Prévisions européennes des instituts de l’AIECE : entre deux eaux

Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture économique membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique) se sont réunis pour leur réunion de printemps à Cologne les 16 et 17 mai derniers[1]. Le Rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des instituts, a été réalisé par ISTAT (Rome) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (AIECE General Report, Spring meeting, 2024). Ce billet présente les principaux éléments abordés lors de cette réunion.



Les instituts ont présenté des prévisions de croissance révisées à la baisse en zone euro pour 2024 : 0,7 % en moyenne annuelle, au lieu de 1,1 % prévus à l’automne dernier, ce qui reflète en grande partie les légers reculs du PIB aux troisième et quatrième trimestres 2023 (-0,1 % par trimestre). L’activité a cependant légèrement redémarré au premier trimestre 2024 (+0,3 %) et les instituts prévoient une poursuite à ce rythme tout au long de l’année. Les scénarios des prévisions européennes à l’horizon 2025 sont très similaires à ceux d’il y a six mois : la baisse de l’inflation devrait redonner progressivement du pouvoir d’achat aux ménages, ce qui faciliterait une reprise modérée de la consommation, mais les taux d’intérêt élevés continueraient à mordre sur l’activité encore quelques temps. L’assouplissement de la politique monétaire attendu à partir de cet été, commencerait à jouer en 2025 et la croissance serait de 1,5 %. La croissance mondiale se poursuivrait à un rythme annuel de l’ordre de 3 %, même si ces perspectives sont entourées de nombreuses incertitudes, dont les tensions géopolitiques élevées dans plusieurs régions du monde et des élections annoncées dans de nombreux pays, dont les Etats-Unis.

La conjoncture mondiale en voie de normalisation

Les contraintes d’offre sur les chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale, qui étaient revenues au début de 2023 à leur niveau d’avant la crise COVID, comme le résume l’indicateur Global Supply Chain Pressure Index, ont depuis fluctué en dessous de ce niveau pour s’en rapprocher au début de 2024. Mais le commerce mondial est resté atone en 2023. Selon l’indicateur du World Trade Monitor  du CPB, le commerce mondial de marchandises a amorcé un redémarrage au premier trimestre 2024, affichant une hausse de 0,3 % en volume par rapport au trimestre précédent, soit 0,2 % seulement sur un an. Les échanges de services ont pour leur part continué de croître en 2023. Cette amorce du redémarrage des échanges de marchandises au premier trimestre pourrait annoncer une « lumière au bout du tunnel », dans un environnement de tensions géopolitiques cependant toujours élevées (tensions sino-américaines, poursuite de la guerre en Ukraine, guerre entre Israël et le Hamas). Les instituts envisagent un redémarrage progressif du commerce mondial de biens et services.

Les cours du pétrole restent très inférieurs à leur précédent pic de 2022 (130 dollars en mars pour le Brent). La guerre entre Israël et le Hamas et les attaques de navires en mer rouge n’ont pas eu d’impact majeur sur les cours, qui se situaient en fin d’année en dessous de 80 dollars. Sur les quatre premiers mois de 2024, ils sont remontés à près de 85 dollars et, selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, s’établiraient à 83 dollars en 2024 et à 81,7 dollars en 2025[2]. Le prix du gaz TTF néerlandais, qui était de 130 euros/MWh en moyenne annuelle en 2022, a fortement baissé depuis et s’établirait, selon la prévision médiane des instituts, à 30 euros en 2024 et à 32 euros en 2025.

Les instituts de l’AIECE prévoient une croissance mondiale de 2,9 % en 2024 (au lieu de 2,7 % à l’automne dernier, tableau 1) et de 3 % en 2025 (comme à l’automne dernier). Ces prévisions dont celles de l’OFCE (Perspectives 2024-2025 pour l’économie mondiale) ont été réalisées entre mars et avril 2024. Elles sont, en moyenne, légèrement inférieures, pour 2024 comme pour 2025, à celles publiées par le FMI à la mi-avril (Perspectives de l’économie mondiale), à l’OCDE (Perspectives économiques) début mai et à la Commission européenne à la mi-mai (European Economic Forecast, Spring 2024).

Les révisions à la hausse de la croissance mondiale pour 2024 entre l’automne dernier et ce printemps sont principalement dues à une prévision de croissance plus soutenue aux Etats-Unis.

L’amorce d’une reprise en Europe…

Pour la croissance de la zone euro, la prévision médiane des instituts de l’AIECE est 0,7 % en 2024 (contre une prévision médiane de 1,1 % il y a six mois) et de 1,5 % en 2025. Tous les instituts envisagent cependant un redémarrage de la croissance de la zone euro dans une fourchette comprise entre 0,2 et 0,9 % en 2024 et entre 0,8 et 1,8 % en 2025. La plupart des instituts ont révisé à la baisse leur propre prévision nationale. Notamment, la croissance prévue pour 2024 par les instituts allemands[3] de l’AIECE pour leur pays est désormais comprise entre 0 % et 0,2 %, alors qu’elle était comprise entre 0,5 % et 1,1 % il y a six mois.  Les prix de l’énergie ne pèsent plus autant qu’en 2022 et 2023 sur les coûts de production, mais les instituts allemands soulignent, une fois encore, les difficultés structurelles de l’industrie allemande. Ce sont aujourd’hui les difficultés du secteur automobile, face à la montée en puissance des producteurs chinois, en particulier dans le secteur des véhicules électriques qui sont mises en lumière.  Les instituts allemands pointent aussi l’IRA (Inflation Reduction Act) aux Etats-Unis, qui restreint l’accès des producteurs étrangers au marché américain. Parmi les pays représentés à l’AIECE, en dehors de l’Allemagne, c’est en Autriche que la croissance prévue pour 2024 est particulièrement faible (0,2 %, tableau 2, et là aussi révisée à la baisse, de 0,8 point par rapport à l’automne dernier).

