Next Generation EU : quels effets économiques en attendre ?

Jérôme Creel et Jonas Kaiser

Dans une étude pour la Foundation for European Progressive Studies (FEPS), nous tentons d’évaluer les effets économiques de Next Generation EU en Allemagne, en France et en Italie. Le programme Next Generation EU (NGEU), créé en réponse à la pandémie de COVID-19, représente un engagement financier de l’Union européenne sans précédent. NGEU a été conçu non seulement pour soutenir les États membres dans leur reprise économique immédiate, mais aussi pour faciliter des investissements et des réformes à grande échelle alignés sur les objectifs à long terme de l’UE (notamment la transition écologique, la numérisation et la cohésion sociale et territoriale). L’évaluation des effets économiques de NGEU est cruciale car elle aide à informer les décideurs politiques sur l’efficacité de telles interventions financières à grande échelle et à guider les décisions futures sur la politique budgétaire et l’intégration de l’UE.



Le programme NGEU est historique par son ampleur et son approche. Son principal composant, la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR), dispose d’un budget de 724 milliards d’euros (à prix courants), dont environ la moitié sous forme de subventions et l’autre sous forme de prêts. Les aspects novateurs de NGEU incluent :

  • l’émission de la dette commune : pour la première fois, l’UE a émis une dette commune pour financer un vaste programme d’investissement, montrant ainsi la capacité de l’UE à répondre de manière coordonnée à un choc externe majeur ;
  • une affectation des fonds innovante : contrairement à d’autres programmes de l’UE, les fonds ne sont pas affectés uniquement en fonction de critères macroéconomiques tels que le produit intérieur brut ou la population, mais en fonction des besoins induits par la pandémie, assurant un soutien ciblé là où il est le plus nécessaire.

La littérature mesurant les effets des politiques budgétaires mises en œuvre depuis la crise de COVID-19 dans l’UE met en évidence un large éventail de multiplicateurs budgétaires[1]. Certaines estimations sont proches de zéro (mais jamais en dessous) tandis que d’autres dépassent largement l’unité. Toutes ces études reposent sur des simulations de modèles en équilibre général. Notre étude propose une vue alternative aux exercices de modélisation ex ante pour évaluer la valeur ajoutée attendue de NGEU pour certains États membres de l’UE. Bien que NGEU soit toujours en cours avec la majorité des déboursements prévus dans la seconde moitié de la période 2021-2026 (Graphique 1), l’étude propose de lier l’effet réel attendu ex post de NGEU à l’effet réel ex post des politiques budgétaires nationales passées menées par les États membres de l’UE.

Les prêts accordés au titre de NGEU sont assez similaires aux dettes nationales contractées pour financer les dépenses publiques. On peut penser que leurs multiplicateurs budgétaires seront comparables. Toutefois, les subventions accordées au titre de NGEU, qui n’engendrent pas de paiements d’intérêts immédiats de la part des gouvernements bénéficiaires, devraient produire des multiplicateurs budgétaires plus élevés car elles ne produisent pas d’effets d’éviction via une hausse des taux d’intérêt sur la dette, vu que la dette nationale n’a pas augmenté. L’étude propose donc d’utiliser les multiplicateurs budgétaires nationaux comme limite inférieure des effets attendus de NGEU, suggérant que l’impact réel de NGEU, notamment par le biais des subventions, pourrait dépasser celui observé avec les stimuli basés sur les prêts.

Les multiplicateurs budgétaires sont estimés pour les trois plus grandes économies de l’UE, l’Allemagne, la France et l’Italie, sur la base de données trimestrielles. Compte tenu de la disponibilité des données, les estimations sont réalisées sur des périodes différentes : 1991T1-2019T4 pour l’Allemagne, 1980T1-2019T4 pour la France et 1999T1-2019T4 pour l’Italie. L’étude utilise une approche basée sur la loi d’Okun pour estimer la production potentielle et l’écart de production[2]. Ensuite, le solde budgétaire corrigé des variations conjoncturelles est dérivé de ces estimations de l’écart de production et les chocs budgétaires sont identifiés comme des variations trimestrielles de ce solde. Enfin, l’effet multiplicateur budgétaire est estimé à l’aide de projections locales.

