L’étonnant découplage entre Production et Valeur Ajoutée

Par Elliot Aurissergues

Depuis 2020, la France connait un surprenant découplage entre la croissance de la valeur ajoutée, qui sert de base aux calculs du PIB, du revenu national et de la productivité, et celle de la production de biens et services par l’économie française. Au troisième trimestre 2023, dans les comptes nationaux trimestriels, la production est 5% au-dessus de son niveau pré-COVID alors que la valeur ajoutée a gagné 2% dans le même temps (voir graphique 1). Cette divergence est surprenante. Comptablement, elle s’explique par la forte croissance des consommations intermédiaires qui ont progressé de 8% sur la période. Les coefficients techniques (i.e la quantité de produit i nécessaires à la production d’une unité de la branche j) ont fortement évolué. Le graphique 2 représente l’évolution du coefficient technique au niveau agrégé, c’est à dire la quantité totale de consommations intermédiaires nécessaires à 100 euros production de biens et services. En volume, alors qu’il fallait un peu plus de 50 euros de consommations intermédiaires pour produire 100 euros de biens et services en 2019, il en faut 52 en 2023. Cette évolution est historiquement forte. Il faut remonter à la période 1998-2001 pour observer une évolution comparable. Mais, plus encore, cette évolution est a priori incompatible avec la méthodologie des comptes trimestriels car ceux-ci reposent sur l’hypothèse d’une stabilité des coefficients techniques.



Dans la construction des comptes nationaux trimestriels, la valeur ajoutée vient en dernier. Dans un premier temps, des indicateurs, comme les indices de production industrielle ou des indices de TVA, permettent d’obtenir une évaluation initiale de la production des différentes branches. Les consommations intermédiaires sont évaluées dans un deuxième temps en utilisant les résultats obtenus dans la première étape et les coefficients techniques qui relient production et consommations intermédiaires. Ceux-ci ne sont pas directement observés mais établis à partir du Tableau Entrées Sorties d’une année de référence, en l’occurrence 2020[1][2]. La valeur ajoutée s’obtient dans un troisième temps en calculant la différence entre la production et les consommations intermédiaires[3]. Les quantités de consommations intermédiaires utilisées pour un même niveau de production ne devraient donc pas être différentes de celles de 2020 au niveau désagrégé[4]. Par contre, au niveau agrégé, des effets de composition entre les branches peuvent expliquer les variations observées sans que les coefficients du tableau entrées sorties soient modifiés à un niveau fin. Une telle explication semble cependant peu plausible dans le cas présent. En utilisant les coefficients techniques pour l’année 2020[5] et la production des branches du troisième trimestre 2023, 50,6 euros de consommations intermédiaires seraient nécessaires pour produire 100 euros de biens et services, loin des 52 euros tirés des comptes nationaux. Les coefficients techniques utilisés pour calculer les consommations intermédiaires et la valeur ajoutée semblent avoir été modifiés par rapport à l’année de référence.

De quels biens ou services a-t-on davantage besoin pour produire la production totale de biens et services aujourd’hui, par rapport à la fin 2019? Les services aux entreprises contribueraient pour presque moitié à la hausse, les produits en information communication pour un quart. Les autres services (notamment transports, commerce, services financiers, etc) expliquent un autre quart. En revanche, la production nécessite plutôt moins de biens industriels (voir graphique 3). Là aussi, des effets de composition ne semblent pas pouvoir expliquer la croissance des emplois intermédiaires en services aux entreprises et en information-communication.

Une valeur ajoutée sous-estimée ?

La croissance de la production annonce-t-elle une révision à la hausse de la valeur ajoutée ? La forte croissance des consommations intermédiaires pourrait être revue à la baisse dans les comptes nationaux définitifs. Si les niveaux de production sont maintenus[6], cela signifierait une révision de la valeur ajoutée et du PIB à la hausse.

