Espagne : derrière la crise économique et sociale, des opportunités à saisir

par Christine Rifflart

Marquée par une crise sanitaire que les autorités peinent à contrôler et une récession économique en 2020 qui apparaît comme l’une des plus violentes au niveau mondial (le PIB a chuté de 11 % sur l’année selon l’INE), l’Espagne est durement frappée par la crise de la Covid-19[1]. Le taux de chômage a atteint 16,1 % à la fin de l’année dernière, soit une hausse de 2,3 points sur un an malgré la mise en place des mesures d’activité partielle. Le déficit public pourrait dépasser 10 % du PIB en 2020 et la dette publique s’approcher de 120 % selon les prévisions de janvier 2021 de la Banque d’Espagne. L’Europe a mis en place des plans de soutien de grande ampleur aux pays sinistrés, et à ce titre l’Espagne sera le pays le plus aidé au niveau communautaire puisqu’il bénéficiera d’au moins 140 milliards d’euros dont 80 (soit 6,4 % du PIB 2019) sous forme de transferts directs à travers le programme NextGenerationEU. Cette aide intervient dans un contexte politique particulier, marqué par les aspirations progressistes d’un gouvernement de coalition (PSOE-Unidas Podemos) en place depuis tout juste un an et qui jusqu’à aujourd’hui continue d’afficher sa solidité. Les engagements pris en décembre 2019 entre les 2 partis dans un document conjoint ‘Coalicion Progresista – Un nuevo acuerdo para Espanasont aujourd’hui inscrits dans le plan de relance envoyé à la Commission tandis que les premières mesures des réformes annoncées figurent dans le budget 2021. Derrière une situation sanitaire et économique difficile, le gouvernement espagnol pourrait donc saisir l’opportunité de cette crise pour restructurer le pays en profondeur en bénéficiant des fonds européens et faire passer certaines des réformes sociales annoncées dans le Pacte PSOE-UP. Il faut dire que les besoins sont importants. En 2018, le taux de pauvreté était de 19,3 % chez les jeunes et 10,2 % chez les plus de 65 ans (contre respectivement 11,7 % et 4,2 % en France). En dépit d’une croissance proche de 3 % l’an en moyenne sur la période 2015-2019, le taux de chômage est resté à un niveau très élevé (14,1 % en 2019) et la productivité du travail reste inférieure de près de 25 % à celle de la France. Les disparités régionales sont très marquées et l’investissement, notamment public, insuffisant. Un nouveau tournant pourrait être amorcé en Espagne au cours des prochaines années. Les mesures annoncées répondent aux aspirations ambitieuses du gouvernement en matière de croissance, d’emploi et d‘équité sociale. Le risque est probablement davantage du côté de la solidité du gouvernement et de sa capacité politique à la mettre en œuvre.

Le budget 2021, le premier depuis juillet 2018 !

Après deux années sans vote de budget sinon un budget 2018 prorogé 2 fois et amendé à coups de décrets-lois, le gouvernement espagnol est parvenu à se doter d’un budget 2021 en respectant un calendrier irréprochable. Envoyé à Bruxelles le 10 octobre 2020, validé le 3 décembre par le Congrès des députés (chambre basse) et le 22 décembre par le Sénat, le projet de loi de finances a été adopté en moins de 3 mois. Pourtant, rien n’était acquis. Les dernières élections législatives de novembre 2019 (les quatrièmes en 4 ans) n’ayant pas dessiné de majorité absolue au Parlement pour le parti socialiste PSOE arrivé en tête, ni même pour les 2 premiers partis réunis PSOE-UP (155 députés sur 350), le gouvernement de coalition de Pedro Sanchez a dû chercher le soutien des petits partis indépendantistes et régionalistes pour l’adoption de son budget. Après trois mois de négociations sur la base de plusieurs milliers d’amendements, une large majorité est obtenue. Sur les 350 députés du Congrès, 188 issus de 11 formations politiques différentes ont voté favorablement (155 de PSOE-UP, 13 de l’ERC et 6 du PNV). Il faut dire qu’un échec politique aurait été mal venu tant les besoins et les attentes sont élevés et les opportunités favorables.