Les résultats sont les suivants. La France présente un multiplicateur budgétaire de 0,5 après un an ; l’Italie atteint un pic à 0,7 après trois ans ; celui de l’Allemagne n’est jamais statistiquement significatif. Compte tenu de l’accent mis par les fonds NGEU sur l’Italie, les résultats soutiennent l’idée que les fonds alloués au titre de la FRR vont principalement là où les effets réels attendus sont les plus élevés, en Italie donc.

Les résultats sont différents dès lors que l’on introduit le contexte macroéconomique.  En séparant l’échantillon entre les années de ralentissement économique et les années d’expansion, le multiplicateur budgétaire pour la France montre très peu de différence (Graphique 2). En Allemagne, cependant, la différence est substantielle : alors que le multiplicateur budgétaire est nul en période d’expansion, il est élevé en période de ralentissement, atteignant un pic de 2 un an après le stimulus. En Italie, la différence entre les mauvaises et les bonnes années est également significative. Son multiplicateur budgétaire est positif à court terme pendant les bonnes années et il atteint un pic de 4 après trois ans si le stimulus budgétaire a eu lieu pendant les années de ralentissement.

Cette étude montre que la politique budgétaire a des effets tangibles sur l’économie, avec des estimations des bornes inférieures des multiplicateurs budgétaires ne tombant jamais en dessous de zéro à court terme en Allemagne et significativement positives en France et en Italie. Ces effets sont particulièrement forts en période de chômage élevé, soulignant l’importance des interventions de relance opportunes alignées sur les périodes de ralentissement économique. Malgré une reprise économique rapide après la pandémie qui a réduit les taux de chômage dans les trois pays étudiés, l’appropriation et l’utilisation des fonds NGEU ont été somme toute assez limitées, probablement en raison de contraintes administratives et d’obstacles du côté de l’offre. Cependant, cette étude suggère que même en période économique plus favorable, des politiques budgétaires comme NGEU peuvent encore être efficaces, en particulier dans des pays comme l’Italie, qui a été sévèrement touchée par la pandémie et dispose de montants substantiels de subventions et de prêts encore à débourser. Une évaluation continue de NGEU sera nécessaire pour mieux comprendre leur impact économique réel et leur contribution aux objectifs à long terme de l’UE mais face au ralentissement économique européen et à la remontée des taux d’intérêt depuis juillet 2022, l’utilisation complète des fonds alloués au titre de NGEU par les Etats membres de l’UE semble aller de soi.


[1] Le multiplicateur budgétaire mesure l’impact sur le PIB d’une variation donnée des dépenses publiques ou des impôts (dans ce dernier cas, on parlera plus particulièrement de multiplicateur fiscal). Notre étude fournit une revue de la littérature sur les effets attendus de NGEU. Pour une revue récente et plus extensive de la littérature empirique, voir Deleidi, Iafrate et Levrero (2023).

[2] La loi d’Okun relie la variation du PIB à celle du taux de chômage.




Les crises expliquent-elles la hausse de la dette publique en France ?

par Mathieu Plane, Xavier Ragot, Raul Sampognaro
L’évolution de la dette publique française occupe légitimement une place importante dans le débat politique depuis que l’Insee a révélé, le 26 mars dernier, le chiffre de déficit public significativement plus élevé qu’attendu pour l’année 2023.








IRA vs NZIA : un regard géopolitique

Cyrille P. Coutansais, Directeur du département Recherches du CESM[1]

Intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques des années 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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IRA (Inflation Reduction Act) aux États-Unis et NZIA (Net-Zero Industry Act) dans l’Union européenne, s’ils paraissent les deux faces d’une même pièce, sont en réalité profondément dissemblables dans leur motivation. L’un, le premier, s’inscrit dans le temps long et n’est qu’un jalon dans une stratégie géopolitique qui vient de loin tandis que l’autre, le second, se veut juste une réponse au premier.

