Chine : la course en tête…

par Catherine Mathieu

Le
23 janvier 2020, le gouvernement chinois décidait de confiner la ville de Wuhan
(11 millions d’habitants), où était apparu le premier foyer du coronavirus. Afin
d’endiguer la progression de l’épidémie, des mesures de restriction drastique
des déplacements étaient mises en place dans la foulée, d’abord dans la
province de Hubei puis au-delà (confinement des villes de la province de Hubei,
interdiction des déplacements interurbains, prolongation de la fermeture des
usines à la fin des vacances du nouvel an chinois, fermeture des frontières
extérieures puis quarantaine stricte pour les Chinois rentrant de l’étranger).



Un
an plus tard, la Chine présente un bilan singulier par rapport au reste du
monde sur le plan sanitaire comme sur le plan économique. Les mesures
sanitaires prises en Chine semblent avoir permis de stopper la progression du
virus sur le sol chinois. En un an, le coronavirus n’aurait causé qu’à peine
plus de 4 800 décès en Chine (soit 35 décès pour 1 million d’habitants) contre
plus de 2 millions dans le monde (340 décès pour 1 million d’habitants, pour la
population mondiale hors Chine, selon les statistiques officielles répertoriées
par l’Université John Hopkins). Si les chiffres des victimes de la COVID-19 publiés
par la Chine sont étonnamment bas, les indicateurs économiques suggèrent
eux-aussi que la Chine a été moins fortement atteinte que la plupart des autres
économies.

Première
touchée par la pandémie, l’économie chinoise est la première à en être sortie
dès le deuxième trimestre[1]. La
Chine sera non seulement la seule grande économie mondiale à afficher une
croissance positive en 2020, +2,3 % en moyenne annuelle, selon l’estimation
publiée par l’Institut de statistique chinois (National Bureau of Statistics of China, NBS) le 18 janvier 2021,
mais aussi la seule à avoir déjà rattrapé au quatrième trimestre 2020 le niveau
d’activité qu’elle aurait eu en l’absence du coronavirus, par rapport à nos
prévisions d’octobre 2019 (comme à celles du FMI de janvier 2020). Le rebond de
l’économie chinoise est même un plus rapide que ce que nous, comme la plupart
des analystes, prévoyions à l’automne dernier. Les indicateurs conjoncturels
publiés au cours des derniers jours, montrent tous un redémarrage rapide de l’économie
chinoise en 2020.  

Malgré
la crise sanitaire, la Chine a poursuivi une politique commerciale active dans
les cinq continents qui devrait lui permettre de compenser les mesures prises
par le gouvernement américain. La Chine continue de faire la course en tête.

2020 : après une forte chute du
PIB, un rattrapage rapide

La
Chine est le premier des grands pays à avoir publié une estimation du PIB au
quatrième trimestre 2020[2]. Parmi
les scénarios que nous avions envisagés depuis l’arrivée du coronavirus, c’est celui
d’un rattrapage rapide qui s’est réalisé.  Après avoir chuté de 9,7 % au premier
trimestre 2020, le PIB a rebondi de 11,6 % au deuxième trimestre, puis de 3 % au
troisième trimestre et de 2,6 % au quatrième, portant la croissance à 2,3
% en moyenne sur un an (contre 6 % en 2019). Le PIB chinois a ainsi rattrapé
dès le quatrième trimestre 2020 le niveau qu’il aurait eu en l’absence de crise
COVID-19 (graphique 1) si la croissance s’était poursuivie en 2020 au rythme de
6 % que nous anticipions dans notre prévision d’octobre 2019.  

La
publication du PIB au quatrième trimestre 2020 comprend des révisions pour les
trimestres précédents, qui relèvent légèrement le niveau du PIB du troisième
trimestre, rapport à l’estimation dont nous disposions lors de notre prévision
d’automne 2020[3].
Mais la dynamique de reprise a été plus soutenue au second semestre que ce que
nous anticipions, avec une croissance annuelle prévue à 1,6 % en 2020, au lieu
de 2,3% publiés par le NBS. Le NBS ne publiant pas les composantes
trimestrielles de la demande associées au chiffre du PIB, on ne peut
précisément savoir quelles composantes ont tiré la demande.  Mais au vu des indicateurs mensuels
disponibles (cf. infra), ce sont sans doute les exportations qui auront été
particulièrement dynamiques au quatrième trimestre, et que nous aurions
sous-estimées, tandis que les importations auraient relativement peu progressé,
au regard des autres composantes de la demande intérieure.

Au quatrième trimestre 2020, dans la plupart des secteurs, la valeur ajoutée était en hausse d’environ 6,5 % en glissement sur un an, comme le PIB lui-même, avec trois exceptions majeures (graphique 2). La valeur ajoutée a fortement progressé dans le secteur des services d’information et de télécommunications (près de 20 % de hausse sur un an) ; à l’opposé, celle du secteur hébergement-restauration était en hausse de 2,7 % seulement sur un an (-13 % en moyenne annuelle), secteur particulièrement frappé par les mesures de confinement en début d’année, mais qui ne représente que 1,8 % de la valeur ajoutée ; enfin la valeur ajoutée était en hausse de 2,2 % sur un an dans le secteur de location, leasing et services aux entreprises (-5,3 % en moyenne annuelle).

Indicateurs mensuels d’activité :
reprise généralisée

Après
avoir chuté de 25 % sur les deux premiers mois de 2020, la production
industrielle avait retrouvé son niveau de décembre 2019 dès le mois de mai et
était 7 % plus élevée en décembre 2020 qu’un an plus tôt (graphique 2).
Quelques secteurs se distinguaient par une hausse nettement plus élevée : production
de médicaments (+16%), production de biens d’équipement (entre 10 et 15 %).

L’investissement
des entreprises avait chuté de plus de 26 % sur les deux premiers mois de
l’année, surtout du fait d’effets d’offre (fermeture des entreprises produisant
des biens d’équipement). L’investissement a redémarré plus
tardivement que la production industrielle, du fait des incertitudes sur la
demande, mais il était, en décembre 2020, 3 %
au-dessus de son niveau de décembre 2019. Sur l’ensemble de l’année, c’est,
comme pour la production, dans le secteur des médicaments que l’investissement
a connu la plus forte hausse (+28 % sur un an). À l’opposé, l’investissement a
baissé de 12 % dans le secteur automobile.

Les
ventes de détail des biens de consommation avaient moins
nettement chuté que la production industrielle et l’investissement au début de
2020 (-11 % sur un mois en janvier), amortissant la chute de la demande. Elles
se sont redressées chaque mois ensuite dépassant de 3 % en décembre 2020 leur
niveau de décembre 2019. Le taux de chômage officiel
(qui sous-estime le niveau du chômage) était de 5,2% en décembre 2019 ; il est
monté à 6,2% en février 2020 pour revenir à 5,2% en décembre. En moyenne sur
l’année 2020, le revenu par tête des ménages a progressé de 2,1 % en volume,
tandis que la consommation par tête était en baisse de 0,7 %, la hausse du taux
d’épargne s’expliquant par les contraintes sur les déplacements et les achats,
particulièrement en début d’année, ainsi que par les incertitudes sur l’avenir.

Selon
les données du CPB World Monitor, les
exportations et les importations de marchandises (en volume), en chute
respectivement de 15 % et 10 % sur les deux premiers mois de 2020, ont ensuite recommencé
à croître et seraient revenues à leur niveau de la fin 2019 à partir de l’été.
Selon les dernières données publiées par les douanes chinoises (en valeur), la
hausse des exportations de marchandises s’est accélérée en fin d’année, pour
atteindre +20 % sur an en décembre, tandis que les importations étaient en
hausse de 6 %.  Les exportateurs chinois
ont bénéficié d’une demande extérieure dynamique dans certains secteurs
spécifiques, liés à la crise du coronavirus, notamment les biens d’équipement informatique
et les équipements médical. Ils ont aussi bénéficié de leur capacité à répondre
à la demande quand ailleurs les entreprises subissaient des contraintes
d’offre.

Ainsi,
la force de la reprise en Chine s’explique essentiellement par la maîtrise de
la pandémie, puis par la capacité de rebond et d’adaptation de ses entreprises.

Janvier 2021 :  le
risque du retour

Alors
que le scénario d’une reprise en V est enclenché en Chine, sa poursuite
pourrait être fragilisée par le retour de l’épidémie de coronavirus. La découverte
de nouveaux cas de coronavirus en janvier 2021, dans la province de Hebei, au
sud de Pékin ; plus au nord dans les provinces de Jilin et de Heilongjiang, et dernièrement à Pékin même, ont conduit les
autorités chinoises à confiner au total une vingtaine de millions de personnes
et à des campagnes de dépistage massif. Les autorités chinoises déclarent depuis
la mi-janvier une centaine de nouveaux cas chaque jour. À l’approche du nouvel
an chinois, qui débutera cette année le 12 février, les autorités incitent les
habitants à limiter leurs déplacements, traditionnellement nombreux lors des
congés du nouvel an (notamment avec le retour des travailleurs migrants dans
leurs familles).

Deux
vaccins ont été élaborés en Chine : Sinopharm et CoronaVac (produit par
l’entreprise Sinovac), mais leur efficacité semble moindre que celles des
vaccins occidentaux, sachant que, dans le cas des vaccins chinois, on ne
dispose que de résultats parcellaires publiés par les fabricants et d’aucune
publication de résultats d’essais de phase 3. L’efficacité serait de 79 %, pour
Sinopharm ; pour CoronaVac, de 90 % pour les essais réalisés en Turquie, mais de
seulement 50 % pour les essais réalisés au Brésil ; contre 95 % pour
Pfizer-BioNtech et 94 % pour Moderna.

La
Chine se lance maintenant dans une campagne de vaccination de masse en
commençant par les actifs en contact avec le public. Au 27 janvier, 1,6 % de la
population avaient été vaccinés (soit 22,8 millions de personnes). On peut
s’étonner de ce démarrage tardif de la vaccination en Chine, mais il faut
rappeler qu’en Chine (comme dans de nombreux pays d’Asie du Sud-Est), dès le
début on s’est appuyé sur une stratégie forte « Tester, Tracer,
Isoler » qui a bien fonctionné en raison de la discipline et du contrôle
social de la population.

…tandis
que l’offensive commerciale se poursuit

La
hausse des exportations chinoises en 2020, plus rapide que celle des
importations, a conduit l’excédent commercial à passer de 420 milliards de
dollars en 2019 (3 % du PIB) à 535 milliards en 2020 (3,6%).

L’arrivée de Joe Biden à la Présidence des États-Unis devrait contribuer à civiliser les relations entre la Chine et les États-Unis, mais elle ne fera pas disparaître les tensions. Le 14 février 2020, la Chine s’était engagée, en signant l’accord commercial « Phase one » avec les États-Unis, à augmenter substantiellement ses importations de produits américains d’ici 2021. Elle n’aurait rempli son engagement qu’à hauteur de 58 % à la fin 2020[4]. En 2020, l’excédent commercial chinois vis-à-vis des États-Unis, qui s’était fortement réduit en début d’année, a recommencé à croître pour retrouver un montant mensuel de 30 milliards de dollars en fin d’année (graphique 4). Certes, la pandémie de Covid-19 a fait des enjeux sanitaires une priorité, mais la question du rééquilibrage des échanges commerciaux de la Chine vis-à-vis des États-Unis se posera de nouveau lors de jours meilleurs.

La crise sanitaire a fait prendre conscience à de nombreux
pays des risques de trop dépendre de la production chinoise. Certains
voudraient retrouver une certaine autonomie économique. Face à ce risque pour
leurs exportations, les leaders chinois, et en particulier Xi Jinping au Davos virtuel de 2021, se font les
partisans résolus de la mondialisation et de l’interdépendance entre les
nations.

En novembre 2020, la Chine a signé le Partenariat
régional économique global (Regional Comprehensive Economic
Partnership,
RCEP)
avec quatorze pays de la zone Asie-Pacifique (les 10 pays de l’ASEAN, ainsi que
le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), soit le plus
grand accord de libre-échange au monde, alors qu’en janvier 2017, Donald Trump
avait retiré les États-Unis du Partenariat Transpacifique,
dont la Chine était par ailleurs exclue.

Malgré
les tensions résultant du traitement des Ouïghours, la Chine a réussi à
négocier un accord d’investissement avec l’UE : elle s’engage à réduire
ses exigences de contreparties pour les investissements européens en Chine
contre des garanties d’ouverture des marchés européens.

Elle
poursuit son offensive en Europe, en particulier en intensifiant ses liens avec
la Hongrie (point d’arrivée de deux futures lignes ferroviaires reliant la
Chine à l’Europe dans le cadre du projet de la nouvelle route de la soie).

La Chine participe à la « diplomatie du vaccin ». Ainsi, a-t-elle proposé ses vaccins à plusieurs pays émergents, parmi lesquels les Émirats arabes unis, la Serbie, le Maroc (pour Sinopharm), la Turquie, le Brésil (pour CoronaVac).

Le
plan quinquennal 2021-2027, qui sera présenté en mars, reprend les grandes
lignes qui ont déjà été annoncées, l’objectif de lutte contre la pauvreté, celui
de l’amélioration de la qualité et de l’efficacité de la production nationale.
Il affirme la volonté de la Chine de contribuer à la reprise de l’économie
mondiale. Surtout, il met l’accent sur la « double circulation »,
visant un rééquilibrage de la croissance via
la demande intérieure ; la Chine doit à la fois développer ses exportations,
améliorer la qualité des produits destinés au marché chinois et s’ouvrir aux
importations. Le thème de l’innovation technologique, central dans le programme
Made in China 2025, semble passer au
second plan, même s’il est toujours question d’autosuffisance technologique.

L’année
2020 apparaît donc comme une nouvelle étape dans la montée en puissance de la
Chine sur la scène économique mondiale.


[1] Mathieu
C. : Premier entré, premier sorti : le retour de la
croissance en Chine au deuxième trimestre
, OFCE Le Blog, 21 juillet 2020.

[2]
Pour une comparaison internationale allant
jusqu’au troisième trimestre 2020, voir Le Bayon S. et Péléraux H., Croissance mondiale confinée en 2020, Policy
Brief OFCE
, janvier 2021). 

[3] Voir OFCE – DAP, Perspectives 2020-2021 pour l’économie
mondiale , Tour
du monde de la situation conjoncturelle
, Revue de l’OFCE, n° 168, octobre
2020.

[4] Voir Bown C. : US-China phase one tracker: China’s
purchases of US goods
as of December 2020, 27 janvier 2021.




