Intervenants : Clément FONTAN (Université catholique de Louvain et Université Saint-Louis), Francesco MARTUCCI (Université Paris-II Panthéon-Assas), Christian PFISTER (ancien conseiller à la Banque de France)
Banque centrale européenne, monnaie et démocratie
Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.
Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.
1. La perspective politiste : la BCE face au dilemme réputationnel posé par l’enjeu climatique
Clément Fontan, professeur en politiques économiques européennes à l’Université catholique de Louvain et l’Université Saint-Louis et co-directeur de la revue Politique européenne, rappelle le rôle fondamentalement politique et distributive des politiques monétaires qui font l’objet de nouvelles demandes de la part de la société. Les banquiers centraux, eux-mêmes, loin d’être imperméables à ces demandes sociétales, suivent des stratégies réputationnelles. La Banque centrale européenne (BCE) se voit ainsi le réceptacle de tensions fortes entre les conséquences distributives de ses politiques monétaires et la question de sa légitimité politique.
La crise financière des années 2010 a mis sous pression le modèle jusqu’alors dominant de l’indépendance de la banque centrale, dont les missions essentielles se résumaient à la garantie de la stabilité et de l’inflation en jouant sur les taux interbancaires. À partir de la crise des dettes souveraines, on observe une série d’éléments en forte dissonance avec ce modèle d’indépendance : explosion des balances comptables des banques centrales (multipliée par neuf pour la BCE), l’adoption de nouvelles mesures « non conventionnelles » aux conséquences explicitement distributives. Ce nouveau contexte constitue-t-il une menace pour le principe d’indépendance des banques centrales ?
Ainsi, par exemple, au travers de son programme CSPP (« Corporate Sector Purchase Programme », lancé en 2016 et visant à acheter des obligations privées), la BCE a commencé à racheter des dettes d’entreprises, selon une stratégie de neutralité de marché (selon laquelle le panier d’achat est représentatif de la structure du marché) qui, de manière mécanique, favorise les grandes entreprises à forte empreinte carbone (comme Volkswagen, Total, Shell ou Ryanair), soulevant immanquablement des contestations émanant de la société civile et de partis politiques.
La question écologique confronte la BCE à des dilemmes réputationnels inédits: poursuivre la neutralité de marché au risque de ne pas agir sur la lutte contre le changement climatique ou bien sortir de son portefeuille les entreprises carbonées au risque de la neutralité de marché, avec deux grandes options : d’une part, celle de la raison prudentielle de mitigation des risques de l’impact écologique sur l’économie (selon une logique de stress test) et, d’autre part, celle de la raison promotionnelle du changement de paradigme économique. Si les ONG poussent pour un changement de paradigme par un verdissement assumé de la politique monétaire, certains cercles économiques et politiques traditionnels (à l’instar des conservateurs allemands) défendent le maintien du paradigme de la neutralité de marché.
Il semble néanmoins se dégager un consensus autour de motifs prudentiels en matière de changement climatique, selon l’idée que la politique monétaire est cyclique tandis que le risque climatique est structurel et que par conséquent les banques centrales ne devraient pas être les acteurs principaux de la lutte contre changement climatique. Au sein des banquiers centraux, le débat s’organise entre les ordolibéraux, qui soulignent les problèmes liés aux conséquences distributives de politiques monétaires vertes, et les tenants d’une ligne progressistes selon lesquels la BCE peut jouer un rôle actif face au changement climatique. Si la BCE rencontre de réels problématiques de légitimité pour aborder les enjeux climatiques, elle ne peut pas pour autant les ignorer.
Se pose alors la question de comment construire des nouveaux canaux de coordination. L’économiste et historien Éric Monnet[1] propose deux pistes : d’une part, a minima une procédure de « comply or explain » au Parlement européen et, d’autre part, a maxima l’institution d’un comité du crédit européen. Mais il semblerait, toutefois, qu’une fois passé le pic de la crise (des dettes souveraines, du Covid-19), la BCE retrouverait ses réflexes de stabilité de l’inflation.