Les prévisions des instituts pour la croissance de leur pays sont comprises entre 0 et 1 % en Finlande, France et Italie, pour 2024 ; elles sont un peu plus élevées pour la croissance aux Pays-Bas et en Belgique (à un peu plus de 1 %) ; elles dépassent 2 % en Espagne, Grèce et en Irlande : 3 % en Slovénie. Hors zone euro, les prévisions des instituts pour la croissance de leur pays s’étagent en 0,5 % en Suède et 2,6 % en Pologne.

Pour 2025, la plupart des instituts de la zone euro prévoient une croissance annuelle pour leur pays plus élevée qu’en 2024, à l’exception de la Grèce, de l’Irlande et de la Slovénie, où la croissance resterait cependant supérieure à 2 %. La croissance prévue par les instituts pour leur pays serait comprise entre 1,2 % et 1,5 % en Allemagne, entre 0,8 % et 1 % en Italie, de 1,2 % en France, entre 1,3 % et 1,8 % en Belgique, Pays-Bas, Autriche, Finlande. Le PIB espagnol continuerait de croître à plus de 2 %. Hors zone euro, la croissance serait de l’ordre de 2,25 % en Suède, 0,6 % seulement au Danemark, et plus forte en Hongrie, 3,2 %, et en Pologne, 4,2 % ; enfin, hors UE, la croissance ne serait que de 1 % au Royaume-Uni, 1,4 % en Suisse et 2,2 % en Norvège. Les trois plus grands pays de l’UE, ainsi que le Royaume-Uni, continueraient donc d’avoir les croissances les plus faibles des pays sous revue.

Selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, l’inflation dans la zone euro serait de 2,5 % en 2024 (contre 2,8 % prévus il y a six mois) et de 2 % en 2025 (2,1 % il y a six mois). Tous les instituts prévoient un repli de l’inflation à l’échelle de la zone euro, les prévisions s’étageant entre 2,1 et 2,8 % pour 2024 et entre 1,8 % et 2,4 % pour 2025. En 2024, selon les prévisions des instituts pour leur pays, l’inflation irait de 1,4 % en Finlande à 4,1 % en Espagne. En 2025, l’inflation ne serait plus que de 1 % en Finlande et resterait supérieure à 3 % en Espagne. L’inflation serait donc proche de 2 % dans la plupart des pays, dont l’Allemagne, l’Italie et la France. Hors zone euro, l’inflation ne serait que de 1 % en Suède en 2025, de 3,5 % en Hongrie et de 4,6 % en Pologne (seul pays où elle accélérerait) ; elle serait proche de 2 % au Royaume-Uni.

Les instituts de l’AIECE prévoient une reprise de la consommation des ménages en zone euro (+0,9 % en 2024 et 1,5 % en 2025), un ralentissement de l’investissement en 2024 (+0,4 %) suivi d’une reprise en 2025 (+1,4 %), avec cependant, dans le cas de l’investissement des écarts substantiels entre les instituts (entre -1,1 et 1,8 en 2024, entre 0,3 et 2,5 en 2025).

Sur la base des questions posées à l’ensemble des instituts de l’AIECE, le principal facteur qui contribuera positivement à la hausse de la consommation des ménages à l’horizon de 2025 sera l’évolution des salaires réels, suivi de la situation sur le marché du travail. Les instituts prévoient une très légère baisse du taux de chômage au niveau de la zone euro à l’horizon de 2025 (de 6,4 %, après 6,5 % en 2024, pour la prévision médiane des instituts). Parmi les prévisions nationales des instituts de la zone euro, les taux de chômage n’augmenteraient légèrement qu’en France et aux Pays-Bas ; hors zone euro, ce serait aussi le cas en Suisse et au Royaume-Uni. 

La grande majorité des instituts ne prévoient pas de variation sensible des taux d’épargne des ménages dans leur pays à l’horizon 2025, ce qui maintiendrait ces taux d’épargne au-dessus de leur niveau d’avant la crise COVID.  En Europe, la surépargne accumulée par les ménages pendant la crise COVID n’a pas été rapidement consommée par la suite, contrairement à ce qui a eu lieu aux Etats-Unis. Plusieurs instituts soulignent que cette surépargne a depuis été en grande partie effacée par l’inflation, et que l’on ne peut pas s’attendre à court terme à voir revenir les taux d’épargne à leur niveau d’avant crise. Les instituts de l’AIECE considèrent d’ailleurs que les comportements d’épargne, ainsi que les conditions de crédit, contribueront négativement à la consommation des ménages à l’horizon 2025. Pour ce qui concerne l’investissement privé, les conditions de financement sont le principal facteur jouant négativement, tandis que certains pays de la zone euro mentionnent, comme facteur positif, la mise en place des plans nationaux de relance et de résilience.   

