par Jean-Luc Gaffard
La situation d’Alstom a défrayé la chronique depuis que les dirigeants de l’entreprise ont annoncé leur intention de céder la branche énergie à General Electric et de procéder à une restructuration ressemblant fort à une vente à la découpe. Les pouvoirs publics ont vivement réagi devant ce qu’il jugeaient être un fait accompli, sollicitant un autre repreneur, en l’occurrence Siemens, dans la perspective de créer une ou des entreprises européennes dans des secteurs jugés stratégiques, à l’image d’Airbus. Avant de se rallier à la solution General Electric, entretemps améliorée tant sur la somme déboursée pour le rachat qu’en ce qui concerne les modalités de la future organisation industrielle. Ces péripéties, pour importantes qu’elles soient, ne doivent pas masquer une réalité plus générale, celle d’une désindustrialisation qui, entre autres, prend la forme du démantèlement de certaines grandes entreprises et qui résulte de l’incohérence d’une gouvernance propre à ce qu’est devenu le capitalisme français.
La désindustrialisation est généralement attribuée soit à la concurrence des pays à bas salaires et donc au coût excessif du travail, soit à l’insuffisance des investissements innovants et donc au défaut de compétitivité hors-prix. Les solutions recherchées, relevant de politiques publiques, oscillent entre la baisse des coûts salariaux et le soutien à la R&D, le plus souvent sans se préoccuper des conditions de gouvernance des entreprises. L’accent est mis sur le fonctionnement des marchés de travail que l’on voudrait rendre plus flexibles et sur celui des marchés financiers que l’on juge ou souhaite efficients, sans véritablement prendre en considération la vraie nature de l’entreprise. Or celle-ci s’inscrit dans un réseau complexe de relations entre les différentes parties prenantes que sont les managers, les salariés, les banquiers, les clients et les fournisseurs. Ces relations ne sont pas réductibles à des relations de marché grevées d’imperfections qui produiraient de mauvaises incitations et qu’il faudrait corriger pour aller vers plus de flexibilité. Elles participent d’engagements contractuels à plus ou moins long terme souscrits entre les différentes parties prenantes dans l’entreprise, qui dérogent à l’état de pure concurrence, alors même qu’ils sont essentiels à la réalisation des investissements longs porteurs d’innovation et de croissance. De la durée de ces engagements dépendent, en effet, la performance moyenne des entreprises, la structuration de l’industrie et finalement l’industrialisation de l’économie.
Les difficultés d’Alstom, après celles rencontrées par d’autres comme Pechiney ou même Rhône Poulenc aujourd’hui disparues, témoignent de cette réalité organisationnelle. Avec un chiffre d’affaires à peine égal au quart de celui de Siemens et au cinquième de celui de General Electric, la taille de l’entreprise dans ses différentes activités est apparue à ses dirigeants largement insuffisante pour faire face aux contraintes de la concurrence. Déjà en 2004, il a fallu que l’Etat intervienne pour la recapitaliser avec l’accord de la Commission européenne, lui évitant la faillite. L’entreprise s’est alors vue dans l’obligation de se séparer de certaines activités et de procéder à une diminution drastique des emplois. Aujourd’hui, la seule voie qui s’ouvre est celle d’une nouvelle restructuration avec l’espoir de sauver compétences et emplois en les apportant à une entité plus grande et plus efficace tout en résorbant les dettes accumulées. Ce qui ne pouvait apparaître comme un démantèlement ultime au bénéfice de l’un ou l’autre des concurrents ayant su développer les bonnes stratégies loin des recommandations des thuriféraires de ce que l’on a appelé un temps la nouvelle économie. En l’occurrence, le bénéficiaire sera General Electric. Cette ultime solution intervient faute pour Alstom d’avoir pu bénéficier dans un passé récent et plus ancien d’engagements financiers longs qui lui auraient permis de conduire une stratégie efficace de croissance.
Ce mécompte révèle, après bien d’autres, l’incohérence advenue au sein du capitalisme français entre son organisation industrielle et son organisation financière, déjà dénoncée dans un ouvrage de 2012 par Jean-Louis Beffa (La France doit choisir, Paris : Le Seuil). Le nouveau modèle financier, inspiré du modèle anglo-saxon, ne semble plus à même de répondre aux besoins d’entreprises matures, engagées dans des activités pour lesquelles les investissements sont lourds et longs à mettre en place et qui sont sujettes à des cycles de performance liés aussi bien aux fluctuations de la demande qu’aux contraintes des processus d’innovation. Le défaut d’engagement qui s’en est suivi ne pouvait que pousser à des démantèlements que l’on aurait tort d’assimiler à une modularité accrue de la production industrielle qui serait le fruit de l’introduction des nouvelles technologies de la communication et de l’information et que valoriseraient les marchés financiers comme a semblé le penser le dirigeant d’Alstom de la fin des années 1990 plaidant pour une entreprise sans usines.
Dans ces conditions, le redressement productif ne saurait passer par des interventions forcément ponctuelles des pouvoirs publics visant plus ou moins explicitement la création au demeurant peu crédible de champions nationaux ou européens. Il requiert des réformes structurelles portant, non sur les règles de fonctionnement des marchés, mais sur les modes de gouvernance impliquant notamment de réviser l’organisation du système financier.
Ces réflexions sont prolongées et développées dans la « Restructurations et désindustrialisation : une histoire française », Note de l’OFCE, n° 43 du 30 juin 2014.