2. La perspective juridique : le passage du paradigme de l’union de droit à celui de la démocratie ?
Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université Paris-II Panthéon-Assas, souligne que la BCE se situe au cœur de la réflexion des valeurs de l’UE, celles de l’État de droit qui conduit à la démocratie, qui sont les prémisses du principe d’indépendance constitutionnelle des banques centrales nationales et de la BCE. Ce modèle d’indépendance fonde sa légitimité sur le mandat conféré par les États membres consacré par l’article 127 § 1 TFUE[2], dont l’objectif principal est la stabilité des prix et l’objectif secondaire le soutien de l’économie. L’action de la BCE est justiciable devant la Cour de justice de l’UE (CJUE), en conformité avec le principe de la communauté de droit, dans le respect du principe d’indépendance de la BCE[3]. La BCE se trouve ainsi pleinement intégrée à l’ordre juridique de l’UE. Les mesures dites « non conventionnelles » de la BCE entrent ainsi dans ce cadre et ont été soumises à l’épreuve de la question de leur conformité avec les traités européens, mais aussi au regard des ordres juridiques nationaux.
Ainsi, le programme OMT (« Outright Monetary Transactions » pour opérations monétaires sur titres) de la BCE de 2012, qui envisage l’achat de titres de dette publique sur le marché secondaire, a soulevé une importante contestation venue d’Allemagne. Mais la contestation commence dès 2010 au sein du débat entre juristes, avec en particulier un article remarqué de l’universitaire allemand Matthias Ruffert[4] qui conclut que les mesures de la BCE violent les traités européens. La controverse sur les OMT donne lieu à l’arrêt Gauweiler de la CJUE de 2015[5], à la suite d’un recours devant la Cour constitutionnelle allemande sur le fondement de l’article 38 de la Loi fondamentale allemande (droit de vote) qui elle-même a posé une question préjudicielle à la CJUE. Cette dernière répond que les OMT relèvent de la politique monétaire, compétence de la BCE, et non de la politique économique. Les OMT ne constituent pas un financement monétaire, en raison du délai entre l’achat de titres. Enfin, la politique monétaire se définit par un objectif (stabilité des prix), davantage que par des instruments. La CJUE se limite à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de la BCE. La Cour constitutionnelle allemande se range à la solution de la CJUE.
Mais le parti eurosceptique Alternative für Deutschland (AfD) attaque devant la Cour constitutionnelle allemande le programme PSPP (« Public Sector Purchase Programme » pour Programme d’achat de titres publics) de la BCE, recours qui conduit à l’arrêt Weiss de la CJUE de 2018[6] dans lequel la Cour réitère sa jurisprudence Gauweiler : le programme PSPP relève bien de la politique monétaire et ne viole pas le principe de proportionnalité. Mais la Cour constitutionnelle allemande ne l’entend pas de cette oreille et déclare, dans une décision du 5 mai 2020, que la CJUE a statué ultra vires (qu’elle a outrepassé ses compétences attribuées par les traités européens), que son contrôle des mesures de la BCE est insuffisant car ne permettant pas de s’assurer que la BCE n’a pas empiété sur le domaine de la politique économique. La Cour constitutionnelle allemande enjoint aux autorités allemandes de ne pas appliquer les mesures décidées par la BCE tant que celle-ci n’a pas justifié la conformité de ses mesures au regard des traités européens.
Cette crise juridique majeure au sein de l’UE marque le passage du paradigme de l’union de droit à celui de la démocratie : la BCE a dû expliquer sa politique monétaire devant le Bundestag allemand (et la Cour constitutionnelle allemande finit par rejeter définitivement en 2021 le recours contre le PSPP). On peut y voir un progrès, car il est finalement assez logique qu’une banque centrale réponde de sa politique monétaire devant le parlement (logique qui correspond d’ailleurs à l’esprit initial des traités européens qui portaient l’idée d’un dialogue entre la BCE et les parlements nationaux, mais qui n’a jamais été mis en œuvre).
Sur le débat autour du verdissement de la politique monétaire de la BCE, la question se pose de savoir si on est encore dans le mandat de la BCE tel que défini par les traités européens. La réponse est positive si l’on se fonde sur l’article 11 TFUE selon lequel « les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable. » Une autre possibilité serait de recourir aux objectifs secondaires du mandat de la BCE (soutien aux politiques économiques générales) mais cette piste se heurte au refus constant du service juridique de la BCE de répondre à ces objectifs secondaires.