…mais un policy-mix peu porteur

Les instituts sont très partagés sur l’impact qu’aura la politique budgétaire dans leurs pays en 2024, comme sur l’orientation budgétaire qui serait appropriée. Près de 40 % des instituts ayant répondu au questionnaire considèrent que la politique budgétaire sera restrictive, près de la moitié considérant que cela est approprié, près de 30 % considérant que la politique devrait être expansionniste et 25 % qu’elle devrait être neutre. Alors que près de 40 % des instituts estiment que la politique budgétaire est trop expansionniste dans leur pays, seuls 20 % considèrent que c’est le cas à l’échelle de la zone euro. 30 % des instituts considèrent que la politique budgétaire sera trop restrictive pour leur pays, 23 % considérant que cela sera le cas pour l’ensemble de la zone euro.

Sur la base des mesures budgétaires votées, la Commission européenne estime, dans sa prévision publiée en mai 2024, que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,8 point en 2024 et de 0 point en 2025 (contre respectivement 0,6 et 0,2 point dans sa prévision de novembre 2023). Mais la réforme des règles budgétaires qui entre en vigueur à partir de 2024 pourrait conduire à un durcissement de la politique budgétaire plus prononcé qu’actuellement prévu dans la zone euro 2025.

En ce qui concerne la dette publique, les instituts considèrent dans l’ensemble que les ratios d’endettement devraient être stabilisés, ou baisser, mais aucun ne considère que la dette publique est insoutenable. Près de la moitié des instituts considèrent que la question de la soutenabilité ne se pose pas pour leur pays, mais 35 % disent qu’il faut réduire les déficits publics et 17 % mettent en avant le rôle de la croissance nominale et des taux d’intérêt dans la stabilisation des ratios de dette (le ralentissement des prix faisant disparaître un élément positif pour la réduction des ratios de dettes publiques).

La plupart des instituts (76 % pour l’ensemble des pays de l’AIECE, 82 % pour les pays de la zone euro) estiment que la politique monétaire continuera à freiner l’activité de leur pays en 2024. La moitié d’entre eux estiment qu’elle est appropriée. Dans la zone euro, l’inflation est revenue à 2,4 % en mars 2024. La BCE pourrait commencer à assouplir sa politique monétaire cet été, peut-être avant que la Fed ne commence à baisser ses taux directeurs, ce qui serait inhabituel, mais justifié compte tenu des écarts en matière de croissance et d’inflation des deux côtés de l’Atlantique.

En conclusion, les discussions de la réunion de l’AIECE ont mis en avant les signes d’une reprise fragile en Europe. Il n’y a pas de consensus parmi les instituts quant aux facteurs qui auront un impact sur la croissance de la zone euro à l’horizon de 2025. Les principaux risques évoqués sont en premier lieu les tensions géopolitiques, suivis de l’orientation de la politique monétaire et des prix de l’énergie. Les risques liés à la demande étrangère, les contraintes d’offre et de demande, le rôle des politiques budgétaires sont perçus comme moins importants.


[1] L’AIECE comprend 40 membres, dont 35 instituts de 18 pays européens (l’OFCE pour la France) et 5 organisations internationales, membres observateurs. L’Association se réunit deux fois par an, au printemps et à l’automne. A chaque réunion, un institut réalise un Rapport général, qui présente une synthèse des dernières prévisions des instituts, sur la base de leurs réponses à un questionnaire. En mai 2024, 26 instituts ont répondu au questionnaire préparé par ISTAT.

[2] Sur la base des prévisions fournies par 23 instituts pour 2024 et de 21 pour 2025.

[3] Au nombre de 4 :  DIW Berlin, IFW de Kiel, IW (Cologne) et IWH (Halle).




Le Miracle de l’UE: quand 75 millions de personnes deviennent riches !

Basile Grassi, Bocconi University, OFCE, IGIER and CEPR

L’Union européenne (UE), fondée en 1957, a pour objectif d’apporter paix et prospérité à des territoires qui ont connu la guerre pendant au moins onze siècles. En 2024, cette union politique entre 27 pays représente 450 millions de personnes et 1/6 du PIB mondial.  En mai 2004, 75 millions de personnes réparties dans 10 États (Chypre, République Tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie et Slovénie) en sont devenus membres. Entre 2004 et 2019, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de ces pays a presque doublé, passant de 18 314 à 34 753 dollars (USD) à prix constants. Le PIB par habitant est la mesure la plus courante du niveau de vie : il indique le revenu moyen d’un habitant  en une année. Lorsqu’il est mesuré en termes réels, il prend en compte l’inflation. Selon la Banque mondiale, ces 10 pays qui ont rejoint l’UE faisaient alors partie du groupe des pays “à revenu moyen” en 2004 (à l’exception de Chypre et de Malte) alors qu’ils font désormais partie du groupe des pays “à revenu élevé”. Ces cinq années de croissance peuvent être qualifiées de miracle économique pour ces pays.



