Prévisions européennes des instituts de l’AIECE : entre deux eaux

Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture économique membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique) se sont réunis pour leur réunion de printemps à Cologne les 16 et 17 mai derniers[1]. Le Rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des instituts, a été réalisé par ISTAT (Rome) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (AIECE General Report, Spring meeting, 2024). Ce billet présente les principaux éléments abordés lors de cette réunion.



Les instituts ont présenté des prévisions de croissance révisées à la baisse en zone euro pour 2024 : 0,7 % en moyenne annuelle, au lieu de 1,1 % prévus à l’automne dernier, ce qui reflète en grande partie les légers reculs du PIB aux troisième et quatrième trimestres 2023 (-0,1 % par trimestre). L’activité a cependant légèrement redémarré au premier trimestre 2024 (+0,3 %) et les instituts prévoient une poursuite à ce rythme tout au long de l’année. Les scénarios des prévisions européennes à l’horizon 2025 sont très similaires à ceux d’il y a six mois : la baisse de l’inflation devrait redonner progressivement du pouvoir d’achat aux ménages, ce qui faciliterait une reprise modérée de la consommation, mais les taux d’intérêt élevés continueraient à mordre sur l’activité encore quelques temps. L’assouplissement de la politique monétaire attendu à partir de cet été, commencerait à jouer en 2025 et la croissance serait de 1,5 %. La croissance mondiale se poursuivrait à un rythme annuel de l’ordre de 3 %, même si ces perspectives sont entourées de nombreuses incertitudes, dont les tensions géopolitiques élevées dans plusieurs régions du monde et des élections annoncées dans de nombreux pays, dont les Etats-Unis.

La conjoncture mondiale en voie de normalisation

Les contraintes d’offre sur les chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale, qui étaient revenues au début de 2023 à leur niveau d’avant la crise COVID, comme le résume l’indicateur Global Supply Chain Pressure Index, ont depuis fluctué en dessous de ce niveau pour s’en rapprocher au début de 2024. Mais le commerce mondial est resté atone en 2023. Selon l’indicateur du World Trade Monitor  du CPB, le commerce mondial de marchandises a amorcé un redémarrage au premier trimestre 2024, affichant une hausse de 0,3 % en volume par rapport au trimestre précédent, soit 0,2 % seulement sur un an. Les échanges de services ont pour leur part continué de croître en 2023. Cette amorce du redémarrage des échanges de marchandises au premier trimestre pourrait annoncer une « lumière au bout du tunnel », dans un environnement de tensions géopolitiques cependant toujours élevées (tensions sino-américaines, poursuite de la guerre en Ukraine, guerre entre Israël et le Hamas). Les instituts envisagent un redémarrage progressif du commerce mondial de biens et services.

Les cours du pétrole restent très inférieurs à leur précédent pic de 2022 (130 dollars en mars pour le Brent). La guerre entre Israël et le Hamas et les attaques de navires en mer rouge n’ont pas eu d’impact majeur sur les cours, qui se situaient en fin d’année en dessous de 80 dollars. Sur les quatre premiers mois de 2024, ils sont remontés à près de 85 dollars et, selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, s’établiraient à 83 dollars en 2024 et à 81,7 dollars en 2025[2]. Le prix du gaz TTF néerlandais, qui était de 130 euros/MWh en moyenne annuelle en 2022, a fortement baissé depuis et s’établirait, selon la prévision médiane des instituts, à 30 euros en 2024 et à 32 euros en 2025.

Les instituts de l’AIECE prévoient une croissance mondiale de 2,9 % en 2024 (au lieu de 2,7 % à l’automne dernier, tableau 1) et de 3 % en 2025 (comme à l’automne dernier). Ces prévisions dont celles de l’OFCE (Perspectives 2024-2025 pour l’économie mondiale) ont été réalisées entre mars et avril 2024. Elles sont, en moyenne, légèrement inférieures, pour 2024 comme pour 2025, à celles publiées par le FMI à la mi-avril (Perspectives de l’économie mondiale), à l’OCDE (Perspectives économiques) début mai et à la Commission européenne à la mi-mai (European Economic Forecast, Spring 2024).

Les révisions à la hausse de la croissance mondiale pour 2024 entre l’automne dernier et ce printemps sont principalement dues à une prévision de croissance plus soutenue aux Etats-Unis.

L’amorce d’une reprise en Europe…

Pour la croissance de la zone euro, la prévision médiane des instituts de l’AIECE est 0,7 % en 2024 (contre une prévision médiane de 1,1 % il y a six mois) et de 1,5 % en 2025. Tous les instituts envisagent cependant un redémarrage de la croissance de la zone euro dans une fourchette comprise entre 0,2 et 0,9 % en 2024 et entre 0,8 et 1,8 % en 2025. La plupart des instituts ont révisé à la baisse leur propre prévision nationale. Notamment, la croissance prévue pour 2024 par les instituts allemands[3] de l’AIECE pour leur pays est désormais comprise entre 0 % et 0,2 %, alors qu’elle était comprise entre 0,5 % et 1,1 % il y a six mois.  Les prix de l’énergie ne pèsent plus autant qu’en 2022 et 2023 sur les coûts de production, mais les instituts allemands soulignent, une fois encore, les difficultés structurelles de l’industrie allemande. Ce sont aujourd’hui les difficultés du secteur automobile, face à la montée en puissance des producteurs chinois, en particulier dans le secteur des véhicules électriques qui sont mises en lumière.  Les instituts allemands pointent aussi l’IRA (Inflation Reduction Act) aux Etats-Unis, qui restreint l’accès des producteurs étrangers au marché américain. Parmi les pays représentés à l’AIECE, en dehors de l’Allemagne, c’est en Autriche que la croissance prévue pour 2024 est particulièrement faible (0,2 %, tableau 2, et là aussi révisée à la baisse, de 0,8 point par rapport à l’automne dernier).

Les prévisions des instituts pour la croissance de leur pays sont comprises entre 0 et 1 % en Finlande, France et Italie, pour 2024 ; elles sont un peu plus élevées pour la croissance aux Pays-Bas et en Belgique (à un peu plus de 1 %) ; elles dépassent 2 % en Espagne, Grèce et en Irlande : 3 % en Slovénie. Hors zone euro, les prévisions des instituts pour la croissance de leur pays s’étagent en 0,5 % en Suède et 2,6 % en Pologne.

Pour 2025, la plupart des instituts de la zone euro prévoient une croissance annuelle pour leur pays plus élevée qu’en 2024, à l’exception de la Grèce, de l’Irlande et de la Slovénie, où la croissance resterait cependant supérieure à 2 %. La croissance prévue par les instituts pour leur pays serait comprise entre 1,2 % et 1,5 % en Allemagne, entre 0,8 % et 1 % en Italie, de 1,2 % en France, entre 1,3 % et 1,8 % en Belgique, Pays-Bas, Autriche, Finlande. Le PIB espagnol continuerait de croître à plus de 2 %. Hors zone euro, la croissance serait de l’ordre de 2,25 % en Suède, 0,6 % seulement au Danemark, et plus forte en Hongrie, 3,2 %, et en Pologne, 4,2 % ; enfin, hors UE, la croissance ne serait que de 1 % au Royaume-Uni, 1,4 % en Suisse et 2,2 % en Norvège. Les trois plus grands pays de l’UE, ainsi que le Royaume-Uni, continueraient donc d’avoir les croissances les plus faibles des pays sous revue.

Selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, l’inflation dans la zone euro serait de 2,5 % en 2024 (contre 2,8 % prévus il y a six mois) et de 2 % en 2025 (2,1 % il y a six mois). Tous les instituts prévoient un repli de l’inflation à l’échelle de la zone euro, les prévisions s’étageant entre 2,1 et 2,8 % pour 2024 et entre 1,8 % et 2,4 % pour 2025. En 2024, selon les prévisions des instituts pour leur pays, l’inflation irait de 1,4 % en Finlande à 4,1 % en Espagne. En 2025, l’inflation ne serait plus que de 1 % en Finlande et resterait supérieure à 3 % en Espagne. L’inflation serait donc proche de 2 % dans la plupart des pays, dont l’Allemagne, l’Italie et la France. Hors zone euro, l’inflation ne serait que de 1 % en Suède en 2025, de 3,5 % en Hongrie et de 4,6 % en Pologne (seul pays où elle accélérerait) ; elle serait proche de 2 % au Royaume-Uni.

Les instituts de l’AIECE prévoient une reprise de la consommation des ménages en zone euro (+0,9 % en 2024 et 1,5 % en 2025), un ralentissement de l’investissement en 2024 (+0,4 %) suivi d’une reprise en 2025 (+1,4 %), avec cependant, dans le cas de l’investissement des écarts substantiels entre les instituts (entre -1,1 et 1,8 en 2024, entre 0,3 et 2,5 en 2025).

Sur la base des questions posées à l’ensemble des instituts de l’AIECE, le principal facteur qui contribuera positivement à la hausse de la consommation des ménages à l’horizon de 2025 sera l’évolution des salaires réels, suivi de la situation sur le marché du travail. Les instituts prévoient une très légère baisse du taux de chômage au niveau de la zone euro à l’horizon de 2025 (de 6,4 %, après 6,5 % en 2024, pour la prévision médiane des instituts). Parmi les prévisions nationales des instituts de la zone euro, les taux de chômage n’augmenteraient légèrement qu’en France et aux Pays-Bas ; hors zone euro, ce serait aussi le cas en Suisse et au Royaume-Uni. 

La grande majorité des instituts ne prévoient pas de variation sensible des taux d’épargne des ménages dans leur pays à l’horizon 2025, ce qui maintiendrait ces taux d’épargne au-dessus de leur niveau d’avant la crise COVID.  En Europe, la surépargne accumulée par les ménages pendant la crise COVID n’a pas été rapidement consommée par la suite, contrairement à ce qui a eu lieu aux Etats-Unis. Plusieurs instituts soulignent que cette surépargne a depuis été en grande partie effacée par l’inflation, et que l’on ne peut pas s’attendre à court terme à voir revenir les taux d’épargne à leur niveau d’avant crise. Les instituts de l’AIECE considèrent d’ailleurs que les comportements d’épargne, ainsi que les conditions de crédit, contribueront négativement à la consommation des ménages à l’horizon 2025. Pour ce qui concerne l’investissement privé, les conditions de financement sont le principal facteur jouant négativement, tandis que certains pays de la zone euro mentionnent, comme facteur positif, la mise en place des plans nationaux de relance et de résilience.   

