesdames Christine
Lagarde et Ursula von der Leyen vivront leur première année pleine au sommet de
l’Europe, la première à la tête de la Banque centrale européenne et la seconde
à celle de la Commission européenne, dans un environnement européen et
international compliqué. Depuis le pic de croissance de 2017, l’activité
économique en Europe a donné de sérieux signes d’essoufflement. Dans un
contexte marqué notamment par l’incertitude politique – notamment quant à
l’évolution des tensions commerciales avec les États-Unis et à l’organisation
effective du Brexit –, et par la perspective de la fin du cycle
d’expansion américain et par la survenue
d’une crise sanitaire, économique et financière sans précédent
, se pose désormais
la question des marges de manœuvre européennes pour mener des politiques
économiques plus expansionnistes.

Du côté de la Commission
européenne, les projets ne manquent cependant pas : une nouvelle
stratégie de croissance, le Pacte vert (ou Green Deal), a pour but d’assurer
une transition écologique juste et équitable, tandis que le renouveau de
l’Europe sociale vise à assurer la justice sociale, « fondement de
l’économie sociale de marché européenne ». Il passera notamment par des
initiatives concernant les salaires minimums en Europe, le mécanisme de
réassurance chômage européen, les mesures en faveur de l’égalité femmes-hommes
et les incidences à long terme du vieillissement de la population européenne.

Du côté de la Banque centrale
européenne, les changements prévus sont moins en rupture avec la présidence
précédente : poursuite des mesures non conventionnelles pour respecter le
mandat principal de la BCE et soutenir l’économie de la zone euro, et poursuite
de la mise en œuvre des politiques dites macro-prudentielles.

Cet ouvrage dresse un état des lieux de l’Union européenne et met en perspective l’ensemble des initiatives annoncées. Après avoir présenté l’état de la conjoncture européenne (avant le déclenchement de la crise sanitaire) et les effets probables de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, et après avoir analysé les attentes des Européens à l’égard de l’Union européenne, l’ouvrage se concentre sur les grands thèmes mis en avant par la nouvelle Commission européenne : la nécessité de faire face au changement climatique et aux transformations des sociétés européennes. À cette fin, les questions de dette climatique européenne et celles d’inégalités environnementales en Europe sont abordées mais aussi les transformations des marchés du travail et le financement de la dépendance. Les initiatives de la Commission européenne s’inscrivent dans une période d’attentes plus critiques de la part des citoyens européens. S’ils continuent généralement à avoir un a priori positif à l’égard de la participation de leur pays à l’Union européenne, ses actions concrètes semblent engendrer une rupture entre les perdants et les gagnants de l’intégration européenne. Et les premiers, qui sont ceux qui attendent de l’UE qu’elle les protège mieux, sont aussi ceux qui expriment la confiance dans l’UE la plus faible pour mettre en place cette protection. L’ouvrage présente alors deux types de politiques susceptibles de mieux protéger les Européens : une politique budgétaire d’assurance-chômage européenne et une politique macro-prudentielle chargée d’assurer la stabilité bancaire en Europe.