Dans quelle mesure ce miracle économique résulte-t-il de l’adhésion à l’UE? Quel a été l’effet de cet élargissement sur les 15 pays déjà membres de l’UE en 2004? Quels sont les principaux moteurs de ce miracle économique ? Dans cette note, je tente de répondre à ces questions en me basant sur le document de travail : «The EU Miracle: When 75 Million Reach High Income »

Dans Grassi (2024), j’examine l’effet de l’élargissement de l’UE sur deux groupes de pays : l’UE-2004, qui comprend les États membres ayant rejoint l’Union européenne en 2004, et l’UE-15, qui comprend les États membres de l’UE avant l’élargissement de 2004. Dans le graphique 1a), on voit que le PIB par habitant augmente à la fois dans l’UE-15 et dans l’UE-2004. Le graphique 1b) montre que le PIB par habitant des nouveaux États membres relativement à l’UE-15 est constant avant 2004, et augmente après cette date (identifiée en pointillé rouge). L’UE-2004 semble rattraper l’UE-15 en termes de niveau de vie à partir de 2004.

Un miracle économique résultat de l’adhésion ?

Il est difficile d’évaluer le rôle joué par l’adhésion à l’UE dans ce miracle économique parce qu’il n’existe pas de groupe de contrôle évident. En effet, pour évaluer l’impact causal d’un changement de politique publique, les chercheurs comparent généralement un groupe traité, c’est-à-dire les pays soumis au changement de politique, à ceux d’un groupe de contrôle qui n’a pas été soumis à ce changement de politique. Idéalement, le groupe traité et le groupe de contrôle ont des caractéristiques identiques. Si les résultats du groupe traité sont meilleurs que ceux du groupe de contrôle, cela indique qu’il y a un effet causal du changement de politique sur le résultat. Dans le cas de l’élargissement de l’UE en 2004, il n’existe pas de pays similaires à ceux de l’UE-2004 qui n’ont pas rejoint l’UE et qui pourraient être utilisés comme groupe de contrôle. De même, il n’y a pas de pays de l’UE-15 qui n’ont pas connu l’expérience de l’élargissement.

Dans cet article, j’ai utilisé une méthodologie qui permet de contourner cette difficulté : la méthode du contrôle synthétique introduite par Abadie et Gardeazabal (2003). L’idée est de construire un groupe de contrôle dit « synthétique » comme la moyenne pondérée de pays non affectés par l’élargissement de l’UE afin de créer un groupe de contrôle hypothétique. Ces pays proviennent de ce que l’on appelle un groupe de donateurs. Les pondérations de chaque pays sont choisies de manière que la dynamique du pays traité, l’UE-2004 ou l’UE-15, et du contrôle synthétique soit la même avant 2004. Si l’élargissement de l’UE a eu un effet causal en 2004, le PIB par habitant du pays traité sera différent de celui de son contrôle synthétique.

Un gain de niveau de vie important pour les nouveaux entrants

Le graphique 2 présente le PIB par habitant de l’UE-2004 (à gauche) et de l’UE-15 (à droite), ainsi que de leur contrôle synthétique respectif. Selon ces calculs, la différence entre l’UE-2004 et son contrôle synthétique est de 8 433 USD en 2019. L’adhésion de ces pays à l’UE en 2004 a donc entraîné une amélioration en 2019 de leur PIB par tête de 32 %. Près d’un tiers de leur niveau de vie actuel peut ainsi être attribué à leur adhésion à l’UE. Entre 2004 et 2019, environ la moitié de l’augmentation du PIB par habitant est ainsi due à l’UE. Il s’agit d’un effet positif très important que l’on peut attribuer à des changements d’institutions, de politiques publiques, de réglementations, de diminution des barrières commerciales.

Un calcul similaire pour l’UE-15 n’indique pas d’effet positif ou négatif important de l’adhésion des pays de l’UE-2004 sur lui. Comme le montre la partie droite du graphique 2, la dynamique du PIB par habitant de l’UE-15 suit de près la dynamique du groupe de contrôle synthétique.

Comme expliqué dans l’article, ces résultats sont robustes à plusieurs tests statistiques classiques : l’effet positif de l’adhésion à l’UE sur le PIB par habitant des nouveaux États membres est toujours présent à l’issue de tous ces tests ; pour l’UE-15, le résultat de ces tests est cohérent avec l’absence d’effet notable de l’élargissement de 2004.

En résumé, l’élargissement de l’UE en 2004 a été remarquablement bénéfique pour les nouveaux États membres sans que cela n’ait freiné la hausse du niveau de vie des anciens membres tout en ne leur coûtant rien.

Par quels mécanismes l’adhésion a-t-elle permis ce miracle économique ?

Pour mieux comprendre les causes de cet effet bénéfique attribué à l’adhésion à l’UE en 2004, je procède à un simple exercice de comptabilité de la croissance, dans l’esprit de Solow (1957) et similaire à Baqaee et Farhi (2019). Cet exercice consiste à décomposer la croissance du PIB à partir de la contribution des facteurs de production tels que le capital et le travail, et de la contribution du “résidu de Solow”. Ce dernier est souvent considéré comme une mesure de la productivité qui capture le progrès technologique, une meilleure allocation des facteurs, et tout changement dans les frictions sur le marché du capital et du travail. Un tel exercice peut indiquer dans quelle mesure le gain de croissance est dû à un plus grand nombre de personnes travaillant – la contribution du travail-, à un plus grand nombre de machines utilisées – la contribution du capital-, ou à une meilleure productivité.

