Repenser la Révolution française

Antoine Parent, Université Paris 8, LED ; chercheur affilié OFCE, Sciences Po ; Cliometrics And Complexity, CAC – IXXI, Institut Rhône-Alpin des systèmes complexes

Elster a publié en 2020 un ouvrage sur l’Ancien Régime et la Révolution française intitulé France before 1789, qui a connu un grand retentissement aux Etats-Unis. J’ai publié un article sur cet ouvrage sous le titre : « France After 1789. Essay on Elster’s France before 1789 » (Parent, 2024). Dans ce blog dont le titre renvoie à François Furet et son Penser la Révolution française (1979), je mets en garde contre les formes toujours renouvelées de mise en cause des acquis universels de la Révolution française (RF). L’ouvrage d’Elster (2020) me paraît emblématique de cette dérive. Qu’il semble loin et daté le temps du bon vieux clivage gauche/droite sur la RF : faut-il ne garder que 89, valoriser au contraire 93, ou même réunir 89, 93 et l’épisode napoléonien dans un grand « moment machiavélien » ? Tels étaient les sujets sur lesquels se déchiraient, dans les années 1970 – 1980s, le libéral Furet (1979), les marxistes, des philosophes politiques héritiers d’une tradition machiavélienne, républicaine et libertaire autour de Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Miguel Abensour. Aujourd’hui le déni du rôle central des idéaux de la RF, liberté, égalité, fraternité prend avec l’analyse comportementale d’Elster (2020) un tour nouveau.

Les apories de l’approche comportementale de la RF

La tradition de l’analyse psychologique de la RF remonte à Le Bon (La Révolution française et la psychologie des révolutions, 1913), puis à la “théorie de la frustration-agression” (Huntington, 1968 ; 1971). La misère est supposée engendrer la révolte et le ressentiment contre l’ordre social existant (Davies, 1962 ; et Gurr, 1968a, 1968b, 1970). Elster (2020) cherche à “enrichir” cette approche d’emprunts à l’analyse comportementale. L’ouvrage se veut, selon son auteur, “programmatique, comme une tentative de pratiquer l’union de l’histoire et de la psychologie, qui sont [à ses yeux] les deux principaux piliers des sciences sociales”. Au terme d’un cheminement comportementaliste, l’auteur nous livre sa conclusion : “Je suggère que la révolution française est devenue inévitable lorsque la réaction des membres du tiers-état au mépris des nobles est passée de la honte à la colère” (p. 231-232). On peut trouver cette conclusion insuffisante, voire légère, mais elle revendique un cadre d’analyse où les agents sont mus par leurs pulsions, leurs désirs, leurs émotions ; les actions collectives sont supposées survenir par un effet de boule de neige. Elster (2020) reconnaît avoir retenu principalement des émotions négatives telles que “la peur, l’anxiété, l’envie, la colère, l’indignation, le ressentiment, la haine, la déception, la honte et le mépris” pour analyser chaque strate de la société d’Ancien Régime. Chaque couche stratifiée de la société d’ordres d’Ancien Régime se voit ainsi attribuer un trait de caractère supposé refléter sa position statutaire. L’ouvrage ressort ainsi comme une vaste galerie de portraits à la La Bruyère, mâtinée de considérations comportementalistes. Ce parti pris méthodologique pose une première question : la RF n’a-t- elle été qu’affaire d’instincts primaires ? 

Deuxièmement, en décrivant les acteurs sous des traits psychologiques immuables et fixes, Elster (2020) dresse un portrait statique de la société d’Ancien Régime. Comment une société aussi figée a-t-elle pu engendrer un monde nouveau, une France post-1789 ? Ma seconde critique de cette approche est qu’elle ne permet pas d’expliquer la dynamique de l’Ancien Régime et la survenue de la RF. Enfin, l’analyse comportementale, sous l’hypothèse de l’existence de biais de comportements systématiques des agents, ne peut expliquer la survenue de la RF que comme la conséquence d’erreurs de jugement provoqués par les biais comportementaux intrinsèques des agents. Elle établit un postulat de départ qui confine au jugement de valeur qu’Elster (2020) habille de références à la théorie de la dissonance cognitive de Festinger (1957). La RF devient alors une succession d’évènements inconséquents.