L’IRA prend sa source dans les années 2007-2008 et la crise des subprimes : le monde affronte une crise financière venue des Etats-Unis et redémarre grâce à la Chine. C’est dans ces années-là que Washington prend conscience qu’il ne peut plus être le « gendarme du monde » du fait de l’épuisement de son modèle impérial comme tant d’autres avant-lui, de la Rome antique à la Grande-Bretagne. Et comme ses devanciers, il décide de rationaliser son modèle, se concentrant sur l’essentiel – l’Asie-Pacifique –, l’accessoire étant laissé à ses alliés. Cette vision se formalise en 2011 à travers le fameux « pivot vers l’Asie » de l’administration Obama, manière de signifier que les intérêts des Etats-Unis sont désormais essentiellement dans cette zone où s’est réveillé le géant chinois, perçu de plus en plus comme un rival. Cette perception conduit à revoir l’ensemble des dépendances nées de la globalisation des chaînes de valeur et à agir sur un certain nombre de secteurs jugés stratégiques. De ce point de vue, on trouve une continuité frappante entre les administrations Trump et Biden qui, à travers des taxes douanières, le Chips Act ou encore l’IRA, n’ont qu’un but : réindustrialiser, relocaliser, produire à proximité ou dans des pays « amis » pour offrir le moins de prise possible à l’Empire du milieu. Et si l’on suit les perspectives économiques de juin 2023 de l’OCDE, il semble que cette politique produise ses effets : la part de Pékin dans les importations de biens manufacturés de l’oncle Sam s’est tassée de 25 % en 2018 à 19 % en 2022, la Chine chutant même au troisième rang des fournisseurs en 2023 – derrière le Mexique et le Canada –, après une bonne quinzaine d’années au sommet du podium.

On peut certes soupçonner une importation de biens manufacturés chinois par le Mexique à des fins de réexportation chez son grand voisin du Nord mais que dire alors de l’évolution de l’Union européenne ? Selon la même source, la part de biens manufacturés chinois dans les importations du Vieux Continent est passée de 26 % en 2018 à 33 % en 2022. Dépendance croissante donc qui ne laisse pas d’interroger à l’heure où le gendarme du monde n’entend plus jouer son rôle. Car c’est lui qui, par sa puissance, freinait toute velléité de remise en cause de l’ordre post-guerre froide. Or ce retrait a été bien perçu par un certain nombre de chefs d’État dans le monde, qui n’excluent pas de remettre au goût du jour le vieil axiome clausewitzien : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Et cela d’autant plus que la mondialisation a été le moyen pour leur pays de se développer, s’enrichir, et par là d’investir dans un réarmement qui est mondial : en 2023, les dépenses militaires du globe ont augmenté pour la neuvième année consécutive pour atteindre le niveau record de 2 443 milliards de dollars[2]. Les premiers effets s’en font déjà sentir en Ukraine comme en Arménie, et peut-être un jour au Guyana, le Venezuela ayant organisé un référendum pour revendiquer les deux tiers de son voisin. Et un nouveau seuil vient d’être franchi avec les frappes de l’Iran sur Israël : pour la première fois la République islamique agit directement, sans passer par des faux-nez, et surtout elle le fait malgré l’avertissement américain de ne pas le faire et le positionnement de moyens en général dissuasifs à base de porte-avions et autres.

Alors oui, l’Union européenne s’efforce de s’adapter à ce nouveau monde, oui, elle est en capacité d’arriver à un accord relativement rapide sur son NZIA. Reste que le financement reposera en grande partie sur un assouplissement des aides d’État, quelques reliquats de fonds européens pouvant tout juste s’y ajouter. Comme si l’Union européenne peinait à se faire une raison, ne se résignait pas à abandonner le monde d’avant, celui de la mondialisation « heureuse ». Il est vrai qu’il avait bien des attraits, Bruxelles pouvant façonner (en partie) le monde grâce au pouvoir de la norme[3]. Force est de constater d’ailleurs que ce modèle a eu des résultats, par exemple dans le cadre de la lutte contre la pêche illégale et non réglementée, où un système de cartons rouges, jaunes et verts a contraint les pays désireux d’exporter leurs produits halieutiques chez nous à refonder leurs pratiques, faute de quoi le premier marché de consommation du monde leur était interdit. La taxe carbone aux frontières s’inscrit d’ailleurs dans le même paradigme.

Mais le monde change et il est peut-être temps pour l’Union européenne d’entamer sa troisième vie. Elle en eut une première, celle de la réconciliation franco-allemande, de l’Europe des six, des douze, celle de la CEE, puis une deuxième, celle de la réunification du continent, de l’élargissement sous l’effet de la chute du mur de Berlin, de l’effondrement de l’URSS. Sa troisième sera placée sous le sceau de la lutte contre le réchauffement climatique et des fracas géopolitiques. Reste à l’écrire…


[1] Auteur, notamment, de La (re)localisation du monde, CNRS-éditions, 2021

[2] SIPRI Yearbook 2023, Stockholm International Peace Research Institute.

[3] Zaki Laïdi, La Norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2005.