Cet exercice de comptabilité de la croissance montre que la contribution du capital et du travail à la croissance du PIB est environ 60 % plus élevée dans l’UE-2004 que dans le groupe de contrôle synthétique. La contribution du “résidu de Solow” est, elle, presque trois fois plus importante. L’adhésion à l’UE semble donc générer une augmentation beaucoup plus importante et durable de la croissance de la productivité.

Un examen plus approfondi des données sur les composantes de la demande (consommation, investissement, dépenses publiques, exportations/importations) et d’autres agrégats macroéconomiques tels que le taux d’emploi ou l’investissement direct étranger montrent une convergence vers un niveau stable avant ou autour de 2004. Ces variables convergent vers un niveau supérieur, inférieur ou similaire à celui de l’UE-15

Pour l’UE-2004, les indices de réglementation des marchés de l’OCDE ont convergé vers un niveau similaire à celui de l’UE-15. Toutefois, les données ne sont disponibles que pour quelques années et pour un sous-ensemble de nouveaux États membres (principalement la Pologne et la Hongrie avant 2008).

L’adhésion à l’UE se traduit par une convergence rapide des principales variables macroéconomiques, et d’une productivité totale des facteurs  qui combler l’écart avec l’UE-15 (Graphique 3). L’UE enregistre un gain important de PIB par habitant pour ses nouveaux membres, qui est dû à des gains de productivité importants et soutenus.

L’adhésion à l’UE: un gain pour les entrants sans perte pour les autres

L’adhésion de nouveaux membres à l’UE a eu un effet important et positif sur leur niveau de vie, sans coût ni gain les anciens pays membres. L’élargissement de l’UE semble donc être un jeu à somme positive. L’analyse des données montre que la productivité, mesurée par le résidu de Solow  joue le rôle le plus important.

Ces résultats soulèvent toutefois de nouvelles questions. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour comprendre le mécanisme par lequel un changement de politiques, de réglementations et d’institutions peut avoir des effets positifs aussi importants sur le PIB par habitant et la productivité.

Plusieurs mécanismes sont à explorer, tels que les transferts technologiques, la concurrence, le commerce, la migration, les transferts fiscaux et la politique monétaire, pour n’en citer que quelques-uns. Il existe des données microéconomiques qui sont déjà et pourraient être exploitées pour répondre à ces questions. Avec une bonne compréhension de ces mécanismes, nous pourrions évaluer l’impact qualitatif et quantitatif de future vagues d’adhésion. En 2024, neuf pays sont actuellement candidats à l’adhésion à l’UE, dont l’Ukraine.

Références bibliographiques

Abadie, Alberto and Javier Gardeazabal, “The Economic Costs of Conflict: A Case Study of the Basque Country,” American Economic Review, March 2003, 93 (1), 113–132

Baqaee, David Rezza and Emmanuel Farhi, “The Macroeconomic Impact of Microeconomic Shocks: Beyond Hulten’s Theorem,” Econometrica, July 2019, 87 (4), 1155–1203.

Feenstra, Robert C., Robert Inklaar, and Marcel P. Timmer, “The Next Generation of the Penn World Table,” American Economic Review, October 2015, 105 (10), 3150–82.

Grassi, Basile “The EU Miracle: When 75 Million Reach High Income”, IGIER Working paper, n709, May 2024.

Solow, Robert M., “Technical Change and the Aggregate Production Function,” The Review of Economics and Statistics, 1957, 39 (3), 312–320.




Le Pacte vert européen : mesurer pour consolider

Jérôme Creel, Eloi Laurent et Emma Laveissière

Alors que les capitales et les gazettes européennes bruissent de rumeurs insistantes sur sa fin prochaine, il peut être utile de se souvenir que le Pacte vert européen n’aurait pas dû voir le jour. Le « European Green Deal » est, de fait, un accident résilient : il n’était au programme d’aucun parti lors de la campagne électorale pour le Parlement européen de 2019 et il a depuis lors survécu au Covid 19, à l’impérialisme russe et au choc inflationniste.



Les organisations non gouvernementales ont assurément raison aujourd’hui de s’inquiéter des régressions environnementales en cours et à venir dans un contexte où les urgences sociales sont trop souvent instrumentalisées contre l’urgence écologique, mais il y a au moins trois raisons de penser que le Pacte vert européen est là pour longtemps : la dépendance institutionnelle au sentier (path dependency), le socle de valeurs de l’UE et les aspirations des Européens.

Premièrement, le Pacte vert fait désormais partie de la construction européenne :  inscrit dans le marbre de dizaines de dispositions législatives protégées par les réglementations communautaires, il ne sera pas aisément démantelé. Deuxièmement, il découle directement de l’engagement de l’UE en faveur de la soutenabilité, qui date d’il y a au moins 30 ans et n’a jamais été aussi pertinent, à une époque où la biosphère souffre et s’effondre par endroits et où le continent européen réalise sa vulnérabilité grandissante (l’Europe est le continent qui se réchauffe le plus vite au monde). Troisièmement, bien qu’imparfaitement, il reflète les aspirations des citoyennes et citoyens de l’UE, qui placent désormais systématiquement les questions environnementales parmi leurs préoccupations principales.

