Climat : l’urgence de la justice

Par Éloi Laurent et Paul Malliet

A la veille du sommet sur le climat organisé par l’administration Biden les 22 et 23 avril prochains auquel participent 40 chefs d’Etat et de gouvernement, nous proposons ici l’embryon d’une réflexion sur la question incontournable des négociations climatiques internationales : comment répartir l’effort de réduction d’émissions entre les pays dans le cadre des Nations Unies ?

Les nouvelles sur le front de l’urgence climatique en ce début d’année 2021 sont mitigées, ce qui n’est pas si mal : la volonté de la nouvelle administration américaine d’assumer un leadership sur l’agenda climatique, et ce dans un cadre multilatéral, tranche avec l’obstructionnisme obscurantiste de la précédente. Par ailleurs, 110 pays ont annoncé vouloir s’engager à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, la Chine partageant cet objectif, mais à l’horizon 2060[1].

Mais ces dynamiques géopolitiques encourageantes doivent absolument s’accélérer pour combler l’écart entre la vitesse acquise par les systèmes naturels et l’inertie inhérente aux systèmes économiques et politiques. A cet égard, un indicateur clé est la distance qui sépare le statu quo des politiques actuelles (business as usual) de la réalisation intégrale des engagements pris dans la foulée de l’Accord de Paris : si tous les engagements actuellement formulés et décrits dans les contributions nationales respectives des États étaient bel et bien tenus, nous irions vers 2,6° de réchauffement d’ici à la fin du siècle ; si tout continue comme aujourd’hui, nous allons vers un réchauffement de 2,9°[2]. L’Accord de Paris (qui a permis des avancées indéniables) ne vaut donc, en l’état, que 0,3 degré, soit environ une décennie et demie de réchauffement au rythme annuel observé depuis 1981[3].

Il faut donc imaginer et mettre en œuvre une nouvelle stratégie climatique globale, laquelle doit porter ses fruits dès la COP 26, en novembre prochain, à Glasgow. Engager cette dynamique, voilà l’objet du sommet organisé par l’administration Biden les 22 et 23 avril prochains auquel participent 40 chefs d’Etat et de gouvernement.  Dans la lignée de l’American Jobs Plan, l’ordre du jour de cette réunion met l’accent sur les gains économiques attendus d’une action climatique résolue. Mais il fait l’impasse sur sa nécessaire coordination : comment les efforts nationaux de réduction d’émissions doivent-ils être répartis entre les pays du monde ? Sur la base de quels critères ? Autrement dit, comment tracer le chemin qui mène vers la direction indiquée par l’Accord de Paris ?

Nous proposons ici l’embryon d’une réflexion (que nous détaillerons plus avant à l’approche de la COP 26) sur la question qui est à nos yeux désormais la raison d’être des négociations climatiques internationales : comment répartir l’effort de réduction d’émissions entre les pays dans le cadre des Nations Unies ?

A la lumière du rapport du GIEC « SR 1,5° » paru en 2018, nous déterminons un budget carbone mondial qui en 2019 s’élève à 945 GtCO2e et correspond à une cible intermédiaire entre le budget 1,5° et 2° associée au 67ème percentile de TCRE[4] (Transcient Climate Response to Emissions), conforme à l’ambition énoncée à l’Article 2 de l’Accord de Paris.

La question de la juste répartition de ce budget carbone mondial a fait l’objet de nombreuses études (pour une synthèse et des propositions, voir par exemple Bourban, 2021) mais il n’existe pas aujourd’hui de travaux qui intègrent une vision complète des trois critères de justice identifiés dans la littérature académique – l’équité, la responsabilité et la capacité – pour en déduire une répartition opérationnelle des efforts nationaux afin d’éviter la catastrophe climatique.

Dans cette optique, nous concentrons ici notre analyse sur les 20 principaux pays émetteurs[5] qui représentent 77% des émissions en 2019. Nous supposons que l’objectif de réduction des émissions sera partagé par l’ensemble des pays à l’horizon 2050 et que donc le budget carbone concerne les 30 prochaines années ce qui se traduit par un budget annuel moyen d’environ 30 GtCO2e (à titre de comparaison, 36GtCO2e ont été émises en 2019). Nous prenons comme point de départ une répartition égalitaire entre tous les membres de l’humanité en 2019 d’une dotation initiale de 122,5 tCO2e d’ici 2050, soit environ 4 tCO2e par an (le budget d’un pays étant l’agrégation des dotations individuelles de sa population totale).

Nous interprétons le critère d’équité comme l’égal accès des citoyen(e)s du monde à la capacité de stockage des gaz à effet de serre (GES) par l’atmosphère (il correspond à une dotation universelle en carbone corrigée pour chaque grand émetteur de sa population et de la dynamique de celle-ci à horizon 2050).

Notre critère de responsabilité est la quantité déjà émise de GES depuis 1990 en consommation, ce qui permet de combiner un critère de justice spatial à un critère temporel, reflétant la responsabilité globale aussi bien qu’historique des différents pays.

Enfin, le critère de capacité est ici exprimé par l’indicateur de Développement Humain (IDH) des Nations Unies, compris par construction entre 0 et 1, que nous rapportons pour chaque pays au niveau moyen mondial (qui en 2019 était de 0,737). Ainsi, les pays dont l’IDH est inférieur à cette moyenne mondiale voient leur budget être augmenté proportionnellement à leur sous-développement humain, et inversement pour les pays développés qui voient leur budget diminuer dans le sens inverse (Figure 1).