Les insuffisances de l’investissement européen

Sébastien Bock, Aya Elewa, Sarah Guillou, Mauro Napoletano, Lionel Nesta, Evens Salies, Tania Treibich

Depuis les premiers travaux de Robert Solow, on sait que la croissance économique de long terme ne provient pas d’un stock de capital plus important ou de l’accroissement de l’emploi, mais du progrès technique, identifié comme la partie non observée de la croissance. Cet élément inobservé – le résidu de Solow – explique 87% de la croissance américaine de la première moitié du 20ème siècle. Depuis, les théories de la croissance endogène ont montré que c’est surtout l’investissement immatériel, notamment l’investissement en R&D ou en termes de capital humain qui, source d’externalités positives, assure la croissance de long terme.



Les technologies de l’information et des communications (TIC) ont concentré l’attention des chercheurs et des statisticiens depuis la fin des années 1990. Bien que n’ayant pas toujours tenu leurs promesses de gains de productivité – le paradoxe de Solow-, elles irriguent indéniablement toutes les technologies du 21ème siècle et sont les armes de la compétitivité de tous les secteurs et en premier lieu des services numériques. S’intéresser aux efforts d’investissement dans ces technologies est incontournable de toute question sur la croissance et les niveaux de vie.

Dans ce billet de blog, on se focalise sur trois types d’investissement, l’un matériel, les deux autres immatériels, pouvant être à la source du décrochage européen plus largement analysé dans le Policy brief « Le décrochage européen en question ».  Nous nous intéressons aux investissements en équipements liés aux TIC (serveurs, routeurs, ordinateurs, etc.), aux investissements en recherche et développement (R&D), et aux investissements en services TIC tels que les logiciels, les programmes et les bases de données.[1] Ces trois types d’investissement se distinguent des autres investissements tangibles (en équipements de transport, en machines, en bâtiments, en terres cultivables) et intangibles (en formation, en propriété intellectuelle, en organisation) par leur dynamique particulière, révélant un retard croissant et parfois spectaculaire de la zone euro par rapport aux Etats-Unis.

Intéressons-nous tout d’abord à la dynamique de l’investissement.

Le graphique 1 montre l’investissement par emploi pour ces trois types d’investissement aux États-Unis, en zone euro et dans les quatre grands pays de la zone euro de 2000 et 2019. On remarque immédiatement que l’effort d’investissement aux Etats-Unis est de plus grande ampleur pour chacun d’eux.

  • Concernant les investissements en R&D, l’écart entre les Etats-Unis et la zone euro, déjà important au début des années 2000, augmente en valeur absolue (le différentiel passant de 1000 à 2000 euros par emploi sur la période) pour représenter en 2019 plus de deux fois l’effort européen. Le plus inquiétant à nos yeux est que cet écart croissant est le résultat d’un comportement homogène de la part des principales économies européennes. Pour l’Allemagne comme pour la France, cet écart, plutôt minime jusqu’en 2005, est multiplié par 10 pour la France et par 5 pour l’Allemagne en fin de période.
  • Concernant les investissements en logiciels et base de données, et si l’on met de côté le cas français[2], il n’y a pas lieu d’être optimiste. L’écart US-ZE d’investissement par emploi en logiciels et bases de données est multiplié par 12, passant de 200 à 2400 euros sur les deux décennies. Le cas français se distingue par son volume, mais en tendance, l’investissement français double pendant que l’investissement étasunien triple.
  • Concernant les investissements en équipement de TIC, la singularité américaine est plus impressionnante encore. Initialement voisin des niveaux européens, cet investissement croît de manière continue aux Etats-Unis, alors qu’il demeure constant en zone euro. La comparaison est ici éloquente, puisque l’investissement par emploi demeure à hauteur de 500 à 700 euros par an sur l’ensemble de la période dans la zone euro, alors qu’il atteint 2 500 euros aux Etats-Unis, soit une multiplication par près de cinq sur la période considérée.