…mais un policy-mix peu porteur

Les instituts sont très partagés sur l’impact qu’aura la politique budgétaire dans leurs pays en 2024, comme sur l’orientation budgétaire qui serait appropriée. Près de 40 % des instituts ayant répondu au questionnaire considèrent que la politique budgétaire sera restrictive, près de la moitié considérant que cela est approprié, près de 30 % considérant que la politique devrait être expansionniste et 25 % qu’elle devrait être neutre. Alors que près de 40 % des instituts estiment que la politique budgétaire est trop expansionniste dans leur pays, seuls 20 % considèrent que c’est le cas à l’échelle de la zone euro. 30 % des instituts considèrent que la politique budgétaire sera trop restrictive pour leur pays, 23 % considérant que cela sera le cas pour l’ensemble de la zone euro.

Sur la base des mesures budgétaires votées, la Commission européenne estime, dans sa prévision publiée en mai 2024, que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,8 point en 2024 et de 0 point en 2025 (contre respectivement 0,6 et 0,2 point dans sa prévision de novembre 2023). Mais la réforme des règles budgétaires qui entre en vigueur à partir de 2024 pourrait conduire à un durcissement de la politique budgétaire plus prononcé qu’actuellement prévu dans la zone euro 2025.

En ce qui concerne la dette publique, les instituts considèrent dans l’ensemble que les ratios d’endettement devraient être stabilisés, ou baisser, mais aucun ne considère que la dette publique est insoutenable. Près de la moitié des instituts considèrent que la question de la soutenabilité ne se pose pas pour leur pays, mais 35 % disent qu’il faut réduire les déficits publics et 17 % mettent en avant le rôle de la croissance nominale et des taux d’intérêt dans la stabilisation des ratios de dette (le ralentissement des prix faisant disparaître un élément positif pour la réduction des ratios de dettes publiques).

La plupart des instituts (76 % pour l’ensemble des pays de l’AIECE, 82 % pour les pays de la zone euro) estiment que la politique monétaire continuera à freiner l’activité de leur pays en 2024. La moitié d’entre eux estiment qu’elle est appropriée. Dans la zone euro, l’inflation est revenue à 2,4 % en mars 2024. La BCE pourrait commencer à assouplir sa politique monétaire cet été, peut-être avant que la Fed ne commence à baisser ses taux directeurs, ce qui serait inhabituel, mais justifié compte tenu des écarts en matière de croissance et d’inflation des deux côtés de l’Atlantique.

En conclusion, les discussions de la réunion de l’AIECE ont mis en avant les signes d’une reprise fragile en Europe. Il n’y a pas de consensus parmi les instituts quant aux facteurs qui auront un impact sur la croissance de la zone euro à l’horizon de 2025. Les principaux risques évoqués sont en premier lieu les tensions géopolitiques, suivis de l’orientation de la politique monétaire et des prix de l’énergie. Les risques liés à la demande étrangère, les contraintes d’offre et de demande, le rôle des politiques budgétaires sont perçus comme moins importants.


[1] L’AIECE comprend 40 membres, dont 35 instituts de 18 pays européens (l’OFCE pour la France) et 5 organisations internationales, membres observateurs. L’Association se réunit deux fois par an, au printemps et à l’automne. A chaque réunion, un institut réalise un Rapport général, qui présente une synthèse des dernières prévisions des instituts, sur la base de leurs réponses à un questionnaire. En mai 2024, 26 instituts ont répondu au questionnaire préparé par ISTAT.

[2] Sur la base des prévisions fournies par 23 instituts pour 2024 et de 21 pour 2025.

[3] Au nombre de 4 :  DIW Berlin, IFW de Kiel, IW (Cologne) et IWH (Halle).




Le Miracle de l’UE: quand 75 millions de personnes deviennent riches !

Basile Grassi, Bocconi University, OFCE, IGIER and CEPR

L’Union européenne (UE), fondée en 1957, a pour objectif d’apporter paix et prospérité à des territoires qui ont connu la guerre pendant au moins onze siècles. En 2024, cette union politique entre 27 pays représente 450 millions de personnes et 1/6 du PIB mondial.  En mai 2004, 75 millions de personnes réparties dans 10 États (Chypre, République Tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie et Slovénie) en sont devenus membres. Entre 2004 et 2019, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de ces pays a presque doublé, passant de 18 314 à 34 753 dollars (USD) à prix constants. Le PIB par habitant est la mesure la plus courante du niveau de vie : il indique le revenu moyen d’un habitant  en une année. Lorsqu’il est mesuré en termes réels, il prend en compte l’inflation. Selon la Banque mondiale, ces 10 pays qui ont rejoint l’UE faisaient alors partie du groupe des pays “à revenu moyen” en 2004 (à l’exception de Chypre et de Malte) alors qu’ils font désormais partie du groupe des pays “à revenu élevé”. Ces cinq années de croissance peuvent être qualifiées de miracle économique pour ces pays.



Dans quelle mesure ce miracle économique résulte-t-il de l’adhésion à l’UE? Quel a été l’effet de cet élargissement sur les 15 pays déjà membres de l’UE en 2004? Quels sont les principaux moteurs de ce miracle économique ? Dans cette note, je tente de répondre à ces questions en me basant sur le document de travail : «The EU Miracle: When 75 Million Reach High Income »

Dans Grassi (2024), j’examine l’effet de l’élargissement de l’UE sur deux groupes de pays : l’UE-2004, qui comprend les États membres ayant rejoint l’Union européenne en 2004, et l’UE-15, qui comprend les États membres de l’UE avant l’élargissement de 2004. Dans le graphique 1a), on voit que le PIB par habitant augmente à la fois dans l’UE-15 et dans l’UE-2004. Le graphique 1b) montre que le PIB par habitant des nouveaux États membres relativement à l’UE-15 est constant avant 2004, et augmente après cette date (identifiée en pointillé rouge). L’UE-2004 semble rattraper l’UE-15 en termes de niveau de vie à partir de 2004.

Un miracle économique résultat de l’adhésion ?

Il est difficile d’évaluer le rôle joué par l’adhésion à l’UE dans ce miracle économique parce qu’il n’existe pas de groupe de contrôle évident. En effet, pour évaluer l’impact causal d’un changement de politique publique, les chercheurs comparent généralement un groupe traité, c’est-à-dire les pays soumis au changement de politique, à ceux d’un groupe de contrôle qui n’a pas été soumis à ce changement de politique. Idéalement, le groupe traité et le groupe de contrôle ont des caractéristiques identiques. Si les résultats du groupe traité sont meilleurs que ceux du groupe de contrôle, cela indique qu’il y a un effet causal du changement de politique sur le résultat. Dans le cas de l’élargissement de l’UE en 2004, il n’existe pas de pays similaires à ceux de l’UE-2004 qui n’ont pas rejoint l’UE et qui pourraient être utilisés comme groupe de contrôle. De même, il n’y a pas de pays de l’UE-15 qui n’ont pas connu l’expérience de l’élargissement.

Dans cet article, j’ai utilisé une méthodologie qui permet de contourner cette difficulté : la méthode du contrôle synthétique introduite par Abadie et Gardeazabal (2003). L’idée est de construire un groupe de contrôle dit « synthétique » comme la moyenne pondérée de pays non affectés par l’élargissement de l’UE afin de créer un groupe de contrôle hypothétique. Ces pays proviennent de ce que l’on appelle un groupe de donateurs. Les pondérations de chaque pays sont choisies de manière que la dynamique du pays traité, l’UE-2004 ou l’UE-15, et du contrôle synthétique soit la même avant 2004. Si l’élargissement de l’UE a eu un effet causal en 2004, le PIB par habitant du pays traité sera différent de celui de son contrôle synthétique.

Un gain de niveau de vie important pour les nouveaux entrants

Le graphique 2 présente le PIB par habitant de l’UE-2004 (à gauche) et de l’UE-15 (à droite), ainsi que de leur contrôle synthétique respectif. Selon ces calculs, la différence entre l’UE-2004 et son contrôle synthétique est de 8 433 USD en 2019. L’adhésion de ces pays à l’UE en 2004 a donc entraîné une amélioration en 2019 de leur PIB par tête de 32 %. Près d’un tiers de leur niveau de vie actuel peut ainsi être attribué à leur adhésion à l’UE. Entre 2004 et 2019, environ la moitié de l’augmentation du PIB par habitant est ainsi due à l’UE. Il s’agit d’un effet positif très important que l’on peut attribuer à des changements d’institutions, de politiques publiques, de réglementations, de diminution des barrières commerciales.

Un calcul similaire pour l’UE-15 n’indique pas d’effet positif ou négatif important de l’adhésion des pays de l’UE-2004 sur lui. Comme le montre la partie droite du graphique 2, la dynamique du PIB par habitant de l’UE-15 suit de près la dynamique du groupe de contrôle synthétique.

Comme expliqué dans l’article, ces résultats sont robustes à plusieurs tests statistiques classiques : l’effet positif de l’adhésion à l’UE sur le PIB par habitant des nouveaux États membres est toujours présent à l’issue de tous ces tests ; pour l’UE-15, le résultat de ces tests est cohérent avec l’absence d’effet notable de l’élargissement de 2004.

En résumé, l’élargissement de l’UE en 2004 a été remarquablement bénéfique pour les nouveaux États membres sans que cela n’ait freiné la hausse du niveau de vie des anciens membres tout en ne leur coûtant rien.

Par quels mécanismes l’adhésion a-t-elle permis ce miracle économique ?

Pour mieux comprendre les causes de cet effet bénéfique attribué à l’adhésion à l’UE en 2004, je procède à un simple exercice de comptabilité de la croissance, dans l’esprit de Solow (1957) et similaire à Baqaee et Farhi (2019). Cet exercice consiste à décomposer la croissance du PIB à partir de la contribution des facteurs de production tels que le capital et le travail, et de la contribution du “résidu de Solow”. Ce dernier est souvent considéré comme une mesure de la productivité qui capture le progrès technologique, une meilleure allocation des facteurs, et tout changement dans les frictions sur le marché du capital et du travail. Un tel exercice peut indiquer dans quelle mesure le gain de croissance est dû à un plus grand nombre de personnes travaillant – la contribution du travail-, à un plus grand nombre de machines utilisées – la contribution du capital-, ou à une meilleure productivité.

