De Trichet à Draghi : bilan et perspectives

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par Christophe Blot et Eric Heyer

Au cours des huit années passées à la tête de la BCE, nous avons connu deux J-C. Trichet (JCT), l’un dogmatique, l’autre pragmatique. Quel sera le visage de son successeur l’Italien Mario Draghi, confronté dès son entrée en fonction à une crise sans précédent de la zone euro ?

Dans les cinq premières années, période d’avant-crise, nous avons connu JCT le dogmatique : banquier central très appliqué, il a respecté à la lettre le mandat qui lui avait été confié, à savoir de maintenir l’inflation proche de 2 %. A l’aune de cet unique critère, considéré comme essentiel par les Allemands, le bilan de JCT est bon puisque qu’au cours de cette période l’inflation moyenne en zone euro fut de 2,1 %. Mais plusieurs critiques peuvent être formulées à l’encontre de son action post-crise : la première réside dans le fait qu’en voulant incarner la monnaie unique et la rendre crédible, JCT a choisi de la rendre « forte » – ce qui est différent de « stable ». Il n’a donc rien mis en place pour piloter le taux de change et s’est satisfait de voir l’euro passer de 1,10 dollar en 2003 à près de 1,50 dollar fin 2007, soit une appréciation de 37 %. Ce dogme de l’euro fort, de la désinflation compétitive, l’a certes aidé à contenir l’inflation mais au détriment de la compétitivité et de la croissance européenne. Une interprétation moins stricte de la stabilité des prix aurait accru l’attention de la BCE portée au taux de change de l’euro, ce qui aurait favorisé le dynamisme de la croissance et de l’emploi dans la zone euro. Ainsi, entre 2003 et 2007, la croissance annuelle moyenne en zone euro aura été 0,6 point inférieure à celle enregistrée aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni (2,1 % contre 2,7 %) et le taux de chômage a été supérieur de plus de 3 points (8,4 % en zone euro contre 5,1 % aux E. U. et au R. U.) avec des performances d’inflation comparables. La seconde critique est en lien avec une interprétation stricte de sa politique de lutte contre l’inflation et qui a conduit JCT a une grave erreur de jugement : à l’été 2008, quelques semaines avant la faillite de Lehman Brothers, alors que l’économie américaine était déjà entrée en récession et que les craintes pour l’Europe s’accentuaient, la BCE a décidé une augmentation des taux d’intérêts, par crainte d’un regain de tensions inflationnistes alimenté par les prix des matières premières énergétiques et alimentaires. Or, à l’évidence il n’était pas très lucide de redouter des tensions inflationnistes au moment où l’économie mondiale se préparait à sombrer dans la plus grande crise depuis les années 1930.

Pendant les trois dernières années, période de crise, ce fut JCT le pragmatique : en l’absence de gouvernance européenne, JCT a été un pilier de la réaction européenne face à la crise en discutant d’égal à égal avec des chefs d’Etats et en œuvrant significativement au sauvetage du système financier. A cet égard, et contrairement aux quatre années précédentes, il a pris certaines libertés par rapport au mandat et aux statuts de la BCE en agissant de façon non conventionnelle, notamment au moment de la crise des dettes souveraines. Mais en actionnant des hausses des taux directeurs depuis le début de l’année dans un contexte de chômage de masse et de nette sous-utilisation des capacités de production en zone euro, JCT le pragmatique a commis la même erreur d’interprétation que JCT le dogmatique trois ans auparavant : le regain d’inflation n’étant pas lié à un risque de surchauffe de l’économie européenne mais trouvant son origine dans l’augmentation des prix des matières premières alimentaires et énergétiques, les hausses des taux n’ont aucune incidence sur celui-ci mais, en revanche, fragilisent un peu plus la croissance européenne.

De fait, la BCE a rapidement révisé son diagnostic laissant ainsi la porte ouverte à une baisse rapide des taux d’intérêt. Il est d’ailleurs probable que Jean-Claude Trichet aurait agi plus rapidement s’il n’avait pas été à la fin de son mandat. Ce faisant il a évité d’enfermer son successeur dans un scénario donné, lui laissant donc toutes les possibilités dans ses premiers pas à la tête de la BCE. Mario Draghi a d’ailleurs rapidement mis fin au suspense sur ses intentions puisqu’une baisse des taux d’un quart de point a été annoncée dès sa première réunion le 3 novembre. S’il a bien pris soin de rappeler que la BCE ne s’engageait pas sur les décisions futures, le contexte macroéconomique et financier amène à anticiper au moins une baisse des taux supplémentaire.

Pourtant si la question de la politique des taux d’intérêt est un élément central de la politique monétaire et donc du mandat de Mario Draghi, les défis qui s’ouvrent à lui dépassent largement cet enjeu. Dans le contexte de crise de la zone euro, le programme d’achats de titres de la BCE est au cœur de toutes les attentions et pose la question du rôle de la BCE dans la gouvernance européenne. Cette question recouvre de fait de multiples enjeux cruciaux et interdépendants : le rôle de prêteur en dernier ressort, la coordination entre politique budgétaire et politique monétaire ainsi que les compétences de la BCE en matière de stabilité financière.