Au total, l’écart d’investissement privé entre la zone euro et les Etats-Unis s’élevait à environ 150 milliards d’euros en 2000, pour atteindre plus de 600 milliards d’euros en 2019. D’où vient cette vigueur étasunienne, et, surtout, comment expliquer l’apathie européenne ? On pourrait en premier lieu s’interroger sur le rôle de la spécialisation productive des économies. Après tout, si les secteurs en croissance aux Etats-Unis sont ceux qui investissent le plus en R&D, en logiciels et en équipement TIC, on devrait observer des effets de composition plus importants aux Etats-Unis qu’en zone euro. Cela impliquerait que la croissance observée n’est pas le résultat de comportements américains de plus en plus enclins à l’investissement mais serait avant tout le résultat d’un positionnement sectoriel avantageux pour les Etats-Unis. Procédons à présent à une décomposition de la croissance des investissements en distinguant les effets intra et intersectoriels.

En posant l’investissement par emploi agrégé comme la somme des investissements par emploi dans chaque secteur pondéré par la part de l’emploi dans ces secteurs, le taux de croissance de l’investissement par emploi agrégé peut se décomposer comme la somme des effets intra-sectoriels, des effets intersectoriels et des effets croisés sur la période.

Le premier effet capte les effets liés à l’augmentation de l’investissement (par emploi) ayant lieu au sein de chaque secteur. Cet effet interne peut être le résultat des entreprises qui, entre 2000 et 2019, ont augmenté leurs investissements, des réallocations de parts de marché au sein des secteurs, ou encore des entrées et sorties de firmes du marché. Le second effet, l’effet intersectoriel, est le résultat du changement structurel des économies, étant entendu comme les modifications dans la structure sectorielle des économies. L’effet croisé est la conjonction des deux premiers évoqués.

Le graphique 2 présente les résultats de cette décomposition, distinguant les effets internes à chaque secteur des effets intersectoriels. On observe immédiatement que c’est l’effet intrasectoriel qui explique la croissance de l’investissement par tête, et ce dans l’ensemble des économies et quel que soit le type d’investissement. Autrement dit, l’explication consistant à dire que le changement structurel s’opèrerait de telle sorte qu’il favorise la croissance de l’investissement par emploi aux Etats-Unis et pas en Europe peut être écartée. Non seulement les structures sectorielles des économies ne sont pas si éloignées les unes des autres, mais surtout la croissance de l’investissement est nettement le résultat d’une intensification de l’investissement au sein des secteurs. Il faut donc comprendre l’origine de l’écart d’investissement US-ZE comme le résultat de comportements d’investissement qui se modifient au cours du temps.

Pour les révéler, nous opérons une autre décomposition, où le taux de croissance de l’investissement par emploi est le résultat du taux de croissance de l’investissement moins le taux de croissance de l’emploi. Ensuite, nous décomposons le taux de croissance de l’investissement comme la somme des taux de croissance sectoriels, pondérés par la part de chaque secteur dans l’investissement total, en début de période. Nous classons l’ensemble des secteurs qui constituent l’économie marchande par type de secteurs comme suit : (i) les Industries de hautes technologies (hors production de TIC) ; (ii) les industries de production de TIC ; (iii) les autres industries, agriculture, eau, gaz, électricité, construction ; (iv) les services à haute valeur ajoutée (hors services TIC) ; (v) les services TIC ; (vi) les autres services. Cette classification nous semble pertinente car elle distingue les activités de production de TIC (qu’ils soient manufacturés ou serviciels), des autres secteurs utilisateurs de TIC comme intrants de leur production.

Le graphique 3 présente les résultats par type d’investissement. Considérons tout d’abord les investissements de R&D. Le cas de l’Espagne peut paraître surprenant par la croissance observée, mais celle-ci est surtout le résultat d’un effet de rattrapage. En effet, comme le montre le graphique 1, c’est en Espagne que l’investissement par emploi est le plus bas tout au long de la période considérée. Cette croissance est essentiellement portée par les services de haute valeur ajoutée et les industries de « basse technologie ». Concernant les autres pays, la croissance de cet investissement est surtout soutenue par les industries de haute technologie. Ce phénomène est surtout présent en zone euro en général, et en Allemagne et en Italie plus particulièrement. En fait, le différentiel entre les taux de croissance américain et européen (en excluant l’Espagne) est surtout le résultat d’investissements importants des secteurs des services TIC. Nous y voyons surtout les fameuses GAFAM.[3] L’exploitation des bases de données gigantesques conjointement à l’essor de l’intelligence artificielle – et des possibilités impressionnantes qu’elle offre – incitent les GAFAM à investir massivement en R&D afin de tirer le meilleur parti de ces nouvelles technologies.