Les données des comptes trimestriels sont modifiées plusieurs fois, notamment lors de la publication des comptes nationaux annuels basés sur des données exhaustives, en particulier les déclarations fiscales des entreprises[7]. En moyenne, les comptes provisoires sous-estiment significativement le taux de croissance. Sur la période 2000-2019, ils ont ainsi affiché une croissance de 1,1% en moyenne contre 1,3% dans les comptes nationaux définitifs. Le biais est de plus pro-cyclique. Les années de reprise ou de forte croissance voient presque systématiquement des révisions substantielles à la hausse[8].  Vu l’ampleur de la reprise observée en 2021 et en 2022, une révision à la hausse du niveau du PIB comprise entre 2 et 3 points de pourcentage serait en ligne avec les données historiques. Elle permettrait de réconcilier les données de production et de valeur ajoutée. Elle serait seulement légèrement supérieure aux révisions déjà annoncées dans d’autres pays européens (+1,3% en Italie, +1,6% en Espagne, +2% au Royaume Uni)[9]. D’autres éléments vont également dans ce sens comme le dynamisme de certaines recettes fiscales, notamment de TVA, par rapport au PIB.

Une révision à la hausse de la valeur ajoutée devra toutefois nécessairement aller de pair avec une révision à la hausse des emplois finaux pour laquelle les arguments sont peut-être moins nombreux. La consommation en volume de certains produits, notamment agroalimentaires, a fortement diminué avec le choc inflationniste et il ne serait pas forcément surprenant qu’elle soit revue à la hausse. Le partage volume – prix des exportations peut également interroger. Par rapport à la fin 2019, les prix des exportations ont crû plus rapidement que les prix des importations (incluant l’énergie), ce qui est un peu surprenant alors que l’Europe semble avoir subi un choc négatif majeur sur les termes de l’échange.

La publication des comptes nationaux annuels définitifs permettra d’y voir plus claire. En attendant, le constat est celui d’un processus productif plus inefficient, qui nécessite plus d’inputs pour produire la même quantité d’output.


[1] L’année de référence est la dernière année pour laquelle des comptes définitifs ont été établis.

[2] Plus précisément, la procédure est itérative pour s’assurer de la cohérence entre les données de production et les données sur les emplois finaux. Certains coefficients techniques peuvent être modifiés au cours de ces itérations.

[3] Le lecteur intéressé pourra trouver une explication plus détaillée du processus de calcul des premières évaluations du PIB dans les comptes trimestriels dans Méthodologie des comptes trimestriels, Chapitre 3, le tableau Entrées Sorties et l’Évaluation du PIB, Insee Methodes (2012).

[4] Le niveau de désagrégation est le niveau A38 avec une décomposition un peu plus fine pour certaines branches/produits.

[5] Publiés par l’INSEE au niveau A17

[6] Une révision de la production est évidemment également possible. Cependant, une partie des données de production étant directement issues des indicateurs, de fortes révisions sont moins probables que pour les consommations intermédiaires et la valeur ajoutée.

[7] Les comptes nationaux annuels font eux-mêmes l’objet d’au moins deux versions, provisoires et semi définitives, avant la version dite définitive 

[8] Voir sur le sujet Hervé Péléraux (2018), Comptes nationaux : du provisoire qui ne dure pas. Blog de l’OFCE, Magali Dauvin et Hervé Péléraux (2019), « Comme d’habitude », l’OFCE optimiste sur la croissance. Blog de l’OFCE, Hervé Péléraux et Lionel Persyn (2012), Oui les comptes nationaux seront révisés après les présidentielles.

[9] Voir pour plus de détails Espagne: pari gagné sur les prix et Royaume-Uni: l’économie résiste dans Revue de l’OFCE (182).




Comment expliquer la dégradation du solde extérieur de la France ?

Par Elliot Aurissergues

La balance commerciale française s’est fortement dégradée en 2022. Au sens de la comptabilité nationale[1], le solde des biens et services a été négatif de 102,3 milliards d’euros, soit 3,9 % du PIB. Si les données du deuxième trimestre 2023 ont montré une amélioration, le déficit atteint toujours 2% du PIB, soit deux fois plus que son niveau avant COVID. En moyenne sur les quatre derniers trimestres, il reste supérieur à 3% du PIB (voir graphique1).