Cet exercice de comptabilité de la croissance montre que la contribution du capital et du travail à la croissance du PIB est environ 60 % plus élevée dans l’UE-2004 que dans le groupe de contrôle synthétique. La contribution du “résidu de Solow” est, elle, presque trois fois plus importante. L’adhésion à l’UE semble donc générer une augmentation beaucoup plus importante et durable de la croissance de la productivité.

Un examen plus approfondi des données sur les composantes de la demande (consommation, investissement, dépenses publiques, exportations/importations) et d’autres agrégats macroéconomiques tels que le taux d’emploi ou l’investissement direct étranger montrent une convergence vers un niveau stable avant ou autour de 2004. Ces variables convergent vers un niveau supérieur, inférieur ou similaire à celui de l’UE-15

Pour l’UE-2004, les indices de réglementation des marchés de l’OCDE ont convergé vers un niveau similaire à celui de l’UE-15. Toutefois, les données ne sont disponibles que pour quelques années et pour un sous-ensemble de nouveaux États membres (principalement la Pologne et la Hongrie avant 2008).

L’adhésion à l’UE se traduit par une convergence rapide des principales variables macroéconomiques, et d’une productivité totale des facteurs  qui combler l’écart avec l’UE-15 (Graphique 3). L’UE enregistre un gain important de PIB par habitant pour ses nouveaux membres, qui est dû à des gains de productivité importants et soutenus.

L’adhésion à l’UE: un gain pour les entrants sans perte pour les autres

L’adhésion de nouveaux membres à l’UE a eu un effet important et positif sur leur niveau de vie, sans coût ni gain les anciens pays membres. L’élargissement de l’UE semble donc être un jeu à somme positive. L’analyse des données montre que la productivité, mesurée par le résidu de Solow  joue le rôle le plus important.

Ces résultats soulèvent toutefois de nouvelles questions. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour comprendre le mécanisme par lequel un changement de politiques, de réglementations et d’institutions peut avoir des effets positifs aussi importants sur le PIB par habitant et la productivité.

Plusieurs mécanismes sont à explorer, tels que les transferts technologiques, la concurrence, le commerce, la migration, les transferts fiscaux et la politique monétaire, pour n’en citer que quelques-uns. Il existe des données microéconomiques qui sont déjà et pourraient être exploitées pour répondre à ces questions. Avec une bonne compréhension de ces mécanismes, nous pourrions évaluer l’impact qualitatif et quantitatif de future vagues d’adhésion. En 2024, neuf pays sont actuellement candidats à l’adhésion à l’UE, dont l’Ukraine.

Références bibliographiques

Abadie, Alberto and Javier Gardeazabal, “The Economic Costs of Conflict: A Case Study of the Basque Country,” American Economic Review, March 2003, 93 (1), 113–132

Baqaee, David Rezza and Emmanuel Farhi, “The Macroeconomic Impact of Microeconomic Shocks: Beyond Hulten’s Theorem,” Econometrica, July 2019, 87 (4), 1155–1203.

Feenstra, Robert C., Robert Inklaar, and Marcel P. Timmer, “The Next Generation of the Penn World Table,” American Economic Review, October 2015, 105 (10), 3150–82.

Grassi, Basile “The EU Miracle: When 75 Million Reach High Income”, IGIER Working paper, n709, May 2024.

Solow, Robert M., “Technical Change and the Aggregate Production Function,” The Review of Economics and Statistics, 1957, 39 (3), 312–320.




Le Pacte vert européen : mesurer pour consolider

Jérôme Creel, Eloi Laurent et Emma Laveissière

Alors que les capitales et les gazettes européennes bruissent de rumeurs insistantes sur sa fin prochaine, il peut être utile de se souvenir que le Pacte vert européen n’aurait pas dû voir le jour. Le « European Green Deal » est, de fait, un accident résilient : il n’était au programme d’aucun parti lors de la campagne électorale pour le Parlement européen de 2019 et il a depuis lors survécu au Covid 19, à l’impérialisme russe et au choc inflationniste.



Les organisations non gouvernementales ont assurément raison aujourd’hui de s’inquiéter des régressions environnementales en cours et à venir dans un contexte où les urgences sociales sont trop souvent instrumentalisées contre l’urgence écologique, mais il y a au moins trois raisons de penser que le Pacte vert européen est là pour longtemps : la dépendance institutionnelle au sentier (path dependency), le socle de valeurs de l’UE et les aspirations des Européens.

Premièrement, le Pacte vert fait désormais partie de la construction européenne :  inscrit dans le marbre de dizaines de dispositions législatives protégées par les réglementations communautaires, il ne sera pas aisément démantelé. Deuxièmement, il découle directement de l’engagement de l’UE en faveur de la soutenabilité, qui date d’il y a au moins 30 ans et n’a jamais été aussi pertinent, à une époque où la biosphère souffre et s’effondre par endroits et où le continent européen réalise sa vulnérabilité grandissante (l’Europe est le continent qui se réchauffe le plus vite au monde). Troisièmement, bien qu’imparfaitement, il reflète les aspirations des citoyennes et citoyens de l’UE, qui placent désormais systématiquement les questions environnementales parmi leurs préoccupations principales.

En revanche, le Pacte vert manque encore de cadrage analytique et de précision statistique, en somme de consolidation empirique. Comment mieux comprendre son architecture ? Comment mieux évaluer sa robustesse ?

Comprendre le Pacte vert : l’apport de l’économie écologique

Le Pacte vert est souvent synthétisé visuellement sous la forme du graphique qui figure en ouverture de la communication inaugurale du 11 décembre 2019 « Le pacte vert pour l’Europe » :

Ce schéma est utile mais il ne permet pas de comprendre l’architecture du Pacte vert, ni notamment de saisir l’articulation entre ses différents objectifs. On peut choisir pour clarifier le cadre conceptuel du Pacte vert de s’appuyer sur les principes de l’économie écologique, l’une des sources d’inspiration de la Commission européenne, laquelle encastre les systèmes économiques et sociaux dans leur contexte biophysique. Le Pacte vert européen apparaît alors constitué de quatre piliers : la neutralité climatique (climat et énergie), le métabolisme économique (ressources et pollutions), le système de support (agriculture et alimentation) et le système vital (biodiversité et écosystèmes). Ces piliers peuvent être plus avant ordonnés en une pyramide dont l’ambition primordiale du Pacte vert, « devenir le premier continent neutre pour le climat », constitue logiquement le sommet (Figure 1) et dont le système vital constitue la base écologique.

Figure 1. Le Pacte vert européen en un coup d’œil

Source : auteurs.

Évaluer le Pacte vert : trois principes méthodologiques

Se pose alors la question de savoir comment traduire ces différents étages en indicateurs opérationnels. Pour cela, nous proposons trois principes.

Le premier consiste à mesurer la performance au niveau de l’Union européenne dans son ensemble plutôt que de comparer celles des États membres, en considérant les indicateurs sous forme de moyennes des 27. Ce choix résolument européen vise à éviter la tentation de faire du Pacte vert un « concours de beauté » où les « bons élèves » sont montrés en exemple aux « cancres ». D’une part, les spécificités nationales rendent souvent ces comparaisons dénuées de fondement, mais, plus fondamentalement, il nous semble que cette logique de rivalité et de concurrence fait suffisamment de dégâts en matière fiscale, budgétaire et sociale pour ne pas être reproduite dans le champ de la transition écologique.  Le Pacte vert est une stratégie commune pour les décennies à venir, et c’est au niveau de l’Union européenne que l’on peut mesurer son succès (ou son échec) avec le plus de pertinence.

Le deuxième principe consiste à utiliser tous les indicateurs inscrits dans les textes de loi et uniquement ceux-là. Eurostat propose par exemple une batterie de 25 indicateurs « pour le Pacte vert européen » mais la plupart d’entre eux ne figurent pas dans les dispositions législatives adoptées entre 2019 et 2024.

Enfin, pour suivre les progrès tangibles du Pacte vert, nous utilisons la distance à l’objectif 2030 de nos indicateurs à l’aide des données Eurostat en temps réel (les 25 indicateurs Eurostat mentionnés plus haut sont présentés sans rapport à un objectif).

Nous avons identifié 13 indicateurs intégrés dans les textes législatifs du Pacte vert dotés d’objectifs quantitatifs à horizon 2030 (en croisant différentes sources européennes, en particulier la Commission européenne et l’Agence européenne de l’environnement), ces indicateurs étant représentatifs des quatre piliers ou étages identifiés plus haut. Ces indicateurs forment un tableau de bord du Pacte vert.

Pour chaque indicateur, notre outil apporte trois éléments d’évaluation : l’historique reconstitué à partir des données officielles et mis à jour automatiquement à partir des bases d’Eurostat, le pourcentage réalisé par rapport à l’objectif 2030 (à la dernière date disponible) et le sens, positif ou négatif, de la dernière année de performance mesurée.

Nous avons en outre constitué à partir de ce tableau de bord un instrument de mesure synthétique ou composite : le « Green Deal Radar » (Figure 2) qui fait la moyenne des indicateurs de chaque pilier.

Figure 2. Le radar du Green Deal

Lecture : sur une échelle de 0 à 100%, 0 indiquant qu’aucun progrès n’a été accompli et 100% que tous les objectifs ont été atteints à horizon 2030 à date, les quatre piliers du Pacte vert sont positionnés et comparés.

Source : https://greendealemma.shinyapps.io/Pacteverteurop/

Tableau de bord et indicateur composite forment ensemble la boussole du Green Deal ou « Green Deal Compass ». Il ressort de notre indicateur composite, dont la forme évoque une pyramide, deux réalités parlantes : la première est que le Pacte vert est en bonne voie au regard des indicateurs en vigueur, le chemin déjà parcouru vers les objectifs 2030 oscillant entre les deux tiers (pour le pilier énergie-climat) et un quart (pour le pilier agriculture et alimentation). Mais, deuxième réalité objective, le Pacte vert est fortement déséquilibré en faveur de son pilier énergie-climat, les trois autres piliers étant compris entre environ un quart et un tiers du chemin parcouru (le pilier le moins avancé étant le pilier agriculture et alimentation, ce qui éclaire d’une lumière intéressante les débats intenses qui secouent le monde agricole dans nombre d’États membres depuis plusieurs mois au sujet des règlementations environnementales). 