Mesures d’urgence, revenus et épargne : une analyse du choc sur les ménages

par Christophe Blot, Magali Dauvin et Raul Sampognaro

La pandémie de Covid-19 a provoqué
la plus forte récession depuis la Seconde Guerre mondiale et fortement dégradé
la situation des agents économiques. Pour autant, une partie du choc de revenu
a été compensée par le soutien des mesures budgétaires prises tout au long de
l’année 2020 (voir ici[1]).
Pour les ménages européens, le soutien est essentiellement venu de la mise en
place de l’activité partielle. Aux États-Unis, l’emploi ne fut pas protégé
si bien que les fluctuations du taux de chômage ont été plus rapides et plus importantes.
Pour autant, les ménages ont pu bénéficier de transferts budgétaires
additionnels. L’impact de la crise et les mesures prises pour l’endiguer ont eu
une incidence sur le revenu disponible des ménages mais également sur sa
composition. À court terme, tant que la consommation reste en partie
empêchée, il en résulte une accumulation d’épargne exceptionnelle dont la
mobilisation sera certainement un facteur clé pour la reprise une fois que
l’épidémie aura été totalement maîtrisée.



Evolution et composition du revenu
disponible des ménages

La crise de la Covid-19 a mis à
mal le fonctionnement de l’économie marchande. Avec l’arrêt du tissu productif,
la distribution des revenus primaires[2] s’est
fortement grippée au cours des trois premiers trimestres de l’année. Ceux-ci ont
baissé de plus de 10 % en Espagne et en Italie, de plus de 5 % en France et un
peu moins fortement en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

La situation financière des ménages dans leur ensemble a cependant été préservée grâce à l’action des pouvoirs publics (Graphique 1). Trois groupes de pays se distinguent. En Espagne et en Italie, les ménages dans leur ensemble ont subi des pertes de revenu disponible (après transferts et impôts directs) de l’ordre de 5 points. L’intervention publique a permis de compenser la moitié du choc initial massif. À l’issue du troisième trimestre 2020, les mesures mises en place en France, au Royaume-Uni et en Allemagne permettaient un impact quasi-nul de la crise de la Covid-19 sur le revenu disponible des ménages ; outre-Atlantiqueles Américains connaissent une augmentation de leur revenu disponible spectaculaire malgré la quasi-stabilisation des revenus primaires distribués. Il faut noter que les dispositifs publics peuvent contribuer à la stabilisation des revenus grâce aux stabilisateurs automatiques et aux dispositifs explicitement décidés pour faire face à la crise de la Covid-19. La faiblesse de ces stabilisateurs automatiques aux États-Unis expliquent aussi pourquoi le gouvernement américain a pris des mesures discrétionnaires de plus grande ampleur que celles des autres économies avancées. Le soutien massif aux ménages peut alors s’interpréter comme une assurance exceptionnelle et transitoire permettant de palier les besoins des ménages à court terme.

Une épargne qui s’accumule

La préservation des revenus
observée dans les principales économies avancées analysées a eu lieu dans un
contexte où la consommation des ménages a été contenue, à la fois par des
décisions administratives empêchant le commerce de plusieurs biens et services
et par un comportement de prudence des individus qui ont pu éviter de réaliser
des achats nécessitant des interactions sociales[3]. Avec
les données disponibles au troisième trimestre 2020, le niveau de la
consommation des ménages est en net retrait dans tous les pays. Les pertes de
consommation vont de -12 % en Espagne jusqu’à -4 % aux États-Unis[4].

Ainsi, le maintien du revenu conjugué
à une consommation fortement empêchée se traduit dans une hausse massive de
l’épargne des ménages. Selon nos calculs, au cours des neuf premiers mois de
l’année, 238 milliards d’euros d’épargne ont pu être accumulés dans le quatre plus
grandes économies de la zone euro. En Allemagne, l’épargne excédentaire cumulée
pendant la période serait de 89 milliards d’euros (6 points de RDB). Elle
serait de 66 milliards (6 points de RDB) en France, de 35 milliards d’euros en
Espagne et 48 milliards d’euros en Italie (respectivement 6 et 8 points de
RDB). Au Royaume-Uni, l’épargne sur-accumulée s’élève à 122 milliards de livres
(11 points de RDB) et aux États-Unis la hausse s’établit à 1 377 milliards de
dollars (12 points de RDB).

La masse d’« épargne covid »
accumulée dans les principales économies avancées vient aggraver un des
déséquilibres majeurs que l’économie mondiale connaissait avant le
déclenchement de la pandémie de Covid-19 : le décalage grandissant entre
une volonté croissante d’épargne de la part des agents privés alors que le taux
d’investissement productif marque le pas. Cette masse d’épargne privée
abondante cherche des placements à faible risque à un moment où les projets
privés se font rares, ce qui devrait renforcer à court terme la tendance
structurelle à la baisse des taux d’intérêt.

Et en 2021 ?

La mobilisation de cette « épargne
covid » sera un facteur clé du rebond. Or, la capacité des ménages à la
débloquer dépend de plusieurs facteurs.

D’abord, l’incertitude régnant
sur la vitesse de normalisation de la situation joue un rôle clé. Avec une
crise qui se prolonge, la multiplication des faillites d’entreprises peut
laisser des stigmates durables sur la capacité de rebond de la production et le
chômage peut augmenter fortement avec la volonté des entreprises de rétablir
leurs marges[5]. Dès
lors, le taux d’épargne peut peiner à retrouver son niveau d’avant-Covid-19 et
créer une situation de faible croissance durable, même après la levée des
mesures sanitaires. Les solutions nationales alternatives peuvent jouer un rôle
majeur en 2021. Le déploiement massif de l’activité partielle permet de ne pas
rompre le contrat de travail et de limiter les pertes éventuelles de revenu des
personnes dont l’activité professionnelle est à l’arrêt. Aux États-Unis, il n’y
pas de chômage partiel et peu de stabilisateurs automatiques (la durée des
allocations chômage est limitée et la couverture de santé est souvent liée au
contrat de travail). Dans ce contexte, les ménages américains peuvent avoir vu
leur revenu préservé, voire fortement augmenté, mais ils ont été laissés à une
plus forte incertitude. D’où la nécessité de mesures idoines. Ces mesures sont
temporaires mais la durée de la crise sanitaire force (plus qu’ailleurs) à
prolonger les dispositifs : allocation chômage fédérale, crédit d’impôts,
aides alimentaires… votées le 21 décembre et en cours d’élaboration une fois le
Président Biden investi. Ainsi, même si le choc de la Covid-19 est plus que
compensé, il faudra sans doute continuer à soutenir les ménages même lorsque la
crise sera terminée. Les chiffres d’emploi et du chômage pour le dernier
trimestre suggèrent effectivement une stabilisation, à un niveau dégradé, de la
situation sur le marché du travail, ce qui se traduit notamment par un
allongement du chômage de longue durée et un risque d’accroissement des
inégalités.

Ensuite, le deuxième facteur clé
qui déterminera la normalisation de l’épargne dépend de la répartition de
« l’épargne covid ». Les ménages pouvant télétravailler n’ont pas de
pertes de revenus et épargnent. Pour les ménages bénéficiant des dispositifs de
chômage partiel, la perte de revenus n’est généralement pas intégralement
compensée. La consommation de certains de ces ménages pouvait être contrainte
aux biens et services essentiels avant la crise, si bien que la baisse des
revenus peut se traduire par une détérioration de leur situation. Pour les
ménages moins contraints, la baisse de consommation en services de loisirs ou
de restauration peut être plus forte que la baisse de revenu et entraîner une
accumulation d’épargne. Enfin, les ménages plus précaires – ceux en contrats
courts, en activité partielle avant la crise ou en marge du marché du travail –
ne  peuvent prétendre à l’activité
partielle et à une allocation chômage[6]. Pour
eux il n’y a pas d’« épargne covid », et on assiste à une plus grande
paupérisation qui est actuellement l’angle mort des mesures de soutien et devient
donc un enjeu de la politique budgétaire future.

En France, selon les premières
analyses du CAE[7], l’« épargne
covid » serait concentrée chez les ménages à fort niveau de consommation, a
priori
plus aisés. En temps normal, ces ménages ont plutôt tendance à
utiliser leur surplus de revenu pour consommer des services de loisirs,
précisément les mêmes qui garderont des contraintes dans leur activité au moins
au cours du premier semestre.

Avec l’incertitude régnante et
une distribution de la masse d’« épargne covid » concentrée chez les
individus à fort pouvoir d’achat qui verront leur consommation empêchée, il
semble difficile d’envisager une hausse rapide de la consommation des ménages
tant que des mesures prophylactiques prévaudront. Par ailleurs, il ne peut pas
être exclu que l’épargne exceptionnelle cumulée en 2020 – notamment par les
ménages moins fortunés – serve à réduire l’endettement des ménages, ce qui peut
contribuer à réduire les risques auxquels le système financier est exposé,
notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni (pays où la dette des ménages
est de 76 % et de 88% du PIB respectivement selon la BRI à la fin du premier
semestre 2020), mais également amoindrir le potentiel de rebond. En France,
l’endettement des ménages représente 66 % du PIB et selon
la Banque de France
on constate au mois de novembre une très légère baisse
de l’encours des crédits à la consommation même si les crédits immobiliers
restent dynamiques.


[1] La mise
à jour des données de la comptabilité nationale n’a pas abouti à des révisions
majeures pour le premier semestre de l’année. Le diagnostic établi dans le post
de blog précédant n’est pas modifié par la publication des derniers comptes
nationaux.

[2] Les
revenus primaires comprennent les revenus directement liés à une participation
au processus de production. La majeure partie des revenus primaires des ménages
est constituée des salaires et des revenus de la propriété.

[3] Ce
comportement de prudence est relativement bien documenté dans certains pays
ayant mis en place des restrictions publiques moins strictes.  Par exemple, Golsbee et Syverson (2021), « Fear,
lockdown and diversion : Comparing drivers of pandemic economic decline
2020 » montrent qu’aux États-Unis la fréquentation des
commerces dans les comtés n’ayant pas mis en œuvre des mesures de confinement
ou de limitation des mouvements recule de 53 %, tandis que la baisse dans les
comtés les ayant mis en place est de 60 %. L’essentiel de la baisse de la
fréquentation s’expliquerait donc par une réaction de prudence des
consommateurs.

[4] Ces
pertes sont calculées comme l’écart entre la consommation des ménages observée
au cours des trois premiers trimestres de l’année et la consommation
trimestrielle moyenne de l’ensemble de l’année 2019 multipliée par 3.

[5] Encore
une fois, les États-Unis se distinguent des autres pays avec une
amélioration des taux de marge en 2020. En moyenne sur les trois premiers
trimestres, ce taux s’établit en effet à 34,4 % contre 33,2 % en
2019. Corrigé de l’impôt sur les sociétés et de la consommation de capital
fixe, le taux de marge s’est cependant stabilisé, mais du fait d’une forte
chute au premier trimestre 2020 suivie de deux trimestres de hausse.

[6] Aux États-Unis,
il faut être éligible à l’allocation chômage standard dans son État pour
prétendre à l’allocation fédérale additionnelle.

[7] Voir
notamment l’étude publiée en octobre 2020 : http://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae-focus049-cb.pdf)




Dettes publiques : les banques centrales à la rescousse ?

Par Christophe Blot et Paul Hubert

Pour faire face à la crise sanitaire et économique, les gouvernements ont déployé de nombreuses mesures d’urgence qui se traduisent par une forte augmentation des dettes publiques. Pour autant, les États n’ont eu aucune difficulté à financer ces nouvelles émissions massives : malgré des dettes publiques à des niveaux records, leur coût a fortement baissé (voir Plus ou moins de dette publique en France ?, par Xavier Ragot). Cette tendance résulte de facteurs structurels liés à une abondance d’épargne au niveau mondial et à une forte de demande pour des actifs sûrs et liquides, caractéristiques que remplissent généralement les titres publics. Cette situation est aussi liée aux opérations d’achats de titres menées par les banques centrales, qui se sont intensifiées depuis l’éclatement de la pandémie. Sur l’ensemble de l’année 2020, la BCE a acquis pour près de 800 milliards d’euros de titres émis par les gouvernements des pays de la zone euro. Dans ces conditions, les banques centrales détiennent une fraction de plus en plus élevée du stock de dette organisant une coordination de facto des politiques monétaire et budgétaire.



A partir de 2009, les banques
centrales ont lancé des programmes d’achats d’actifs, afin de renforcer le
caractère expansionniste de la politique monétaire dans un contexte où leur
taux directeur atteignait un niveau proche de 0 %[1].
L’objectif annoncé était principalement d’assouplir les conditions de
financement en pesant sur les taux d’intérêt de marché de long terme. Il en a résulté
une forte augmentation de la taille de leur bilan. Celui-ci représente plus de
53 points de PIB dans la zone euro et 35 points aux États-Unis, le record étant
détenu par celui de la Banque du Japon qui s’élève à 133 points de PIB (graphique
1). Ces programmes, financés
par l’émission de réserves
, se sont fortement portés sur les titres publics
si bien qu’une proportion importante du stock de dette publique est désormais
détenue par les banques centrales (graphique 2). Cette part atteint 43 %
au Japon, 22 % aux Etats-Unis et 25% dans la zone euro. Dans la zone euro,
en l’absence d’eurobonds, la répartition des achats de titres dépend de la part
de chaque banque centrale nationale dans le capital de la BCE. La clé de
répartition de la BCE contraint les achats à être proportionnels à la part du
capital de la BCE détenue par les banques centrales nationales[2]. Par
conséquent, les achats de titres sont indépendants des niveaux et trajectoires
de dettes publiques. Comme ces derniers sont hétérogènes, on observe des
différences dans la part des dettes publiques détenue par les banques centrales
nationales[3]. Ainsi,
31 % de la dette publique allemande est détenue par l’Eurosystème contre
20 % de la dette publique italienne.

La décentralisation des politiques budgétaires en zone euro a aussi pour conséquence l’apparition de tensions sur les marchés de dette souveraine de certains pays membres, comme on l’a vu entre 2010 et 2012 et plus récemment en mars 2020. C’est pourquoi Christine Lagarde a lancé un nouveau programme d’achats d’actifs appelé PEPP (Pandemic emergency purchase programme). Si la clé de répartition n’est pas formellement abolie, son application peut être plus souple afin de permettre à la BCE de réduire les écarts de taux souverains entre les pays membres. En analysant cette fois-ci les flux d’achats de titres effectués par les banques centrales de la zone euro et les émissions de dette des États membres, il ressort que l’Eurosystème a absorbé en moyenne 72 % de la dette publique émise en 2020, soit 830 milliards sur les 1150 milliards de dette publique supplémentaire. Cette part s’élève à 76 % pour l’Espagne, 73 % pour la France, 70 % pour l’Italie et 66 % pour l’Allemagne (graphique 3).

