Xavier Ragot, Président de l’OFCE et CNRS
La désindustrialisation de la France, et plus généralement les difficultés des secteurs exposés à la concurrence internationale, révèlent des tendances œuvrant en France et en Europe depuis plus de dix ans. En effet, si le moment proprement financier de la crise commençant en 2007 est le résultat de l’explosion de la bulle immobilière américaine, l’ampleur de son impact sur l’économie européenne ne peut se comprendre que par des fragilités auparavant ignorées.
Dans « Érosion du tissu productif en France : Causes et remèdes », Document de travail de l’OFCE n°2015-04, écrit avec Michel Aglietta, nous proposons une synthèse des facteurs à la fois macroéconomiques et microéconomiques de cette dérive productive. Cette synthèse est nécessaire. En effet, avant de proposer des changements de politique pour la France, il convient de construire un diagnostic cohérent sur les grandes tendances des échanges internationaux mais aussi sur la réalité du tissu productif français.
Les divergences européennes
Le point de départ est l’étonnante divergence européenne. Les deux plus grands pays de la zone euro, l’Allemagne et la France, ont connu une divergence inédite depuis le milieu des années 1990. Les prix immobiliers ont été multipliés par 2,5 en France alors qu’ils sont restés stables en Allemagne, avec deux conséquences négatives côté français : un coût de la vie élevé pour les salariés et un investissement immobilier des entreprises en chute libre. Les salaires allemands sont aujourd’hui 20% plus bas que les salaires français du fait de la modération salariale instaurée outre-Rhin afin d’y gérer les conséquences de la réunification. Enfin, jusqu’à la crise, les taux d’intérêt réels de court terme (qui tiennent compte des écarts d’inflation) ont été plus faibles en France ou en Espagne d’environ 1 point de pourcentage par rapport à l’Allemagne. Ce changement du prix des facteurs de production (taux d’intérêt réel plus élevés et salaires plus bas en Allemagne par rapport à la France) n’a pas entraîné une substitution plus importante du capital au travail en France. Le taux d’investissement diffère peu entre la France et l’Allemagne, et il est plutôt stable dans les deux pays. De plus, d’autres indicateurs, comme le nombre de robots, indiquent au contraire la moindre modernisation du tissu productif français. Ainsi, ces changements dans le prix des facteurs ne se sont pas traduits par un ajustement des tissus productifs, mais par une divergence insoutenable des balances courantes.
Les balances courantes sont des notions essentielles pour mesurer les déséquilibres européens. Une balance courante positive signifie qu’un pays prête au reste du monde, alors qu’une balance courante négative signifie qu’un pays s’endette auprès du reste du monde. Alors que les règles européennes ont orienté le regard vers le seul déficit public, la bonne mesure de l’endettement d’un pays est la balance courante, somme des endettements public et privé. Selon cette mesure, la balance courante de l’Allemagne est l’une des plus positives du monde et elle prête donc massivement aux autres pays. Si l’on assiste depuis trois ans à une réduction des différences entre les balances courantes européennes, celle-ci est plus le résultat de la contraction de l’activité du fait des mesures d’austérité que de la modernisation du tissu productif des pays avec des balances courantes négatives. Le cadre européen d’analyse des déséquilibres macroéconomiques comporte certes de nombreux indicateurs, parmi lesquels la balance courante. Cependant, la multiplicité des indicateurs donne de fait un rôle essentiel aux objectifs chiffrés de déficit public. Ainsi, bien que le cadre de surveillance européen semble très général dans son appréciation des déséquilibres économiques, c’est bien le seul aspect budgétaire de court terme qui domine l’analyse. Rappelons que la dette publique de l’Espagne publique était de moins de 40% du PIB en 2007, et à plus de 90% du PIB en 2013. Ainsi, les dettes publiques faibles ne sont pas une condition suffisante pour la stabilité macroéconomique, comme des dettes publiques temporairement élevées ne sont pas forcément le signe de problèmes structurels.
La fragilité du tissu productif en France
En ce sens, les données d’entreprises permettent de mieux comprendre l’évolution de l’économie française. Certes, les entreprises françaises ont connu une baisse du taux de marge, mais celle-ci concerne surtout les secteurs exposés à la concurrence internationale. Ensuite, la rentabilité des entreprises (qui finance le paiement des dividendes, des intérêts et contribue en partie à l’investissement) a baissé, passant de 6,2% en 2000 à moins de 5% en 2012. En dépit de cette baisse, le taux d’investissement s’est maintenu dans toutes les catégories d’entreprises sur la période, financé partiellement par l’épargne des entreprises, dont le taux s’est réduit de 16% en 2000 à 13% en 2012. Le résultat est une hausse considérable de l’endettement des entreprises, sans que cela ne se traduise à ce jour par une hausse du coût de la dette, du fait de la baisse des taux d’intérêt. Ces éléments ne peuvent que susciter des inquiétudes sur la santé de notre tissu productif: les entreprises françaises ont réagi aux difficultés économiques, non par l’innovation, mais par une financiarisation du bilan et l’accroissement de l’endettement.
Vers une gouvernance partenariale
L’innovation, l’investissement, la montée en gamme des entreprises en France comme ailleurs exige un effort de long terme, seul compatible avec un processus de reconvergence en Europe. Il ne s’agit pas de maximiser les rendements financiers à court terme, par des distributions excessives de dividendes par exemple, mais au contraire d’investir sur des horizons habituellement considérés comme (trop) longs par les entreprises. De ce fait, une évolution de la gouvernance des entreprises vers un modèle plus partenarial et patient permettant d’investir dans les compétences et qualifications des salariés, dans les actifs intangibles, dans les nouvelles technologies, constitue une condition nécessaire de l’amélioration du tissu productif français. Le dialogue social ne concerne pas seulement la répartition du revenu et la réforme de la fiscalité, c’est aussi la condition, au sein des entreprises, de la mobilisation des seules richesses productives, que sont les hommes et les femmes qui s’investissent dans leur travail.