Comment expliquer cette dégradation ? On peut dans un premier temps distinguer les effets prix, ou termes de l’échange, des effets volume. Le graphique 2 montre les évolutions des prix respectifs des exportations et des importations, mesurées par les déflateurs implicites issus des comptes trimestriels. De manière assez surprenante, alors que la crise énergétique semble être un choc majeur des termes de l’échange pour l’ensemble de l’Europe, on peut constater que le déflateur des exportations a évolué aussi vite que le déflateur des importations depuis 2019. Au deuxième trimestre 2023, il n’y a donc pas de dégradation des termes de l’échange en France par rapport au dernier trimestre de 2019. Une analyse plus détaillée des comptes nationaux montre que si les prix des importations en énergie ont effectivement bondi, les termes de l’échange en biens manufacturés se sont légèrement améliorés. Il s’agit de données provisoires qui pourraient être révisées dans les comptes nationaux définitifs mais cela suggère que l’effet prix n’explique qu’une partie limitée[2] de la dégradation du solde extérieur français.

Cette dernière s’expliquerait donc par l’évolution des volumes. On constate effectivement que les importations en volume ont augmenté de 5,7 % au deuxième trimestre 2023 par rapport à la fin 2019 quand les exportations ne progressaient que de 2,6% (voir graphique 3). Le taux de pénétration sur le marché intérieur a augmenté tandis que les parts de marché à l’exportation ont diminué, la croissance des exportations ayant été inférieure à celle de la demande en provenance de nos principaux clients.

Au niveau sectoriel, cette faible croissance des exportations s’explique notamment par la contreperformance des matériels de transport, lesquels incluent à la fois les industries automobiles et aéronautiques et représentent environ 15% du total des exportations. Ces deux industries connaissent actuellement des difficultés importantes. Pour l’automobile, les transformations du secteur, et notamment la fin programmée du moteur thermique, pourraient affecter durablement les comportements de consommation et la compétitivité des sites de production français. Pour le secteur aéronautique, les difficultés semblent plus conjoncturelles, directement liées à la fragilisation du secteur du transport aérien au moment de la crise du COVID. Le secteur évolue environ 20% en dessous de son niveau pré COVID. Ainsi, Airbus prévoit de livrer seulement 720 appareils commerciaux en 2023 alors que la société en avait livré 863 en 2019. Cependant, un processus de rattrapage semble à l’œuvre. La croissance prévue par les grandes sociétés du secteur (Airbus, Safran) est de l’ordre de 10% par an. Le secteur devrait tirer les exportations françaises durant les prochaines années et permettre de regagner des parts de marché.

Si le matériel de transport a connu des difficultés sectorielles spécifiques, les autres industries ont stagné. Alors qu’elles comptent pour près de la moitié des exportations, elles n’ont quasiment pas contribué à leur croissance depuis 2019, l’essentiel de cette croissance étant dû au dynamisme des exportations de services hors tourisme (graphique 4). Ces industries semblent avoir fait le choix d’augmenter leurs prix plutôt que leurs volumes. Cela suggère un problème d’offre plutôt que de demande. Reste à savoir si ce problème d’offre est temporaire, avec les difficultés d’approvisionnement ou de recrutement connues par certaines industries, ou s’il est au contraire durable, en lien par exemple avec le choc énergétique ou certaines difficultés structurelles de recrutement. Même si le problème est temporaire, la reconquête des parts de marché perdus ne sera pas immédiate.

Il est également intéressant de constater que l’évolution des exportations est différente selon les zones géographiques (graphique 5). Les exportations ont progressé de presque 15% en volume au sein de la zone euro alors qu’elles ont diminué de 7% hors de la zone euro, là où la croissance a pourtant été plus forte. Une partie mais pas la totalité de l’écart s’explique par la performance du secteur aéronautique dont les exportations se font majoritairement en dehors de la zone euro. Cependant, cela pourrait également traduire des problèmes de compétitivité par rapport aux économies émergentes. Malgré la dépréciation de l’euro par rapport au dollar, le choc énergétique en Europe mais aussi la dépréciation de certaines monnaies asiatiques ont pu contribuer à dégrader la compétitivité prix de l’économie française vis-à-vis des économies extra zone euro.


[1] Les données de la comptabilité nationale peuvent différer légèrement des données de la balance des paiements souvent utilisée pour le suivi conjoncturel du commerce extérieur. En 2022, la dégradation du solde des biens et services est un peu plus forte dans les comptes nationaux que dans la balance des paiements. Cela s’explique probablement par le dynamisme des activités de négoce international, lesquelles sont intégrées à la balance des paiements mais pas aux comptes nationaux en raison d’une définition différente des agents résidents. Hors négoce international, les ordres de grandeur et les évolutions constatées ces dernières années sont très similaires entre la balance des paiements et les comptes nationaux pour la partie biens et services du compte des transactions courantes.