Contrairement aux achats réalisés
dans le cadre du programme APP, qui visent à atteindre la cible d’inflation,
l’objectif du PEPP est d’abord de
limiter les écarts de taux
comme l’a rappelé Christine Lagarde le 16
juillet 2020. De fait, même s’il existe une tendance structurelle à la baisse
des taux d’intérêt, certains marchés peuvent être exposés à des tensions. Les
pays de la zone euro y sont d’autant plus exposés que les investisseurs peuvent
arbitrer entre les différents marchés sans prendre de risque de change. C’est
la raison pour laquelle, ils peuvent privilégier les titres allemands aux
titres italiens compromettant alors une transmission homogène de la politique
monétaire au sein de la zone euro. Au-delà de l’argument lié au risque de
fragmentation, ces opérations marquent aussi une forme de coordination
implicite entre la politique monétaire unique et les politiques budgétaires,
permettant de donner les marges de manœuvre nécessaires aux pays afin de
prendre les mesures qui s’imposent pour faire face à la crise sanitaire et
économique. En déclarant le 10 décembre que l’enveloppe allouée au programme
passerait à 1850 milliards d’ici mars 2022 au moins, la BCE a envoyé le signal
qu’elle maintiendrait son soutien durant toute la durée de la pandémie[4].


[1] Cette politique, qualifiée généralement
d’assouplissement quantitatif (QE), fut lancée en mars 2009 par la Banque
d’Angleterre et la Réserve fédérale des États-Unis. Le Japon avait déjà initié
ce type de mesures dites non-conventionnelles entre 2001 et 2006, et les a
reprises à partir d’octobre 2010. Quant à la BCE, des premiers achats de titres
ciblés sur certains pays en crise ont été effectués à partir de mai 2010. Mais
il a fallu attendre mars 2015 pour le développement d’un programme de QE
comparable à celui mis en œuvre par les autres grandes banques centrales.

[2] En pratique, cette part est assez proche du poids du
PIB de chaque pays membre dans celui de la zone euro.

[3] Les opérations d’achat de titres sont décentralisées
au niveau des banques centrales nationales. Ce choix réduit par conséquent le
partage du risque au sein de l’Eurosystème puisque les éventuelles pertes
seraient assumées par les banques centrales nationales, contrairement aux
actifs détenus directement par la BCE et pour lesquels il y a un partage du
risque dépendant de la part de chaque banque centrale nationale dans le capital
de la BCE.

[4] L’enveloppe initiale était de 750 milliards d’euros,
augmentée une première fois de 600 milliards en juin 2020. Au 31 décembre 2020,
les achats au titre du PEPP s’élevaient à 650 milliards.




Heurs et malheurs du système universel de retraite

par André Masson (CNRS, PSE, EHESS, Chaire TDTE) et Vincent Touzé

L’année 2020 aurait dû voir
naître un système universel de retraite (SUR) à la suite de l’adoption des
projets de loi par l’Assemblée nationale le 5 mars 2020.

Le nouveau système prévu est
universel, ce qui signifie qu’il a pour vocation de remplacer les 42 régimes
actuels de retraite. Le principe de la répartition est préservé : les
cotisations prélevées sur les revenus des travailleurs financent les pensions
des retraités. Le système prévoit un socle contributif de pension à points
(chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits) et un socle solidaire avec une
garantie d’une pension minimum fixée à 85 % du SMIC net pour une carrière
complète.



Cette nouvelle organisation devait
être mise en place progressivement dès 2025. Il n’en sera rien. Le 16 mars
2020, en raison de la crise économique et sanitaire consécutive de la pandémie
de la Covid-19, le Président Macron a annoncé que la réforme était désormais
suspendue.

Pour comprendre l’avenir de cette
réforme en suspens, nous proposons de revenir sur les « heurs » et « malheurs »
de cet ambitieux projet présenté dans le Policy
brief
de l’OFCE n° 83 (https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2021/OFCEpbrief83.pdf).

Dans un premier temps, la réforme
a reçu un accueil plutôt favorable en raison d’attentes sociales fortes pour
une plus grande égalité et simplicité dans le mode d’attribution de droits à la
retraite. En 2017, la formule de campagne présidentielle d’Emmanuel Macron « un
euro cotisé offre les mêmes droits quel que soit le statut » a contribué à la
popularité du projet. La consultation citoyenne lancée en 2018, en parallèle à
celle des partenaires sociaux, devait consolider le soutien des Français.

Dans un second temps,
l’élaboration pratique de la réforme s’est heurtée à une difficulté majeure :
celle de dégager une large adhésion sur un projet aussi ambitieux. Plusieurs
facteurs expliquent cette difficulté :

– L’instauration d’un système «
super-universel » a été confrontée, simultanément, au problème posé par les
problèmes de financement du système actuel en cas de croissance faible ;

– Le problème des transitions a
été sous-estimé et s’est heurté à la question inéluctable des gagnants et
perdants ;

– Les propositions de réforme
bénéficient rarement, par nature, d’un large consensus initial dans la mesure
où elles engendrent des oppositions idéologiques ; de plus, il subsiste des
désaccords profonds au sein même de ses partisans.




Salaire de référence des chômeurs : supprimer le problème ou le résoudre

par Bruno Coquet

Les allocations chômage que perçoivent
les chômeurs indemnisés remplacent une partie du salaire qu’ils recevaient
lorsqu’ils occupaient un emploi : ce salaire sert de référence au calcul
de l’allocation, il est celui auquel est appliqué le taux de remplacement et
sur la base duquel l’assureur essaie de stabiliser la consommation du chômeur ;
il représente donc une question fondamentale en matière d’assurance chômage.



Les règles en vigueur en France,
inchangées depuis des décennies, qui reposaient sur le salaire des jours
travaillés, ont été modifiées dans le cadre de la réforme de l’assurance
chômage de 2019. Les nouvelles règles qui privilégiaient un salaire mensuel
moyen englobant les jours travaillés et non-travaillés ont cependant été
invalidées par le Conseil d’État car elles engendraient « une
différence de traitement manifestement disproportionnée
 » au détriment
des chômeurs ayant occupé des emplois en contrats courts.

La règle du salaire journalier prévaut
donc à nouveau, et le sujet du « salaire de référence » est donc de
nouveau ouvert à la discussion.

Une règle problématique qui doit être
corrigée

Les règles en vigueur engendrent de très
fortes inégalités entre les chômeurs ayant des historiques d’emploi fractionnés
et les autres. Le taux de remplacement réglementaire du salaire mensuel peut en effet dépasser 100% :
en effet, lorsque le taux de remplacement est appliqué au salaire journalier
pour calculer une allocation journalière, cette dernière peut être servie tous
les jours du mois, alors que lorsqu’il était en emploi ce chômeur ne
travaillait pas forcément tous les jours de chaque mois. Il en résulte qu’un
chômeur qui ne travaille pas en activité réduite peut « gagner plus au
chômage qu’en travaillant
 ». Même si c’est loin d’être le cas général,
ce type de situation devrait néanmoins être impossible d’un point de vue réglementaire,
car préjudiciable pour les comportements et financièrement insoutenable pour
l’assureur. Ces règles devraient donc être changées.

Les règles définissant le salaire de
référence étaient bien adaptées au marché du travail des Trente glorieuses,
mais elles ont peu à peu révélé des faiblesses et craqué sous la pression de
l’usage débridé des contrats courts dans un contexte de chômage élevé.

De nombreux salariés alternent des
contrats courts et des périodes non-rémunérées. Leur revenu salarial est souvent
complété par un minimum social, la prime d’activité, etc., ce qui leur permet
de vivre sans occuper un emploi à temps plein. Lorsqu’ils ont accumulé
suffisamment de périodes d’emploi pour être éligibles à l’assurance chômage,
ils restent susceptibles d’exercer ponctuellement une emploi en contrat court,
d’autant qu’ils sont logiquement incités à le faire pour favoriser leur
employabilité et leur retour à l’emploi durable ; mais le changement vient
de ce que les périodes inter-contrats sont alors indemnisées par l’assurance
chômage.

Il en résulte un effet d’optique à
l’origine des différences d’appréciation quant au nombre de chômeurs qui
« gagnent plus au chômage qu’en travaillant » : lorsque
le nombre de jours indemnisés est réduit à proportion du nombre de jours
travaillés dans le mois, le taux de remplacement apparent devient inférieur au
taux réglementaire, et la fréquence des taux de remplacement supérieurs à 100%
diminue. En réalité les défauts de la règle restent identiques, mais ils sont masqués.

Au total la multiplication des
situations où le cumul allocations chômage/salaire est un fait, de même que les
cas où celles-ci sont plus rémunératrices que l’emploi ; et tout donne à
penser que ces possibilités ont peu à peu contribué à stimuler l’usage des
contrats courts, et les dépenses d’indemnisation afférentes. Dans tous les cas,
les règles de l’assurance chômage ne devraient pas ouvrir ce type de
possibilité, a fortiori à grande échelle.

Abracadabra : plus de problèmes de salaire de référence pour les chômeurs non-éligibles

Pour bien comprendre ce problème
complexe, ce nouveau document de travail, « Comment déterminer le salaire de référence des chômeurs
indemnisés ? »
, le décompose. Il
apparaît alors clairement que ce qui se manifeste au travers du salaire de
référence, ce sont d’abord les effets des règles d’éligibilité à l’assurance
chômage.

Les chômeurs qui n’ont pas accès à
l’assurance chômage ont un taux de remplacement nul. Pour ceux qui y ont accès,
le taux de remplacement dépasse le taux réglementaire dès lors qu’il existe des
jours non-travaillés dans leur historique d’emploi. L’intensité d’emploi exigée
par l’assurance, c’est-à-dire le nombre de jours travaillés durant la période
de référence, détermine dans quelle mesure le taux de remplacement effectif
peut dépasser le taux réglementaire.

La réforme de 2019 a profondément
modifié les règles d’éligibilité : période de référence raccourcie de 28 à
24 mois, seuil minimum d’éligibilité relevé de 4 à 6 mois, restriction des rechargements
de droits. Ces nouvelles règles impliquent que 400 000 chômeurs ne seront
plus éligibles (la moitié pourrait cependant le devenir avec un décalage de 12
mois au moins). De plus, le passage du seuil minimal d’éligibilité à 6 mois sur
les 24 derniers replie l’éventail des salaires, en ce sens que le salaire
mensuel moyen sur la période de référence qui pouvait être jusqu’à 7 fois
moindre que le salaire journalier des jours travaillés quand l’éligibilité
était fixée à 4 mois parmi 28 ne peut désormais être que 4 fois moindre au
maximum (6/24). Si la formule du salaire de référence ne changeait pas, le taux
de remplacement maximum passerait donc d’environ 7 à 4 fois le taux
réglementaire du seul fait du changement d’éligibilité.
Enfin, environ 1 million de chômeurs verraient la durée de leurs droits
réduite, parce qu’ils acquièrent leurs droits en plus de 24 mois. Les
restrictions d’éligibilité visant la récurrence au chômage des contrats courts
toucheront donc en réalité fortement des chômeurs issus d’emplois stables et
peu fractionnés.

Pour ces chômeurs
désormais inéligibles dont le taux de remplacement devient nul, ou ceux dont
l’allocation baissera du seul fait du durcissement des règles d’éligibilité,
une discussion restreinte au salaire de référence qui n’inclurait pas les
règles d’éligibilité ne changera rien.

Le problème tel qu’il était posé,
c’est à dire « plus de 20% des chômeurs ont un taux de remplacement net
supérieur à 100%
 » est supprimé pour environ la moitié des chômeurs
concernés, par ces seules restrictions de l’éligibilité et non par la règle
censurée du salaire de référence. Cela a plusieurs conséquences : d’une
part les faits qui ont justifié la modification de la règle du salaire de
référence sont moins beaucoup prégnants, d’autre part une discussion restreinte
aux règles du salaire de référence ne changera rien à la situation des chômeurs
devenus inéligibles ou ceux dont l’allocation baissera du seul fait des règles
d’éligibilité.

La nouvelle règle censurée du salaire
de référence arasait ce qu’il reste des taux de remplacement supérieurs à 100%,
et supérieurs au taux réglementaire. Si la réforme n’avait changé que cette
règle en laissant intacts les paramètres d’éligibilité, un plus grand nombre de
chômeurs précaires seraient restés éligibles avec une indemnisation réduite,
mais le problème du taux de remplacement tel qu’il était posé aurait aussi
disparu. Plus exactement la nouvelle règle aurait déplaçé le problème :
par souci de ne pas spolier les chômeurs concernés, le capital de droits (durée
potentielle des droits en jours x allocation journalière) tel qui ressortait de
l’ancienne règle, aurait été maintenu en allongeant la durée potentielle des
droits en sorte de compenser la baisse de l’allocation journalière issue de la
nouvelle règle. Ce faisant les inégalités de taux de remplacement étaient supprimées,
mais des inégalités quasiment équivalentes apparaissaient dans les durées potentielles
des droits, ce qui impliquait l’abandon de facto de la règle d’or « 1
jour travaillé / 1 jour indemnisé
 ».

Au total, la double-lame de la réforme
a supprimé le problème plutôt qu’elle ne l’a résolu. Il reste nécessaire de
revoir la définition du salaire de référence à remplacer, mais il est
souhaitable de le faire en cohérence avec les règles d’éligibilité.

Le salaire de référence :
nécessairement imparfait, au plus près du revenu assuré

Vouloir contrôler le salaire de
référence sans auparavant bien contrôler l’éligibilité et la manière dont les
chômeurs constituent leur historique d’emploi, aboutit nécessairement à une
formule imparfaite, inégalitaire, diffusant de mauvaises incitations. Ces
variables ne peuvent clairement pas être conçues indépendamment les unes des
autres.

Il n’existe cependant pas de formule
magique du salaire de référence. Une fois les chômeurs départagés par les
règles d’éligibilité, il est clairement souhaitable de tenir compte de la
régularité avec laquelle les nouveaux entrants en indemnisation ont acquis
leurs droits, et du caractère involontaire des périodes entre deux contrats lorsque
l’historique d’emploi est fractionné. Ces critères sont objectifs, en ce sens
qu’ils réfèrent aux comportements ou aux contributions des chômeurs lorsqu’ils
étaient salariés, ce qui les rend bien préférables à des paramètres abstraits tels
des « diviseurs » qui visent seulement à contraindre arbitrairement le
résultat de la formule du salaire de référence, sans lien avec les caractéristiques
du chômeur. Enfin, en dernier lieu, il est alors beaucoup plus facile de
déterminer une formule du salaire de référence réaliste, lisible, à mi-chemin
des deux extrêmes imparfaits que sont d’une part le salaire journalier des
seuls jours travaillés sur lequel s’appuie l’ancienne règle, ou le salaire
moyen sur la période servant à ouvrir les droits qui devait la remplacer en
2019.