La troisième critique que j’adresse à la démarche d’Elster est qu’elle est totalement oublieuse des valeurs et idéaux des acteurs. Si l’on veut mobiliser à tout prix les sentiments et les passions plutôt que la raison pour expliquer la RF, pourquoi avoir omis d’inclure les “sentiments positifs” comme l’imagination, les aspirations, la réflexion, la volonté des acteurs ? Elster ne peut définir la RF comme acte de volonté car il exclut de son analyse les idées des Lumières et les idéaux de liberté, égalité, fraternité des acteurs. Sous sa plume, la RF est vidée de sa substance, et le cadre comportemental retenu ne peut représenter son déroulement que comme une succession d’évènements non voulus et inconséquents, dont la seule ligne directrice reconstruite ex post reste la violence qu’elle a produite, fruit du ressentiment du tiers état. Nulle part il ne vient à l’idée de l’auteur que derrière cette colère il peut y avoir aussi une conscience de droits fondamentaux bafoués par un millénaire d’absolutisme royal.

Comment l’analyse économique peut-elle aider à restituer la quintessence de la RF ?

Il manque à l’analyse d’Elster l’essentiel, restituer ce qui a constitué la quintessence de la RF : l’existence d’un idéal, une foi en l’avenir, la quête de la vérité, une volonté d’émancipation politique. Seule la prise en compte de ces valeurs permet de comprendre la RF comme rupture. Ceci conduit à proposer une autre grille d’analyse que celle combinant histoire narrative et psychologie qui, on l’a vu, conduit à une impasse. Je défends l’idée dans mon article du JEL (2024) que combiner philosophie politique et économie de la complexité constitue une piste prometteuse pour qui souhaite entreprendre une analyse dynamique du cours de l’histoire et de ses ruptures, c’est à dire comprendre à la fois la RF comme transition de phase au sens de la macrodynamique, et comme porteuse de valeurs et d’idéaux universels au sens de la philosophie politique. L’héritage de la Révolution pour la postérité réside en effet dans ses idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité et dans les luttes des hommes pour ces idéaux.

La RF comme transition de phase

Elster (2020) n’est pas parvenu à transposer son explication de l’effritement de l’Ancien Régime dans une approche dynamique de l’histoire qui englobe la survenue de la RF. Une explication du passage de l’Ancien Régime à la démocratie moderne fait défaut car les ingrédients majeurs sont absents de l’analyse d’Elster : les idéaux des révolutionnaires sont absents, une conception de l’histoire qui évolue sous l’action transformatrice des hommes est absente. Les incursions dans le domaine économique, pourtant nombreuses dans l’ouvrage d’Elster (2020) restent superficielles en l’absence de modélisation dynamique. La contribution des économistes à cette question devrait être de proposer un cadre théorique dynamique pour modéliser les trajectoires dans l’histoire. Mon analyse dans l’article de JEL (2024) est que les outils des systèmes non linéaires, parce qu’ils présentent ces propriétés de bifurcation et de transition de phase, peuvent fournir un langage formel qui manque à Elster (2020). Je suggère que c’est de cette manière que les économistes devraient étudier et modéliser les révolutions dans le cours de l’histoire.