[2] La contribution exacte des effets prix et volume n’est pas évidente à déterminer. Même si les termes de l’échange ne se sont pas dégradés, une hausse du prix des exportations et des importations accroit le déficit déjà existant. De plus, des effets d’interaction non négligeables sont à l’œuvre étant donné l’ampleur de la hausse des prix. Selon le mode de calcul, l’effet prix expliquerait 20 à 40% de la dégradation entre le T4 2019 et le T2 2023, l’effet volume expliquant 60 à 80%. Ce calcul est basé sur des données provisoires qui peuvent faire l’objet de révisions.




Où en est l’Union européenne ?

Par Robert Boyer, directeur d’études à l’EHESS et à l’Institut des Amériques

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



Un apparent paradoxe

Au fil des diverses et riches interventions pointant les lacunes, les dilemmes et contradictions qui caractérisent les processus d’intégration européenne, une question centrale semble émerger :

« Comment un régime politico-économique en permanent déséquilibre, devenu très complexe, a-t-il pu, jusqu’à présent, surmonter un grand nombre de crises dont certaines menaçaient son existence même ? »

Un bref état des lieux est éclairant et rend d’autant plus nécessaire la recherche des facteurs susceptibles d’expliquer cette résilience qui ne cesse de surprendre les chercheurs et spécialistes, au premier rang desquels nombre d’économistes. Face à la succession et l’accumulation de poly-crises et la montée des incertitudes, est-il fondé d’anticiper que l’Union européenne (UE) va continuer sur sa lancée, protégée par la mobilisation des processus qui ont assuré sa survie, entre autres grâce à la réactivité dont ont fait preuve tant la Banque centrale européenne (BCE) que la Commission européenne depuis 2011 ?

Une architecture baroque pleine d’incohérences

Les différents intervenants en ont pointé un grand nombre :

  • Le Parlement européen est une curiosité : c’est une assemblée sans pouvoir fiscal. Suffirait-il de lui donner ce pouvoir pour redorer le blason d’une démocratie à l’échelle européenne ?
  • L’UE émet une dette commune alors qu’elle n’a pas de pouvoir direct de taxation : n’est-ce pas un appel à un embryon d’Etat fédéral ? Ce sentier fait-il consensus politique ?
  • Cette dette correspond au financement du plan Nouvelle Génération UE (Next Generation EU) qui reconnait la nécessité de solidarité envers les pays les plus fragiles, en réponse à un « choc » commun qui ne prête pas à l’aléa moral tant redouté des pays frugaux du Nord. Il résulte pourtant d’un compromis ambigu car il a deux interprétations opposées : une exception qui ne doit pas être renouvelée pour le Nord, un moment fondateur, hamiltonien, pour le Sud.
  • Il n’est pas très fonctionnel ni démocratique d’attribuer au Parlement européen de voter les dépenses communautaires mais aux parlements nationaux de voter les recettes.
  • Est-il logique de faire adopter un programme pluriannuel par une assemblée sortante du Parlement européen, qui s’imposera donc à la suivante ?
  • Le plafond fixé pour le budget européen limite le financement des biens publics européens qui pourtant devrait compenser et au-delà la limitation de l’offre des biens publics nationaux en application des critères encadrant les déficits et dettes publiques nationales.
  • Au niveau européen, la recherche de plus de démocratie tend à se concentrer sur la question du contrôle du politique sur la Commission et la BCE, alors que la démocratie sociale a été par le passé une composante importante dans la légitimité des gouvernements au niveau national.
  • Il en de même pour la question du mode de gouvernance des entreprises européennes, enjeu quelque peu oublié de l’agenda européen qui reprend un certain intérêt face aux transformations impliquées par le numérique et l’environnement.
  • La politique de la concurrence est souvent perçue par les économistes comme l’un des instruments-clé de la Commission car elle est constitutive de la construction du marché unique. Or une analyse juridique montre que la concurrence n’est pas la déclinaison d’un impératif catégorique, défini une fois pour toute, mais une notion fonctionnelle qui évolue au cours du temps. Au point que la Commission peut déclarer qu’elle est aujourd’hui au service l’environnement.
  • Il est habituel de blâmer la Commission pour son rôle de défenseur des acquis, son goût pour un excès de réglementation, une approche technocratique et finalement son inertie. Et pourtant depuis 2011, elle n’a cessé d’innover en réponse aux crises successives au point d’avoir relancé l’intégration européenne.
  • La BCE a été fondée comme incarnation d’une Banque centrale indépendante, typiquement conservatrice et adepte d’une conception monétariste de l’inflation. Et pourtant, sans changement des traités européens, la BCE a su innover et assurer une défense efficace de l’Euro.
  • La Cour de justice de l’UE et les cours constitutionnelles nationales n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions juridiques mais jusqu’à présent aucun conflit frontal n’a produit un blocage de l’intégration européenne. Est-ce durable ?
  • La répartition des compétences, fixées par les traités et de facto ajustées au fil des problèmes rencontrés et des crises est-elle satisfaisante et est-elle à la hauteur des défis industriels, environnementaux, de santé publique, de solidarité face à un environnement international dangereux et incertain ?
  • La « Constitution européenne » n’en est pas une car l’intégration a procédé par une série de traités internationaux. Comment expliquer que ces derniers se soient imposés alors que la coordination des pays membres aurait pu passer par l’OCDE, l’AELE, le FMI ou par des accords ad hoc (Agence spatiale européenne, Airbus, Schengen) sans architecture d’ensemble ?