Quel rebond de l’emploi en 2021 ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Fin 2021, selon nos dernières prévisions,
l’activité en France devrait être inférieure de 1,4% par rapport à son niveau
atteint fin 2019, soit près de 5% en dessous de son niveau potentiel. Ce retard
de production aurait dû se traduire par des destructions d’emplois
vertigineuses de plus d’1 million fin 2021 par rapport à fin 2019. Par
ailleurs, compte tenu de la hausse tendancielle de la population active prévue
par l’Insee, l’augmentation du chômage aurait dû être de près de 1,2 million
fin 2021. Nos prévisions décrivent pourtant un marché du travail moins dégradé :
explications.  



Fin 2020, près de 800 000
destructions d’emplois malgré une forte chute de la productivité du travail

Compte tenu de la chute
d’activité inédite en 2020 (-9,5%) et de son hétérogénéité sectorielle, près de
2,7 millions d’emplois auraient dû être détruits en cette fin d’année (Tableau 1).
Or avec une perte de 790 000 emplois salariés, nos prévisions tablent sur
des destructions trois fois moindre.

Trois facteurs expliquent cette meilleure résistance sur le
front de l’emploi :

  • Le premier réside dans la mise en place par le gouvernement d’une politique de l’emploi active (contrats aidés, garantie jeunes, service civique, alternance, prime à l’embauche d’un jeune de moins de 26 ans…) qui a permis de créer environ 80 000 emplois ;
  •  Par ailleurs, si les mesures prophylactiques ont nui à l’activité, elles ont également eu un effet sur la productivité du travail. Pour un niveau donné d’activité, certaines entreprises ont été contraintes pendant la crise de conserver un niveau d’emploi supérieur à celui qu’elles choisiraient en temps normal, du fait des mesures sanitaires : soit parce qu’elles font face à des coûts de production additionnels (matériels de protection sanitaire, jauge de clients maximale…) soit parce que les tâches s’en trouvent affectées (temps de désinfection…). D’après l’enquête Acemo-Covid menée par la Dares en novembre 2020, 33,4% des salariés se trouvaient ainsi dans une entreprise dans laquelle les mesures de protection sanitaire réduiraient la productivité horaire du travail modérément (moins de 10%) et 11,4% des salariés se trouvaient dans une entreprise dans laquelle les mesures de protection sanitaire réduiraient la productivité horaire du travail significativement (de 10% ou plus). Pour 2020, nous avons estimé à 200 000 le nombre d’emplois correspondant à ce type de rétention de main-d’œuvre, qui a vocation à disparaître avec la fin de la crise sanitaire et la levée des mesures de protection ;
  • Enfin et surtout le fort recours à l’activité partielle a permis de préserver plus de 1,6 million d’emplois.

La bonne résistance de l’emploi
observée en 2020 compte tenu de la chute d’activité s’explique donc principalement
par une forte rétention de main-d’œuvre que nous évaluons à plus de 1,8 million
de salariés.

En 2021, une reprise
de l’activité mais une moindre rétention de main-d’œuvre

En 2021, la photographie du
marché de l’emploi sera toute autre : si l’activité devrait selon nous
s’améliorer et permettre de soutenir l’emploi, l’incidence positive des trois facteurs
précités devrait en revanche être considérablement affaiblie l’année prochaine.

Du côté des bonnes nouvelles, par
rapport à la situation pré-crise, les destructions d’emplois potentiellement
liées à la chute de l’activité devraient être ramenées de 2,7 millions fin 2020
à 1,1 million fin 2021, tandis que la politique de l’emploi continuerait d’avoir
des effets positifs en soutenant l’emploi de plus de +130 000 unités en
fin d’année prochaine.

En sens inverse, cette
amélioration de l’activité, liée principalement à la levée progressive des
mesures prophylactiques, devrait se traduire par une forte réduction de la
rétention de main-d’œuvre : celle-ci ne devrait représenter plus que
300 000 salariés fin 2021 contre plus de 1,8 million fin 2020.

D’une part, le retour graduel à un
contexte sanitaire proche de la normale couplée à une adaptation des
entreprises et des salariés à ces conditions se traduiraient par une
récupération partielle des gains de productivité perdus en 2020 : la
rétention de main-d’œuvre due à la mise en place de mesures prophylactiques ne
serait plus que de 50 000 fin 2021, soit une baisse de 150 000 par
rapport à la situation observée fin 2020.

D’autre part, en lien avec la
reprise de l’activité, nous anticipons une baisse significative du nombre de
salariés effectivement placés en activité partielle fin 2021. Dans notre
prévision, nous faisons dépendre le recours effectif à l’activité partielle de la
perte d’activité prévue au sein de chaque branche. Ce taux de recours traduit la
perte d’activité en heures non travaillées, puis en tenant compte de la durée
du travail moyenne dans la branche, nous évaluons le volume d’emplois placés
effectivement en activité partielle. Au quatrième trimestre 2020, ce taux de
recours effectif serait proche, quoique plus faible, de celui observé au deuxième
trimestre 2020, le taux de prise en charge par l’État et l’Unedic ayant diminué
pour une partie des branches. En 2021, ce taux de recours diminuerait sous l’effet
principal d’un retour progressif à un niveau d’activité proche de celui
d’avant-crise (notamment dans la construction et le commerce). Certaines
branches, comme les services aux ménages, ont déjà largement réduit leurs
effectifs, et malgré un niveau de production encore dégradé en 2021, n’auraient
plus besoin de recourir à l’activité partielle. En moyenne sur l’ensemble des
branches, le niveau d’activité prévu pour l’année 2021 se traduirait par un
recours à l’activité partielle de même ampleur que celui observé au troisième
trimestre 2020. Trois branches (hébergement-restauration, services aux
entreprises, transports) concentreraient plus de 50% des heures d’activité
partielle en 2021 (Graphique 1). Au total, fin 2021, près de 250 000
salariés devraient être encore en activité partielle contre plus de 1,6 million
un an auparavant.

… et les faillites
d’entreprises vont augmenter de 180 000 les destructions d’emplois

Par ailleurs, malgré la mise en
œuvre de mesures de soutien aux entreprises, la brutalité de la récession
induite par la pandémie de Covid-19 et les restrictions sanitaires associées
devrait avoir des conséquences importantes sur le tissu productif français.
L’ampleur des séquelles que laissera cette crise sera d’autant plus importante
et durable que la récession d’activité est hétérogène suivant les secteurs. Dans une étude
récente
(Heyer, 2020), nous avons ainsi estimé que l’impact de la crise sur
les destructions d’emplois spécifiquement dues aux défaillances d’entreprises
pourrait atteindre 180 000 destructions d’emplois. Nous avons intégré à
notre scenario d’emploi pour 2021 ces destructions, ce qui aboutit à un niveau
d’emploi globalement stable fin 2021 par rapport à fin 2020[1].

Une évolution du
chômage perturbée par celle de la population active

Enfin, les destructions d’emploi prévues
fin 2021 par rapport à fin 2019 (-822 000 emplois), auxquelles il faut
ajouter l’augmentation tendancielle de la population active (+118 000
personnes en 2020-2021) ne se traduiraient pas par une augmentation correspondante
du chômage. Nous prévoyons en effet un taux de chômage qui atteindrait 10,6% de
la population active fin 2021, soit une hausse de +766 000 chômeurs et non
de +940 000 (cf. Tableau 2).

De fait, l’année 2020 a été marquée par de sorties massives de chômeurs vers l’inactivité. Ces sorties sont liées pour partie aux confinements successifs et à l’impossibilité de chercher un emploi et au découragement face à la situation dégradée de l’emploi. Elles pourraient également être le fait de personnes cherchant à limiter leurs contacts avec d’autres car étant vulnérables à la Covid-19. Il est néanmoins probable qu’une partie de ces personnes privées d’emploi reprennent leur recherche d’emploi en 2021, du fait de la reprise attendue de l’activité économique et de la levée progressive des mesures sanitaires qui l’accompagnerait. Si la population active devait toutefois progresser comme prévu par l’Insee, alors la hausse du chômage s’élèverait fin 2021 à +940 000 personnes par rapport à fin 2019 et le taux de chômage s’établirait alors à 11,2%.


[1] Notons que la prise en compte de ces destructions d’emplois additionnelles dues aux faillites d’entreprises (-180 000 salariés) couplées à l’effet d’une annulation partielle des pertes de productivité dues aux mesures prophylactiques (-150 000 salariés), expliquent près de 80 % de l’écart de nos prévisions d’emplois avec celle du gouvernement. 




États-Unis : en attendant la relance

par Christophe Blot

À
l’image des performances économiques de l’ensemble des pays industrialisés,
l’activité a fortement reculé au deuxième trimestre 2020 outre-Atlantique avant
un rebond tout aussi marqué le trimestre suivant. Aux États-Unis, la gestion de
la crise repose en grande partie sur les États et l’élection de Joe Biden ne
devrait pas modifier ce cadre puisqu’il déclarait le 19 novembre qu’il
n’ordonnerait pas de confinement global. Pour autant, la situation sanitaire
connaît une nouvelle dégradation avec plus de 200 000 nouvelles contaminations
par jour en moyenne depuis début décembre. De nombreux États adoptent en
conséquence des mesures prophylactiques plus contraignantes sans pour autant
revenir sur un confinement tel que celui observé au printemps. Cette situation
pourrait ternir la situation conjoncturelle en fin d’année et aussi le début du
mandat du nouveau Président élu en novembre dernier. Elle rend surtout encore
plus nécessaire la mise en œuvre d’un nouveau plan de relance retardé par la
période électorale.



Comme dans la zone euro, la reprise américaine s’est enclenchée dès la fin du confinement. Le PIB a progressé de 7,4 % au troisième trimestre alors qu’il avait chuté de 9 % au trimestre précédent. Comparativement au niveau d’activité de fin 2019, la perte d’activité s’élève à 3,5 points contre 4,4 points dans la zone euro. La situation sur le marché du travail s’est également rapidement améliorée avec une baisse de 8 points du taux de chômage, selon les données du Bureau of Labor Statistics de novembre, depuis le pic du mois d’avril à 14,7 %. Ces performances sont la conséquence logique de la levée des restrictions mais aussi des plans de relance massifs votés en mars et en avril et qui ont massivement permis d’absorber les pertes de revenu pour les ménages et dans une moindre mesure pour les entreprises américaines (voir ici). La reprise de la consommation reste toutefois marquée par le maintien de certaines restrictions, notamment dans les secteurs à fortes interactions sociales où les dépenses sont toujours inférieures de près de 25 % à ce qu’elles étaient au quatrième trimestre 2019 (graphique 1). Quant à la consommation de biens, elle a été beaucoup moins affectée par la crise et se retrouve à plus de 12 % de son niveau d’avant-crise pour les biens durables et 4,4 % pour les biens non durables. Toutefois, la plupart de ces mesures de soutien ont pris fin et les discussions entamées à la fin de l’été au Congrès n’ont pas permis d’aboutir à un accord entre Républicains et Démocrates. Or, en dépit du rebond, les conséquences sanitaires de l’épidémie et les conséquences économiques du confinement sur le marché du travail nécessitent une politique discrétionnaire dans un pays où les stabilisateurs automatiques sont généralement considérés comme plus faibles[1]. Ces nouvelles aides seraient d’autant plus nécessaires qu’un durcissement des mesures prophylactiques se profile et que la dynamique de reprise semble s’essouffler. Les premiers chiffres de la consommation pour le mois d’octobre indiquent en effet un tassement de la consommation de services et l’emploi s’est également stabilisé en novembre, restant bien inférieur à son niveau de la fin de l’année 2019.

Pourtant, après l’échec des discussions au Congrès, il faudra maintenant attendre le premier trimestre 2021 pour qu’un nouveau plan de soutien soit voté et pour une éventuelle ré-orientation de la politique budgétaire américaine après la victoire de Joe Biden. À l’automne, les Démocrates proposaient une enveloppe de 2 000 milliards de dollars (9,5 points de PIB), soit presque autant que les mesures adoptées en mars-avril 2020 qui s’élevaient à 2 400 milliards (10,6 points de PIB)[2]. L’aide permettrait notamment de soutenir le pouvoir d’achat des personnes au chômage par une allocation fédérale supplémentaire. Même si le chômage est bien inférieur à celui du deuxième trimestre, il reste supérieur à son niveau d’avant-crise et est aujourd’hui caractérisé par un accroissement du chômage de longue durée qui n’est généralement pas indemnisé. La part des chômeurs sans emploi depuis au moins 27 semaines s’élève à 37 % (soit 3,9 millions de personnes, graphique 2) en novembre et la durée médiane du chômage est passée de 9 semaines fin 2019 à près de 19 semaines en novembre 2020. Par ailleurs, les États dont les recettes fiscales ont diminué avec la crise pourraient bénéficier d’un transfert fédéral évitant des coupes dans les dépenses[3].

Pourtant, malgré la fin du suspense sur l’issue des élections présidentielles, l’incertitude politique et économique n’a pas été totalement levée. En effet, il faudra attendre début janvier pour savoir si les Démocrates bénéficieront également d’une majorité au Congrès. Ils ont certes conservé la Chambre des Représentants mais il faudra attendre début janvier pour le Sénat avec un de scrutin prévu en Géorgie qui déterminera la couleur politique des deux derniers sièges[4]. Les deux sièges sont aujourd’hui détenus par des sénateurs républicains. Toutefois, Joe Biden a gagné l’État de 0,2 points contre Donald Trump, première victoire en Géorgie pour un candidat démocrate depuis 1992. Les deux élections sénatoriales se jouant au scrutin direct dans l’intégralité de l’État, les résultats seront probablement serrés.  En cas de défaite de l’un des candidats démocrates, Joe Biden serait contraint de composer avec l’opposition. Or, comme le souligne Paul Krugman, les Républicains sont généralement plus enclins, une fois dans l’opposition, à promouvoir l’austérité. Les indicateurs d’incertitude de Bloom, Baker et Davies reflète bien cette situation puisqu’en novembre, l’incertitude de politique économique s’est accrue (graphique 3). Cette incertitude est certes plus faible qu’au printemps mais se maintient à un niveau plus élevé que celui observé entre 2016 et 2019. Pendant ce temps, la croissance risque de s’essouffler et après une reprise en fanfare la croissance pourrait être plus timide, ce qui se répercutera sur le marché du travail. Quels que soient les résultats, un plan sera sans doute voté au premier trimestre 2021 mais son adoption pourrait être plus longue si elle est conditionnée à un accord entre Républicains et Démocrates au Congrès. Ce temps risque cependant d’être long face à l’urgence de la crise sanitaire et sociale et plonger dans la pauvreté une fraction importante des plus fragiles.