Un travail qui s’appuie sur une conception fichtéenne de l’histoire et analyse la RF comme philosophie de l’humanité

Je propose ainsi une manière renouvelée d’appréhender et de modéliser les révolutions, en combinant trois niveaux d’analyse, la philosophie politique, la dynamique macroéconomique et l’économie de la complexité. Je défends l’idée que la Révolution française est un moment démocratique par excellence et que la compréhension de son essence réside dans sa dimension philosophique, et non dans les traits psychologiques supposés de ses acteurs. Cette vision était déjà celle des philosophes français Quinet (1845), Sade (1795) et Leroux (1839, 1840), tombés depuis dans l’oubli. Comprendre la Révolution française consiste avant tout à analyser les principes fondateurs de la nouvelle république, Liberté, Égalité, Fraternité. Leroux (1840) définit notamment la RF comme une « philosophie de l’humanité ». Je propose de traduire ceci en termes économiques en faisant entrer comme arguments de la fonction d’utilité des révolutionnaires et des citoyens, les trois principes structurants de la RF, Liberté-Egalité-Fraternité, modélisés ensemble, afin de capter la RF dans son entièreté.

Ce projet de recherche en cliométrie et complexité s’inscrit enfin pleinement dans la tradition fichtéenne de la philosophie de l’histoire : dans l’analyse économique retenue, la RF est la conséquence d’une praxis (au sens de Fichte (1793)) motivée par la volonté des agents de se séparer de l’Ancien Régime au nom d’idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Dans le cadre méthodologique que je propose, on peut expliquer comment la RF devient un acte fondateur et une rupture avec le monde ancien, une réalité que les catégories d’Elster ne permettent ni de comprendre, ni d’analyser.

En conclusion

Je propose une nouvelle approche méthodologique de la RF qui innove en ce qu’elle propose de marier deux champs : philosophie politique et macrodynamique, ce qui permet une analyse dynamique du cours de l’histoire. Du point de vue du débat public, cette approche présente une autre utilité : celle de rappeler le rôle majeur des idéaux et des valeurs universelles dans la marche de l’histoire. Partant, elle met en garde contre deux dérives de la pensée.  

L’épisode de la Terreur sonnerait la fin de l’épisode révolutionnaire chez Elster (2020) comme chez beaucoup d’historiens, elle en serait la fin logique et sa manifestation première. Or, la RF ne se réduit pas à la violence : dans une perspective longue et j’ajouterai intertemporelle d’économiste et de cliomètre, l’héritage de la RF ne se mesure pas par l’épisode de la Terreur, mais par la pérennité des institutions démocratiques et les nobles idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qu’elle a su préserver pendant plus de deux siècles. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait toujours partie du bloc de constitutionalité en France.

Les idéaux portés par les hommes provoquent des bifurcations dans le cours de l’histoire. Les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité ont fait la RF et constituent son héritage. Toute lecture qui dénigre ou amoindrit la portée universelle de ces idéaux dénature à la fois la quintessence de la RF et méconnait les ressorts qui font la soutenabilité des démocraties.

Bibliographie 

Davies,James C. 1962. “Toward a Theory of Revolution.” American Sociological Review, XXVII (February): 5-I9.

Elster, Jon. 2020. France Before 1789: The Unraveling of an Absolutist Regime. Princeton University Press.

Festinger, Leon. 1957. A theory of Cognitive Dissonance. Palo Alto, CA: Standford University Press.

Fichte, Johann G. 1793. Considérations sur la Révolution française. Trad. Jules Barni (1858). Rééd. Paris. Payot. 1974.

Furet, François. 1979. Penser la Révolution française. Gallimard.

Gurr, Ted. R. 1970. Why Men Rebel. Princeton, NJ: Princeton Univ. Press.

Gurr, Ted. R. 1968a.Psychological factors in civil violence.” World Politics. 20: 245-78.

Gurr, Ted. 1968b. “A Causal Model of Civil Strife: A Comparative Analysis Using New Indices.” American Political Science Review, 62 (December):1104-24.

Huntington, Samuel. P. 1971.“The change to change: modernization, development, and politics”. Comparative Politics 3: 283-322

Huntington, Samuel. P. 1968. Political Order in Changing Societies. New Haven, CT: Yale Univ. Press.

Le Bon, Gustave. 1913. The Psychology of Revolutions. Transl. B. Miall. NY: Putnam.