Les raisons d’une surprenante résilience

Il faut en effet rechercher les facteurs susceptibles de rendre compte de cette persévérance dans l’être qui est au cœur de l’intégration continentale et s’interroger s’ils sont suffisamment puissants pour surmonter les multi-crises actuelles.

  • Dès l’origine le projet est politique, puisque le propos est d’enrayer le processus de déclassement de l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales. Mais faute d’accord politique sur une défense commune, la coordination de la reconstruction des économies apparait comme un moyen dans la poursuite de ce but. À cet égard, l’invasion par la Russie de l’Ukraine a resserré les liens entre les gouvernements quitte à inverser la hiérarchie entre géopolitique et économie et remettre au premier plan un retour sur la possibilité d’une Europe-puissance.
  • Les conflits d’intérêt entre Etats-nations sont à l’origine d’une succession de crises qui sont surmontées par des compromis ad hoc qui ne cessent de créer d’autres déséquilibres et incohérences qui à leur tour débouchent sur une autre crise. En quelque sorte la perception d’incohérences et d’un inachèvement est un trait récurrent de la construction européenne. Cependant la configuration peut devenir si complexe et difficilement intelligible qu’elle peut dépasser l’inventivité des collectifs que sont les différentes entités de l’UE et leurs aptitudes à se coordonner. À titre d’exemple, une véritable macroéconomie de l’UE reste à inventer et c’est un obstacle important au progrès de l’intégration.
  • Le temps européen n’est pas homogène. Les périodes de mise en place de nouvelles procédures après une avancée donnent l’impression d’une gestion bureaucratique, technocratique à distance de ce que vivent les citoyens. Par contraste, les crises ouvertes interdisent le statu quo car il y va de l’existence de la construction institutionnelle, stratification d’un grand nombre de projets et d’incorporation dans le droit européen. Cette expérience des essais et erreurs est le terreau qui permet par exemple à la Commission d’imaginer des solutions aux problèmes émergents. En conséquence, l’équivalent d’un intellectuel organique semble avoir émergé de cet apprentissage collectif en longue période. C’est l’une des interprétations possibles des paradoxes précédemment mentionnés.
  • Conseils européens, Cour de Justice, BCE, Parlement européen participent à ce mouvement mais c’est sans doute la Commission européenne qui en un sens est porteuse de l’intérêt européen, si ce n’est général. Le fait qu’elle ait un pouvoir d’initiative en matière de réglementation tout comme de gestion des procédures lui donne un avantage par rapport aux autres instances. En effet, beaucoup de gouvernements pourraient se satisfaire de négociations interétatiques, sans construction de commun et jouer le chacun pour soi. Ne pas trouver de solution de compromis reviendrait à la disparition pure et simple de l’UE. De même, sans le « quoiqu’il en coûte » la BCE aurait disparu avec l’Euro. Les grandes crises offrent une forte incitation à dépasser les postures dogmatiques au profit d’une ré-hiérarchisation des objectifs poursuivis et l’invention de nouveaux instruments.
  • Enfin, il est deux faces à la multiplication des règlements, des procédures, des agences européennes adjointes à la Commission. D’un côté, elles suscitent le diagnostic d’une gestion mal maitrisée et les jugements sévères des défenseurs de la souveraineté nationale. Mais d’un autre côté, ce sont autant de facteurs de réduction des incertitudes et de création de régularités qui coordonnent les anticipations dans un contexte où les logiques financières génèrent bulles et instabilité macroéconomique.  En quelque sorte, une certaine redondance dans une myriade d’interventions est un gage de résilience. Par exemple le Mécanisme européen de stabilité (MES) fut une façon de contourner le retard de la BCE quant à la nécessité d’interventions vigoureuses. Ainsi la complexité de l’UE peut aussi signifier redondance et résilience.
