Par Maxime Parodi, sociologue à l’OFCE
Une monnaie cosmopolitique est une monnaie commune à plusieurs nations et fondée explicitement sur une forme de co-souveraineté (pour une analyse approfondie voir le working paper de l’OFCE, 2013-09, juin 2013). Une telle monnaie n’est possible qu’en acceptant une politique monétaire et des politiques budgétaires et fiscales fondées sur des raisons partagées, où chacun est responsable des engagements monétaires qu’il prend et co-responsable de la capacité de chacun à mener une politique économique adéquate. Pour durer, cette monnaie exige une attention soutenue sur les divergences macroéconomiques entre les partenaires et les difficultés que rencontre chacun ; elle impose une concertation ouverte sur les raisons de ces divergences et de ces difficultés ; elle nécessite une force de propositions sur les remèdes possibles, à court, moyen et long terme ; enfin, elle exige la coopération volontaire de chacun, à condition toutefois d’en avoir la capacité.
De tous les sociologues classiques, seul Simmel aurait pu envisager une telle monnaie. En effet, il est le seul à étudier la socialisation en elle-même, à vouloir comprendre la société en train de se faire tandis que Durkheim partait d’une société toujours déjà constituée, d’un individu toujours déjà socialisé et Weber partait d’individus toujours déjà constitués, « terminés », sans les considérer aussi comme des sujets susceptibles de s’influencer mutuellement pour faire délibérément société. Or une union cosmopolitique est précisément une union toujours en train de se faire ; elle n’est jamais définitivement constituée. Ce type d’union est donc fragile par essence mais, en même temps, elle n’apparaît jamais que dans les contextes où elle s’impose objectivement aux citoyens. L’union est sans cesse renouvelée, remise à l’ouvrage, parce qu’il y a un terreau objectif d’intérêts voisins ou transversaux et que, par conséquent, chacun juge souhaitable de résoudre au mieux les problèmes de voisinage. Dès lors, au nom de l’union, il devient possible de régler certains conflits avec équité et de resserrer les liens.
Dans cette optique, le fait d’adopter une monnaie commune n’est pas un acte anodin au sein d’une union cosmopolitique. D’un coup, chacun s’engage à respecter ses promesses monétaires à l’égard de ses voisins. C’est évidemment un grand bouleversement, qui a des conséquences immédiates et prévisibles : les coûts de transaction entre les partenaires s’effondrent, en particulier il n’y a plus de risque lié à la détention d’une devise étrangère puisque la devise est maintenant commune et garantie politiquement. Mais il y a aussi des conséquences moins immédiates, plus souterraines. Ainsi, cet engagement commun remet souvent en cause la culture économique des nations concernées en les obligeant à expliciter certains de leur mode de fonctionnement : des gouvernements habitués à résoudre leurs problèmes par l’inflation ou la dévaluation doivent dorénavant dire à leurs citoyens qu’il faut augmenter les taxes ou dépenser moins ; des banques « trop grosses pour faire faillite » doivent maintenant rédiger des testaments au lieu de compter sur la garantie implicite des citoyens… Enfin, la monnaie cosmopolitique crée un nouveau lien entre les partenaires, qui les conduit en principe à se soucier de leurs voisins. De fait, les partenaires ne se sont pas simplement engagés à respecter leurs promesses envers chacun, mais aussi à ce que chacun soit en mesure de respecter les siennes (puisque la confiance ne se divise pas).
Aussi la monnaie cosmopolitique introduit une sorte de solidarité au sein de l’union. Il faut désormais se soucier que son voisin soit en capacité de tenir ses engagements monétaires. Ceci implique de garantir à celui-ci une capacité d’endettement et/ou un flux d’investissement sur son territoire. Mais, à la différence des solidarités au sein d’une nation, cette garantie-ci est plus morale que juridique : elle n’est pas entièrement gravée dans le marbre de l’union, mais doit être discutée au cas par cas. Le risque d’aléa moral est ainsi écarté.
L’euro apparaît comme le cas paradigmatique d’une monnaie cosmopolitique. C’est même le seul cas au travers de l’histoire où le cosmopolitisme fonde véritablement la monnaie. Ce caractère inédit pose d’ailleurs des difficultés en bousculant les cultures économiques nationales. Depuis les débuts de la crise monétaire, en 2008, chacun découvre comment les institutions verticales (Conseil européen, BCE) abordent les problèmes et mettent en œuvre des réponses. Une culture de l’euro se forge-là, presque une jurisprudence. C’est pourquoi, d’ailleurs, le Conseil européen devrait s’interroger sur le poids de ses décisions sur cette culture naissante : la zone euro est-elle en train d’adopter une coutume des « retours immédiats » ? Une doctrine née de la défiance ? Si une monnaie cosmopolitique est possible, encore faut-il en accepter les deux faces – la co-responsabilité autant que la responsabilité.