Source :
Baker, Bloom & Davis.
https://www.policyuncertainty.com/index.html


[1] Voir par
exemple Dolls, M., Fuest, C. & Peichl, A., 2012, « Automatic stabilizers and economic crisis: US vs. Europe », Journal of Public
Economics
, 96(3-4), pp. 279-294.

[2]
Comparativement, les plans européens sont de plus faible ampleur allant de 2,6
points de PIB pour la France à 7,2 points pour le Royaume-Uni.

[3]
Rappelons en effet que les États se sont généralement dotés de règles
budgétaires limitant leur capacité à être en déficit.

[4] Sur les
100 sièges du Sénat, les Républicains en détiennent d’ores et déjà 50. En cas
d’égalité entre les deux partis, c’est la voix de la future vice-Présidente
Kamala Harris qui permettra de les départager. Une
seule victoire en Géorgie leur permettrait donc de conserver la majorité
.




Le parachute du renflouement public au secours d’un secteur aérien en chute libre

par Marc-Antoine Faure et Sarah Guillou

Le 16 mars 2020, le Conseil scientifique préconise
d’arrêter toutes les activités qui ne sont pas « strictement nécessaires à
la vie de la Nation »[1].
Le même jour le Président Emmanuel Macron restreint la mobilité des personnes :
fermeture des frontières de l’espace Schengen, suspension des voyages avec les
pays hors d’Europe, interdiction des regroupements non nécessaires ; c’est
le début du « confinement », un coup d’arrêt net pour le transport
aérien, déjà ralenti par les différentes décisions des pays touchés avant la
France. Le 31 mars, l’aéroport d’Orly suspend la totalité de ses vols. L’ensemble
des vols résiduels sont alors concentrés sur l’aéroport Paris-Charles de Gaulle.
Il faut attendre le 26 juin 2020 pour qu’un avion décolle de nouveau d’Orly.



Les mesures de confinement ont eu un impact direct
sur le transport aérien qui fait partie des secteurs les plus impactés par le choc
de la pandémie. Mais l’aéronautique est une victime collatérale dont l’activité
est fortement dépendante du renouvellement de la flotte. Ces deux secteurs ont
été jugés dignes de recevoir une aide de 15 milliards d’euros. Le plan a été élaboré
assez rapidement et est très généreux à l’échelle de l’économie française.
Comparé à ses homologues européens, le plan français est conséquent mais
également assorti de contraintes environnementales fortes.

En chiffres, le
secteur aérien représente 1,1% de la valeur ajoutée marchande, ses pertes
associées à la crise COVID se montent à 17 milliards d’euros et le secteur va
être soutenu par un plan de 15 milliards d’euros (hors recapitalisation).

La générosité du plan est assortie de contraintes
environnementales sur la trajectoire de croissance tant pour le secteur aérien
que pour la construction aéronautique.

Si ces contraintes peuvent apparaître lourdes dans le cadre d’un sauvetage d’urgence, elles s’inscrivent dans un changement de trajectoire du secteur dont l’avenir ne peut reposer que sur des ruptures technologiques en l’absence de retour à la demande pré-crise pour un certain nombre d’années.

Le secteur aérien en chute libre

En avril 2020 le
trafic mensuel passagers résiduel ― c’est-à-dire le trafic 2020 rapporté au
trafic 2019 en pourcentage ― en France a été de 0,9%. Cela signifie que le
trafic du mois d’avril représentait moins de 1% du trafic d’avril 2019. Paris
Orly étant fermé, le trafic aéroportuaire était borné à 0 tandis qu’il
atteignait seulement les 2% à Charles de Gaulle et entre 0 et 1% dans les
autres aéroports français. En septembre, la situation s’est légèrement améliorée,
et alors que les confinements et restrictions de mobilités ont été levés en
France et ailleurs dans le monde, le trafic résiduel s’élevait à 25,2%,
rapporté à celui de septembre 2019. Le mois d’août fut le moins mauvais avec 69,2%
de trafic résiduel intérieur, tandis que les restrictions extra-européennes pesaient
sur le trafic international avec 26,1% de trafic résiduel (et seulement 6,9%
sur l’Amérique et 9,4% sur l’Asie Pacifique).

Les chiffres
pour le trafic mondial sont très semblables au printemps 2020 mais diffèrent
plus en cet automne 2020. Pour l’Europe, les nouveaux épisodes de confinement
qui se répandent sur le continent et sans doute demain aux États-Unis ne vont
pas renverser la tendance pour le dernier trimestre de 2020. À titre d’exemple,
Easy Jet annonce ainsi que son activité pour le reste de l’année sera égale à
1/5e de son activité normale[2].

Selon les
chiffres de l’INSEE, l’indice du chiffre d’affaires du transport aérien de
passagers en base 100 en 2015 en France est passé de 122,56 en septembre 2019 à
39,18 en septembre 2020 (voir graphique 1).

Source : INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/010543491#

Il va se
produire en outre un deuxième effet dépressif lié à la sensibilité du transport
aérien aux revenus. La crise économique va impacter durablement les revenus et
réduire la consommation de transport aérien même quand les restrictions de
déplacement seront levées. Selon les estimations réalisées dans le passé
(Direction générale de l’aviation civile), l’élasticité de consommation de
transport aérien au revenu serait supérieure à 1, entre 1,6 et 2,3. En outre,
on peut s’interroger sur le changement de comportement des voyageurs. La
propension à voyager pour un revenu donné ne va-t-elle pas diminuer ? La
contrainte sur les comportements de mobilité, qui a été suffisamment longue,
pourrait entraîner des changements d’habitudes. De nombreux voyages d’affaires
ont été substitués par des communications numériques permettant des gains de
temps et de frais de déplacement que le bénéfice du contact physique ne
compense pas forcément. Et le tourisme a été coupé dans son élan au moment même
où son empreinte carbone commençait à toucher de plus en plus les consciences.
Il est donc très probable que la tendance de l’accroissement de la mobilité des
personnes ne retourne pas à son niveau d’avant pandémie.

Autre
conséquence de ce silence de l’espace aérien, l’usure des avions s’est
fortement ralentie, les besoins de remplacement des flottes vont se tarir. Les
constructeurs aéronautiques ne vont pouvoir compter que sur l’obsolescence pour
comprimer le temps de vie des avions. À moins qu’ils n’accélèrent cette
obsolescence par des innovations. Etant donnée la place de l’aéronautique dans
l’économie française, le gouvernement a donc prévu un plan de soutien au
secteur.

Airbus a enregistré des pertes importantes (-767
millions d’euros, contre un bénéfice de 989 millions d’euros au troisième
trimestre 2019) en raison du recul d’un tiers de ses livraisons. Son carnet de
commande ne s’est pas pour autant vidé puisqu’il contient 7 441 appareils
au 30 septembre 2020. Mais ses clients reportent les achats fermes et les
perspectives futures, au-delà des commandes fermes, s’amenuisent. Boeing est
dans une situation comparable mais semble plus prompte à supprimer des emplois.
Environ 7 000 emplois devraient disparaître pour Boeing alors qu’Airbus
annonçait, en juin 2020, 5 000 emplois pour la France (et près de 15 000
pour le groupe)[3].

Ces deux
secteurs sont parmi les plus impactés par le choc de la pandémie. Le secteur du
transport aérien fait partie avec l’hébergement-restauration et les activités
culturelles des 3 secteurs les plus impactés (INSEE, Note de conjoncture d’octobre 2020 et OFCE, 2020a). Les secteurs
les plus impactés représenteraient 9% de la valeur ajoutée marchande et 15% de
la baisse d’activité issue du premier confinement. Le transport aérien est plus
touché que l’aéronautique, puisqu’on estime que la consommation en services de
transports aurait chuté de 30% par rapport au quatrième trimestre 2019 (OFCE,
2020a, page 15)[4]. Air
France annonce, en cette fin d’année, prévoir 7 580 suppressions de postes
d’ici 2022[5].

Une partie des
coûts du choc de la pandémie a été pris en charge par le Plan d’urgence mais la
menace sur la pérennité de la compagnie française et sur la vitalité du tissu
productif aéronautique a enclenché un plan de soutien de plus long terme. Il
faut dire que les deux secteurs ont une place à part dans l’économie française.

Un parachute public dimensionné à la contribution de
ces secteurs à l’activité économique réelle et symbolique

La contribution du
secteur aérien à l’activité économique est loin d’être négligeable, notamment
en matière d’exportation et de recherche et développement pour l’aéronautique.
Le transport aérien est un secteur clé, voire stratégique, au regard de son
service. Son poids économique reste néanmoins faible.

 Les estimations de la part du secteur aérien dans
le PIB dépend du périmètre qu’on accorde à ces secteurs, selon qu’on inclut les
sous-traitants de second ordre pour l’aéronautique ou les activités dépendantes
du transport aérien (comme la restauration attenante…). Au sens strict, en s’en
tenant à l’activité des entreprises enregistrées dans ces secteurs, la construction
aéronautique et ferroviaire représente 1% de la valeur ajoutée (VA) marchande et
le transport (aérien et ferroviaire) représentent 3% de la VA (soit un tiers
des 9% de VA des secteurs les plus impactés selon l’INSEE). Plus précisément, le
transport aérien et l’aéronautique représentent respectivement 0,3 et 0,8% de
la valeur ajoutée.

La filière aéronautique fait travailler de
nombreuses industries, de nombreuses entreprises de services (bureau d’études,
logiciels). Plus stratégiquement, c’est une industrie qui investit beaucoup
dans la recherche et développement : le secteur aéronautique et spatial
réalise 10% des dépenses de Recherche et développement (soit un peu plus de 3
milliards d’euros en 2017). C’est également un vivier d’innovation : le
domaine technologique des transports est celui dans lequel la France dépose le
plus de brevets.

Il convient de rappeler qu’Airbus, tout comme
Boeing, réalise une part de son chiffre d’affaires sur des commandes
militaires, qui seront honorées[6].
Par ailleurs Airbus est une entreprise européenne dont l’emploi est réparti sur
le territoire de plusieurs États membres. La bonne santé de l’entreprise, sur
ses sites français, dépendra aussi des aides apportées par les autres pays. En
France, en fait, c’est plus la filière aéronautique qui reçoit une aide
qu’Airbus en particulier.

Si la chute des exportations de services de
transport aérien a contribué à l’aggravation du déficit commercial, ces
dernières n’ont jamais été un poste déterminant du solde commercial des
services. C’est le contraire pour l’aéronautique, qu’il s’agisse de sa contribution
au solde mais aussi de son évolution immédiate en réponse au choc. Contrairement
à l’automobile, le solde commercial des produits de l’industrie aéronautique et
spatiale est resté positif au deuxième trimestre de 2020. Il s’améliore encore
au troisième trimestre.  Mais le solde a
beaucoup chuté. Il était de 31 milliards d’euros en 2019. L’industrie
aéronautique dans son ensemble représente 14% des exportations manufacturières
avec une contribution très positive au solde commercial. En 2019, les
exportations de l’industrie aéronautique étaient de 64,1 milliards d’euros sur
460 milliards de produits manufacturés, soit 14%. En glissement annuel, la
chute au troisième trimestre 2020 est de 80%. Les 8 milliards d’euros
d’exportations du troisième trimestre 2020 font pâle figure relativement aux 17
milliards du T3 2019 (source : Douanes, Etudes thématiques, T3 2020).

Un
autre motif d’intervention est probablement lié à la propriété des actifs. L’État
français est propriétaire d’Airbus à hauteur de 12% et d’Air France-KLM à
hauteur de 14,3% (alors que l’État hollandais en détient 14%). La présence des États dans les compagnies aériennes est un
héritage de la nature stratégique et militaire de l’aviation. La dualité
civil-militaire est restée une caractéristique de l’aéronautique mais le
transport aérien s’est lui détaché des missions régaliennes en raison de
l’importance prise par le transport civil qui a accompagné la mondialisation
économique. Cependant, le secteur reste rattaché aux attributs de la
souveraineté, Bruno Le Maire a évoqué la « question de
souveraineté nationale » que représentait le fait d’avoir une
compagnie nationale. En général, les États, actionnaires ou pas, sont tous très
sensibles à l’existence d’une compagnie aérienne domestique, symbole de
souveraineté.

Ce dernier motif très souverainiste est sans
doute ce qui justifie que seule la compagnie Air France soit clairement visée
par les aides, et non pas toutes les compagnies qui contribuent ensemble au
0,3% de la valeur ajoutée du secteur marchand par le transport aérien.

Donc,
en résumé, le secteur aérien (aéronautique plus transport aérien respectivement)
qui représente 1,1% de la valeur ajoutée marchande (0,8 et 0,3% resp.) et 1,4% des
emplois marchands (1% et 0,4% resp.), qui pèse près de 90 milliards
d’euros de chiffre d’affaires (en 2019) dont les pertes ont été évaluées à 17
milliards d’euros, qui investit pour environ 3,5 milliards d’euros dans la
recherche et développement, et dont la capitalisation détenue par l’État se
montait à 13,6 milliards d’euros fin 2019[7]
(13 milliards d’Airbus et près de 600 millions d’Air France) va être soutenu
par un plan de 15 milliards d’euros (hors recapitalisation).

Un plan de soutien français
rapide mais pas inconditionnel

Alors que le transport aérien était à l’arrêt
depuis le confinement qui a débuté le 16 mars, le 25 avril ― 6 semaines plus
tard ― le gouvernement annonça une aide publique de 7 milliards d’euros à Air
France. Elle prenait la forme (1) d’un prêt garanti par l’État (90%) de 4
milliards d’euros et accordé
par 6 banques françaises et étrangères avec une maturité de 12 mois et (2) d’un
prêt actionnaire de l’État français de 3 milliards d’euros d’une maturité de 4 ans (puisé dans le fonds de
l’agence des participations de l’État de 20 milliards d’euros)[8]. Les
négociations avec les Pays-Bas déboucheront le 26 juin sur une aide de 3,4
milliards d’euros. La compagnie envisageait également d’émettre de
nouvelles obligations que les États pourraient acheter.

