par Xavier Ragot
Il faut adapter nos modes de vie et notre économie à la transition énergétique pour préserver l’environnement. Le moins que l’on puisse dire est que les essayistes et économistes divergent sur le moyen d’y parvenir. Des questions fondamentales émergent dans le débat public : le capitalisme est-il compatible avec la transition énergétique et la protection de la biodiversité ? Comment les sciences économiques peuvent-elles être utiles pour penser ce changement nécessaire ?
Deux livres récents montrent la divergence des points de vue. Le livre de Christian Gollier « Le climat après la fin du moi », (édition PUF) et le livre d’Eloi Laurent[1] « Sortir de la croissance mode d’emploi », (édition LLL) s’opposent sur l’angle d’analyse, mais proposent en fait des recommandations complémentaires. Christian Gollier insiste sur la capacité d’adaptation des économies de marché et le besoin de transformer tous les prix pour révéler les vrais coûts en matière d’émission de CO2 et de dégradation de l’environnement. Il plaide logiquement pour un prix du carbone élevé, de l’ordre de 50 euros la tonne aujourd’hui, mais surtout une croissance modérée mais continue de l’ordre de 4 % par an. Christian Gollier présente aussi l’ensemble des changements comptables, financiers pour que le coût réel de la dégradation de l’environnement soit intégré par tous les acteurs, entreprises, ménages et Etats, dans leurs choix économiques.
Eloi Laurent insiste sur la nécessité de changer d’indicateurs de progrès, afin de sortir d’un indicateur simpliste de croissance (comme le PIB). Il montre comment construire des indicateurs de bien-être incluant la question environnementale, susceptible de guider l’action européenne, nationale, dans la suite des réflexions du rapport Fitoussi-Sen-Stiglitz. De manière plus concrète, il montre comment les territoires et les villes peuvent construire des indicateurs quantitatifs pour guider le débat et l’action publics dans une stratégie de préservation de l’environnement socialement juste. Christian Gollier veut changer les incitations privées, Eloi Laurent veut déplacer le débat public et la politique publique.
Cette présentation ne doit pas cacher une différence de tonalité entre les deux livres. S’agit-il de réorienter la croissance ou de sortir de la croissance ? Faut-il mobiliser les acteurs privés ou les acteurs publics ? La réponse à ces questions importantes oriente les recommandations les plus pratiques. Je reviens donc ici sur cet enjeu essentiel, afin de proposer une réponse aux deux questions reliant capitalisme, transition environnementale et sciences économiques.
Pour penser la possibilité même d’une adaptation du capitalisme à la question environnementale, il faut d’abord se tourner vers l’histoire et la géographie, la diachronie et la synchronie du capitalisme en d’autres termes. L’histoire, tout d’abord, pour observer l’évolution du capitalisme au XXème siècle face à la question alors principale, qui était la question sociale. La géographie ensuite pour comparer la diversité des capitalismes.
Quelle a été la grande transformation du capitalisme XXe siècle ? Le capitalisme a-t-il maximisé la croissance par une prédation accrue sur la vie des travailleurs ? Non, bien au contraire. Le capitalisme dans tous les pays développés n’a pas maximisé la croissance. En effet, il a utilisé une partie des gains de productivité pour réduire le temps de travail, contribuant à l’invention de la consommation de masse et de la société des loisirs. La durée annuelle du travail par travailleur était de 3000 heures en 1840, pour atteindre aujourd’hui environ 1500 heures pour l’ensemble des actifs, soit une réduction par deux. Ensuite, le capitalisme n’a pas maximisé l’accumulation du capital, il a conduit à l’émergence d’une consommation de masse. En effet, la maximisation de l’accumulation du capital passe par l’investissement. Celle-ci représente moins de 20 % de la valeur produite chaque année contre 80 % pour la consommation totale, en France. Pour mémoire le taux d’investissement est supérieur à 40 % en Chine, essentiellement du fait de soutiens publics. Pour prendre la mesure de cette évolution, le système économique valorisant le temps de travail héroïque, en la personne de Stakhanov et l’accumulation du capital avec des objectifs ambitieux du Plan n’était pas le capitalisme. La bataille entre les deux systèmes économiques, capitalisme et communisme, s’est faire en valorisant le loisir au sein du capitalisme et non le travail.