La croissance de l’investissement en bases de données et logiciels est surtout due aux secteurs des services en général, quel que soit le pays considéré. Ce qui distingue les Etats-Unis des autres pays, c’est la contribution significative des services à haute valeur ajoutée. Ce constat évoque plutôt l’idée d’une diffusion des TIC à l’ensemble du tissu économique plus rapide aux Etats-Unis qu’en Europe. L’Italie interpelle par la faiblesse du taux de croissance, avec une contribution quasi inexistante des services à la croissance de cet investissement. Le cas espagnol est, encore une fois, l’expression d’un effet de rattrapage, comme l’illustre le graphique 1.

Enfin, la comparaison US-ZE sur les sources de la croissance des investissements en équipements TIC est particulièrement éclairante. Au-delà de la différence en termes de taux de croissance, on remarque que la contribution des secteurs est relativement similaire entre les deux régions du monde, à l’exception des services TIC. En zone euro, la contribution des services TIC à la croissance de l’investissement en équipements TIC reste faible alors qu’aux Etats-Unis, elle est de 4,5 points de pourcentage, expliquant à eux seuls le différentiel constaté. Notre interprétation est que la dynamique spécifique aux investissements en équipement TIC constatée dans la figure 1 est le résultat des investissements massifs des services TIC, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des GAFAM. Autrement dit, les investissements immatériels en R&D et en logiciels-Bases de données évoluent de concert avec les investissements matériels en TIC qui les complémentent et les rendent opérationnels voire productifs.

Trois résultats sont à retenir :

  1. L’effort d’investissement aux Etats-Unis est plus important qu’en zone euro pour les trois types d’investissements considérés que sont : les investissements en R&D, en équipement TIC, en services TIC (logiciels et bases de données).

    1. L’écart entre les Etats-Unis et la zone euro croît pour tous les types d’investissement.
    2. Les investissements en équipements TIC par emploi sont, en 2019, cinq fois plus importants aux Etats-Unis qu’en zone euro.

  2. C’est l’effet intrasectoriel qui explique la croissance de l’investissement par emploi, et ce dans l’ensemble des économies et pour tout type d’investissement.

    1. L’écart constaté entre les Etats-Unis et la zone euro n’est donc pas dû à des effets de de changements de spécialisation (au cours des 20 dernières années), mais bien à des changements internes aux secteurs.
    2. L’origine de l’écart d’investissement la contribution des services TIC à la croissance de l’investissement en équipements TIC résulte de comportements d’investissement qui se modifient au cours du temps.

  3. Il existe d’importantes différences entre pays sur les contributions sectorielles à la croissance de l’investissement par emploi.

    1. En zone euro, la croissance de l’investissement en R&D est surtout soutenue par les industries de hautes technologies. Aux Etats-Unis, ce sont surtout les services en TIC qui soutiennent cette croissance ;
    2. Ce qui distingue les Etats-Unis des autres pays, c’est la contribution significative des services à haute valeur ajoutée à la croissance de l’investissement en bases de données et logiciels ;
    3. Le différentiel observé en investissements en équipement TIC est principalement dû aux investissements réalisés par le secteur des services.

Tout se passe comme si, aux Etats-Unis, à grand renfort d’investissements en R&D et en équipements numériques, le secteur des services TIC – incluant les cinq géants américains – expliquait le différentiel observé. Les autres secteurs de services (essentiellement les services à haute valeur ajoutée) intègrent ces innovations dans leur processus productif en investissant à leur tour en logiciels et base de données.  Le cas américain offre ainsi une grande cohérence par la complémentarité entre des secteurs producteurs et des secteurs utilisateurs de services TIC. L’impression d’ensemble est celle d’une numérisation rapide de l’économie, portée par les GAFAM et se diffusant à l’ensemble du tissu productif américain.

Le cas européen n’offre pas la même lecture, et est préoccupant pour deux raisons. Premièrement, l’absence d’investissement en services TIC implique une numérisation plus lente de l’économie. Deuxièmement, l’absence d’entreprise leader dans le domaine des services numériques limite les investissements en R&D et en équipements numériques. A l’heure des promesses futures de l’intelligence artificielle et de l’ordinateur quantique, il y a tout lieu de penser que, sans la combinaison de secteurs amont fournisseurs de services et d’équipements TIC et de secteurs aval adoptant ces innovations, l’Europe pourra plus difficilement capter les fruits de la numérisation annoncée de l’économie.