  • Le pouvoir politique contribue de façon cruciale à l’évolution des institutions européennes. Il intervient dans le cadre des conseils et des sommets. Jusqu’à présent dans l’arène politique nationale, se sont imposés des gouvernements favorables à une poursuite de l’intégration : c’est parfois l’un des seuls marqueurs de leur politique qui traverse les diverses périodes. De ce fait, un effondrement de l’UE pourrait signifier leur perte de crédibilité. Il serait dramatique pour un gouvernement de se voir imputer la responsabilité de la faillite d’un projet qui s’est construit au fil des décennies. Telle est peut-être une source cachée de la permanence des institutions européennes. De plus, le « Brexit » loin de marquer la fin de l’UE a plutôt resserré les rangs, d’autant plus que les bénéfices attendus pour le Royaume-Uni ne se sont pas manifestés. Attention cependant, la polarisation et division des sociétés entre les gagnants et les perdants de la transnationalisation a favorisé la percée de partis défenseurs d’une souveraineté nationale forte, soit une contre tendance qui interdit de prolonger l’hypothèse d’une hégémonie durable de partis pro européens.
  •  Enfin la succession des crises financières, le retour de pandémies, la dureté de l’affrontement, pas seulement économique, des Etats-Unis et de la Chine, la prise de conscience de l’urgence environnementale et l’installation d’une inflation pénurique que risque d’aggraver le passage à une économie de guerre sont autant de facteurs d’une double prise de conscience. D’une part, les intérêts communs tendent à l’emporter sur les désaccords entre pays membres. D’autre part, chacun d’entre eux pèse peu dans la confrontation avec les Etats-Unis, devenus ouvertement protectionnistes, et la Chine, forte de son dynamisme dans les paradigmes émergents. L’UE se doit d’être un acteur géoéconomique et politique à part entière. Ainsi s’explique l’activisme de la Commission depuis la Covid-19. Au demeurant, les citoyens ont bénéficié de ce sursaut au titre par exemple d’une stratégie commune en matière de vaccins. De leur côté, les gouvernements des économies les plus fragiles ont pu bénéficier de la solidarité européenne qui est venu contrebalancer le principe de mise en concurrence des territoires.     

Bifurcation historique, gouvernance polycentrique ou replis nationalistes ? 

Les processus qui viennent d’être décrits peuvent se recombiner en une grande diversité de trajectoires. La prévision n’est pas possible car ce sont les interactions stratégiques entre acteurs collectifs qui vont déterminer comment surmonter les différentes crises de l’UE. Il est possible d’imaginer trois scénarios à peu près cohérents.

  • Vers un fédéralisme original dissimulé sous une myriade de procédures techniques de coordination

Ce premier scenario est construit sur trois hypothèses centrales. D’abord, il enregistre la fin de la confiance mise en un néo-fonctionnalisme en vertu duquel les gouvernements doivent être les serviteurs des nécessités qu’imposent les interdépendances économiques entre Etats-Nations (figure 1). La sphère du politique poursuit des objectifs propres même si les gouvernements doivent de confronter avec la logique économique. Ensuite, il tire les conséquences de transformations technologiques, géopolitiques, sanitaires et environnementales qui mettent en péril la stabilité des sociétés et la viabilité de leur régime socio-économique. La mise en commun des moyens accroit les chances de succès de chacun des participants aux programmes européens. Enfin, ce premier scenario prolonge les évolutions déjà observées depuis l’irruption de la pandémie.