Le critère d’équité procède de manière générale à une réallocation des pays connaissant une démographie en baisse vers ceux qui auront à affronter une croissance de leur population plus importante, quasi-intégralement localisés en Afrique subsaharienne. A ce titre la Chine se voit amputer 44 GtCO2e (soit une réduction de presque 25%), tandis que le reste du monde bénéficie à l’aune de ce critère d’une hausse de 86 GtCO2e de son budget. Le critère de responsabilité apparaît comme le principal déterminant qui procède à une réallocation du budget mondial entre pays, avec un transfert de près de 263 GtCO2e depuis les pays du groupe OCDE, vers les pays dits en développement. Le critère de capacité conduit de même à une réallocation vers les pays en développement, mais bien moindre (presque 34 GtCO2e au total)[6]

Ainsi chaque critère joue dans un sens différent (soit par la nature du rééquilibrage, soit par son degré), suggérant que ce jeu relativement simple de trois critères permet bien de traduire différentes acceptions ou conceptions de la justice climatique pour aboutir à une répartition de la charge de l’effort d’atténuation (Figure 2).

Lecture du graphique : Chaque barre indique pour chacun des critères pris indépendamment des autres leur effet sur le budget carbone annuel moyen par pays. A titre d’exemple, alors que chaque citoyen américain dispose d’une dotation initiale de 4 tCO2e, le critère d’équité conduit à ce que ce budget soit réduit à 3,73 tCO2e, l’application du principe de responsabilité conduit à ce que la dotation initiale devienne négative et corresponde à une dette de 13 tCO2e, le critère de capacité réduit la dotation initiale à 3,25 tCO2e. L’agrégation de ces différents critères se traduit par un budget total négatif[7] de 9,5 tCO2e par habitant et par an.

Cependant, cette représentation ne nous dit rien sur les trajectoires d’émissions futures des différents pays, sur les instruments qui seront mis en œuvre et sur les critères de justice propres à chaque pays qui présideront au déploiement de ces instruments. Dans une seconde étape de notre analyse, nous proposerons des répartitions possibles du budget globalement déterminé pour la France afin de saisir les enjeux de justice climatique du global vers le national et enfin vers l’individuel. Cette première étape nous renseigne en tout cas sur ce que pourrait être une répartition juste à même de transcrire de manière plus explicite le principe directeur de la communauté internationale depuis le sommet de Rio en 1992 : la « responsabilité partagée mais différenciée ».

A l’aune de cette première analyse, un point semble parfaitement clair : si la nouvelle administration américaine entend effectivement assumer de nouveau un leadership climatique mondial, en association avec l’Union Européenne, elle ne pourra pas faire l’économie de la reconnaissance d’une dette climatique à l’égard du reste du monde. Compte tenu de son niveau, il est illusoire de croire qu’elle pourra être compensée par des émissions négatives hypothétiques, et devrait donc faire l’objet d’une compensation[8] sous une forme ou autre, par exemple au moyen de montants beaucoup plus significatifs que ceux actuellement versés dans le cadre du Fond Vert pour le Climat qui reste toujours largement sous doté par rapport à l’ambition initiale affichée d’atteindre un budget de 100 Mds de $ en 2020.

Un deuxième point apparent est que la Chine ne peut plus désormais se prévaloir dans le cadre des négociations climatiques du rôle de grand pays émergent dont la trajectoire d’émissions explosives s’inscrit dans un droit au développement et à la croissance économique. En 2020, et en retenant l’ensemble des critères retenus, son budget carbone, avec 21 Gt, serait proche de celui de l’Indonésie qui a une population pourtant cinq fois moindre.

Il semble que l’administration Biden souhaite marquer le « jour de la Terre », le 22 avril, par des annonces de deux ordres : de nouvelles ambitions climatiques à horizon 2030 pour les Etats-Unis et de nouvelles réductions d’émissions de la part des chefs d’État et de gouvernements invités. Ces annonces ne seront pleinement crédibles que si les Etats-Unis parviennent à réconcilier leur ambition nationale et leur responsabilité globale et que, partant, ils convainquent la Chine de faire de même.


[1] Ce qui représente environ 50% de la population ainsi que des émissions globales de GES

[2] Climate Action Tracker, projection décembre 2020 https://climateactiontracker.org/publications/global-update-paris-agreement-turning-point/

[3] Source : NOOA.

[4] Le TCRE traduit la variation moyenne de température moyenne avec le stock de carbone présent dans l’atmosphère avec une probabilité associée. Ce qui dans notre analyse se traduit de la manière suivante : Il y a 67% de chance pour que le budget carbone considéré conduise à une hausse des températures limitée à 1,75°.

[5] Les vingt principaux pays émetteurs étaient en 2019 les suivants ; États-Unis, Canada, Arabie Saoudite, Australie, Allemagne, Japon, Russie, Royaume-Uni, Italie, Corée du Sud, Pologne, France, Afrique du Sud, Iran, Chine, Mexique, Turquie, Brésil, Indonésie, Inde. Nous y incluons également l’Union Européenne à 27 États-membres pour fournir des éléments de comparaison.

[6] A noter que parmi les pays que nous distinguons, seule l’Inde voit son budget augmenter, mais de seulement 3%.

[7] Un budget négatif traduit ici le fait que les émissions historiques prisent en compte via le critère de responsabilité est supérieur à leur budget carbone actuel alloué en fonction des autres critères. e

[8] La question de la valorisation monétaire des émissions passées est un sujet de recherche en soi que nous n’abordons pas dans ce texte. A titre illustratif, une valorisation de la tonne de CO2 à 1$ conduirait à un montant global de 263 milliards de $ et pour une valorisation à 20$, celui-ci serait de 5260 milliards de $.

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