par Gregory Verdugo
Une crise inédite
Depuis le début de la guerre en Ukraine, un nombre inédit de réfugiés ont afflué aux frontières du pays. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés recensait au 15 mars plus de 3 millions de réfugiés ayant franchi la frontière depuis le début de l’offensive russe le 24 février. En à peine trois semaines, le nombre de réfugiés surpasse les pics atteints sur une année entière au moment de la crise migratoire de 2015 et 2016. Il surpasse déjà le total de réfugiés qui ont suivi la guerre de Bosnie-Herzégovine dans les années 1993-1995.
Un statut spécifique
Afin d’empêcher de déposer une demande d’asile dans plusieurs pays européens, le règlement de Dublin III (2013) impose aux réfugiés de demander l’asile uniquement dans le premier pays par lequel ils sont entrés dans l’UE. Ce règlement vise à inciter les états frontaliers à mieux surveiller leurs frontières mais aussi à clarifier le pays responsable de l’examen de la demande d’asile et empêcher les tentatives d’« Asylum shopping ». Lors de la crise migratoire de 2015, ce système avait fait peser de manière disproportionnée le poids de l’accueil des réfugiés sur les pays ayant une frontière méditerranéenne et qui se trouvaient sur la route des réfugiés syriens et afghans. Des pays comme la Grèce ou Malte ont vite été dépassés par le traitement des demandes d’asiles trop nombreuses pour leurs capacités.
Face au flux massif et rapide de réfugiés ukrainiens, l’Union européenne, consciente du caractère inadapté du règlement de Dublin, a réagi de manière inédite. La directive de protection temporaire, élaborée en 2001, a été pour la première fois activée le 4 mars 2022 à la suite de son adoption à l’unanimité par le Conseil des ministres de l’intérieur de l’UE sur proposition de la Commission.
La protection temporaire offre aux réfugiés ukrainiens un droit de résidence d’un an qui peut être prolongé jusqu’à trois ans. Au-delà du droit de séjour, la protection temporaire offre l’accès à l’éducation, qui est crucial étant donné le nombre de familles déplacées, et elle garantit l’accès à l’aide sociale et médicale et le droit au regroupement familial.
La protection temporaire simplifie l’accueil des réfugiés ukrainiens en évitant l’engorgement des systèmes de demande d’asile. Dans certains pays, le traitement des demandes d’asile pouvait durer plusieurs années avant qu’une réponse définitive soit obtenue. Même en cas de mise en place d’une procédure accélérée, il aurait été difficile d’éviter l’engorgement des services de demande d’asile et un allongement des délais de traitement face au nombre de réfugiés ukrainien. Or ces longs délais pénalisent les réfugiés. L’incertitude sur la possibilité de séjourner sur le territoire diminue, notamment les incitations à nouer des liens avec le pays d’accueil ou apprendre la langue (Hainmueller et al. 2016).
La protection temporaire a pour avantage d’autoriser immédiatement les réfugiés ukrainiens à accéder au marché du travail de l’Union. Dans l’Union européenne, seuls quatre pays autorisaient les demandeurs d’asile à accéder immédiatement au marché du travail. Les autres pays restreignaient l’accès à l’emploi sur des périodes comprises entre 2 à 12 mois et parfois même indéfinies. Des travaux récents ont montré que les interdictions de travailler sont particulièrement coûteuses, non seulement parce qu’elles ne contribuent pas immédiatement à l’économie, mais aussi parce qu’elles se traduisent par des effets négatifs persistants sur l’emploi ultérieur des demandeurs d’asile lorsque leur statut de réfugié leur est finalement accordé (Fasani et al. 2021).
Le défi de l’intégration économique
L’ampleur des futures arrivées et la durée du séjour des réfugiés dépendent de l’évolution du conflit et des perspectives économiques de l’Ukraine à l’issue du conflit. Même si tous les réfugiés ne voudront pas rester dans l’Union européenne, l’étendue des destructions déjà constatées suggère que les difficultés économiques du pays après le conflit pourrait inciter de nombreux réfugiés à prolonger leur séjour ou même s’installer. Le retour des réfugiés pourrait également être compromis par l’absence de sécurité dans certaines régions ou le pays entier. Il est donc vraisemblable qu’une partie des réfugiés séjourne de manière prolongée si ce n’est permanente dans l’Union européenne comme cela a été observé pour les réfugiés yougoslaves bien après la fin du conflit (Bahar et al., 2022).
