par Anne-Laure Delatte
Le petit marché des CDS sert d’instrument de coordination pour spéculer contre les Etats européens. Pour casser la spéculation, l’Union Européenne vient de se doter d’une nouvelle réglementation entrée en vigueur le 1er novembre. Malheureusement cette nouvelle loi pionnière et ambitieuse souffre de failles qui la rendent inefficace. Elle offre un exemple de capture du politique par les intérêts d’un seul secteur économique.
Petit précis de finance : comment spéculer contre un Etat ?
Deux méthodes ont fait leurs « preuves » : la vente à découvert sur le marché obligataire ou les ventes à nu sur le marché des CDS. Prenons deux exemples. Si vous pensez que l’Espagne ne sera pas capable de réduire son déficit en 2013 comme elle s’y est engagée, vous pourriez gagner de l’argent en pariant contre ce pays lors de sa prochaine émission obligataire. Pour ce faire, il vous faut trouver un investisseur sur le marché qui souhaiterait acquérir des obligations espagnoles au moment de sa prochaine émission. Vous lui vendez à terme ces obligations en pariant que leur prix sera plus bas que ce que pense votre client. Vous n’achetez pas les titres aujourd’hui. Vous pourrez les acheter à la date de livraison. Vous gagnerez si vos anticipations étaient justes : si le prix des titres espagnols a baissé à cause de la détérioration de la situation économique alors vous les achèterez moins cher que le prix de vente auquel vous vous êtes engagé aujourd’hui. Vous venez d’effectuer une vente à découvert.
Il y a un autre moyen d’opérer que la nouvelle loi européenne tente de contrer. Faites vos paris sur le marché des CDS, c’est-à-dire le marché d’assurance contre le défaut de l’Espagne. Celui-ci est plus petit, il est concentré, il est donc plus facile de le faire bouger que le marché obligataire. Nul besoin que l’Espagne se déclare en faillite pour empocher vos gains ! Achetez des CDS espagnols (sur l’Etat ou sur Santander) aujourd’hui et revendez-les quand le risque aura augmenté : vous revendrez la protection plus cher… Un détail : ne vous encombrez pas des obligations espagnoles. Elles ne vous servent à rien puisque c’est sur la revente de CDS que vous dégagez du profit. Vous n’avez jamais eu l’intention d’assurer des titres… Les CDS sont des produits échangeables et dont le prix évolue selon l’offre et la demande. Et c’est justement l’intérêt d’un petit marché liquide : moins de quantité nécessaire pour faire bouger les prix…
La directive entrée en vigueur le 1er novembre 2012 interdit ces deux stratégies : ventes à découvert de titres obligataires souverains et échange de CDS souverains à nu. Aujourd’hui si vous voulez parier sur le marché des CDS, vous êtes tenu de détenir dans votre portefeuille les titres que le CDS protège ou au moins des titres très proches.
Enfin une loi courageuse ! L’interdiction des CDS à nu, envisagée aux Etats-Unis puis abandonnée en 2009 est une décision européenne pionnière ! Plus possible de spéculer contre les Etats européens…
Sauf que :
L’interdiction n’est pas appliquée aux « teneurs de marché » (market makers). Qui sont-ils ? Pour être certains qu’un marché fonctionne, certains opérateurs s’engagent à toujours acheter ou vendre un titre à quiconque le souhaite (ils déterminent simplement le prix de la transaction). Cela assure la liquidité du marché. Par exemple Morgan Stanley est un market maker très actif sur tout le marché des CDS ; la banque fournit en permanence des prix pour toutes les transactions sur le marché. « Ils sont donc utiles ces market makers. Vous imaginez si on interdisait les CDS à nu à ces opérateurs en particulier ? Il n’y aurait plus de liquidité ! » C’est en substance l’argument utilisé par les grandes banques pour négocier des exemptions. En particulier c’est l’argument qui justifie l’exemption de ces market makers sur l’interdiction des CDS souverains à nu en Europe. Les market makers ont gagné : ils peuvent continuer à échanger des CDS sans détenir les obligations sous-jacentes.
Mais dans le post précédent n’a-t-on pas écrit que le marché était justement très concentré ? Que 87,2% des transactions étaient réalisées par les 15 plus grandes banques du monde… qui sont toutes market makers ? Autrement dit la règle va s’appliquer à tous… sauf aux principaux acteurs du marché. Il semblerait d’ailleurs que de grandes banques françaises discutent actuellement avec l’Autorité des marchés financiers européenne (l’ESMA) la définition exacte de market maker pour s’assurer d’être elles aussi exemptées :
Certes. Mais les Hedge Funds alors ? Ceux-là ne sont pas market makers, ils sont clients. La directive sera donc appliquée à eux !
Sauf que :
Seul le marché des CDS souverains est concerné. Il est toujours possible de détenir des CDS sur un titre bancaire sans détenir ce titre. Il sera donc aisé de contourner l’interdiction de parier contre un Etat en pariant contre une de ses banques (Santander dans l’exemple du haut). Quand on pense à la fragilité des banques espagnoles, on frémit…
En conclusion, l’idée d’adopter une telle loi était louable. Mais le diable est toujours et encore dans les détails. Le secteur financier a défendu ses intérêts pendant l’élaboration de la loi. Il est urgent de se doter des moyens pour faire contrepoids dans les négociations. L’association Finance Watch a été précisément créée avec cet objectif : être présente et faire entendre la voix de la société civile pendant l’élaboration des réformes financières. Seulement c’est David contre Goliath…