Leroux, Pierre. 1840. De l’humanité. M. Abensour et P. Vermeren (éd.). Paris. Fayard. Corpus des œuvres de philosophie en langue française. 1985.

Leroux, Pierre. 1839. Réfutation de l’éclectisme. Paris, Ch. Gosselin.

Parent, A., (2024), “France after 1789. Essay on Elster’s ‘France before 1789’”, Journal of Economic Literature, 62 (3): 1230–55. DOI: 10.1257/jel.20221651. https://www.aeaweb.org/articles/pdf/doi/10.1257/jel.20221651?etoc=1&_ga=GA1.1.1725825287.1626106641&_ga_96K6S9DJLT=GS1.1.1716629891.26.1.1716629912.0.0.0

Quinet, Edgar. 1845. Le christianisme et la Révolution française. Paris. Fayard. Coll. Corpus des Oeuvres de Philosophie en Langue Française, 1984.

Sade, Donatien Alphonse François Marquis de. 1795. Philosophie dans le boudoir. Cinquième dialogue : “Français, encore un effort si vous voulez être républicains.” Eds. Folio 2014.




L’union des marchés de capitaux : une relance pour rien ?

Hubert Kempf
École Normale Supérieure Paris Saclay, Université Paris Saclay, et OFCE

L’union des marchés de capitaux est à l’agenda des dirigeants européens et de la commission européenne. L’idée de cette union a été lancée en 2014 et a été reprise dans les années récentes. L’expression recouvre la volonté de parachever la libéralisation des flux financiers au sein de l’Union européenne prévue par l’acte unique, en particulier en harmonisant, voire en unifiant, les réglementations publiques portant sur les marchés de capitaux. Les enjeux sont importants étant donné les besoins de financement futurs auxquels sont confrontés les pays membres. Mais les ambiguïtés qui entourent le projet, sans même évoquer la nouvelle configuration politique issue des élections européennes de juin 2024, rendent bien incertains les progrès à attendre en la matière.

Le chantier de la libéralisation financière et l’UMC.

Le projet de l’union des marchés de capitaux (UMC), initié en 2014 par Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, a été relancé avec vigueur par divers responsables éminents de l’Union européenne depuis l’an dernier. Avec la double crise de la Covid-19 puis du déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les gouvernements européens et les dirigeants des institutions de l’Union européenne ont brusquement pris conscience de la fragilité structurelle des économies de l’Union et de son décrochage face à ses compétiteurs majeurs, les États-Unis et la Chine. Le pari d’une mondialisation heureuse, par laquelle le développement du commerce et les échanges internationaux nourrissent la paix, apparaît rétrospectivement naïf, pour reprendre le terme utilisé par le président Macron dans son second discours de la Sorbonne. L’Union européenne, pénalisée par des cours de l’énergie beaucoup plus élevés que ses concurrents, handicapée par une trop grande dépendance aux importations de produits intermédiaires, ainsi que par les contraintes budgétaires nées de la crise de la dette grecque, a connu une moindre croissance que les autres grandes économies au cours de la décennie 2010[1]. Pour rattraper le retard pris, pour relever les défis de la numérisation et de la transition énergétique rendue nécessaire par la crise climatique et environnementale[2], un bond des investissements dans la formation de capital productif à long terme est nécessaire[3]. L’impératif de cette réorganisation de l’économie européenne ramène alors l’attention sur les marchés de capitaux et les problèmes de financement de l’investissement.