On peut ensuite vouloir détailler la dynamique propre de chacun de ces piliers pour mieux comprendre les évolutions en cours (à l’aune des indicateurs existants, encore partiels). Le pilier énergie-climat est celui qui compte le plus d’indicateurs inscrits dans les textes européens et mesurables objectivement (six au total), ce qui n’est guère surprenant car c’est le cœur de la stratégie définie dès décembre 2019 par l’ambition d’« être le premier continent neutre pour le climat ». Mais, précisément, cette ambition de neutralité carbone se heurte à une réalité que les données permettent de dévoiler. Si la réduction des émissions de gaz à effet de serre est indéniablement forte pour l’ensemble de l’Union européenne, avec plus de la moitié du chemin parcouru vers la cible de 2030 (progrès soutenu par le déploiement des renouvelables et le développement de l’efficacité énergétique que les indicateurs retenus mettent en lumière), la tendance post-Covid n’est pas bonne, avec un fort rebond des émissions en 2021 (qui n’a pas été compensé par la baisse de 2022) et une réduction dont le rythme est jugé insuffisant par l’Agence européenne de l’environnement.

Mais surtout, la stratégie de neutralité carbone adoptée par l’UE suppose que le reliquat des émissions brutes (qui ne seront pas réduites à zéro) soit absorbé par les puits de carbone. Or l’indicateur d’absorption des émissions par les puits de carbone a lourdement chuté au cours de la dernière décennie sous l’effet de la crise climatique (feux géants, épuisement des écosystèmes, etc.).

Notre « boussole du Pacte vert » met donc en lumière une faille sérieuse, insuffisamment connue, de la stratégie européenne concentrée sur ses objectifs énergie-climat mais pas assez attentive à la vitalité des écosystèmes qui pourtant conditionne, à terme, leur atteinte (c’est aussi le problème de la performance climatique française sur l’année 2023).

On retrouve un autre déséquilibre dans l’analyse du pilier « Ressources et pollutions » qui montre qu’en parallèle du recul des émissions de gaz à effet de serre, la consommation de ressources naturelles ne diminue plus depuis dix ans, l’économie européenne est donc loin d’être encore soutenable. De la même manière, si les indicateurs de conservation des terres et des espaces maritimes au sein du pilier « Biodiversité et Écosystèmes » donnent à voir des progrès réels et encourageants vers les objectifs 2030, le recul des espèces d’oiseaux (qui symbolise une érosion bien plus large de la biodiversité dans l’Union européenne, notamment des populations d’insectes ou d’amphibiens) est continu depuis le début des années 1990 et s’est accéléré au cours des deux dernières décennies. Il existe bien entendu d’autres déséquilibres que notre outil ne permet pas de mesurer, à commencer par le manque d’ambition sociale du Pacte vert tel qu’il est aujourd’hui, une lacune soulignée dès son lancement (voir à ce sujet l’étude « A Blueprint for a European Social and Green Deal »).

La « boussole du Pacte vert » est un outil partiel et imparfait d’évaluation qui demande à être perfectionné et complété à mesure que les indicateurs du Pacte vert deviendront plus précis et nombreux. Cet outil permet néanmoins d’éclairer de manière objective un certain nombre de débats en cours et nous autorise une réponse claire à la question posée en ouverture de cet article. « Le Pacte vert européen atteint-il ses objectifs ? » Oui, mais de manière déséquilibrée, ce qui pourrait rapidement remettre en cause son succès encore fragile.




Projet de loi sur le logement abordable : vers des logements sociaux pour villes riches ?

Gregory Verdugo, Université Paris-Saclay, Evry, et OFCE[1]

En logeant près d’un ménage sur cinq en 2020, le logement social demeure une pièce centrale de la politique du logement en France. Parce qu’il concentre les ménages les plus pauvres et les immigrés d’origine non-européenne dont la probabilité de vivre en logement social est le double des natifs, sa répartition entre quartiers et communes façonne la ségrégation spatiale par revenus et par origine (Beaubrun-Diant et Maury 2022, Verdugo et Toma, 2018). Verdugo et Toma (2018) montrent que la progression plus rapide de la part d’immigrés dans les grands ensembles, les plus isolés des logements privés, explique une grande partie de la hausse de la ségrégation résidentielle de ce groupe tandis que, au contraire, la hausse de leur présence dans les logements sociaux moins ségrégués l’a modérée. Ainsi, toute politique affectant la production de logements sociaux et le profil de leurs locataires se répercute directement sur la ségrégation résidentielle en France.



Les constructions de logements sociaux sont soumises au bon vouloir des politiques municipales, comme en témoigne la loi SRU qui prévoit des pénalités pour les municipalités sous le seuil de 25% de logement sociaux. L’une des principales leçons de l’économie urbaine est que les principaux freins à l’offre de logement se situent au niveau des politiques locales (Gyourko et Molloy, 2015). Cette leçon apparaît pertinente pour le logement social. D’abord, les habitants des quartiers voisins, en particulier si leur population est socialement favorisée, peuvent être hostiles aux futures productions de logements sociaux par crainte qu’elles affectent la qualité du voisinage et se répercutent sur la valeur de leur bien. Les exemples sont nombreux que ce soit en zone rurale, dans les villes moyennes ou les grandes agglomérations. Des travaux récents montrent ainsi que les productions de logements sociaux en réponse à la loi SRU ont principalement eu lieu dans les quartiers les moins favorisés des municipalités (Chapelle Gobillon et Vignolle, 2022). Si l’offre de logement a bien augmenté en réponse à la loi, la concentration des ménages les plus modestes au sein des municipalités s’est également renforcée.

Une deuxième barrière aux productions de logements sociaux est que, lorsqu’elles sont importantes, elles peuvent modifier la composition de la population de la municipalité dans un sens qui peut être électoralement défavorable au maire en place, en particulier les maires de droite. Ces conséquences électorales peuvent les inciter à freiner les constructions ou tenter d’influer sur le profil des ménages admis dans les logements sociaux de la municipalité. Des travaux récents ont ainsi montré qu’à la suite des élections municipales, les maires de gauche construisent plus de logements sociaux que les maires de droite, et que les logements sociaux de leur municipalité, neufs ou anciens, accueillent plus d’immigrés (Schmutz et Verdugo, 2023)[2]. Ces constructions supplémentaires se traduisaient par des changements durables de la composition de la population non seulement dans le logement social mais aussi dans le logement privé, augmentant les chances de réélection des maires de gauche. On comprend donc l’inquiétude des maires de municipalités socialement favorisées envers des constructions qui mécontentent certains habitants des quartiers voisins et mettent en péril leur majorité.

Afin d’inciter les maires à construire, le ministre délégué du logement a ainsi présenté le vendredi 3 mai en conseil des ministres un projet de loi pour « développer l’offre de logements abordables ». Le projet propose de reformer la loi SRU en intégrant, pour les municipalités déficitaires mais ayant atteint plus de 15% de logement sociaux, la construction de logements sociaux intermédiaires destinés aux classes moyennes supérieures dans les quotas éligibles à la loi SRU, dans une limite de 25% des objectifs de construction. L’objectif est de rassurer les maires des municipalités carencées, principalement de droite, en garantissant que le profil socio-économique des habitants d’une partie des logements produits ne sera pas trop populaire.

Si cette disposition est adoptée, et qu’elle séduit les maires de municipalités carencées pour les inciter à construire, elle devrait renforcer les contrastes existants dans la population des logements sociaux entre municipalités de droite, orientées vers le logement intermédiaire, et municipalités de gauches, orientées vers le logement social pour les plus modestes. D’autant plus que le projet de loi offre une assurance supplémentaire aux maires en leur permettant d’allouer eux-mêmes le logement social nouvellement construit, et donc d’influencer directement le profil des ménages dans ces nouveaux logements. L’article 8 du projet de loi permettrait également aux bailleurs sociaux d’ajuster à la hausse les loyers au-delà des limites actuelles, ce qui pourrait accélérer la disparition du parc social à bas loyer et donc également contribuer à modifier le profil des futurs locataires.

Alors que ces dispositions devraient gentrifier le parc de logements sociaux des villes de droite qui construisent en réponse à la loi, d’autres dispositions pourraient appauvrir le parc destiné aux classes populaires. Afin de favoriser la mobilité dans le parc social, le ministre a annoncé que le texte permettrait la rupture du bail au bout de deux ans pour les ménages locataires d’un logement social dont les revenus dépassent le plafond de ressources de plus de 20% et qui sont ainsi assujettis au supplément de loyer de solidarité (SLS). La population touchée ne serait pas négligeable puisqu’elle concernerait, selon le ministre, 8% des ménages en logement social[3]. Si expulser ces ménages peut sembler légitime étant donné le caractère anti-redistributif des bénéfices qu’ils reçoivent, leur départ pourrait appauvrir la population des logements sociaux et leurs quartiers par des effets directs mais aussi indirects. L’équilibre résidentiel d’un quartier peut en effet être déstabilisé par le départ des ménages les plus favorisés et basculer vers une situation où seuls les plus modestes qui n’ont pas d’autres possibilités demeurent dans le quartier (Card, Mas, et Rothstein 2008).

Au final, s’il est mis en place, le projet de loi donnera plus d’incitation aux maires de droite de construire des logements, et cette hausse apparaît désirable dans les communes favorisées où la demande de logement est importante. Néanmoins, il risque de renforcer le dualisme existant avec des logements sociaux de municipalités de droite où les classes moyennes sont présentes, et des logements sociaux de municipalités de gauches concentrant les ménages les plus en difficulté et où lorsqu’un ménage atteint un seuil de revenus trop élevé, il risque l’expulsion.


[1] gregory.verdugo@sciencespo.fr

[2] Ces résultats sont cohérents avec des travaux quantitatifs récents démontrant l’existence de discrimination à l’accès au logement social (Bonnal, Boumahdi, et Favard 2013, Madec et al. 2023 ).

[3] Contrairement aux déclarations du ministre, si 8% des locataires de logement social dépassent bien le plafond de ressources, les derniers chiffres disponibles indiquent que le supplément de loyer de solidarité ne concerne en pratique que 3,2% des ménages du parc social, soit 40% des ménages au-dessus du plafond.