Le défi est donc immense. Un rattrapage complet impliquerait une augmentation de l’investissement privé[4] en Europe de 630 milliards d’euros par an (soit plus de 5% du PIB de la zone euro), et ce sur les seuls actifs considérés ici (TIC, R&D, logiciels et bases de données), et sous hypothèse de constance de l’investissement américain. Cela équivaut à une augmentation de l’investissement de 61 milliards d’euros pour la France, de 57 milliards d’euros pour l’Allemagne, de 28 milliards pour l’Italie et de 16 milliards pour l’Espagne. Mais ceci n’est pas qu’un problème quantitatif, loin s’en faut. Sans changement radical des comportements d’investissement des acteurs publics et privés, sans innovation institutionnelle concernant la gouvernance européenne[5], ce paradoxe devrait perdurer en Europe, qui, restant ancrée dans les spécialisations du 20ème siècle, présente manifestement un risque de déclassement technologique.


[1] Rappelons que ces investissements peuvent résulter de production interne aux entreprises ou être achetés à des fournisseurs externes.

[2] Guillou et Mini ont mis en évidence la particularité française, somme toute énigmatique, en matière de logiciels et bases de données qui persiste malgré la prise en compte des différences de comptabilité entre les pays. Voir « A la recherche de l’immatériel : comprendre l’investissement de l’industrie française », La Fabrique de l’industrie (2019).

[3] Pour rappel, les GAFAM sont : Google (devenu Alphabet), Amazon, Facebook (Meta), Apple et Microsoft.

[4] Le secteur privé correspond ici aux secteurs en code NACE de A à N.

[5] Voir sur ce point le récent rapport par Fuest, D. Gros, P.-L. Mengel, G. Presidente et J. Tirole, “EU Innovation Policy: How to escape the middle technology trap”, Avril 2024, A Report by the European Policy Analysis group.




Taxer les loyers imputés : vers l’équité fiscale ?

Montserrat Botey et Guillaume Chapelle

Ce billet[1] qui reprend les conclusions principales d’un article paru dans Economie et statistique examine le potentiel impact redistributif de l’imposition des loyers imputés, c’estàdire des loyers que les propriétaires devraient payer s’ils étaient locataires de leur bien. Le montant des loyers imputés nets est évalué à 7 % du revenu national net, leur nonimposition constituant des dépenses fiscales cachées pouvant aller jusqu’à 11 milliards d’euros par an. L’article conclue que la nonimposition profite principalement aux ménages les plus âgés et les plus riches et constitue la plus grande dépense publique envers les propriétaires occupants.



Les loyers imputés désignent les loyers économisés par les propriétaires. Ils représentent 7 % du revenu national net, et leur prise en compte aurait des implications majeures dans la mesure des inégalités de revenu (Driant & Jacquot, 2005).  Évoqués dans le livre « Pour une révolution fiscale » de Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez (2011), mentionnés dans une note du Conseil d’Analyse Économique de 2013, ou encore lors de la première campagne électorale d’Emmanuel Macron en 2017, les loyers imputés n’ont pas cessé de refaire surface, de même que leur mise au barème de l’impôt sur le revenu. À cet égard, il est important de rappeler que ces loyers étaient imposés jusqu’en 1965. Ainsi, leur non-taxation représente une niche fiscale qui n’apparaît pas dans la comptabilité nationale. Dans un article paru dans Économie et Statistiques, nous estimons le montant et la distribution de cette aide fiscale cachée. Elle vient s’ajouter aux autres aides au logement, comme le Prêt à Taux Zéro (PTZ) ou les Aides Personnalisées au Logement (APL).

Une non-taxation des loyers imputés visant à démocratiser l’accès à la propriété

Les loyers imputés étaient intégrés dans la base fiscale entre 1914 et 1964, car ils étaient considérés comme des revenus directs du patrimoine. Ils furent abolis en 1965 dans l’optique de soutenir l’accès à la propriété d’une classe moyenne salariée alors croissante. Leur suppression peut donc être assimilée à la création d’une niche fiscale : ces revenus « invisibles » n’apparaissent désormais dans aucune assiette mais uniquement dans la comptabilité nationale (7 % du revenu national net). Par son montant, cette non-taxation représente ainsi la deuxième aide au logement, après les allocations logement. A contrario, certains pays de l’OCDE comme l’Islande, le Luxembourg, les Pays‑Bas, la Slovénie et la Suisse l’incluent encore aujourd’hui dans leur assiette fiscale et traitent les loyers imputés comme tout autre revenu du capital.