Le diagnostic fait par les responsables européens les amène à vouloir trouver de nouveaux relais de croissance pour freiner le décrochage ou le contenir, et trouver les moyens d’un renforcement stratégique et militaire des États européens. Différents discours récents, notamment de Christine Lagarde, présidente de la BCE, de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France et du président de la République Française évoqué plus haut, et rapports dont ceux de Enrico Letta et de Christian Noyer, témoignent de cette activité intellectuelle et politique. Mais la publication du rapport de Mario Draghi, ancien président de la BCE, sur la compétitivité européenne, qui était attendue après les résultats des dernières élections européennes, n’est toujours pas annoncée, preuve de la sensibilité politique du sujet. Mais le rapport de Mario Draghi, ancien président de la BCE, sur la compétitivité européenne dont la publication était attendue après les résultats des dernières élections européennes, vient juste d’être rendu public, preuve de la sensibilité politique du sujet. L’ambition renouvelée autour de l’UMC résulterait, outre du sentiment d’urgence géo-économique, de la prise de conscience de la nécessité de mettre en place les politiques publiques capables d’accélérer l’intégration financière en Europe et de permettre la réorientation de l’épargne européenne vers des investissements « d’avenir », pour utiliser le terme consacré par les politiques, et de long-terme. L’UMC est maintenant vue comme le moyen de mobiliser les potentialités financières européennes pour assurer le financement des investissements nécessaires à une telle relance. Mais l’imprécision des projets est liée aux ambiguïtés du concept d’UMC.

Les ambiguïtés de l’UMC.

Les ambiguïtés autour de l’UMC abondent. La première se cache derrière une imprécision sémantique. S’agit-il de mettre en place une union des marchés des capitaux ou de leur unification en un marché des capitaux ? Dans le premier cas, les politiques publiques visent à coordonner et harmoniser les réglementations nationales des contrats et des opérateurs financiers. Dans le deuxième cas, il s’agit d’adopter une politique explicitement supra-nationale : toutes les institutions financières opérant dans l’Union européenne sont soumises aux mêmes réglementations, l’infrastructure de gestion des flux financiers est unique, les produits sont standardisés et proposés dans les mêmes conditions aux épargnants européens. On conçoit que la différence entre les deux options est de taille. Il serait douteux que l’option de l’unification, si elle est choisie, n’intègre pas au minimum des clauses de sauvegarde et d’exemptions.

L’intégration réglementaire des marchés financiers n’est pas sans poser problème. La réglementation des marchés et des intermédiaires financiers souffre de son caractère segmenté et de la pluralité des instances nationales. Il existe pourtant une instance européenne, l’ « Autorité européenne des marchés financiers » (ESMA : European Securities and Markets Authority). Le développement de l’UMC passe par son renforcement et l’extension de son domaine de réglementation et de supervision. Or son instance de décision, le comité des superviseurs, est formée de façon prédominante de représentants des autorités de supervision financière nationale[4], sous le contrôle des gouvernements nationaux. Une perspective pan-européenne en matière de réglementation implique que la gouvernance de l’ESMA s’affranchisse des frontières nationales et s’appuie sur un collège de décideurs choisis es qualité et protégés par une forte indépendance juridique vis-à-vis des autorités politiques nationales, comme c’est le cas en matière de supervision bancaire. La transformation de cette gouvernance apparaît donc comme un élément important pour réaliser l’UMC. Les États membres sont-ils prêts à ce bouleversement ?

On peut en douter d’autant plus qu’il sera, en tout état de cause, très difficile de se passer d’autorités de surveillance nationale. On touche là à une nouvelle difficulté. Une autorité financière est à la fois une instance où se définit la réglementation des opérations et de leurs acteurs et une autorité de surveillance du respect de cette réglementation, une agence chargée du contrôle des opérations des intermédiaires financiers (conduct-of-business). La complexité des dispositifs financiers est telle qu’il apparaît impossible de se passer d’un échelon national pour vérifier le respect de leurs obligations par les intermédiaires financiers. Mais cela suppose de confier un minimum de capacité réglementaire aux autorités financières nationales. Comment alors délimiter la frontière entre les responsabilités nationales et européennes ? comment même composer avec la diversité que cela implique ? Répondre à ces questions est déterminant pour l’UMC. Elles expliquent pourquoi jusqu’à présent, les progrès dans l’intégration financière européenne ont été lents et difficiles. Il est symptomatique que rien de précis n’ait filtré sur l’architecture réglementaire de l’UMC[5].