En revanche, le Pacte vert manque encore de cadrage analytique et de précision statistique, en somme de consolidation empirique. Comment mieux comprendre son architecture ? Comment mieux évaluer sa robustesse ?

Comprendre le Pacte vert : l’apport de l’économie écologique

Le Pacte vert est souvent synthétisé visuellement sous la forme du graphique qui figure en ouverture de la communication inaugurale du 11 décembre 2019 « Le pacte vert pour l’Europe » :

Ce schéma est utile mais il ne permet pas de comprendre l’architecture du Pacte vert, ni notamment de saisir l’articulation entre ses différents objectifs. On peut choisir pour clarifier le cadre conceptuel du Pacte vert de s’appuyer sur les principes de l’économie écologique, l’une des sources d’inspiration de la Commission européenne, laquelle encastre les systèmes économiques et sociaux dans leur contexte biophysique. Le Pacte vert européen apparaît alors constitué de quatre piliers : la neutralité climatique (climat et énergie), le métabolisme économique (ressources et pollutions), le système de support (agriculture et alimentation) et le système vital (biodiversité et écosystèmes). Ces piliers peuvent être plus avant ordonnés en une pyramide dont l’ambition primordiale du Pacte vert, « devenir le premier continent neutre pour le climat », constitue logiquement le sommet (Figure 1) et dont le système vital constitue la base écologique.

Figure 1. Le Pacte vert européen en un coup d’œil

Source : auteurs.

Évaluer le Pacte vert : trois principes méthodologiques

Se pose alors la question de savoir comment traduire ces différents étages en indicateurs opérationnels. Pour cela, nous proposons trois principes.

Le premier consiste à mesurer la performance au niveau de l’Union européenne dans son ensemble plutôt que de comparer celles des États membres, en considérant les indicateurs sous forme de moyennes des 27. Ce choix résolument européen vise à éviter la tentation de faire du Pacte vert un « concours de beauté » où les « bons élèves » sont montrés en exemple aux « cancres ». D’une part, les spécificités nationales rendent souvent ces comparaisons dénuées de fondement, mais, plus fondamentalement, il nous semble que cette logique de rivalité et de concurrence fait suffisamment de dégâts en matière fiscale, budgétaire et sociale pour ne pas être reproduite dans le champ de la transition écologique.  Le Pacte vert est une stratégie commune pour les décennies à venir, et c’est au niveau de l’Union européenne que l’on peut mesurer son succès (ou son échec) avec le plus de pertinence.

Le deuxième principe consiste à utiliser tous les indicateurs inscrits dans les textes de loi et uniquement ceux-là. Eurostat propose par exemple une batterie de 25 indicateurs « pour le Pacte vert européen » mais la plupart d’entre eux ne figurent pas dans les dispositions législatives adoptées entre 2019 et 2024.

Enfin, pour suivre les progrès tangibles du Pacte vert, nous utilisons la distance à l’objectif 2030 de nos indicateurs à l’aide des données Eurostat en temps réel (les 25 indicateurs Eurostat mentionnés plus haut sont présentés sans rapport à un objectif).

Nous avons identifié 13 indicateurs intégrés dans les textes législatifs du Pacte vert dotés d’objectifs quantitatifs à horizon 2030 (en croisant différentes sources européennes, en particulier la Commission européenne et l’Agence européenne de l’environnement), ces indicateurs étant représentatifs des quatre piliers ou étages identifiés plus haut. Ces indicateurs forment un tableau de bord du Pacte vert.

Pour chaque indicateur, notre outil apporte trois éléments d’évaluation : l’historique reconstitué à partir des données officielles et mis à jour automatiquement à partir des bases d’Eurostat, le pourcentage réalisé par rapport à l’objectif 2030 (à la dernière date disponible) et le sens, positif ou négatif, de la dernière année de performance mesurée.

Nous avons en outre constitué à partir de ce tableau de bord un instrument de mesure synthétique ou composite : le « Green Deal Radar » (Figure 2) qui fait la moyenne des indicateurs de chaque pilier.

Figure 2. Le radar du Green Deal

Lecture : sur une échelle de 0 à 100%, 0 indiquant qu’aucun progrès n’a été accompli et 100% que tous les objectifs ont été atteints à horizon 2030 à date, les quatre piliers du Pacte vert sont positionnés et comparés.

Source : https://greendealemma.shinyapps.io/Pacteverteurop/

Tableau de bord et indicateur composite forment ensemble la boussole du Green Deal ou « Green Deal Compass ». Il ressort de notre indicateur composite, dont la forme évoque une pyramide, deux réalités parlantes : la première est que le Pacte vert est en bonne voie au regard des indicateurs en vigueur, le chemin déjà parcouru vers les objectifs 2030 oscillant entre les deux tiers (pour le pilier énergie-climat) et un quart (pour le pilier agriculture et alimentation). Mais, deuxième réalité objective, le Pacte vert est fortement déséquilibré en faveur de son pilier énergie-climat, les trois autres piliers étant compris entre environ un quart et un tiers du chemin parcouru (le pilier le moins avancé étant le pilier agriculture et alimentation, ce qui éclaire d’une lumière intéressante les débats intenses qui secouent le monde agricole dans nombre d’États membres depuis plusieurs mois au sujet des règlementations environnementales). 