Next Generation EU : quels effets économiques en attendre ?

Jérôme Creel et Jonas Kaiser

Dans une étude pour la Foundation for European Progressive Studies (FEPS), nous tentons d’évaluer les effets économiques de Next Generation EU en Allemagne, en France et en Italie. Le programme Next Generation EU (NGEU), créé en réponse à la pandémie de COVID-19, représente un engagement financier de l’Union européenne sans précédent. NGEU a été conçu non seulement pour soutenir les États membres dans leur reprise économique immédiate, mais aussi pour faciliter des investissements et des réformes à grande échelle alignés sur les objectifs à long terme de l’UE (notamment la transition écologique, la numérisation et la cohésion sociale et territoriale). L’évaluation des effets économiques de NGEU est cruciale car elle aide à informer les décideurs politiques sur l’efficacité de telles interventions financières à grande échelle et à guider les décisions futures sur la politique budgétaire et l’intégration de l’UE.



Le programme NGEU est historique par son ampleur et son approche. Son principal composant, la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR), dispose d’un budget de 724 milliards d’euros (à prix courants), dont environ la moitié sous forme de subventions et l’autre sous forme de prêts. Les aspects novateurs de NGEU incluent :

  • l’émission de la dette commune : pour la première fois, l’UE a émis une dette commune pour financer un vaste programme d’investissement, montrant ainsi la capacité de l’UE à répondre de manière coordonnée à un choc externe majeur ;
  • une affectation des fonds innovante : contrairement à d’autres programmes de l’UE, les fonds ne sont pas affectés uniquement en fonction de critères macroéconomiques tels que le produit intérieur brut ou la population, mais en fonction des besoins induits par la pandémie, assurant un soutien ciblé là où il est le plus nécessaire.

La littérature mesurant les effets des politiques budgétaires mises en œuvre depuis la crise de COVID-19 dans l’UE met en évidence un large éventail de multiplicateurs budgétaires[1]. Certaines estimations sont proches de zéro (mais jamais en dessous) tandis que d’autres dépassent largement l’unité. Toutes ces études reposent sur des simulations de modèles en équilibre général. Notre étude propose une vue alternative aux exercices de modélisation ex ante pour évaluer la valeur ajoutée attendue de NGEU pour certains États membres de l’UE. Bien que NGEU soit toujours en cours avec la majorité des déboursements prévus dans la seconde moitié de la période 2021-2026 (Graphique 1), l’étude propose de lier l’effet réel attendu ex post de NGEU à l’effet réel ex post des politiques budgétaires nationales passées menées par les États membres de l’UE.

Les prêts accordés au titre de NGEU sont assez similaires aux dettes nationales contractées pour financer les dépenses publiques. On peut penser que leurs multiplicateurs budgétaires seront comparables. Toutefois, les subventions accordées au titre de NGEU, qui n’engendrent pas de paiements d’intérêts immédiats de la part des gouvernements bénéficiaires, devraient produire des multiplicateurs budgétaires plus élevés car elles ne produisent pas d’effets d’éviction via une hausse des taux d’intérêt sur la dette, vu que la dette nationale n’a pas augmenté. L’étude propose donc d’utiliser les multiplicateurs budgétaires nationaux comme limite inférieure des effets attendus de NGEU, suggérant que l’impact réel de NGEU, notamment par le biais des subventions, pourrait dépasser celui observé avec les stimuli basés sur les prêts.

Les multiplicateurs budgétaires sont estimés pour les trois plus grandes économies de l’UE, l’Allemagne, la France et l’Italie, sur la base de données trimestrielles. Compte tenu de la disponibilité des données, les estimations sont réalisées sur des périodes différentes : 1991T1-2019T4 pour l’Allemagne, 1980T1-2019T4 pour la France et 1999T1-2019T4 pour l’Italie. L’étude utilise une approche basée sur la loi d’Okun pour estimer la production potentielle et l’écart de production[2]. Ensuite, le solde budgétaire corrigé des variations conjoncturelles est dérivé de ces estimations de l’écart de production et les chocs budgétaires sont identifiés comme des variations trimestrielles de ce solde. Enfin, l’effet multiplicateur budgétaire est estimé à l’aide de projections locales.

Les résultats sont les suivants. La France présente un multiplicateur budgétaire de 0,5 après un an ; l’Italie atteint un pic à 0,7 après trois ans ; celui de l’Allemagne n’est jamais statistiquement significatif. Compte tenu de l’accent mis par les fonds NGEU sur l’Italie, les résultats soutiennent l’idée que les fonds alloués au titre de la FRR vont principalement là où les effets réels attendus sont les plus élevés, en Italie donc.

Les résultats sont différents dès lors que l’on introduit le contexte macroéconomique.  En séparant l’échantillon entre les années de ralentissement économique et les années d’expansion, le multiplicateur budgétaire pour la France montre très peu de différence (Graphique 2). En Allemagne, cependant, la différence est substantielle : alors que le multiplicateur budgétaire est nul en période d’expansion, il est élevé en période de ralentissement, atteignant un pic de 2 un an après le stimulus. En Italie, la différence entre les mauvaises et les bonnes années est également significative. Son multiplicateur budgétaire est positif à court terme pendant les bonnes années et il atteint un pic de 4 après trois ans si le stimulus budgétaire a eu lieu pendant les années de ralentissement.

Cette étude montre que la politique budgétaire a des effets tangibles sur l’économie, avec des estimations des bornes inférieures des multiplicateurs budgétaires ne tombant jamais en dessous de zéro à court terme en Allemagne et significativement positives en France et en Italie. Ces effets sont particulièrement forts en période de chômage élevé, soulignant l’importance des interventions de relance opportunes alignées sur les périodes de ralentissement économique. Malgré une reprise économique rapide après la pandémie qui a réduit les taux de chômage dans les trois pays étudiés, l’appropriation et l’utilisation des fonds NGEU ont été somme toute assez limitées, probablement en raison de contraintes administratives et d’obstacles du côté de l’offre. Cependant, cette étude suggère que même en période économique plus favorable, des politiques budgétaires comme NGEU peuvent encore être efficaces, en particulier dans des pays comme l’Italie, qui a été sévèrement touchée par la pandémie et dispose de montants substantiels de subventions et de prêts encore à débourser. Une évaluation continue de NGEU sera nécessaire pour mieux comprendre leur impact économique réel et leur contribution aux objectifs à long terme de l’UE mais face au ralentissement économique européen et à la remontée des taux d’intérêt depuis juillet 2022, l’utilisation complète des fonds alloués au titre de NGEU par les Etats membres de l’UE semble aller de soi.


[1] Le multiplicateur budgétaire mesure l’impact sur le PIB d’une variation donnée des dépenses publiques ou des impôts (dans ce dernier cas, on parlera plus particulièrement de multiplicateur fiscal). Notre étude fournit une revue de la littérature sur les effets attendus de NGEU. Pour une revue récente et plus extensive de la littérature empirique, voir Deleidi, Iafrate et Levrero (2023).

[2] La loi d’Okun relie la variation du PIB à celle du taux de chômage.




Les crises expliquent-elles la hausse de la dette publique en France ?

par Mathieu Plane, Xavier Ragot, Raul Sampognaro
L’évolution de la dette publique française occupe légitimement une place importante dans le débat politique depuis que l’Insee a révélé, le 26 mars dernier, le chiffre de déficit public significativement plus élevé qu’attendu pour l’année 2023.








IRA vs NZIA : un regard géopolitique

Cyrille P. Coutansais, Directeur du département Recherches du CESM[1]

Intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques des années 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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IRA (Inflation Reduction Act) aux États-Unis et NZIA (Net-Zero Industry Act) dans l’Union européenne, s’ils paraissent les deux faces d’une même pièce, sont en réalité profondément dissemblables dans leur motivation. L’un, le premier, s’inscrit dans le temps long et n’est qu’un jalon dans une stratégie géopolitique qui vient de loin tandis que l’autre, le second, se veut juste une réponse au premier.

L’IRA prend sa source dans les années 2007-2008 et la crise des subprimes : le monde affronte une crise financière venue des Etats-Unis et redémarre grâce à la Chine. C’est dans ces années-là que Washington prend conscience qu’il ne peut plus être le « gendarme du monde » du fait de l’épuisement de son modèle impérial comme tant d’autres avant-lui, de la Rome antique à la Grande-Bretagne. Et comme ses devanciers, il décide de rationaliser son modèle, se concentrant sur l’essentiel – l’Asie-Pacifique –, l’accessoire étant laissé à ses alliés. Cette vision se formalise en 2011 à travers le fameux « pivot vers l’Asie » de l’administration Obama, manière de signifier que les intérêts des Etats-Unis sont désormais essentiellement dans cette zone où s’est réveillé le géant chinois, perçu de plus en plus comme un rival. Cette perception conduit à revoir l’ensemble des dépendances nées de la globalisation des chaînes de valeur et à agir sur un certain nombre de secteurs jugés stratégiques. De ce point de vue, on trouve une continuité frappante entre les administrations Trump et Biden qui, à travers des taxes douanières, le Chips Act ou encore l’IRA, n’ont qu’un but : réindustrialiser, relocaliser, produire à proximité ou dans des pays « amis » pour offrir le moins de prise possible à l’Empire du milieu. Et si l’on suit les perspectives économiques de juin 2023 de l’OCDE, il semble que cette politique produise ses effets : la part de Pékin dans les importations de biens manufacturés de l’oncle Sam s’est tassée de 25 % en 2018 à 19 % en 2022, la Chine chutant même au troisième rang des fournisseurs en 2023 – derrière le Mexique et le Canada –, après une bonne quinzaine d’années au sommet du podium.