Des financements européens pour mener à bien la modernisation de l’appareil productif inscrite dans le Pacte PSOE-UP de décembre 2019

Selon la Ministre des Finances espagnole[2], l’Espagne devrait recevoir sur la période 2021-2023, 79,8 milliards d’euros de subventions européennes au titre du programme NextGenerationEU. Ce montant est supérieur de plus de 10 milliards à ce qui avait été annoncé par la Commission au printemps 2020 (69,4 milliards, soit une révision de 14,9 %) en raison de prévisions de croissance 2020 réalisées à l’automne dernier plus pessimistes que celles réalisées six mois plus tôt, et du passage en prix courants du montant exprimé initialement aux prix de 2018. La révision concerne la dotation de la Facilité pour la Reprise et la Résilience (FRR) qui passe de 59,2 milliards à 69,5 milliards, la subvention liée au programme REACT EU demeurant à 10,3 milliards. L’Espagne devient donc le principal pays récipiendaire des fonds européens. Il devance désormais l’Italie qui devrait recevoir 79,6 milliards (contre 76,1 milliards initialement annoncés), soit 4,4 % du PIB 2019, 2 points de moins que l’Espagne. La dotation est garantie à hauteur de 70 % sur 2021-2022 (46,6 milliards)[3]. Le solde sur 2023 devra être réévalué en juin 2022 en fonction de la conjoncture et la situation des finances publiques au regard des règles du PSC qui seront probablement rétablies à cette date.

Pour bénéficier des fonds européens, l’Espagne doit présenter, comme chacun de ses partenaires, son Plan National de Reprise, de Transformation et de Résilience visant à stimuler la croissance à court terme par l’investissement et la consommation[4], et favoriser une « économie plus durable, plus résiliente et préparée aux défis à venir », selon les termes de la Commission. À terme, l’objectif du gouvernement est de relever la croissance potentielle de 0,4-0,5 point pour atteindre plus de 2% par an d’ici 2030.

Alors que le taux d’absorption des fonds européens est traditionnellement faible en Espagne, le gouvernement souhaite cette fois accélérer largement les démarches. Aussi, dès le 20 janvier (pour une date limite fixée au 30 avril), le gouvernement a déposé à Bruxelles les 30 fiches du plan de relance présentant les projets d’investissements et les lignes directrices des réformes envisagées dans le domaine de la fiscalité, du marché du travail et des retraites, et destinés à assurer la transition du pays. Il envisagerait même d’anticiper le déblocage des fonds de la FRR (prévu après deux mois d’examen du plan de relance par la Commission) en finançant les investissements par de la dette. Il faut dire que les besoins sont immenses dans ce tissu productif marqué par l’importance des PME. Fin 2019, 53,5 % des entreprises étaient le fait d’autoentrepreneurs, 40 % avaient entre 1 et 9 salariés et 5,5 %, entre 10 et 49 salariés, l’ensemble représentant la moitié des emplois. Selon les intentions du gouvernement :

  • 37 % des fonds sont destinés à la transition écologique (250 000 nouveaux véhicules achetés d’ici à 2023, installation de 100 000 bornes de recharge, transformation du système électrique pour 100 % d’énergie renouvelable en 2050, réhabilitation de plus de 500 00 logements pour une meilleure efficience énergétique) ;
  • 34 % à la transformation numérique (avec un taux de couverture de 80 % de la population dont 75 % par la 5G, développement du télétravail pour plus de 150 000 emplois publics, formation pour plus de 2,5 millions de PME, …) ;
  • 30 % pour la Recherche-Développement, l’éducation et formation, l’inclusion sociale et territoriale.

Les grandes lignes des réformes ont donc également été érigées. La nouvelle orientation de la réforme fiscale, visant à une plus forte progressivité et davantage redistributivité[5], est déjà inscrite dans le budget 2021 (voir plus loin). Les réformes sur le marché du travail, encore très dual, et sur les retraites n’ayant pas encore été débattues au Parlement ni avec les partenaires sociaux, elles restent à l’état de principes qui devraient toutefois satisfaire les services européens. Concernant la réforme du marché du travail, les principales mesures présentées visent la généralisation de l’usage des CDI et le durcissement du recours aux CDD, le renforcement de la flexibilité du temps de travail comme alternative aux CDD et aux licenciements, la modification des politiques actives de l’emploi, la remise en cause de la réforme de 2012 concernant les négociations collectives, un programme d’emploi ciblé sur les jeunes (2021-2027) et la modernisation du service publique de l’emploi (SEPE). La réforme concernant les retraites est moins avancée, le sujet donnant lieu à davantage de tensions entre partenaires. Ainsi, le gouvernement n’a pas inscrit dans le plan envoyé à Bruxelles sa proposition de faire passer de 25 à 35 ans la durée de cotisations pour le calcul des retraites.