Une ambiguïté d’une autre nature réside dans les rapports entre l’union des marchés des capitaux et l’union bancaire européenne (UBE). L’UBE, dont l’utilité n’est pas contestable, est à la fois fragile et incomplète. Elle est fragile parce que les arbitrages financiers se font dans des environnements réglementaires encore fragmentés qui les rendent compliqués et opaques. La gestion de l’UBE fait donc l’objet de compromis difficiles à établir et la question des externalités transfrontières en matière bancaire n’est pas clairement traitée. Sa crédibilité est ainsi loin d’être maximale, ce qui la rend fragile. L’UBE est également incomplète puisque l’assurance des dépôts bancaires n’est pas encore définie au niveau européen[6]. Au surplus, elle ne résout pas la question du financement des PME par le biais du marché des capitaux. Dans ces conditions, l’UMC soulagerait l’UBE par le biais d’une clarification et d’une harmonisation des dispositifs réglementaires en UE et par un rééquilibrage des canaux de financement, en particulier par le biais d’innovations financières comme la titrisation. Mais ce nouveau dispositif représente potentiellement un risque de déstabilisation structurelle du système bancaire si les modes de financement des entreprises se trouvaient assurés de façon plus importante qu’actuellement par des marchés financiers rendus plus efficaces par l’intégration réglementaire européenne. Or la fragilisation du système bancaire européen est redoutée par les autorités, tant monétaires que gouvernementales, car elle pourrait déboucher sur une crise financière de grande ampleur, comme l’a montré la faillite de l’institution financière américaine Lehman Brothers en 2008.

Sur le plan proprement économique, un risque économique crucial lié à l’Europe financière, pourtant jamais évoqué publiquement par les responsables politiques, explique leur prudence de fait. Les flux financiers servent à financer les investissements et peuvent être amalgamés à des facteurs de production ou encore des facteurs de croissance économique. Mais l’autonomie de la sphère financière fait que les flux de capitaux peuvent obéir à des logiques strictement financières, voire parfaitement spéculatives. Les marchés financiers sont ainsi le lieu d’une instabilité potentielle majeure qui peut se traduire par une crise financière de grande ampleur comme celle qui s’est produite aux États-Unis en 2008, crise qui a eu des répercussions majeures sur l’économie mondiale dans son ensemble. Il est impossible de toucher à l’architecture d’un système financier comme celui qui a cours en Europe sans avoir présent à l’esprit ces risques et la nécessité, le cas échéant par le biais de freins réglementaires et fiscaux (« sands in the wheels »), de se prémunir contre eux. Sur ce point, les discours sur l’UMC sont muets.

Enfin, la dernière ambiguïté liée aux discussions actuelles sur l’UMC, et non la moindre, réside dans l’absence de réflexion sur la signification politique de ce projet. Les dirigeants européens qui se sont exprimés sur la question peuvent à bon droit évoquer leur qualité d’experts (dirigeants de banques centrales, responsables d’autorités de surveillance, économistes) pour ne pas aborder ce sujet. Mais leur plaidoyer en faveur de l’UMC devient ainsi pour le moins incomplet. Croire que la réforme de l’architecture financière d’une économie est de l’ordre de la technique et de la bonne gestion est faire preuve au mieux de naïveté. Une réorganisation des circuits de financement modifie en profondeur le mode de fonctionnement d’une économie : elle crée des gagnants et des perdants et a des conséquences redistributives qui peuvent être considérables. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir des réformes financières initiées en France dans les années 1990[7]. L’Europe ne pourra faire l’impasse d’un débat sur la signification politique de l’UMC.