On peut certes soupçonner une importation de biens manufacturés chinois par le Mexique à des fins de réexportation chez son grand voisin du Nord mais que dire alors de l’évolution de l’Union européenne ? Selon la même source, la part de biens manufacturés chinois dans les importations du Vieux Continent est passée de 26 % en 2018 à 33 % en 2022. Dépendance croissante donc qui ne laisse pas d’interroger à l’heure où le gendarme du monde n’entend plus jouer son rôle. Car c’est lui qui, par sa puissance, freinait toute velléité de remise en cause de l’ordre post-guerre froide. Or ce retrait a été bien perçu par un certain nombre de chefs d’État dans le monde, qui n’excluent pas de remettre au goût du jour le vieil axiome clausewitzien : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Et cela d’autant plus que la mondialisation a été le moyen pour leur pays de se développer, s’enrichir, et par là d’investir dans un réarmement qui est mondial : en 2023, les dépenses militaires du globe ont augmenté pour la neuvième année consécutive pour atteindre le niveau record de 2 443 milliards de dollars[2]. Les premiers effets s’en font déjà sentir en Ukraine comme en Arménie, et peut-être un jour au Guyana, le Venezuela ayant organisé un référendum pour revendiquer les deux tiers de son voisin. Et un nouveau seuil vient d’être franchi avec les frappes de l’Iran sur Israël : pour la première fois la République islamique agit directement, sans passer par des faux-nez, et surtout elle le fait malgré l’avertissement américain de ne pas le faire et le positionnement de moyens en général dissuasifs à base de porte-avions et autres.

Alors oui, l’Union européenne s’efforce de s’adapter à ce nouveau monde, oui, elle est en capacité d’arriver à un accord relativement rapide sur son NZIA. Reste que le financement reposera en grande partie sur un assouplissement des aides d’État, quelques reliquats de fonds européens pouvant tout juste s’y ajouter. Comme si l’Union européenne peinait à se faire une raison, ne se résignait pas à abandonner le monde d’avant, celui de la mondialisation « heureuse ». Il est vrai qu’il avait bien des attraits, Bruxelles pouvant façonner (en partie) le monde grâce au pouvoir de la norme[3]. Force est de constater d’ailleurs que ce modèle a eu des résultats, par exemple dans le cadre de la lutte contre la pêche illégale et non réglementée, où un système de cartons rouges, jaunes et verts a contraint les pays désireux d’exporter leurs produits halieutiques chez nous à refonder leurs pratiques, faute de quoi le premier marché de consommation du monde leur était interdit. La taxe carbone aux frontières s’inscrit d’ailleurs dans le même paradigme.

Mais le monde change et il est peut-être temps pour l’Union européenne d’entamer sa troisième vie. Elle en eut une première, celle de la réconciliation franco-allemande, de l’Europe des six, des douze, celle de la CEE, puis une deuxième, celle de la réunification du continent, de l’élargissement sous l’effet de la chute du mur de Berlin, de l’effondrement de l’URSS. Sa troisième sera placée sous le sceau de la lutte contre le réchauffement climatique et des fracas géopolitiques. Reste à l’écrire…


[1] Auteur, notamment, de La (re)localisation du monde, CNRS-éditions, 2021

[2] SIPRI Yearbook 2023, Stockholm International Peace Research Institute.

[3] Zaki Laïdi, La Norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2005.




Les insuffisances de l’investissement européen

Sébastien Bock, Aya Elewa, Sarah Guillou, Mauro Napoletano, Lionel Nesta, Evens Salies, Tania Treibich

Depuis les premiers travaux de Robert Solow, on sait que la croissance économique de long terme ne provient pas d’un stock de capital plus important ou de l’accroissement de l’emploi, mais du progrès technique, identifié comme la partie non observée de la croissance. Cet élément inobservé – le résidu de Solow – explique 87% de la croissance américaine de la première moitié du 20ème siècle. Depuis, les théories de la croissance endogène ont montré que c’est surtout l’investissement immatériel, notamment l’investissement en R&D ou en termes de capital humain qui, source d’externalités positives, assure la croissance de long terme.



Les technologies de l’information et des communications (TIC) ont concentré l’attention des chercheurs et des statisticiens depuis la fin des années 1990. Bien que n’ayant pas toujours tenu leurs promesses de gains de productivité – le paradoxe de Solow-, elles irriguent indéniablement toutes les technologies du 21ème siècle et sont les armes de la compétitivité de tous les secteurs et en premier lieu des services numériques. S’intéresser aux efforts d’investissement dans ces technologies est incontournable de toute question sur la croissance et les niveaux de vie.

Dans ce billet de blog, on se focalise sur trois types d’investissement, l’un matériel, les deux autres immatériels, pouvant être à la source du décrochage européen plus largement analysé dans le Policy brief « Le décrochage européen en question ».  Nous nous intéressons aux investissements en équipements liés aux TIC (serveurs, routeurs, ordinateurs, etc.), aux investissements en recherche et développement (R&D), et aux investissements en services TIC tels que les logiciels, les programmes et les bases de données.[1] Ces trois types d’investissement se distinguent des autres investissements tangibles (en équipements de transport, en machines, en bâtiments, en terres cultivables) et intangibles (en formation, en propriété intellectuelle, en organisation) par leur dynamique particulière, révélant un retard croissant et parfois spectaculaire de la zone euro par rapport aux Etats-Unis.

Intéressons-nous tout d’abord à la dynamique de l’investissement.

Le graphique 1 montre l’investissement par emploi pour ces trois types d’investissement aux États-Unis, en zone euro et dans les quatre grands pays de la zone euro de 2000 et 2019. On remarque immédiatement que l’effort d’investissement aux Etats-Unis est de plus grande ampleur pour chacun d’eux.

  • Concernant les investissements en R&D, l’écart entre les Etats-Unis et la zone euro, déjà important au début des années 2000, augmente en valeur absolue (le différentiel passant de 1000 à 2000 euros par emploi sur la période) pour représenter en 2019 plus de deux fois l’effort européen. Le plus inquiétant à nos yeux est que cet écart croissant est le résultat d’un comportement homogène de la part des principales économies européennes. Pour l’Allemagne comme pour la France, cet écart, plutôt minime jusqu’en 2005, est multiplié par 10 pour la France et par 5 pour l’Allemagne en fin de période.
  • Concernant les investissements en logiciels et base de données, et si l’on met de côté le cas français[2], il n’y a pas lieu d’être optimiste. L’écart US-ZE d’investissement par emploi en logiciels et bases de données est multiplié par 12, passant de 200 à 2400 euros sur les deux décennies. Le cas français se distingue par son volume, mais en tendance, l’investissement français double pendant que l’investissement étasunien triple.
  • Concernant les investissements en équipement de TIC, la singularité américaine est plus impressionnante encore. Initialement voisin des niveaux européens, cet investissement croît de manière continue aux Etats-Unis, alors qu’il demeure constant en zone euro. La comparaison est ici éloquente, puisque l’investissement par emploi demeure à hauteur de 500 à 700 euros par an sur l’ensemble de la période dans la zone euro, alors qu’il atteint 2 500 euros aux Etats-Unis, soit une multiplication par près de cinq sur la période considérée.

Au total, l’écart d’investissement privé entre la zone euro et les Etats-Unis s’élevait à environ 150 milliards d’euros en 2000, pour atteindre plus de 600 milliards d’euros en 2019. D’où vient cette vigueur étasunienne, et, surtout, comment expliquer l’apathie européenne ? On pourrait en premier lieu s’interroger sur le rôle de la spécialisation productive des économies. Après tout, si les secteurs en croissance aux Etats-Unis sont ceux qui investissent le plus en R&D, en logiciels et en équipement TIC, on devrait observer des effets de composition plus importants aux Etats-Unis qu’en zone euro. Cela impliquerait que la croissance observée n’est pas le résultat de comportements américains de plus en plus enclins à l’investissement mais serait avant tout le résultat d’un positionnement sectoriel avantageux pour les Etats-Unis. Procédons à présent à une décomposition de la croissance des investissements en distinguant les effets intra et intersectoriels.

En posant l’investissement par emploi agrégé comme la somme des investissements par emploi dans chaque secteur pondéré par la part de l’emploi dans ces secteurs, le taux de croissance de l’investissement par emploi agrégé peut se décomposer comme la somme des effets intra-sectoriels, des effets intersectoriels et des effets croisés sur la période.

Le premier effet capte les effets liés à l’augmentation de l’investissement (par emploi) ayant lieu au sein de chaque secteur. Cet effet interne peut être le résultat des entreprises qui, entre 2000 et 2019, ont augmenté leurs investissements, des réallocations de parts de marché au sein des secteurs, ou encore des entrées et sorties de firmes du marché. Le second effet, l’effet intersectoriel, est le résultat du changement structurel des économies, étant entendu comme les modifications dans la structure sectorielle des économies. L’effet croisé est la conjonction des deux premiers évoqués.

Le graphique 2 présente les résultats de cette décomposition, distinguant les effets internes à chaque secteur des effets intersectoriels. On observe immédiatement que c’est l’effet intrasectoriel qui explique la croissance de l’investissement par tête, et ce dans l’ensemble des économies et quel que soit le type d’investissement. Autrement dit, l’explication consistant à dire que le changement structurel s’opèrerait de telle sorte qu’il favorise la croissance de l’investissement par emploi aux Etats-Unis et pas en Europe peut être écartée. Non seulement les structures sectorielles des économies ne sont pas si éloignées les unes des autres, mais surtout la croissance de l’investissement est nettement le résultat d’une intensification de l’investissement au sein des secteurs. Il faut donc comprendre l’origine de l’écart d’investissement US-ZE comme le résultat de comportements d’investissement qui se modifient au cours du temps.

Pour les révéler, nous opérons une autre décomposition, où le taux de croissance de l’investissement par emploi est le résultat du taux de croissance de l’investissement moins le taux de croissance de l’emploi. Ensuite, nous décomposons le taux de croissance de l’investissement comme la somme des taux de croissance sectoriels, pondérés par la part de chaque secteur dans l’investissement total, en début de période. Nous classons l’ensemble des secteurs qui constituent l’économie marchande par type de secteurs comme suit : (i) les Industries de hautes technologies (hors production de TIC) ; (ii) les industries de production de TIC ; (iii) les autres industries, agriculture, eau, gaz, électricité, construction ; (iv) les services à haute valeur ajoutée (hors services TIC) ; (v) les services TIC ; (vi) les autres services. Cette classification nous semble pertinente car elle distingue les activités de production de TIC (qu’ils soient manufacturés ou serviciels), des autres secteurs utilisateurs de TIC comme intrants de leur production.