La crise actuelle illustre les difficultés inhérentes au fonctionnement d’une union monétaire sans union budgétaire puisque, de fait, cela revient pour tout membre de l’Union à s’endetter dans une monnaie qu’il ne contrôle pas. Même si en temps normal les opérations de politique monétaire aux Etats-Unis conduisent la Réserve fédérale à détenir des titres publics,  – principalement de court terme – la crise a conduit la Banque centrale américaine à amplifier ses achats de titres et à modifier la structure de son bilan en achetant des obligations publiques sur les marchés secondaires. La Banque d’Angleterre a mené des actions similaires en achetant près de 200 milliards de livres de titres obligataires publics[1]. Quant à la Banque du Japon, elle a amplifié ces mesures non conventionnelles qui étaient déjà mises en place pour lutter contre la déflation qui sévit dans l’Archipel depuis la fin des années 1990. Ce faisant, ces banques centrales ont fait pression sur la baisse sur les taux d’intérêt à long terme et elles ont garanti la liquidité de ces marchés, se portant implicitement prêteuses en dernier ressort. Si la BCE s’est également engagée sur ce terrain en achetant plus de 170 milliards d’euros de titres publics (italiens, grecs, portugais et irlandais), l’ampleur du programme d’achat d’actifs (2,1 % de l’ensemble de la dette publique totale des pays de la zone euro) reste inférieur à celui mis en œuvre par la Réserve fédérale et la Banque d’Angleterre qui détiennent respectivement plus de 10,5 % et 16 % de la dette publique émise par leur gouvernement. Surtout, la BCE a pris soin de préciser que ce programme était temporaire, d’un montant limité et destiné à restaurer l’efficacité de la politique monétaire. Dans une tribune récente, Paul de Grauwe compare la stratégie de la BCE à celle d’un chef des armées partant à la guerre tout en déclarant qu’il n’utiliserait jamais tout son potentiel militaire et qu’il rapatrierait les troupes le plus tôt possible, c’est-à-dire sans s’assurer que la victoire finale serait acquise. Une telle stratégie est nécessairement vouée à l’échec. Seul un engagement illimité pourrait mettre fin à la contagion qui frappe les pays de la zone euro en proie à des difficultés budgétaires. Et seule une banque centrale, par la création monétaire, peut offrir une telle garantie. Pourtant, jusqu’ici, les pays européens ont écarté cette voie lors du sommet du 25 octobre tandis que Mario Draghi n’a fait que réitérer la stratégie de la BCE lors de sa première conférence de presse ajoutant même qu’il ne pensait pas qu’un prêteur en dernier ressort soit la solution à la crise que traverse la zone euro. La dimension du FESF restant insuffisante pour enrayer la contagion, tout porte à croire que le rôle de la BCE sera de nouveau au centre des débats. Il faut alors espérer que Mario Draghi et les membres du Conseil des gouverneurs sauront faire preuve de plus de pragmatisme à cette occasion. Il est urgent de reconnaître le rôle de prêteur en dernier ressort de la BCE en faisant de la stabilité financière de la zone euro un objectif explicite de politique monétaire.

Par ailleurs, au-delà du rôle de prêteur en dernier ressort, c’est plus généralement la question de la coordination des politiques économiques qui doit être reposée. L’articulation du policy-mix est en effet un élément central des performances en matière de croissance. Aux Etats-Unis, la complémentarité entre politique monétaire et budgétaire est aujourd’hui évidente puisqu’en faisant pression sur les taux longs, la Réserve fédérale met en œuvre une politique qui assure la soutenabilité de la politique budgétaire en même temps qu’elle favorise son impact sur la croissance. La principale critique à l’égard d’une telle politique souligne qu’elle remettrait en cause l’indépendance de la Banque centrale. Pour autant, rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que la Réserve fédérale aurait abandonné la conduite de la politique monétaire au profit du gouvernement. La question ne se pose pas puisque la Banque centrale américaine, comme le gouvernement, poursuivent les mêmes objectifs : croissance, emploi, stabilité des prix et stabilité financière[2]. Ces objectifs sont interdépendants et la zone euro ne pourra retrouver le chemin de la croissance qu’à la condition que les autorités de décisions rament dans la même direction.

Si tous ces enjeux ne sont pas uniquement du ressort de Mario Draghi – une réforme du Traité pourrait renforcer et légitimer ses décisions –, sa position sera néanmoins déterminante. La crise de la zone euro appelle des décisions urgentes et révèlera très rapidement les ambitions et les capacités de son nouveau président.


[1] La BoE vient cependant d’annoncer que son programme d’achat de titres serait progressivement porté à 275 milliards de livres.