Dans la mesure où le mot de fédéralisme a un effet répulsif sur des opinions publiques travaillées par un nationalisme populiste, la pratique de coopérations renforcées n’a pas à s’accompagner d’un appel à l’idéal fédéraliste. En revanche une rhétorique habile doit convaincre les citoyens que l’UE assure leur protection et leur ouvre de nouveaux biens communs. En rien ces avancées ne sont des soustractions aux droits sociaux, économiques et politiques garantis à l’échelle nationale. Des politiciennes et politiciens charismatiques doivent pouvoir résister aux discours anti-UE qui s’alimentent de la relative impuissance des autorités nationales submergées par des forces transnationales qui les dépassent.

  • Adapter à la marge une gouvernance polycentrique loin d’une Europe-puissance

Ce second scenario est bâti, au contraire, sur l’hypothèse d’une continuité de la période actuelle avec la trajectoire de longue période de la construction européenne. Le polycentrisme des entités de l’UE est un vecteur d’adaptabilité pragmatique aux questions émergentes, sans nécessité de centralisation du pouvoir à Bruxelles, comme le suggère la diversité des localisations des agences européennes. Essais et erreurs, multiplication de procédures ad hoc et éventuel recours à la méthode de coopérations renforcées autour de questions rassemblant une fraction des pays membres sont alors autant de sources d’adaptation face à la répétition d’événements potentiellement défavorables à l’UE.

On prend en compte ainsi que négocier de nouveaux traités européens semble une mission périlleuse, que les opinions publiques jugent l’UE à l’aune de son apport au bien-être des populations et non pas la transparence et la cohérence de sa gouvernance et qu’une conception impériale est illusoire. On serait tenté d’invoquer une forme de catallaxie appliquée non pas à l’économie et au marché mais à la sphère politique : l’interaction des processus très variés, sans autorité centrale, finit par déboucher sur une configuration à peu près et provisoirement viable. L’expression anglaise « muddling through » capture bien ce pragmatisme marqué par le renoncement à l’explicitation d’un objectif et d’un but par les décideurs publics, si ce n’est persévérer dans l’être.

Le succès n’est pas garanti. D’abord, les succès du passé ne sont pas une garantie de leur prolongement dans le futur. Ensuite, sous l’avalanche d’événements défavorables il n’est pas garanti qu’existe une solution pragmatique car l’affirmation d’un objectif peut s’avérer une condition nécessaire à la levée de l’incertitude qui prévaut quant à l’issue des crises tant institutionnelles qu’économiques. Enfin et surtout, comment légitimer politiquement un ordre dont la logique et la nature échappent aux décideurs ? Cette impuissance n’est-ce pas le terreau du volontarisme populiste ?

  • Les élections nationales et européennes : une majorité nationaliste redessine une autre Europe

Ce troisième scénario part d’une analyse de l’évolution de l’orientation des gouvernements à l’issue des élections récentes en Europe. Tant au Sud (Italie) que dans les pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) sont venues au pouvoir des coalitions dominées par des partis adversaires de l’immigration, défenseurs de l’identité nationale, bref peu enclins à déléguer à l’UE de nouvelles compétences. En cela ils rejoignent les gouvernements autoritaires et nationalistes de l’Europe Centrale (Hongrie, Pologne). Lors des élections du Parlement européen de 2024 ce mouvement peut-il se traduire par la perte de la majorité favorable aux politiques actuelles de l’UE au profit d’une autre agrégeant des partis nationalistes au demeurant très divers mais partageant une même obsession : bloquer l’extension des compétences de l’UE et en rapatrier le plus grand nombre au niveau national ?

La guerre de la Russie contre l’Ukraine met au premier plan l’impératif de défense, domaine dans lequel l’UE n’a que peu progressé. Dès lors, l’OTAN ne devient-elle pas centrale dans l’organisation politique du vieux continent au détriment des objectifs essentiellement économiques que poursuit l’intégration européenne ?    

La journée du 23 juin appelle une suite tant les questions à éclaircir sont multiples et difficiles. L’analyse croisée de diverses disciplines est plus nécessaire que jamais.