On peut ensuite vouloir détailler la dynamique propre de chacun de ces piliers pour mieux comprendre les évolutions en cours (à l’aune des indicateurs existants, encore partiels). Le pilier énergie-climat est celui qui compte le plus d’indicateurs inscrits dans les textes européens et mesurables objectivement (six au total), ce qui n’est guère surprenant car c’est le cœur de la stratégie définie dès décembre 2019 par l’ambition d’« être le premier continent neutre pour le climat ». Mais, précisément, cette ambition de neutralité carbone se heurte à une réalité que les données permettent de dévoiler. Si la réduction des émissions de gaz à effet de serre est indéniablement forte pour l’ensemble de l’Union européenne, avec plus de la moitié du chemin parcouru vers la cible de 2030 (progrès soutenu par le déploiement des renouvelables et le développement de l’efficacité énergétique que les indicateurs retenus mettent en lumière), la tendance post-Covid n’est pas bonne, avec un fort rebond des émissions en 2021 (qui n’a pas été compensé par la baisse de 2022) et une réduction dont le rythme est jugé insuffisant par l’Agence européenne de l’environnement.

Mais surtout, la stratégie de neutralité carbone adoptée par l’UE suppose que le reliquat des émissions brutes (qui ne seront pas réduites à zéro) soit absorbé par les puits de carbone. Or l’indicateur d’absorption des émissions par les puits de carbone a lourdement chuté au cours de la dernière décennie sous l’effet de la crise climatique (feux géants, épuisement des écosystèmes, etc.).

Notre « boussole du Pacte vert » met donc en lumière une faille sérieuse, insuffisamment connue, de la stratégie européenne concentrée sur ses objectifs énergie-climat mais pas assez attentive à la vitalité des écosystèmes qui pourtant conditionne, à terme, leur atteinte (c’est aussi le problème de la performance climatique française sur l’année 2023).

On retrouve un autre déséquilibre dans l’analyse du pilier « Ressources et pollutions » qui montre qu’en parallèle du recul des émissions de gaz à effet de serre, la consommation de ressources naturelles ne diminue plus depuis dix ans, l’économie européenne est donc loin d’être encore soutenable. De la même manière, si les indicateurs de conservation des terres et des espaces maritimes au sein du pilier « Biodiversité et Écosystèmes » donnent à voir des progrès réels et encourageants vers les objectifs 2030, le recul des espèces d’oiseaux (qui symbolise une érosion bien plus large de la biodiversité dans l’Union européenne, notamment des populations d’insectes ou d’amphibiens) est continu depuis le début des années 1990 et s’est accéléré au cours des deux dernières décennies. Il existe bien entendu d’autres déséquilibres que notre outil ne permet pas de mesurer, à commencer par le manque d’ambition sociale du Pacte vert tel qu’il est aujourd’hui, une lacune soulignée dès son lancement (voir à ce sujet l’étude « A Blueprint for a European Social and Green Deal »).

La « boussole du Pacte vert » est un outil partiel et imparfait d’évaluation qui demande à être perfectionné et complété à mesure que les indicateurs du Pacte vert deviendront plus précis et nombreux. Cet outil permet néanmoins d’éclairer de manière objective un certain nombre de débats en cours et nous autorise une réponse claire à la question posée en ouverture de cet article. « Le Pacte vert européen atteint-il ses objectifs ? » Oui, mais de manière déséquilibrée, ce qui pourrait rapidement remettre en cause son succès encore fragile.




Projet de loi sur le logement abordable : vers des logements sociaux pour villes riches ?

Gregory Verdugo, Université Paris-Saclay, Evry, et OFCE[1]

En logeant près d’un ménage sur cinq en 2020, le logement social demeure une pièce centrale de la politique du logement en France. Parce qu’il concentre les ménages les plus pauvres et les immigrés d’origine non-européenne dont la probabilité de vivre en logement social est le double des natifs, sa répartition entre quartiers et communes façonne la ségrégation spatiale par revenus et par origine (Beaubrun-Diant et Maury 2022, Verdugo et Toma, 2018). Verdugo et Toma (2018) montrent que la progression plus rapide de la part d’immigrés dans les grands ensembles, les plus isolés des logements privés, explique une grande partie de la hausse de la ségrégation résidentielle de ce groupe tandis que, au contraire, la hausse de leur présence dans les logements sociaux moins ségrégués l’a modérée. Ainsi, toute politique affectant la production de logements sociaux et le profil de leurs locataires se répercute directement sur la ségrégation résidentielle en France.



Les constructions de logements sociaux sont soumises au bon vouloir des politiques municipales, comme en témoigne la loi SRU qui prévoit des pénalités pour les municipalités sous le seuil de 25% de logement sociaux. L’une des principales leçons de l’économie urbaine est que les principaux freins à l’offre de logement se situent au niveau des politiques locales (Gyourko et Molloy, 2015). Cette leçon apparaît pertinente pour le logement social. D’abord, les habitants des quartiers voisins, en particulier si leur population est socialement favorisée, peuvent être hostiles aux futures productions de logements sociaux par crainte qu’elles affectent la qualité du voisinage et se répercutent sur la valeur de leur bien. Les exemples sont nombreux que ce soit en zone rurale, dans les villes moyennes ou les grandes agglomérations. Des travaux récents montrent ainsi que les productions de logements sociaux en réponse à la loi SRU ont principalement eu lieu dans les quartiers les moins favorisés des municipalités (Chapelle Gobillon et Vignolle, 2022). Si l’offre de logement a bien augmenté en réponse à la loi, la concentration des ménages les plus modestes au sein des municipalités s’est également renforcée.