Sur la perspective de l’euro numérique, l’arrêt Dietrich de la CJUE de 2021[7] confirme que la notion de cours légal (des billets de banque libellés en euros) relève bien de la politique monétaire (préfigurant ainsi le positionnement de la BCE vis-à-vis des monnaies virtuelles et de la monnaie digitale de banque centrale).
Enfin, le retour de la question de l’inflation semble conduire à un recentrement de la BCE sur l’objectif principal de stabilité des prix.
3. La perspective économique : le risque de politisation de la BCE
Christian Pfister, économiste et ancien directeur général-adjoint à la Banque de France, observe que la BCE n’est pas une institution politique, mais une institution publique d’intérêt public. Par conséquent, son action ne peut que s’insérer dans le débat démocratique, selon deux manières. D’une part, par son statut consacré par les traités européens, qui sont donc difficiles à modifier, ce qui assure à l’action de la BCE une forte crédibilité. Selon ces statuts, les dirigeants de la BCE participent à des auditions devant le Parlement européen. La BCE intervient dans le débat public au moyen de conférences de presse et de publications de ses prévisions économiques.
Comment améliorer l’insertion de la BCE dans le débat démocratique ? Davantage d’auditions et de dialogue, en particulier avec le monde universitaire, contribueraient utilement à cet objectif en infusant dans le champ académique une meilleure connaissance des questions monétaires, aujourd’hui assez faible en Europe, contrairement aux États-Unis. Cela serait d’autant plus utile que la BCE se voit imposer d’élargir ses missions : soutien aux politiques économiques et lutte contre le changement climatique.
Que faire si les institutions politiques ne remplissent pas leur mission, et que la BCE a les moyens d’agir via son « bazooka monétaire » ? En effet, les règles du pacte de stabilité, censées coordonner les politiques budgétaires des États membres, ne sont plus appliquées. La recapitalisation des banques par les États est insuffisante. Ces derniers ne mettent pas davantage en place des politiques fiscales (qui sont pourtant le principal instrument) en vue de lutter contre le changement climatique[8]. Mais l’action de la BCE soulève un problème d’efficacité économique (est-elle la mieux placée pour juger de l’allocation des facteurs ?), de même qu’un problème de légitimité (le Système européen de banques centrales doit, selon les traités, agir en conformité avec le principe de la libre concurrence).
Deux scénarios peuvent être envisagés. Le premier scénario, celui du statu quo juridique (donc à traités constants), autoriserait en principe le retour spontané aux pratiques d’avant-crise, ce à quoi les bénéficiaires du fonctionnement actuel (les États et les banques) risquent de s’opposer fermement. Le second scénario est celui d’une codification des mesures non conventionnelles de la BCE (modifications des traités), qui comporte le risque d’écarter les ajustements des marchés, de faire de la BCE une institution proprement politique, donc non-indépendante, et de lui faire faire perdre de sa crédibilité, rendant la politique monétaire moins efficace. La question du choix entre ces deux scénarios renvoie, en toile de fond, à un débat de société sur le type de démocratie que nous souhaitons et le rôle des diverses institutions.
[1] Cf. Éric Monnet, La Banque Providence. Démocratiser les banques centrales et la monnaie, Seuil, 2021.
[2] Article 127 TFUE : « 1. L’objectif principal du Système européen de banques centrales, ci-après dénommé « SEBC », est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne. Le SEBC agit conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, en favorisant une allocation efficace des ressources (…). »
[3] Cf. Arrêt de la CJUE du 10 juillet 2003, OLAF, C-11/00.
[4] Matthias Ruffert, « The European Debt Crisis and European Union Law », Common Market Law Review, vol. 48, 2011, p. 1777-1806.
[5] Arrêt de la CJUE du 16 juin 2015, Gauweiler, C-62/14.
[6] Arrêt de la CJUE du 11 décembre 2018, Weiss, C-493/17.
[7] Arrêt de la CJUE du 26 janvier 2021, Dietrich, C-422/19 et C-423/19.
[8] Cf. William D. Nordhaus, « Climate change: The ultimate challenge for economics », American Economic Review, 2019, vol. 109 (6), p. 1991-2014.