Le graphique 3 présente les résultats par type d’investissement. Considérons tout d’abord les investissements de R&D. Le cas de l’Espagne peut paraître surprenant par la croissance observée, mais celle-ci est surtout le résultat d’un effet de rattrapage. En effet, comme le montre le graphique 1, c’est en Espagne que l’investissement par emploi est le plus bas tout au long de la période considérée. Cette croissance est essentiellement portée par les services de haute valeur ajoutée et les industries de « basse technologie ». Concernant les autres pays, la croissance de cet investissement est surtout soutenue par les industries de haute technologie. Ce phénomène est surtout présent en zone euro en général, et en Allemagne et en Italie plus particulièrement. En fait, le différentiel entre les taux de croissance américain et européen (en excluant l’Espagne) est surtout le résultat d’investissements importants des secteurs des services TIC. Nous y voyons surtout les fameuses GAFAM.[3] L’exploitation des bases de données gigantesques conjointement à l’essor de l’intelligence artificielle – et des possibilités impressionnantes qu’elle offre – incitent les GAFAM à investir massivement en R&D afin de tirer le meilleur parti de ces nouvelles technologies.

La croissance de l’investissement en bases de données et logiciels est surtout due aux secteurs des services en général, quel que soit le pays considéré. Ce qui distingue les Etats-Unis des autres pays, c’est la contribution significative des services à haute valeur ajoutée. Ce constat évoque plutôt l’idée d’une diffusion des TIC à l’ensemble du tissu économique plus rapide aux Etats-Unis qu’en Europe. L’Italie interpelle par la faiblesse du taux de croissance, avec une contribution quasi inexistante des services à la croissance de cet investissement. Le cas espagnol est, encore une fois, l’expression d’un effet de rattrapage, comme l’illustre le graphique 1.

Enfin, la comparaison US-ZE sur les sources de la croissance des investissements en équipements TIC est particulièrement éclairante. Au-delà de la différence en termes de taux de croissance, on remarque que la contribution des secteurs est relativement similaire entre les deux régions du monde, à l’exception des services TIC. En zone euro, la contribution des services TIC à la croissance de l’investissement en équipements TIC reste faible alors qu’aux Etats-Unis, elle est de 4,5 points de pourcentage, expliquant à eux seuls le différentiel constaté. Notre interprétation est que la dynamique spécifique aux investissements en équipement TIC constatée dans la figure 1 est le résultat des investissements massifs des services TIC, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des GAFAM. Autrement dit, les investissements immatériels en R&D et en logiciels-Bases de données évoluent de concert avec les investissements matériels en TIC qui les complémentent et les rendent opérationnels voire productifs.

Trois résultats sont à retenir :

  1. L’effort d’investissement aux Etats-Unis est plus important qu’en zone euro pour les trois types d’investissements considérés que sont : les investissements en R&D, en équipement TIC, en services TIC (logiciels et bases de données).

    1. L’écart entre les Etats-Unis et la zone euro croît pour tous les types d’investissement.
    2. Les investissements en équipements TIC par emploi sont, en 2019, cinq fois plus importants aux Etats-Unis qu’en zone euro.

  2. C’est l’effet intrasectoriel qui explique la croissance de l’investissement par emploi, et ce dans l’ensemble des économies et pour tout type d’investissement.

    1. L’écart constaté entre les Etats-Unis et la zone euro n’est donc pas dû à des effets de de changements de spécialisation (au cours des 20 dernières années), mais bien à des changements internes aux secteurs.
    2. L’origine de l’écart d’investissement la contribution des services TIC à la croissance de l’investissement en équipements TIC résulte de comportements d’investissement qui se modifient au cours du temps.

  3. Il existe d’importantes différences entre pays sur les contributions sectorielles à la croissance de l’investissement par emploi.

    1. En zone euro, la croissance de l’investissement en R&D est surtout soutenue par les industries de hautes technologies. Aux Etats-Unis, ce sont surtout les services en TIC qui soutiennent cette croissance ;
    2. Ce qui distingue les Etats-Unis des autres pays, c’est la contribution significative des services à haute valeur ajoutée à la croissance de l’investissement en bases de données et logiciels ;
    3. Le différentiel observé en investissements en équipement TIC est principalement dû aux investissements réalisés par le secteur des services.

Tout se passe comme si, aux Etats-Unis, à grand renfort d’investissements en R&D et en équipements numériques, le secteur des services TIC – incluant les cinq géants américains – expliquait le différentiel observé. Les autres secteurs de services (essentiellement les services à haute valeur ajoutée) intègrent ces innovations dans leur processus productif en investissant à leur tour en logiciels et base de données.  Le cas américain offre ainsi une grande cohérence par la complémentarité entre des secteurs producteurs et des secteurs utilisateurs de services TIC. L’impression d’ensemble est celle d’une numérisation rapide de l’économie, portée par les GAFAM et se diffusant à l’ensemble du tissu productif américain.

Le cas européen n’offre pas la même lecture, et est préoccupant pour deux raisons. Premièrement, l’absence d’investissement en services TIC implique une numérisation plus lente de l’économie. Deuxièmement, l’absence d’entreprise leader dans le domaine des services numériques limite les investissements en R&D et en équipements numériques. A l’heure des promesses futures de l’intelligence artificielle et de l’ordinateur quantique, il y a tout lieu de penser que, sans la combinaison de secteurs amont fournisseurs de services et d’équipements TIC et de secteurs aval adoptant ces innovations, l’Europe pourra plus difficilement capter les fruits de la numérisation annoncée de l’économie.

Le défi est donc immense. Un rattrapage complet impliquerait une augmentation de l’investissement privé[4] en Europe de 630 milliards d’euros par an (soit plus de 5% du PIB de la zone euro), et ce sur les seuls actifs considérés ici (TIC, R&D, logiciels et bases de données), et sous hypothèse de constance de l’investissement américain. Cela équivaut à une augmentation de l’investissement de 61 milliards d’euros pour la France, de 57 milliards d’euros pour l’Allemagne, de 28 milliards pour l’Italie et de 16 milliards pour l’Espagne. Mais ceci n’est pas qu’un problème quantitatif, loin s’en faut. Sans changement radical des comportements d’investissement des acteurs publics et privés, sans innovation institutionnelle concernant la gouvernance européenne[5], ce paradoxe devrait perdurer en Europe, qui, restant ancrée dans les spécialisations du 20ème siècle, présente manifestement un risque de déclassement technologique.


[1] Rappelons que ces investissements peuvent résulter de production interne aux entreprises ou être achetés à des fournisseurs externes.

[2] Guillou et Mini ont mis en évidence la particularité française, somme toute énigmatique, en matière de logiciels et bases de données qui persiste malgré la prise en compte des différences de comptabilité entre les pays. Voir « A la recherche de l’immatériel : comprendre l’investissement de l’industrie française », La Fabrique de l’industrie (2019).

[3] Pour rappel, les GAFAM sont : Google (devenu Alphabet), Amazon, Facebook (Meta), Apple et Microsoft.

[4] Le secteur privé correspond ici aux secteurs en code NACE de A à N.

[5] Voir sur ce point le récent rapport par Fuest, D. Gros, P.-L. Mengel, G. Presidente et J. Tirole, “EU Innovation Policy: How to escape the middle technology trap”, Avril 2024, A Report by the European Policy Analysis group.




Taxer les loyers imputés : vers l’équité fiscale ?

Montserrat Botey et Guillaume Chapelle

Ce billet[1] qui reprend les conclusions principales d’un article paru dans Economie et statistique examine le potentiel impact redistributif de l’imposition des loyers imputés, c’estàdire des loyers que les propriétaires devraient payer s’ils étaient locataires de leur bien. Le montant des loyers imputés nets est évalué à 7 % du revenu national net, leur nonimposition constituant des dépenses fiscales cachées pouvant aller jusqu’à 11 milliards d’euros par an. L’article conclue que la nonimposition profite principalement aux ménages les plus âgés et les plus riches et constitue la plus grande dépense publique envers les propriétaires occupants.



Les loyers imputés désignent les loyers économisés par les propriétaires. Ils représentent 7 % du revenu national net, et leur prise en compte aurait des implications majeures dans la mesure des inégalités de revenu (Driant & Jacquot, 2005).  Évoqués dans le livre « Pour une révolution fiscale » de Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez (2011), mentionnés dans une note du Conseil d’Analyse Économique de 2013, ou encore lors de la première campagne électorale d’Emmanuel Macron en 2017, les loyers imputés n’ont pas cessé de refaire surface, de même que leur mise au barème de l’impôt sur le revenu. À cet égard, il est important de rappeler que ces loyers étaient imposés jusqu’en 1965. Ainsi, leur non-taxation représente une niche fiscale qui n’apparaît pas dans la comptabilité nationale. Dans un article paru dans Économie et Statistiques, nous estimons le montant et la distribution de cette aide fiscale cachée. Elle vient s’ajouter aux autres aides au logement, comme le Prêt à Taux Zéro (PTZ) ou les Aides Personnalisées au Logement (APL).

Une non-taxation des loyers imputés visant à démocratiser l’accès à la propriété

Les loyers imputés étaient intégrés dans la base fiscale entre 1914 et 1964, car ils étaient considérés comme des revenus directs du patrimoine. Ils furent abolis en 1965 dans l’optique de soutenir l’accès à la propriété d’une classe moyenne salariée alors croissante. Leur suppression peut donc être assimilée à la création d’une niche fiscale : ces revenus « invisibles » n’apparaissent désormais dans aucune assiette mais uniquement dans la comptabilité nationale (7 % du revenu national net). Par son montant, cette non-taxation représente ainsi la deuxième aide au logement, après les allocations logement. A contrario, certains pays de l’OCDE comme l’Islande, le Luxembourg, les Pays‑Bas, la Slovénie et la Suisse l’incluent encore aujourd’hui dans leur assiette fiscale et traitent les loyers imputés comme tout autre revenu du capital.