Le 9 juin 2020,
le Ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, présentait le Plan
aéronautique et transport aérien
qui devait être inscrit dans le Projet
de loi de finances rectificatives. L’enveloppe dédiée à ce plan se monte à 15
milliards d’euros et inclut les 7 milliards pour le transport aérien présenté
en avril. Trois axes sont avancés : (1) le soutien immédiat aux
entreprises en difficulté, (2) l’investissement dans les PME et les ETI pour
rendre la filière plus compétitive et la consolider, (3) l’investissement en
faveur de la R&D et de l’innovation (1,5 milliard d’euros). Il inclut outre
le financement de l’activité partielle, une commande publique militaire de 800
millions d’euros, 2 milliards d’euros pour assouplir les modalités de
remboursement des compagnies aériennes, 1,5 milliard pour reporter les
remboursements des crédits à l’exportations, la création de 2 fonds pour
financer des projets d’investissement des PME et ETI (notamment dans la
robotisation et le numérique) d’une part et un fonds d’investissement en fonds
propres de 1 milliard sur 3 ans (500 millions et levée de 500 millions
d’euros). Le soutien à l’aéronautique est conditionné à la décarbonation de
l’industrie en projetant un avion neutre en carbone à l’horizon 2035.

Dans ce dernier
plan (qui inclut le premier), le transport aérien se taille une belle part du
lion. Est-il justifié d’aider Air France à la même hauteur que l’industrie
aéronautique civile et de la défense ? La justification n’est pas triviale
: la compagnie aérienne n’a pas le poids d’Airbus, Thalès ou Safran dans la
R&D et dans les intérêts militaires français. Quel serait le coût d’une
absence de soutien ? Le coût social de la faillite d’Air France excède son
coût privé (Combe et Bréchemier, 2020). Même en cas de reprise, une faillite
serait très déstabilisante. C’est vrai au plan territorial, avec 80% de ses 52
000 emplois directs situés en Île-de-France, Air France est le premier
employeur privé de la région ; comme du point de vue de l’organisation du
trafic, la disparition de la compagnie déstabiliserait grandement le réseau
domestique ; enfin, cela fragiliserait le hub de Roissy-CDG et Orly. Outre
le motif de souveraineté (et de patriotisme économique), des raisons
budgétaires, sociales et organisationnelles jouent donc contre une approche du
type laissez-faire.

La France n’est pas la seule à renflouer la compagnie qui
porte son drapeau. Ainsi en est-il aussi par exemple de l’Allemagne, du
Royaume-Uni ou de l’Italie (voir Tableau 1). Bien que le montant de l’aide
allemande à Lufthansa soit supérieur à l’aide française, cette dernière est
plus généreuse par emploi (122 000 euros en France par emploi contre 79 000
euros en Allemagne). L’aide du gouvernement allemand prévoit une entrée au
capital de Lufthansa à hauteur de 20% pour 6 milliards d’euros. En France, la
recapitalisation n’a été clairement envisagée que très récemment et pourrait
faire montrer la participation de l’État à 30% (soit 16 % de plus, c’est-à-dire
moins de 1 milliard d’euro au cours actuel).[9] On ne
sait pas encore si le financement annoncé de l’ordre de 4 à 5 milliards d’euros
ne concernera que l’augmentation de capital et comment réagira l’actionnaire
néerlandais.

Pour ce qui
concerne l’aide budgétée au PLF (les 15 milliards d’euros), elle n’est pas
gratuite d’une part parce qu’elle se compose en grande partie de prêts, ensuite
parce que les conditions que pose l’État sur le chemin de la croissance du
secteur aérien ne sont pas négligeables.

Des contreparties de trajectoires environnementales
fortes

La première contrepartie est financière et a été
globalement partagée par l’ensemble des gouvernements quel que soit le secteur
aidé, il s’agit du non-versement de dividendes et bonus. Viennent ensuite les
exigences de rentabilité. Le plan de soutien à l’aéronautique prévoit en page
13 des « réformes structurelles sur la maîtrise des coûts » mais sans
précisions supplémentaires, par exemple sur une réorganisation du trafic
domestique en faveur de sa filière low cost.

Le gouvernement
hollandais a pour sa part exigé une réduction des salaires des pilotes et du
personnel navigant, ce qui a bloqué le versement de l’aide de 3,4 milliards
d’euros dans un premier temps. Cette aide est parallèle avec la
mise en place d’un plan d’économie dont des suppressions de 5 000 emplois pour
KLM.

Enfin, il y a les contraintes environnementales. Les
compagnies historiques avaient déjà pris ces dernières années des engagements
en faveur de la réduction de l’impact environnemental de leurs activités dans
un contexte réglementaire européen menaçant. Air France s’est donné pour
objectif de réduire de 50% ses émissions de CO2 d’ici à 2030 (avec
2005 comme année de référence) ; elle vise 0 émission sur ses opérations
au sol en 2030 et une réduction de 50% des déchets non-recyclés par rapport à
2011. Mais le plan cherche à accélérer la mutation.

Le gouvernement français a exigé l’arrêt des vols
domestiques point à point quand une alternative TGV d’une durée inférieure ou
égale à 2h30 est possible. De
fait ces lignes n’étaient pas extrêmement bénéficiaires mais l’impact sur le
tissu productif pourrait à terme être non négligeable car les infrastructures
de transport sont fondamentales pour l’implantation des entreprises. Des
incitations fiscales en faveur de l’investissement dans des avions plus propres
ont été également envisagées par le législateur. Dans le reste de l’Europe, seule
l’Allemagne est également regardante sur le développement environnemental de sa
compagnie, tout comme l’Autriche vis-à-vis d’Austrian Airlines (une filiale de Lufthansa).

L’industrie
aéronautique a bien sûr un rôle à jouer dans la transition écologique du
secteur aérien. Le fonds de modernisation dédié aux
filières aéronautiques est doté de 100 millions d’euros en 2020 et de 100
millions supplémentaires en 2021 et 2022 et cette modernisation sous-entend
principalement l’optimisation environnementale.

La fabrication de l’avion « plus propre »
est au centre des enjeux actuels. Airbus vise le développement d’un avion à
hydrogène pour 2035[10].
Le 21 septembre, l’entreprise européenne a présenté trois projets d’avion à
hydrogène. D’au moins 100 places, l’appareil décarboné en matière d’émissions
en vol devrait voler d’ici à 2035. Tandis que l’A350 et la famille d’appareils
A320 NEO – les principales réalisations d’Airbus ces dix dernières années –
peuvent être rangés dans la catégorie des innovations incrémentales, le
développement d’un appareil décarboné, doté d’une architecture et
d’infrastructures au sol nouvelles, constitue une innovation de rupture, au
même titre que l’avion à réaction avec la Caravelle ou l’avion supersonique
Concorde. Dans les deux prochaines années, 1,5 milliards d’euros vont être
consacrés au Conseil pour la Recherche Aéronautique civile (CORAC) pour
financer la recherche sur la décarbonation du transport aérien civil.

Plusieurs obstacles doivent être surmontés pour
rendre réalisable un transport aérien alimenté par l’hydrogène : (1) le
stockage de ce carburant, trois à quatre fois plus volumineux que le kérosène,
dans les appareils et les aéroports, (2) l’architecture de l’appareil, (3) le
coût (un objectif à 4/5 € du kilo), (4) les infrastructures aéroportuaires et
(5) la certification et la sécurité[11].
Le « plan hydrogène » français comprend 7 milliards d’euros jusqu’à
2030, contre 9 milliards du côté allemand. Ces investissements visent à rendre
possible la production de masse des composants, électrolyseurs, réservoirs etc.
nécessaires à la production d’hydrogène[12].

Les industriels membres du GIFAS, visés par ce plan
de soutien, ont signé une « Charte d’engagements » dans laquelle ils
s’engagent à « préserver les savoir-faire et les compétences présents en
France » ainsi qu’à transformer la filière « en faveur de la
transition écologique ». Cela inclut la prise en compte de critères environnementaux
plus stricts, de favoriser l’offre de fournisseurs français et européens à
compétitivité équivalente à une offre extra-européenne, de relocaliser des
savoirs technologiques et des chaînes de production.

Ce n’est pas la première
fois que le transport aérien obtient le soutien de l’État. L’intervention se
justifie en raison des externalités positives du bon fonctionnement du marché
aérien, mais aussi au motif de l’emploi 
et de la souveraineté. Ce dernier motif n’est pas strictement économique
mais, comme on l’a dit plus haut, le transport aérien est associé à des
missions de sécurité et de défense voire de réquisition pour
l’approvisionnement qui en fait un secteur politiquement stratégique en
prévision de situations exceptionnelles. Durant ces vingt
dernières années, plusieurs événements sont venus frapper violemment le
transport aérien : les attentats du 11 septembre 2001, la pandémie du SRAS
en 2002-2003, la crise financière de 2008-2009 (avec notamment la création du
fonds stratégique d’investissement doté de 20 milliards d’euros). Il apparaît
que ce plan à destination de l’industrie aéronautique et du transport aérien
est d’une ampleur inédite et ce sera clairement confirmé si le gouvernement
décide de monter au capital d’Air France.

Contrairement au soutien de 2009, le plan de 2020
visait, au départ, essentiellement Air France. Il existe pourtant des petites
compagnies françaises comme Air Austral, Air Caraïbes ou Corsair qui ont été
très impactées par l’arrêt des vols hors métropoles sur lesquels elles opèrent et
dont les actionnaires se sont plaints d’être négligés. Elles ont finalement
obtenu des aides qui se chiffrent en quelques dizaines de millions d’euros. Du
côté des compagnies étrangères opérant sur le sol français, elles sont aidées
par la gouvernance de leur siège social.À la suite du premier
confinement, les low cost n’ont pas été oubliés. Ryanair et EasyJet ont
reçu des prêts du Royaume-Uni, pour un montant de 600 millions de livres
(environ 675 millions d’euros) chacune, WizzAir, un prêt de 344 millions
d’euros du Royaume-Uni également.

Un
parachute public, de secours ou ascensionnel ?

L’aide suffira-t-elle à sauver Air France ?
Sans doute, oui. La question est évidemment à quel prix. Si les prêts
sont entièrement accordés, ils subventionnent l’emploi d’Air France à hauteur
de 122 000 euros par emploi. Mais cette perspective par emploi est incorrecte
car le soutien public est un prêt qui sera remboursé et il soutient outre
l’emploi, le capital de l’entreprise. La subvention nette du remboursement
relève de la prise en charge du risque et de l’immédiateté de l’apport de
liquidité à taux faible. Il en est différemment de l’augmentation de capital
qui est à présent envisagé. Cette dernière se traduirait par une prise de
participation de 16% additionnel pour un montant de 4 à 5 milliards d’euros.

Mais l’aide ne lèvera pas les menaces qui pèsent sur
les compagnies historiques et qui existaient avant la crise. La croissance des low
cost
depuis vingt ans les a rendues incontournables : leaders du
marché italien, compagnies de premier plan en Angleterre et en Espagne, concurrents
sérieux en France et en Allemagne. La continuité de leur progression,
bénéficiant de mutations organisationnelles (la généralisation du connecting par exemple, ce mécanisme qui
offre aux passagers la possibilité d’aller sur un autre vol à partir d’un vol low
cost
avec le minimum de coordination possible), menace Air France, dans un
contexte de réduction conjoncturelle de sa voilure, doublée de difficultés
structurelles (faible rentabilité, défaillances organisationnelles…)
persistantes. Combe et Bréchemier (2020) notent au contraire que les grandes
compagnies low cost européennes ont assez de liquidités pour passer la
crise.

La concentration peut être bénéfique à ses acteurs
et à la qualité du service aérien. Mais la conséquence sur les prix est
évidemment à prendre en compte. Comme le montre Philippon (2019), alors qu’à la
fin des années 1990 les billets d’avions étaient bon marché aux États-Unis relativement
à l’Europe, la tendance s’est inversée[13].
Les concurrents low cost ont poussé les prix à la baisse tandis que la
forte concentration du marché étasunien[14]
a renchéri le déplacement par avion.

Tout l’enjeu résidera dans la dynamique de
réallocation des places laissées vides. En Europe, plusieurs compagnies low
cost
ont atteint la taille critique et sont viables à long terme. Si elles
s’en sortent mieux que les compagnies historiques, elles pourront (1) se
positionner dans les aéroports non congestionnés sur les créneaux vacants et
(2) racheter des compagnies en difficulté pour récupérer des créneaux dans les
aéroports où ils sont une ressource rare.

Donc l’aide peut être vue comme participant au
maintien d’un certain niveau de concurrence sur le marché français. Mais la
rationalité du plan repose surtout sur une perspective assez sombre du
transport aérien éloignée de son état pré-pandémie en supposant un changement
de comportement et en intégrant les contraintes environnementales, notamment
l’objectif de neutralité carbone. Pour dépasser cet avenir sombre, et veiller à
la vitalité d’un secteur clé de l’économie française comme l’aéronautique, le
plan fait le choix de l’innovation afin de créer de l’obsolescence et relancer
les achats d’appareils et placer l’opérateur historique au premier rang des
acteurs capables de respecter les contraintes environnementales.

Dans le cas d’un avion à hydrogène deux forces vont
pousser à la transformation mondiale des flottes. La première, d’ordre
économique, se rattache à un gain d’efficacité énergétique lié à
l’hydrogène : des innovations qui permettraient d’obtenir un carburant
moins cher, et non dépendant des cours de pétrole. La seconde force est reliée
aux aides actuelles : pour remplir pleinement les contraintes
environnementales imposées par les aides – et plus généralement par la société
– les compagnies seront incitées à acheter ces avions à hydrogène. La deuxième
force pourrait être renforcée par un effet de levier, si les grandes compagnies
achètent massivement ce type d’appareil, les petites suivront.[15]

C’est ainsi que se justifient des contraintes
environnementales fortes qui peuvent apparaître handicapantes dans une
situation de fragilité financière.

Le pari du plan est risqué mais il en va de l’avenir
du secteur aérien. Sa réussite dépend des engagements européens dans un même
sens.


[1] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_16_mars_2020.pdf

[2] Financial Times, 17 novembre 2020, « EasyJet slimps to first loss in 25 years and extends
rescue loan ».

[3] https://www.ladepeche.fr/2020/06/30/airbus-annonce-la-suppression-de-pres-de-15-000-emplois-dici-2023-dont-5-000-en-france,8957801.php

[4]
OFCE
(2020), Prévision Economiques, Policy Brief 78, 14 octobre 2020.

[5] https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/air-france-l-etat-francais-s-apprete-a-remonter-sa-part-au-capital-de-la-compagnie-ac3eb08ebac2ff8923c2786fb758adad

[6] Voire accélérées, tel qu’énoncé dans le plan de
soutien à l’aéronautique et au transport aérien (pp. 11-13).