Mais surtout, ce Plan National de Reprise, de Transformation et de Résilience présenté à la Commission européenne et qui devrait donner lieu au déblocage des fonds européens reprend exactement les termes inscrits dans le Pacte Coalicion Progresista – Un nuevo acuerdo para Espana signé en décembre 2019 entre les deux partis de la coalition au pouvoir PSOE et UP-Podemos. Les premiers chapitres du document insistent sur l’importance d’investir dans la transformation numérique, la transition écologique, la R&D, la formation pour moderniser l’économie espagnole et créer des emplois de qualité. Les subventions européennes constituent une opportunité immense pour financer ce projet de transformation de la structure productive espagnole, par le gouvernement de gauche.

Les mesures sociales inscrites dans le Pacte financées par la hausse de la fiscalité

Au-delà des projets d’investissements inscrits dans le plan de relance et financés par les fonds européens, le gouvernement a amorcé dans son budget 2021 la réforme fiscale présentée dans le Pacte et destinée à financer les mesures sociales annoncées ou déjà prises. Comme on l’a dit, l’absence de majorité au Congrès des députés et au Sénat a ouvert le champ aux négociations avec les petits partis indépendantistes et régionalistes, et donc aux concessions pour obtenir le soutien des voix. Toutes les mesures n’ont pas pu passer[6]. Au final, la réforme devrait rapporter à l’État 7,7 milliards d’euros[7], soit 1,4 milliard de moins que ce qui avait été annoncé dans le PLF envoyé à Bruxelles. Si l’on rajoute le maintien à 0 % de la TVA sur les masques chirurgicaux, ce sont 3 milliards qui manquent pour respecter l’engagement de déficit.

La réforme fiscale 2021 est principalement concentrée sur les grandes entreprises et les hauts revenus. Elle inclut :

  • La baisse de 100 % à 95 % de l’exonération d’impôt sur les sociétés sur les dividendes et plus values reçus des filiales à l’étranger. Les 5% non exonérés sont désormais imposés au taux général de 25% (30% dans le cas des banques et des compagnies pétrolières). Cette mesure exclut pour trois ans les PME (entreprises dont le chiffre d’affaires est inférieur à 40 millions) (gain attendu de 1 520 millions d’euros). Par ailleurs, l’État instaure un seuil minimum de l’impôt sur les SOCIMI (équivalent aux sociétés d’investissements immobiliers cotées -SIICs- en France) à 15 % (+ 25 millions) ;
  • La hausse de 2 points de l’IRPP sur les revenus supérieurs à 300 000 € et de 3 points sur les revenus de l’épargne supérieurs à 200 000 € (le taux passe de 23 à 26 %) (gains 490 millions). Cette mesure devrait concerner les 36 200 particuliers aux revenus les plus élevés (soit 0,07 % des contributeurs selon le Ministère)[8] ;
  • La baisse de 8 000 à 2 000 euros du seuil d’exonération de l’IRPP sur les placements individuels en fonds de pension privés (+ 580 millions) et le relèvement de 8 000 à 10 000 euros du seuil d’incitation pour les entreprises ;
  • La taxe sur les primes d’assurance passe de 6 à 8 % (+507 millions d’euros) ;
  • La hausse de la TVA sur les boissons sucrées et édulcorées, hors produits laitiers de 10 à 21% (le gain attendu est passé de 360 millions) ;
  •  L’introduction d’un impôt sur les transactions financières pour les entreprises ayant un capital supérieur à 1 milliard d’euros, de 0,2 % (taxe Tobin) ainsi que d’une taxe sur l’économie numérique de 3 % (taxe GAFA). Ces taxes devraient rapporter respectivement 850 et 968 millions d’euros. Adoptées en 2020, elles sont entrées en vigueur le 16 janvier dernier ;
  • La fiscalité verte se met en place avec la création d’un impôt sur les plastiques à usage unique (+ 491 millions) combinée à d’autres mesures (impôts sur les déchets, …) (+ 861 millions) ;
  • Enfin, des mesures de lutte contre la fraude fiscale sont engagées pour un gain attendu de 828 millions.