Les gagnants de la non-taxation des loyers imputés : les ménages les plus aisés et les plus âgés

Afin d’établir les effets de la suppression de cet impôt, il nous est apparu essentiel de quantifier cette subvention par décile de revenu et par groupe d’âge. Ainsi, grâce au micro simulateur TAXIPP (Landais et al, 2011) et à travers différents scénarios explorant différents jeux d’hypothèses sur le taux de dépréciation du capital, le niveau de taxe foncière et le montant des intérêts, nous estimons l’économie d’impôt dont bénéficient les ménages propriétaires. Le graphique 1 montre que les principaux bénéficiaires de cette subvention sont les ménages les plus aisés. En effet, les ménages des cinq premiers déciles réalisent une économie d’impôt inférieure à 300 euros alors que les ménages du dixième décile économisent plus de 1000 euros par an. Ce phénomène s’explique par le fait que les ménages plus aisés sont davantage propriétaires de leur logement, ont des logements dont le loyer est plus élevé et ont un taux d’imposition marginal bien supérieur au reste de la population. En outre, les propriétaires de plein droit sont plus avantagés que les propriétaires accédants.[2]

Dans une perspective démographique, il faut aussi souligner que les ménages les plus âgés sont également plus souvent propriétaires de leur logement. Ainsi, ces derniers bénéficient également majoritairement de cette économie d’impôt. Le graphique 2 reporte l’économie d’impôt en fonction de l’âge de la personne de référence du ménage. En moyenne, les ménages de 18 à 29 ans ne bénéficient pas de cette aide puisqu’ils ne sont pas propriétaires.  En revanche, les ménages de 60 à 75 ans sont en grande partie propriétaires et ont terminé de rembourser leur emprunt : il s’agit de la classe d’âge bénéficiant le plus de cette aide fiscale.

Taxer la propriété occupante par les loyers imputés plutôt que par la taxe foncière : un vecteur de distribution intra et intergénérationnelle

La distribution de cette aide fiscale qui joue principalement en faveur des ménages les plus âgés, peut apparaître paradoxale : elle aide surtout les propriétaires occupants aisés. Dans un contexte de polarisation du marché du logement où les ménages les plus modestes ont vu la part du logement augmenter dans leurs dépenses, on pourrait envisager un rééquilibrage de la fiscalité en leur faveur. Dans cette perspective, nous explorons la possibilité de substituer à la taxe foncière actuelle la taxation des loyers imputés au titre de l’impôt sur le revenu.

Le graphique 3 illustre la variation du revenu des ménages après impôts si l’on procédait à cette réforme. De manière globale, une telle réforme serait bénéfique aux ménages les plus pauvres qui économiseraient entre 100 et 200 euros. Elle serait neutre pour les ménages des 8e et 9e déciles, et représenterait une hausse d’impôt d’environ 1000 euros d’impôts pour les ménages les plus aisés. Cette réforme serait également neutre pour les ménages les plus jeunes (les 18-29 ans et les 30-44 ans) qui rencontrent des difficultés à accéder à la propriété. Le remplacement de la taxe foncière par la taxation des loyers imputés ne génèrerait pas davantage de revenus fiscaux mais apporterait une plus grande équité fiscale à la fois inter et intra générationnelle.

Une telle réforme soulève cependant des difficultés car la taxe foncière actuelle constitue l’une des principales ressources fiscales des collectivités locales. Elle pourrait être un premier pas vers une refonte plus globale de la fiscalité du patrimoine. Dans cette perspective, le livre d’Alain Trannoy et Etienne Wasmer « Le grand retour de la terre dans les patrimoines : et pourquoi c’est une bonne nouvelle! » propose de mettre en place une taxe unique sur le foncier sous-jacent au logement qui serait non distortive et permettrait notamment d’alléger les impôts grevant l’activité économique.


[1] Ce billet est la publication du billet déjà paru le 29 avril 2024 sur le blog de l’AFSE.

[2] Les propriétaires accédants (i.e. ayant encore un emprunt à rembourser pour l’achat de son logement) ne sont pas considérés de la même façon que les propriétaires de plein droit. En effet, les premiers ayant des remboursements d’intérêts bénéficieraient de 70 % de la valeur locative de leurs résidences, contrairement aux propriétaires ayant déjà remboursé leur emprunt.




Quand les finances publiques dérapent… aux États-Unis

Christophe Blot

Alors que l’attention s’est récemment portée sur la dégradation des finances publiques françaises, il peut être intéressant de s’arrêter sur la situation budgétaire outre-Atlantique. En effet, le déficit total sur l’année civile 2023 a atteint 8 % du PIB, soit une hausse de 4 points par rapport à 2022 et un niveau bien plus important que ce qui avait été anticipé en fin 2022 ou début 2023[1]. Cette augmentation ne résulte pas d’une dégradation de la situation macroéconomique américaine. Bien au contraire, les performances économiques ont été meilleures qu’anticipé notamment parce qu’elles ont été tirées par cette politique budgétaire expansionniste[2].



La croissance soutenue par la politique budgétaire

L’économie américaine a déjoué tous les pronostics et le ralentissement anticipé en 2023 ne s’est pas réalisé, malgré le resserrement monétaire amorcé au printemps 2022 par la Réserve fédérale[3]. La croissance a atteint 2,5 % après 1,9 % l’année précédente. Parallèlement, l’inflation a baissé atteignant 2,7 % en glissement annuel en fin d’année 2023 après un pic à 6,8 % au deuxième trimestre 2022[4]. Faut-il en déduire que la banque centrale a réussi son pari de réduire l’inflation sans dégrader la situation macroéconomique ? Une explication alternative serait plutôt que la restriction monétaire a été compensée par une politique budgétaire expansionniste et que la réduction de l’inflation résulte surtout de la baisse des prix de l’énergie et la disparition des contraintes d’approvisionnement puisque la demande est restée dynamique. En effet, sur l’ensemble de l’année, les dépenses publiques de consommation et d’investissement ont progressé de 4 % en volume, contribuant à la croissance annuelle pour 0,7 point. L’investissement public a été particulièrement dynamique dans les États et gouvernements locaux puisqu’il a progressé de 11,7 % en 2023. Ceci s’explique par un accord Bipartisan voté par le Congrès en novembre 2021 et qui prévoyait une enveloppe de 1200 Mds de dollars (4,4 % du PIB de 2023) pour le financement de projets d’infrastructures (transports, énergie et climat) essentiellement réalisés à l’échelon local. Les dépenses d’investissement fédérales hors défense ont également crû de plus de 7 %.  Par ailleurs, la consommation des ménages a probablement été soutenue par une baisse de la collecte de l’impôt sur le revenu, notamment au premier trimestre de l’année[5]. Il en a résulté un léger rebond du taux d’épargne au premier semestre mais sur l’ensemble de l’année, la consommation des ménages est restée dynamique, progressant de 2,2 %.

La politique budgétaire reste expansionniste même en phase haute du cycle

La conséquence de cette politique est que le niveau du déficit est un des plus élevé enregistré aux États-Unis depuis 1960. Les deux seules périodes où le déficit fut plus élevé sont 2009-2012 et 2020-2021, toutes les deux caractérisées par une forte dégradation de l’activité économique. En 2023, la politique budgétaire est donc restée expansionniste dans une situation conjoncturelle favorable. Fin 2022, le taux de chômage était de 3,5 % et le niveau de tensions sur le marché du travail – mesuré par le ratio entre le nombre de chômeurs et les offres d’emploi – à un niveau record. Selon les estimations du CBO, le PIB était à son potentiel en fin d’année, ce qui ne semblait donc pas justifier une politique budgétaire expansionniste. Pourtant, en 2023, le solde budgétaire primaire structurel s’est dégradé de 3 points. Cette situation est quasi-inédite pour une période de phase haute du cycle puisque le seul précédent remonte à 2018-2019 lorsque l’administration Trump a fortement réduit la fiscalité des ménages les plus aisés et des entreprises. Historiquement, la politique budgétaire était pourtant contra-cyclique, c’est-à-dire que le solde structurel primaire se dégradait en période de ralentissement mais s’améliorait lorsque l’écart de croissance était positif ou à l’équilibre, comme à la fin des années 1990 ou en 2006-2007.

Les choix budgétaires récents pourraient suggérer que les gouvernements américains – Trump ou Biden – ne tiennent plus compte de la contrainte budgétaire. À quelques mois des élections présidentielles, la question des déficits et de la dette ne semble pas au cœur du débat public. Le risque n’est pas tant économique que politique. Comme en France, malgré la hausse de la dette publique américaine passée de 107,8 % du PIB en 2019 à 124 % en 2023, l’état fédéral américain n’est pas en faillite [6]. La charge d’intérêts a certes augmenté avec la hausse des taux d’intérêt mais la dette publique américaine trouve toujours des acquéreurs et reste aux yeux des investisseurs un des placements les plus sûrs et les plus demandés de la planète. Le risque de défaut existe pourtant mais il est principalement lié au fonctionnement institutionnel selon lequel le plafond de la dette doit être voté par le Congrès. Une analyse d’économistes de la Réserve fédérale de Chicago montre que les transactions sur les contrats CDS (Credit Default Swap) portant sur la dette souveraine américaine ont fortement augmenté lors des trois derniers épisodes au cours desquels le plafond de dette a été atteint[7]. Ainsi, début 2023, les primes de CDS ont fortement augmenté reflétant une probabilité implicite de défaut qui est passé de moins de 0,5 % fin 2022 à un pic de 4 % en avril 2023. Or, dans quelques mois, il faudra renégocier le plafond de la dette suspendu pour l’instant jusqu’au 1er janvier 2025. Les tensions entre Républicains et Démocrates rendent ces négociations de plus en plus difficiles. Chaque camp porte certes la responsabilité de cette situation mais les enjeux politiques les amènent non seulement à rejeter la responsabilité sur l’autre camp et a exigé toujours plus de contreparties pour accepter un relèvement du plafond.


[1] En novembre 2022, le FMI anticipait un déficit à 5,7 % et dans notre prévision d’avril 2023, nous prévoyions même un déficit de 3,1 %.

[2] Voir ici pour notre analyse détaillée de la situation conjoncturelle américaine.

[3] Voir le Blog de l’OFCE du 3 octobre 2023.

[4] Il s’agit ici de l’inflation mesurée par le déflateur de la consommation qui est l’indicateur ciblé par la banque centrale américaine.

[5] La contribution des impôts à la croissance du revenu disponible nominal des ménages s’est élevée à 2 points en 2023 alors qu’elle avait été négative en 2022. Selon le CBO (Congressional budget office), la baisse de l’impôt sur le revenu s’explique par de moindres plus-values et par des reports d’impôts dont ont bénéficié les victimes de catastrophes naturelles.

[6] En France, la dette a augmenté de 13 points sur la période pour atteindre 110,6 % du PIB en 2023.

[7] Voir « What Does the CDS Market imply for a U.S. Default ? ».  Un CDS est un contrat selon lequel une partie paye une prime appelée prime de CDS à une autre partie en échange d’une protection en cas d’occurrence d’un évènement, ici un défaut souverain.