Une deuxième barrière aux productions de logements sociaux est que, lorsqu’elles sont importantes, elles peuvent modifier la composition de la population de la municipalité dans un sens qui peut être électoralement défavorable au maire en place, en particulier les maires de droite. Ces conséquences électorales peuvent les inciter à freiner les constructions ou tenter d’influer sur le profil des ménages admis dans les logements sociaux de la municipalité. Des travaux récents ont ainsi montré qu’à la suite des élections municipales, les maires de gauche construisent plus de logements sociaux que les maires de droite, et que les logements sociaux de leur municipalité, neufs ou anciens, accueillent plus d’immigrés (Schmutz et Verdugo, 2023)[2]. Ces constructions supplémentaires se traduisaient par des changements durables de la composition de la population non seulement dans le logement social mais aussi dans le logement privé, augmentant les chances de réélection des maires de gauche. On comprend donc l’inquiétude des maires de municipalités socialement favorisées envers des constructions qui mécontentent certains habitants des quartiers voisins et mettent en péril leur majorité.

Afin d’inciter les maires à construire, le ministre délégué du logement a ainsi présenté le vendredi 3 mai en conseil des ministres un projet de loi pour « développer l’offre de logements abordables ». Le projet propose de reformer la loi SRU en intégrant, pour les municipalités déficitaires mais ayant atteint plus de 15% de logement sociaux, la construction de logements sociaux intermédiaires destinés aux classes moyennes supérieures dans les quotas éligibles à la loi SRU, dans une limite de 25% des objectifs de construction. L’objectif est de rassurer les maires des municipalités carencées, principalement de droite, en garantissant que le profil socio-économique des habitants d’une partie des logements produits ne sera pas trop populaire.

Si cette disposition est adoptée, et qu’elle séduit les maires de municipalités carencées pour les inciter à construire, elle devrait renforcer les contrastes existants dans la population des logements sociaux entre municipalités de droite, orientées vers le logement intermédiaire, et municipalités de gauches, orientées vers le logement social pour les plus modestes. D’autant plus que le projet de loi offre une assurance supplémentaire aux maires en leur permettant d’allouer eux-mêmes le logement social nouvellement construit, et donc d’influencer directement le profil des ménages dans ces nouveaux logements. L’article 8 du projet de loi permettrait également aux bailleurs sociaux d’ajuster à la hausse les loyers au-delà des limites actuelles, ce qui pourrait accélérer la disparition du parc social à bas loyer et donc également contribuer à modifier le profil des futurs locataires.

Alors que ces dispositions devraient gentrifier le parc de logements sociaux des villes de droite qui construisent en réponse à la loi, d’autres dispositions pourraient appauvrir le parc destiné aux classes populaires. Afin de favoriser la mobilité dans le parc social, le ministre a annoncé que le texte permettrait la rupture du bail au bout de deux ans pour les ménages locataires d’un logement social dont les revenus dépassent le plafond de ressources de plus de 20% et qui sont ainsi assujettis au supplément de loyer de solidarité (SLS). La population touchée ne serait pas négligeable puisqu’elle concernerait, selon le ministre, 8% des ménages en logement social[3]. Si expulser ces ménages peut sembler légitime étant donné le caractère anti-redistributif des bénéfices qu’ils reçoivent, leur départ pourrait appauvrir la population des logements sociaux et leurs quartiers par des effets directs mais aussi indirects. L’équilibre résidentiel d’un quartier peut en effet être déstabilisé par le départ des ménages les plus favorisés et basculer vers une situation où seuls les plus modestes qui n’ont pas d’autres possibilités demeurent dans le quartier (Card, Mas, et Rothstein 2008).

Au final, s’il est mis en place, le projet de loi donnera plus d’incitation aux maires de droite de construire des logements, et cette hausse apparaît désirable dans les communes favorisées où la demande de logement est importante. Néanmoins, il risque de renforcer le dualisme existant avec des logements sociaux de municipalités de droite où les classes moyennes sont présentes, et des logements sociaux de municipalités de gauches concentrant les ménages les plus en difficulté et où lorsqu’un ménage atteint un seuil de revenus trop élevé, il risque l’expulsion.


[1] gregory.verdugo@sciencespo.fr

[2] Ces résultats sont cohérents avec des travaux quantitatifs récents démontrant l’existence de discrimination à l’accès au logement social (Bonnal, Boumahdi, et Favard 2013, Madec et al. 2023 ).

[3] Contrairement aux déclarations du ministre, si 8% des locataires de logement social dépassent bien le plafond de ressources, les derniers chiffres disponibles indiquent que le supplément de loyer de solidarité ne concerne en pratique que 3,2% des ménages du parc social, soit 40% des ménages au-dessus du plafond.