De fait les résistances n’ont pas manqué de se faire jour à l’occasion de la relance récente de l’UMC. On retrouve sur le sujet l’opposition traditionnelle au sein de l’Union européenne entre les petits pays et les grands[8]. Ceux-ci sont favorables au projet comme en témoigne la « feuille de route franco-allemande pour l’union des marchés des capitaux », déclaration des ministres français et allemands de l’économie et des finances du 13 septembre 2023.
Les grands États européens, ayant une perspective géostratégique du fait de leur taille et de leur histoire, sont en effet sensibles à la question du décrochage face aux États-Unis et à la Chine. Les petits pays membres craignent, eux, que l’harmonisation voire la supranationalisation des règles financières ne se fasse au profit des grands États, donc à leur détriment. De fait, une des faiblesses de l’Europe financière dans son état actuel vient de son inflexibilité juridique : beaucoup de dispositifs sont édictés sous forme de directives européennes, qui ne laissent que peu de marges de manœuvre à la Commission, sous la pression des petits États. Ceux-ci sont en effet soucieux de ne pas favoriser sous la pression des circonstances, la concentration financière qui se ferait au profit des grands États et réduirait progressivement leur capacité de peser sur le cadre réglementaire. On peut penser que les petits pays européens évaluent mal les bénéfices qu’ils pourraient tirer de l’UMC alors qu’ils surévaluent les coûts d’opportunité qu’elle représente pour eux. Mais le fait est là : l’UMC (ou son urgence) ne fait pas consensus dans l’Union européenne.

Une relance avortée ?

À la mi-2024, la relance de l’UMC relève plus des déclarations d’intention que d’une réalité. On ne peut s’en étonner. La complexité intrinsèque de tout système financier dans une économie moderne se combine à la complexité institutionnelle de l’Union européenne et de ses modes de décision ainsi qu’à d’évidents conflits d’intérêt. Il est donc impossible de prévoir quelle forme prendra l’UMC, voire même si elle dépassera le stade du vœu pieux. Pour dépasser ce stade, il faudrait qu’une réflexion collective s’engage sur les mesures précises et complexes qu’il est nécessaire ou souhaitable de prendre pour avancer. Cela requiert de l’inventivité de la part des instances de gouvernance de l’UE tout autant que la volonté d’aboutir des pays membres. À cet égard, les résultats des élections législatives françaises laissent mal augurer d’une relance effective de la libéralisation financière en Europe. Si le projet de l’union des marchés de capitaux en Europe n’est pas mort, les problèmes qu’il est censé résoudre n’ayant pas disparu par miracle, il est extrêmement douteux qu’il soit maintenant une priorité des responsables politiques européens et de la Commission.  


[1] Sébastien Bock, Aya Elewa, Sarah Guillou, Mauro Napoletano, Lionel Nesta, Evens Salies, Tania Treibic (2024), « Le décrochage européen en question  », Policy Brief, 16 mai 2024, OFCE. https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2024/OFCEpbrief128.pdf

[2] Anne Epaulard, Paul Malliet, Anissa Saumtally, Xavier Timbaud (2024), « La transition écologique en Europe : tenir le cap », Policy Brief, 16 mai 2024, OFCE .https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2024/OFCEpbrief131.pdf

[3] Plan 2030. https://www.economie.gouv.fr/files/files/2021/France-2030.pdf

[4] Pour ce qui est de la France, il s’agit de l’Autorité des marchés financiers (AMF). https://www.amf-france.org/fr

[5] Voir Nicolas Véron (2024), « Capital Markets Union: Ten Years Later », Parlement européen, Economic Governance and EMU scrutiny Unit (EGOV). https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2024/747839/IPOL_IDA(2024)747839_EN.pdf

[6] Sur ces points, on se reportera à Kempf (2023), « L’union bancaire européenne. Où en est-on ? », in J. Creel (s.dir),  L’économie européenne 2023-2024, Paris : La Découverte, 2023.

[7] Voir Quennouëlle-Corre, L. (2018). « Les réformes financières de 1982 à 1985: Un grand saut libéral ? ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 138, 65-78. https://doi.org/10.3917/ving.138.0065

[8] Financial Times, « Majority of EU states object to capital markets reform push», 18 avril 2024.
https://www.ft.com/content/6164fb0d-634f-444b-b7e5-069c590f24ca