Les gagnants de la non-taxation des loyers imputés : les ménages les plus aisés et les plus âgés

Afin d’établir les effets de la suppression de cet impôt, il nous est apparu essentiel de quantifier cette subvention par décile de revenu et par groupe d’âge. Ainsi, grâce au micro simulateur TAXIPP (Landais et al, 2011) et à travers différents scénarios explorant différents jeux d’hypothèses sur le taux de dépréciation du capital, le niveau de taxe foncière et le montant des intérêts, nous estimons l’économie d’impôt dont bénéficient les ménages propriétaires. Le graphique 1 montre que les principaux bénéficiaires de cette subvention sont les ménages les plus aisés. En effet, les ménages des cinq premiers déciles réalisent une économie d’impôt inférieure à 300 euros alors que les ménages du dixième décile économisent plus de 1000 euros par an. Ce phénomène s’explique par le fait que les ménages plus aisés sont davantage propriétaires de leur logement, ont des logements dont le loyer est plus élevé et ont un taux d’imposition marginal bien supérieur au reste de la population. En outre, les propriétaires de plein droit sont plus avantagés que les propriétaires accédants.[2]

Dans une perspective démographique, il faut aussi souligner que les ménages les plus âgés sont également plus souvent propriétaires de leur logement. Ainsi, ces derniers bénéficient également majoritairement de cette économie d’impôt. Le graphique 2 reporte l’économie d’impôt en fonction de l’âge de la personne de référence du ménage. En moyenne, les ménages de 18 à 29 ans ne bénéficient pas de cette aide puisqu’ils ne sont pas propriétaires.  En revanche, les ménages de 60 à 75 ans sont en grande partie propriétaires et ont terminé de rembourser leur emprunt : il s’agit de la classe d’âge bénéficiant le plus de cette aide fiscale.

Taxer la propriété occupante par les loyers imputés plutôt que par la taxe foncière : un vecteur de distribution intra et intergénérationnelle

La distribution de cette aide fiscale qui joue principalement en faveur des ménages les plus âgés, peut apparaître paradoxale : elle aide surtout les propriétaires occupants aisés. Dans un contexte de polarisation du marché du logement où les ménages les plus modestes ont vu la part du logement augmenter dans leurs dépenses, on pourrait envisager un rééquilibrage de la fiscalité en leur faveur. Dans cette perspective, nous explorons la possibilité de substituer à la taxe foncière actuelle la taxation des loyers imputés au titre de l’impôt sur le revenu.

Le graphique 3 illustre la variation du revenu des ménages après impôts si l’on procédait à cette réforme. De manière globale, une telle réforme serait bénéfique aux ménages les plus pauvres qui économiseraient entre 100 et 200 euros. Elle serait neutre pour les ménages des 8e et 9e déciles, et représenterait une hausse d’impôt d’environ 1000 euros d’impôts pour les ménages les plus aisés. Cette réforme serait également neutre pour les ménages les plus jeunes (les 18-29 ans et les 30-44 ans) qui rencontrent des difficultés à accéder à la propriété. Le remplacement de la taxe foncière par la taxation des loyers imputés ne génèrerait pas davantage de revenus fiscaux mais apporterait une plus grande équité fiscale à la fois inter et intra générationnelle.

Une telle réforme soulève cependant des difficultés car la taxe foncière actuelle constitue l’une des principales ressources fiscales des collectivités locales. Elle pourrait être un premier pas vers une refonte plus globale de la fiscalité du patrimoine. Dans cette perspective, le livre d’Alain Trannoy et Etienne Wasmer « Le grand retour de la terre dans les patrimoines : et pourquoi c’est une bonne nouvelle! » propose de mettre en place une taxe unique sur le foncier sous-jacent au logement qui serait non distortive et permettrait notamment d’alléger les impôts grevant l’activité économique.


[1] Ce billet est la publication du billet déjà paru le 29 avril 2024 sur le blog de l’AFSE.

[2] Les propriétaires accédants (i.e. ayant encore un emprunt à rembourser pour l’achat de son logement) ne sont pas considérés de la même façon que les propriétaires de plein droit. En effet, les premiers ayant des remboursements d’intérêts bénéficieraient de 70 % de la valeur locative de leurs résidences, contrairement aux propriétaires ayant déjà remboursé leur emprunt.