L’intégration économique des réfugiés pose des défis spécifiques (Verdugo, 2019). La plupart des études suggèrent que les réfugiés ont, au moins initialement, plus de difficultés que les immigrés économiques à être employés et intégrés dans le marché du travail de leur pays d’accueil (Dustmann et al. 2017). En effet, les migrants économiques préparent leur migration et ceux qui migrent sont sélectionnés positivement, c’est-à-dire que ce sont les mieux préparés et les plus capables de réussir au sein de leur population d’origine qui tentent leur chance à l’étranger. Plus souvent que les réfugiés, les migrants économiques maîtrisent la langue du pays d’accueil et bénéficient de réseaux de solidarités qui les aide à s’intégrer économiquement (Borjas, 1987). Au contraire, la migration des réfugiés ne répond pas à des motifs économiques. Elle est subie afin d’échapper à l’insécurité physique et s’effectue dans l’urgence. Les réfugiés sont plus souvent des travailleurs dont les connaissances sont moins valorisables dans leur pays d’accueil (Chiswick, Lee et Miller, 2005).
D’un autre côté, contrairement aux migrants économiques, la possibilité de migration retour dans le pays d’origine des réfugiés est incertaine. Leur migration se place plus souvent sur un horizon plus long que celui des immigrés économiques, ce qui peut les inciter à nouer des relations bâties sur le long terme avec le pays hôte. Cortes (2004) constate ainsi qu’aux États-Unis, si les réfugiés rencontrent initialement plus de difficultés économiques, ils tendent à rattraper les migrants économiques à plus long terme.
Comment répartir les réfugiés
La charge de l’accueil des réfugiés a toujours été répartie de manière inégale (Huertas Moraga et Hagen, 2021). La crise ukrainienne ne fait pas exception. La plupart des réfugiés ukrainiens se trouvent actuellement dans les pays frontaliers de l’Ukraine et, à la date du 15 mars, plus de 60% se trouvent actuellement en Pologne. Comme lors de la crise migratoire de 2015, les pays de l’UE font face au défi de répartir leur accueil sur plusieurs pays afin d’éviter que le coût ne repose sur un petit nombre de pays dont la bonne volonté risque de s’épuiser.
Malgré l’adoption en 2015 d’un Agenda européen pour les migrations qui souligne les bénéfices de la coopération, les progrès ont été limités. Le pacte sur la migration et l’asile proposé par la Commission européenne en septembre 2020 doit encore être examiné par le Parlement et le Conseil de l’Union. Dans ce projet, la Commission européenne propose d’instaurer des quotas obligatoires basés sur le PIB et la taille de la population tout en introduisant de la flexibilité. Une proposition nouvelle est que chaque pays peut soit choisir d’accueillir des réfugiés, soit participer au coût du retour au pays des migrants dont la demande d’asile a été rejetée.
D’autres propositions innovantes circulent. Dans un article influent, Fernández-Huertas Moraga et Rapoport (2014) proposent également d’instaurer des quotas mais de les rendre échangeables au travers d’un marché de quotas entre pays de l’Union. Ainsi, si un pays veut réduire son quota et accueillir moins de demandeurs d’asile, il doit payer un autre pays pour qu’il en accueille davantage. Fernández-Huertas Moraga et Rapoport (2014) proposent également d’instaurer un système d’appariement afin de faire correspondre le désir des demandeurs d’asile aux préférences de chaque État. Dans ce système, les demandeurs d’asile expriment leurs préférences pour les pays, et les pays leurs préférences pour différentes catégories de demandeurs d’asile. Un algorithme d’allocation centralisé se chargerait d’allouer les demandeurs d’asile en prenant en compte leurs préférences et celles des pays. Si les gouvernements ont toujours été réticents à offrir plus de choix aux demandeurs d’asile, la Commission propose néanmoins de prendre en compte leur préférences et d’essayer de les accueillir dans les pays où ils ont des « meaningful links ».
Quel que soit le système qui sera mis en place pour les répartir, les réfugiés ukrainiens sous protection temporaire sont pour l’instant libres de se déplacer entre pays européens et ainsi de choisir leur destination préférée. Si des quotas d’accueil sont instaurés, leur effectivité est incertaine à moins de restreindre la mobilité des réfugiés. Or il apparaît difficile de déplacer les réfugiés de manière autoritaire dans des pays qu’ils n’ont pas choisi et où ils n’ont pas de liens et risquent d’avoir du mal à s’intégrer. À court terme, le plus crédible semble ainsi de combiner des dédommagements pour les pays qui accueillent le plus de réfugiés à des incitations à l’installation dans les pays n’en accueillant pas beaucoup.