[7] La capitalisation a été divisée par 2 pour Air France
et a perdu 60% du côté d’Airbus entre 2019 et 2020.

[8] « Air France-KLM obtient une aide de 7 milliards
d’euros de l’Etat français ». Air Journal. 25 avril 2020. URL :
https://www.air-journal.fr/2020-04-25-air-france-klm-obtient-une-aide-de-7-milliards-deuros-de-letat-francais-5219757.html

[9] https://www.rtl.fr/actu/economie-consommation/air-france-l-etat-va-injecter-4-a-5-milliards-d-euros-en-plus-et-doubler-sa-part-dans-le-capital-7800935650

[10] « Aéronautique : les cinq grands défis à
surmonter pour un avion à hydrogène en 2035 ». La Tribune. 25
novembre 2020. URL : https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/aeronautique-les-cinq-grands-defis-a-surmonter-pour-un-avion-a-hydrogene-en-2035-863087.html

[11]  Ibid.

[12] « L’hydrogène décarboné, l’audacieux pari
industriel de la France ». L’Usine Nouvelle. 10 septembre 2020. URL :
https://www.usinenouvelle.com/article/naissance-d-une-filiere-hydrogene-decarbone-made-in-france.N1002164

[13] Outre le faible nombre d’acteurs, le problème du
marché étasunien réside dans la nature de ces firmes : il n’y a que Southwest
qui est une middle cost, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une firme dont on peut
attendre une concurrence par les prix (Combe et Bréchemier, 2020).

[14] Quatre compagnies (American Airlines, Southwest,
Delta, United) contrôlent 68% du marché domestique, contre 57% pour les quatre
premières européennes.

[15] Elles n’ont pas intérêt à apparaître comme les seuls
agents pollueurs, a fortiori s’il y a un gain économique à la clé.




Sur la monétisation

Henri Sterdyniak

Le 9 novembre 2020, dans la collection Policy Brief de l’OFCE, Christophe Blot et Paul Hubert ont publié un document intitulé : « De la monétisation à l’annulation de la dette publique, quels enjeux pour les Banques centrales ? ». Ils comparent les effets de l’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing, QE) et de la monétisation des dettes publiques et concluent : « La monétisation serait probablement plus efficace que le QE pour la stabilisation de la croissance nominale ». Nous nous proposons ici de revenir sur cette conclusion, en développant trois points : le concept de monétisation n’a pas grand sens, dans une économie financière moderne où la masse monétaire est endogène ; la comparaison faite par les auteurs est faussée puisque, sous le nom de QE, ils analysent l’impact d’achats de titres publics par la Banque centrale, à politique budgétaire donnée, tandis que sous le nom de monétisation, ils incluent à la fois l’effet d’une politique budgétaire plus expansionniste et celui de l’achat par la Banque centrale de titres publics perpétuels à coupon zéro ; enfin, et surtout, ces titres perpétuels à coupon zéro auraient une valeur nulle, de sorte que ce que les auteurs nomment monétisation est équivalent à l’annulation des dettes publiques détenues par la Banque centrale, une opération comptable fictive, qu’ils critiquent à juste titre.



Faut-il rappeler la conjoncture
actuelle ? En 2020, les administrations françaises vont pouvoir émettre,
sans difficultés, pour environ 400 milliards d’euros de titres à un taux moyen
légèrement négatif ; elles vont garantir plus de 120 milliards de prêts
aux entreprises ; la dette publique va atteindre 120 % du PIB, sans aucune
tension sur les taux d’intérêt. En faire plus par une prétendue monétisation
n’est pas une question qui se pose réellement.

Définir
la monétisation

Faisons un
détour par rapport au texte sous-revue. Traditionnellement, on écrit qu’il y a
monétisation de la dette publique, si celle-ci est détenue sous forme
monétaire, soit à l’actif de la Banque centrale (en contrepartie de M0, définition
stricte de la monétisation), soit à l’actif du système bancaire (en
contrepartie de M3, définition large de la monétisation)[1].
Quelle est la signification concrète de la monétisation dans une économie
financière où la monnaie est endogène[2],
où la définition de la masse monétaire est floue, où la Banque centrale fixe le
taux de refinancement des banques et garantit le placement de la dette publique[3] ?

Supposons
donc que l’État fasse une politique expansionniste ; par exemple, qu’il verse
10 milliards aux ménages. La Banque centrale ne va pas imprimer 10 milliards de
billets supplémentaires, que les ménages ne voudraient pas détenir. Le Trésor
va créditer les comptes bancaires des ménages de 10 milliards, ce qui veut dire
que les banques auront 10 milliards de dépôts supplémentaires et donc que leur
refinancement à la Banque centrale pourra diminuer de 10 milliards (ou que leurs
dépôts auprès de la Banque centrale pourront augmenter de 10 milliards). Le
lendemain, le Trésor va émettre pour 10 milliards de titres. Ces titres seront
obligatoirement achetés par les Spécialistes en Valeur du Trésor (SVT), dont
c’est le rôle, d’autant plus qu’ils ont la garantie de pouvoir se refinancer
auprès de la Banque centrale. Les ménages choisiront de placer ces dix
milliards dans les divers placements disponibles ; par exemple, 1 milliard
de billets supplémentaires, 1 milliards de dépôts à vue, 2 milliards de dépôts
à terme, 2 milliards d’OPCVM monétaires, 2 milliards d’OPCVM obligataires, 2
d’assurances. Les SVT pourront donc placer 6 milliards de titres dans des OPCVM
ou des sociétés d’assurances ; les banques détiendront 4 milliards de
titres et recevront 3 milliards de dépôts supplémentaires ; elles pourront
diminuer de 1 milliard leurs réserves à la Banque centrale.  La dette publique aura augmenté de 10
milliards, la masse monétaire au sens M0 aura
augmenté de 1 milliard, la masse monétaire au sens M1 de 3 milliards ;
au sens M3 de 6
milliards[4].
Le financement monétaire de la dette publique sera resté stable (si on
considère l’actif de la Banque centrale) ; il aura augmenté de 6 milliards
(si on considère la monnaie au sens M3). Il y a monétisation au sens large, mais pas au sens strict.

Que
signifierait un financement monétaire, au sens d’un financement par la Banque centrale ?
En mettant en œuvre un QE, celle-ci achèterait aux banques pour 10 milliards
d’obligations publiques sur le marché secondaire. Cela ne changerait rien a priori aux choix de placement des
ménages. Simplement, les réserves des banques augmenteraient de 10 milliards ou
leurs refinancements diminueraient de 10 milliards. La dette publique aura
toujours augmenté de 10 milliards, la masse monétaire M3 de 6
milliards. On peut dire que le financement monétaire de la dette publique a
augmenté de 10 milliards (si on considère l’actif de la Banque centrale, il y a
bien monétisation au sens strict) ou de 6 milliards (si on considère la monnaie
au sens M3).

L’impact
macroéconomique de la distribution de ces 10 milliards sera a priori le même, avec ou sans QE : il
dépendra de l’usage que les ménages feront ultérieurement de ces 10 milliards. La
Banque centrale fixe le taux d’intérêt du refinancement en fonction de l’inflation
et de l’activité ; ce taux n’augmentera que si la politique budgétaire
(ici, à travers l’emploi de ces 10 milliards) est inflationniste ou
expansionniste. Il n’y a guère de raison qu’un type de financement soit plus
inflationniste (ou plus expansionniste) qu’un autre. L’important, c’est la
dépense publique, pas la hausse de la masse monétaire. D’ailleurs, plus les
ménages épargnent, plus la masse monétaire (au sens M3) augmente,
plus l’effet expansionniste, donc inflationniste de la politique budgétaire est
faible.

Le QE, ou la
monétisation ainsi définie, ne réduit pas la dette publique ; il ne réduit
pas a priori le montant des intérêts
que l’État devra verser. Avec ce financement monétaire, la Banque centrale doit
verser des intérêts sur les réserves des banques ; l’État doit donc
continuer à payer des intérêts sur sa dette détenue par la Banque centrale[5].

Il y a,
cependant, quelques différences. Les réserves des banques seront plus élevées,
ce qui peut inciter les banques à développer leurs crédits ; c’est favorable si
effectivement la politique monétaire veut être expansionniste ; c’est dangereux
si le crédit s’emballe : le montant des titres publics détenus par la
Banque centrale ne doit pas fragiliser son contrôle de la distribution du
crédit. 

L’ensemble « Banque
centrale + État » sera endetté en net auprès des banques, donc au taux du
refinancement des banques ou au taux de rémunérations des dépôts des banques à
la Banque centrale, et non plus à des taux monétaires ou obligataires. C’est en
fait pratiquement équivalent si les taux obligataires reflètent bien les taux
monétaires futurs, si le taux de rémunération des dépôts des banques est proche
du taux auquel l’État s’endette à court terme (comme le 16 novembre 2020, où le
taux des dépôts des banques à la Banque centrale est de -0,5%, tandis que l’État
émet des bons à 1 ans à -0,65%). Notons que l’on ne peut comparer le taux de
refinancement et un taux obligataire sans tenir compte de la différence de
durée des titres : une obligation à 20 ans à taux 0,3% pet sembler plus
coûteuse qu’un titre à 6 mois à -0,5% ; mais elle protège contre la
remontée des taux d’intérêt. Par ailleurs, si les taux d’intérêt sont nuls à l’instant
T, la Banque Centrale doit payer à leur prix de marché (supérieur à leur valeur
facial) des titres émis il y a 5 ans au taux 3% par exemple, de sorte que ces
titres lui rapportent bien 0% : Il n’a a pas de gain pour l’ensemble
« Banque centrale + État » à racheter d’anciennes obligations.

La Banque
centrale acquiert des taux longs en échange de dépôts à court terme. Elle
assume donc le risque de remontée des taux d’intérêt. En sens inverse, la
baisse de l’offre de titres longs peut provoquer une baisse des taux longs,
mais l’effet est sans doute faible (il n’y guère d’études empiriques qui
trouvent un lien entre le niveau des taux longs et celui de la dette publique).
Cette baisse pourrait développer la demande de crédit.

Par ailleurs,
l’achat de titres par la Banque centrale rappelle que les pays qui ont conservé
leur souveraineté monétaire (une dette publique libellée en leur monnaie,
garantie par leur banque centrale) ne peuvent pas être en situation d’être
obligés de faire défaut. Il évite donc les tensions sur les marchés financiers,
ce qui peut contribuer à faire baisser les taux d’intérêt de long terme. L’effet
est sans doute négligeable pour les pays où la garantie des dettes publiques
par la Banque centrale ne pose pas problème (États-Unis, Royaume-Uni,
Japon) ; il peut jouer pour les pays fragiles de la zone euro.

La Banque
centrale, garante de la monnaie, a en fait trois tâches : veiller à
l’équilibre macroéconomique en ciblant, en priorité, le niveau d’inflation, en
second lieu le niveau d’activité ; contrôler le système bancaire ;
assurer le financement des déficits publics et garantir la dette publique. Dans
ce dernier rôle, si elle ne peut financer une partie importante de la dette
publique, elle doit intervenir quand ce financement pose problème. La
monétisation (au sens strict) peut éviter que certains États aient des
difficultés ponctuelles à se financer, doivent payer des taux d’intérêt trop
élevés lors de certaines émissions.

Une définition spécifique, une proposition irréaliste

Les auteurs
introduisent une définition originale de la monétisation (page 2). Celle-ci
doit se traduire par « i) une économie d’intérêts payés par le gouvernement, ii) une création
de monnaie supplémentaire
iii) de façon permanente et iv) pouvant
se traduire par un changement implicite de l’objectif des banques centrales ou
de leur cible d’inflation
 ». Mais nous venons de voir que la
monétisation, même au sens strict, ne réduit pas directement les intérêts payés
par l’ensemble « Banque centrale +État », même si elle peut le faire
indirectement en diminuant les taux d’intérêt sur les titres de long terme ;
qu’elle n’augmente pas directement la masse monétaire (mais, augmenter la
masse monétaire est-il un objectif ?). Par ailleurs, aucune opération
financière n’est permanente par nature. Déterminer si la Banque centrale
européenne (BCE) a changé d’objectif depuis 2008 ou si elle a seulement changé
de mode opératoire pour s’adapter à une nouvelle situation n’est guère possible.
De sorte que les auteurs n’ont aucun mal à montrer que le QE n’est pas une
monétisation selon leur définition, mais cette définition originale est-elle
pertinente ?

Page 11, les
auteurs proposent donc une vraie
monétisation : « Le gouvernement, en contrepartie d’un ensemble de
mesures budgétaires, émettrait une obligation perpétuelle à coupon zéro,
achetée par les banques commerciales. La dette n’aurait aucune obligation de
remboursement ou de paiement d’intérêt. La banque centrale achèterait ensuite
la dette aux banques commerciales, qui serait conservée dans le bilan. Ainsi,
à la différence du QE, la mesure est associée à une politique budgétaire qui
se traduit par des transferts monétaires directs en faveur de certains agents.
La dette émise n’est pas exigible et a pour contrepartie une création de
monnaie directement utilisable par les agents non financiers ». Trois
remarques s’imposent :

  • La comparaison est faussée puisque les auteurs analysent le QE en
    supposant que la politique budgétaire est inchangée tandis que, pour la
    monétisation, ils analysent l’impact à la fois d’une politique budgétaire plus
    expansionniste et de son financement par la Banque centrale. C’est un artefact,
    que d’écrire, page 14 : « Puisque la monétisation s’accompagnerait
    d’un transfert fiscal aux ménages ou aux entreprises, il en résulterait un
    effet plus direct sur les dépenses, ce qui différencie cette stratégie de celle
    du QE qui stimule la demande par son effet sur les prix d’actifs au risque
    d’alimenter une bulle financière ». C’est oublier que les titres que la
    Banque centrale achète par le QE ont eux-mêmes financé des dépenses publiques
    qui, elles, ont un effet direct sur la demande de biens et services et sur la
    masse monétaire.
  • Les auteurs imaginent que le Trésor émettrait une obligation
    perpétuelle à coupon zéro, que les banques achèteraient, mais la valeur de
    marché d’une telle obligation (la somme actualisée des intérêts et du
    remboursement) serait nulle. Peut-on imaginer que les banques commerciales,
    puis la Banque centrale, accepteraient d’acheter pour 1 milliard (par exemple)
    des obligations qui auraient certes une valeur faciale de 1 milliard, mais une
    valeur de marché nulle ? Que la Banque centrale inscrirait dans son bilan
    1 milliard pour une obligation de valeur nulle[6] ,
    ce qui serait contraire aux principes de la comptabilité ?
  •  Le bilan de la Banque
    centrale serait déséquilibré puisque la contrepartie de la détention de ces
    obligations serait un endettement auprès des banques commerciales. Certes, cela
    n’a guère d’importance aujourd’hui quand les taux d’intérêt sont nuls ou
    négatifs, mais quand les taux d’intérêt augmenteront, la Banque centrale devra
    payer des intérêts sur les dépôts des banques commerciales (ou perdra les
    intérêts que paient les banques sur leur refinancement), ce qui diminuera son
    profit et donc les dividendes qu’elle versera à l’État. Au final, l’État
    supportera toujours la charge de son endettement. Il est donc erroné d’écrire,
    comme les auteurs, page 14 : « Le titre obligataire serait non seulement
    non remboursable mais ne porterait pas intérêt. Il réduirait certes les revenus
    des banques centrales mais sa contrepartie serait également non rémunérée, ce
    qui aurait donc peu d’incidence sur la solvabilité́ des banques centrales ».
     En temps normal, les dépôts des banques
    auprès de la Banque centrale sont rémunérés et le refinancement des banques   leur
    coûte, par définition, le taux du refinancement.
  • La Banque centrale aurait donc un bilan déficitaire. Cette dette
    devrait être répartie entre les actionnaires de la Banque centrales, donc les États
    membres dans le cas de la BCE, de sorte que leurs dettes publiques ne
    diminueraient pas.