Ces recettes fiscales supplémentaires sont destinées à couvrir les dépenses sociales, notamment le Revenu Minimum Vital introduit en juin 2020 pour réduire la pauvreté et favoriser l’insertion sur le marché du travail. Environ 850 000 familles sont concernées (2,3 millions de personnes, 17 % de la population). Le montant de l’aide est compris entre 462 euros par mois pour une personne vivant seule et 1 015 euros pour une famille. Les retraites et salaires des fonctionnaires seront revalorisés de 0,9 %, les prestations non contributives de 1,8 % et l’indicateur de référence utilisé pour déterminer l’éligibilité à de nombreuses prestations sociales (IPREM) de 5% (il était gelé depuis 2017). L’autre mesure phare concerne l’aide à la dépendance dotée de 600 millions supplémentaires et l’éducation. Par contre, l’objectif de porter le salaire minimum (SMI) à 60 % du salaire moyen à la fin de la législature (entre 1100 e 1200 € par mois en 2023) est momentanément suspendu. Après la hausse de 20 % en 2020, le SMI demeure donc à 950 euros par mois sur 14 mois. Les salaires des membres de l’exécutif sont gelés cette année.

Au final, après de longues années d’instabilité politique, on peut espérer que le gouvernement de coalition en place continue de trouver les ententes nécessaires au sein des différentes formations politiques espagnoles pour profiter des opportunités favorables et ouvrir des perspectives nouvelles et constructives, dans un contexte particulièrement difficile.


[1] Pour une analyse plus fine de la crise, on pourra se reporter au Policy Brief OFCE de Hervé Péléraux et Sabine Le Bayon : « Croissance mondiale confinée en 2020 », n° 82 du 14 janvier 2021.

[2] L’information doit être validée par le Parlement européen au cours des prochaines semaines.

[3] Nous ne disposons pas de la répartition des nouveaux montants sur 2021 et 2022. Nous savons par contre que sur les 69,437 milliards prévus initialement sur la période 2021-2023, l’État devait recevoir 26,634 milliards en 2021 dont 2,436 milliards du fonds REACT EU, destinés à l’achat de vaccins. Sur les 26,634 milliards reçus, l’État reversait 10,8 milliards aux régions qui doivent recevoir par ailleurs 8 milliards de REACT EU pour renforcer leurs systèmes sanitaire et éducatif.

[4] Sur la base d’un multiplicateur moyen de 1,2, le gouvernement a estimé dans le Projet de loi de finances envoyé à Bruxelles l’impact du plan de relance sur la croissance à 2,5 points en 2021. Sous des hypothèses moins favorables (rythme d’absorption plutôt lent des fonds européens passés, complexité dans la gestion au niveau des régions, …), la Banque d’Espagne l’estime en janvier 2021 à entre 1 et 1,6 point.

[5] En 2018, le rapport entre le revenu moyen des 20 % les plus riches et celui des 20 % les plus pauvres est de 5,9 en Espagne contre 4,6 en France selon l’OCDE.

[6] Ainsi, la hausse de l’impôt sur les institutions privées scolaires et de santé a été retoquée avant même d’être présentée au Congrès des députés et la hausse de la fiscalité sur le diesel (+3,8 centimes par litre à 34,5 cts contre 40,07 sur l’essence) a dû être abandonnée. Ces mesures devaient rapporter respectivement 967 et 500 millions d’euros.

[7] En concept de caisse, les recettes passent de 6,847 à 5,635 milliards en 2021 et de 2,323 à 2,135 milliards en 2022.

[8] La mesure marque un recul assez net par rapport aux engagements du Pacte. En effet était prévue une hausse de 2 points de l’IRPP sur les revenus > 130 000 € et de 4 points sur les revenus >300 000 €, et de 4 points sur les revenus de l’épargne > 140 000 €. Une hausse d’1 point sur l’ISF était inscrite pour les patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros.

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