Les auteurs écrivent,
page 11 : « La monétisation permet de mener une politique budgétaire
expansionniste sans accroitre la dette exigible ». Mais la dette publique
n’est pas exigible quand la Banque centrale et les banques commerciales
s’engagent à toujours la financer. A chaque période, l’État est assuré de
pouvoir refinancer la dette arrivée à échéance. Il n’est jamais obligé de la
rembourser effectivement. En sens inverse, les dépôts des banques commerciales
auprès de la Banque centrale pourraient se réduire si les banques se décident à
augmenter fortement leurs crédits.

Les auteurs
évoquent le risque d’inflation, heureusement pour le réfuter. Mais faut-il
encore en 2020, citer la théorie quantitative de la monnaie, même pour s’en
écarter ?  Cette théorie n’a aucun
sens quand la masse monétaire est endogène, quand les agents peuvent arbitrer
entre la monnaie et des actifs non monétaires, quand la masse monétaire
contient en fait des actifs d’épargne, et pire de l’épargne contrainte. Le
risque inflationniste pourrait provenir d’un excès de demande provoqué par une
politique budgétaire trop expansionniste dans une situation de demande privée
dynamique par rapport aux capacités de production. Il n’y a aucun lien direct entre
l’inflation et la masse monétaire (d’ailleurs, laquelle : M0, M1, M2, M3 ?). Un
gonflement de la masse monétaire provoqué par la hausse, volontaire ou non, de
l’épargne des ménages n’est pas inflationniste. De plus, comme nous l’avons
montré dans la première partie, la monétisation de la dette publique ne fait
pas augmenter la masse monétaire. Il est erroné d’écrire comme les auteurs,
page 14 : « La monétisation vise à créer de la monnaie utilisable par
les agents non financiers ». C’est le déficit public (et, par ailleurs, le
financement des entreprises et des ménages) qui crée des actifs financiers, et
parmi ces actifs de la monnaie.

Les auteurs
accordent une trop grande importance au fait que les Banques centrales monétisent la dette publique, alors que
ce qui importe, c’est l’engagement des banques d’absorber tous les titres que
l’État voudra émettre et celui de la Banque centrale d’accepter ces titres pour
refinancer les banques. Ces engagements ne doivent pas être remis en cause sous
peine d’interdire au gouvernement de pratiquer la politique budgétaire de son
choix. Il ne nous semble pas pertinent d’écrire, comme les auteurs, page 15,
que les Banques centrales pourraient avoir « la possibilité de refuser de monétiser
une fraction trop importante de la dette, imposant des contraintes aux
gouvernements ». La Banque centrale doit garantir aux banques qu’elles
pourront toujours se refinancer auprès d’elle (sauf à provoquer une crise grave
comme en Grèce en 2015).

Certes, comme
l’écrivent les auteurs, la coordination des politiques budgétaires et
monétaires est nécessaire (mais, elle ne doit pas avoir comme objectif « de
monétiser les dépenses publiques ») : le gouvernement et la Banque
centrale doivent s’accorder sur le niveau objectif du couple production/inflation[7] ;
ils doivent s’accorder sur la manière d’atteindre ce niveau (taux d’intérêt
faible et excédent public ou déficit public et taux d’intérêt élevé), sauf dans
les périodes, comme en 2020, où des taux d’intérêt à leur minimum n’évitent pas
la nécessité de déficits public élevés.

Annuler les dettes publiques détenues par la BCE ?

Par contre, nous rejoignons les auteurs sur la critique de la
proposition de l’annulation des dettes publiques détenues par la Banque
centrale[8].
Cette proposition, ne modifiant les revenus et le patrimoine d’aucun agent
extérieur à l’ensemble « État-Banque centrale », n’aurait aucun
impact macroéconomique. Et la dette ainsi créée de la Banque centrale devrait
être répartie entre ses actionnaires. Le point étrange est que les auteurs ne
voient pas que cette proposition est totalement équivalente à leur proposition
de monétisation de la dette publique par émission de titres sans valeur que la
Banque centrale devrait absorber. Ainsi, écrivent-ils, pages 16 et 17, à propos
cette prétendue annulation : «  
Les comptes publics ne sont donc pas affectés…Par ailleurs se pose la
question du bilan de la banque centrale, qui doit enregistrer une perte en
capital, et potentiellement des fonds propres négatifs en cas d’annulation de
dette… Ainsi, ce que le gouvernement « gagne » aujourd’hui en capital, il le
perd par des moindres revenus futurs », sans voir qu’annuler une partie de
la dette publique ou transformer des titres publics en « obligations sans
coupon, ni remboursement » est totalement équivalent.

La BCE a acheté environ 480 milliards d’euros de la dette publique
française durant ces dernières années. Le gouvernement français perdrait tout
crédit auprès d’elle, de ses partenaires ou des marchés financiers s’il lui
demandait, maintenant, d’annuler cette dette ou d’acheter à leur valeur faciale
des titres sans valeur. Ce n’est heureusement pas nécessaire quand la France
peut s’endetter, autant que besoin, à des taux nuls ou négatifs.  


[1]  Voir, par exemple, Catherine Mathieu et Henri
Sterdyniak (2019) : « On public debts in the Euro Area », Brussels Economic Review, 58.

[2] Le concept de monnaie endogène a été
introduit par Jacques Le Bourva (1962) :
« Création de monnaie et multiplicateur de crédit », Revue
Économique, 13
(1). Il est implicite
dans tous les modèles où la Banque centrale fixe le taux du refinancement selon
ses objectifs macroéconomiques et refinance
sans limite les banques à ce taux.

[3]
La comparaison entre financement monétaire et obligataire d’un déficit public a
donné lieu à de nombreux travaux dans les années 1970. Voir, par exemple,
Blinder et Solow (1973) : « Does fiscal policy
matter ? », JPE,2(4). L’article
de Jérôme Creel et Henri Sterdyniak, (1999) : « Pour en finir avec la
masse monétaire », Revue économique,
50-3, reprend la problématique dans un modèle à monnaie endogène et montre que
la distinction n’a plus de sens.

[4]
Pour alléger le raisonnement, nous supposons que les ménages n’utiliseront ces
10 milliards que dans une période ultérieure. Pour un raisonnement identique
intégrant un bouclage macroéconomique, voir : Henri Sterdyniak
(2020) : “Public debts in times of Coronavirus”, EPOG Policy brief, n°11.

[5] Les auteurs écrivent cependant,
page 6 : « Le QE modifie bien la charge d’intérêts payée par le
gouvernement dans la mesure où les intérêts payés sur la dette publique à la
banque centrale reviennent au gouvernement, qui sont le plus souvent les
actionnaires des banques centrales. Celles-ci reversent donc une part de leurs
profits au gouvernement. Ainsi, du point de vue du bilan consolidé de l’État
(gouvernement et banque centrale), le gouvernement verse d’une main ce qu’il
reprend de l’autre ». Ils oublient qu’en achetant de la dette publique, la
Banque centrale voit diminuer le refinancement des banques (ou augmenter leurs
réserves) de sorte que ni elle, ni l’État ne font, au premier ordre, d’économie
d’intérêts. L’Etat verse moins d’intérêts aux banques, mais la Banque centrale
perd la rémunération du refinancement bancaire ou doit rémunérer les dépôts des
banques.

[6] Notons
que cela n’a rien à voir, au premier ordre, avec les spécificités de l’euro. Ni
la Réserve fédérale des États-Unis ni la Banque d’Angleterre n’accepteraient
une telle opération.

[7] Voir,
par exemple, Fabrice Capoen, Henri Sterdyniak et Pierre Villa (1994) : « Indépendances
des banques centrales, politiques monétaire et budgétaire, une approche
stratégique », Revue de l’OFCE,
50-1.

[8] Comme
proposé, par exemple, par Laurence Scialom (2020) : « Des annulations de
dette par la BCE : lançons le débat », Note de Terra Nova, avril. Voir notre note : Henri Sterdyniak (2020) :
“Public debts in times of Coronavirus”, EPOG Policy brief, n°11.




Dégressivité des allocations-chômage : que peut-on attendre ?

Par Bruno
Coquet

La dégressivité des allocations
chômage est populaire, car sa mécanique intuitive de pression financière sur
les chômeurs a la force de l’évidence. Vingt ans après sa suppression, la
dégressivité sera réintroduite en 2021, pour les chômeurs ayant un salaire de
référence supérieur 4 500€.

Les gains immédiats de la
dégressivité en termes de sorties du chômage et de baisse des dépenses
d’assurance à court terme sont le plus souvent au rendez-vous. En pratique, la
dégressivité n’est cependant en vigueur que dans une petite minorité de pays
comparables à la France, mais sous des formes à la fois moins ciblées et moins
sévères. En effet, cette formule fait face à une
forte opposition des chômeurs concernés et de la littérature économique. Replacée dans le panorama complet des différents aspects de
l’assurance chômage, cette formule a en effet de nombreuses conséquences
délétères, si bien que la théorie économique comme les évaluations conduisent
très majoritairement préférer des profils constants, ou même progressifs.



L’assureur qui choisit la
dégressivité doit veiller à ce que les problèmes en matière de retour à
l’emploi soient avérés, et solubles par la vertu des incitations attribuées à cette
formule. De ce point de vue, les faits tels qu’ils sont actuellement documentés
ne sont pas propices à la dégressivité, en particulier pour les chômeurs qui
seront visés : en effet, les chômeurs indemnisés sont nettement plus
actifs que les autres dans leur recherche d’emploi, et ce d’autant plus qu’ils
sont diplômés, qualifiés et âgés ; en outre, ceux-ci ont également les
taux de remplacement les plus faibles, leur salaire de réserve n’est pas
excessif, et ils le réduisent
très fortement pour retrouver un emploi. Il existe donc un fort risque que la
dégressivité les contraigne au déclassement et à l’insolvabilité, qui sont
précisément les deux principaux effets du chômage non-indemnisé que l’assurance
chômage a pour objet d’éviter.

L’assureur doit également
inclure la dégressivité dans un ensemble simple, clair et cohérent de règles, qui
optimise ses effets positifs et prévient ses effets indésirables. Les modalités
et paramètres de la dégressivité qui va entrer en vigueur soulèvent plusieurs
questions importantes :

  • La règle manque de clarté,
    laissant une marge d’interprétation pour une application plus large que ce qui
    est communément admis. Si tel était le cas, une inversion fâcheuse des
    incitations en découlerait, avec à la clé 1,2Md€ d’économies, au lieu des
    460Mo€ attendus par l’Unedic en année de croisière.
  • Le coefficient de
    dégressivité fixé à –30% est particulièrement prononcé par rapport aux pratiques
    observées ailleurs. Cette réduction de l’allocation prend ainsi les
    caractéristiques d’une taxe sur l’absence de reprise d’emploi, alors même que
    les chômeurs concernés remplissent leurs obligations (car sinon ils seraient
    sanctionnés). Ce prélèvement amènera le taux de remplacement en-dessous de 40%,
    donc significativement moins que ce qu’exige l’objectif de maintien de la
    consommation, mais aussi moins que la norme de 
    45% établie par la Convention n°102 à laquelle se réfère habituellement
    l’Unedic. En outre, le coefficient de dégressivité retenu affecte la
    contributivité du régime, puisque les contributions sont désormais fortement
    croissantes avec le salaire, tandis que les allocations suivent une pente
    opposée.
  • La dégressivité s’applique
    de manière précoce, indépendamment de la durée potentielle des droits et donc
    des caractéristiques des chômeurs, ce qui engendrera des incitations
    hétérogènes. Une date de dégressivité qui n’est pas relative à la durée des
    droits équivaut à revisiter la cohérence entre règles d’éligibilité et droits
    alloués. De plus, un seuil de salaire ne se justifie guère si l’objectif est de
    stimuler la reprise d’emploi.
  • La dégressivité va toucher
    ou épargner des chômeurs selon leur statut, donc sans lien avec un comportement
    ou un choix de leur part. Et dans ce cas, les inégalités entre les chômeurs
    ayant accès à des dispositifs dérogatoires (par exemple le CSP) ou seulement au
    droit commun de l’ARE vont devenir considérables, sans que ni leur salaire antérieur,
    ni la cause de leur entrée au chômage, leur comportement de recherche d’emploi,
    ou encore le marché du travail auquel ils sont confrontés ne les distinguent.
  • La dégressivité ne
    s’appliquera pas en fonction de l’âge du chômeur, mais selon sa date d’entrée
    au chômage, ce qui est difficilement compréhensible au regard de l’efficacité
    comme de l’équité.

Le nouveau document de travail publié le 7 décembre 2020 « Dégressivité des allocations chômage : que peut-on en attendre ? » actualise le cadre théorique décrit dans des travaux antérieurs (OFCE Policy Brief n°4, 2016 ; Document de Travail OFCE n°01-17) et la situation factuelle qui préside à l’instauration de la dégressivité. Il s’intéresse également à certaines imperfections dans les principes ou les paramètres du dispositif qui entrera bientôt en vigueur. Des solutions opérationnelles sont proposées, qui ont pour point commun d’essayer de simplifier et d’uniformiser les règles, d’éviter le creusement d’inégalités, et d’augmenter l’efficience de l’assurance chômage.