Cette transformation du capitalisme ne provient pas du système économique lui-même mais de l’ensemble de législation, conflits sociaux, de l’émergence du syndicalisme au début du XXème siècle, etc. L’intégration de la question sociale au capitalisme n’est pas une stricte nécessité économique mais une volonté politique et sociale. L’observation du XXème siècle ne peut amener à conclure que le capitalisme est intrinsèquement progressiste, mais à la conclusion qu’il est politiquement plastique. Ensuite, la comparaison entre les pays montre une grande diversité des capitalismes, qu’ont étudié les institutionnalistes et l’Ecole de la Régulation, en particulier[2]. Pour faire court, que l’on puisse qualifier à la fois la Suède et la Chine de capitalisme montre la diversité des compromis sociaux compatibles avec une économie qualifiée de capitaliste. Devant une telle diversité, l’on peut même se demander si le mot conserve encore une efficacité intellectuelle.
C’est donc inexact de penser que le capitalisme ne conduit qu’à la recherche que la croissance la plus élevée. La question consiste plutôt à identifier quelles seront les forces sociales qui amèneront à transformer notre système économique afin de placer au son cœur la question environnementale. Comme pour la question sociale, tous les aspects de l’économie sont concernés, le droit du travail, la fiscalité, la politique économique la comptabilité d’entreprise, la finance, etc. C’est un changement systémique du même ordre. Les livres de Christian Gollier et celui d’Eloi Laurent convergent sur ce point et abordent la diversité de ces questions.
La seconde question concerne l’utilité de la science économique elle-même pour la compréhension des efforts nécessaires à la transition environnementale. Ici une précision est essentielle, en écho avec l’approche historique mentionnée plus haut. Aucun économiste sérieux ne pense que le but de l’économie doit être de maximiser la croissance ou une mesure de celle-ci comme le PIB[3]. Au contraire la science économique s’est construite contre cette vision productiviste. Elle s’est construite sur l’idée que le bien-être est le but à atteindre, pas la croissance. Ce dernier est certes toujours difficile à mesurer, mais l’ensemble des objets matériels et des services ne sont que des moyens. Plus encore l’objet de la science économique n’est pas l’abondance mais la rareté. Ainsi, si la société se donne réellement comme but la réduction de son empreinte environnementale, la science économique permettra, modestement mais utilement, d’identifier les leviers. Comme pour toute discipline traitant des questions environnementales, l’économie génère des intentions et des travaux parfois contradictoires, qu’il faut utiliser à bon escient. Cependant, les sciences économiques seront un outil puissant pour penser les transitions nécessaires. Soyons plus concret : Faut-il introduire une taxe carbone, une taxe carbone aux frontières, ou interdire certains biens ou déplacements en avion ? Comment penser l’évolution du prix du carbone ou le marché des droits à émission actuellement en Europe ? Une contribution particulièrement utile de la science économique à cette réflexion est l’étude menée par l’ADEME, Beyond Ratings et l’OFCE, par Paul Malliet notamment. Elle consiste à mesurer les effets d’une taxe carbone aux frontières de l’Europe, sur les ménages français entre les plus pauvres et les plus riches. L’approche tient aussi compte des territoires et des personnes pour comprendre, et donc compenser, les effets d’un changement vers une consommation compatible avec la transition énergétique. La science économique seule ne permettra pas, bien sûr, de comprendre toutes les facettes de ce changement de société mais elle y contribuera. Est-ce à dire que la science économique est exempte de toute critique face aux changements climatiques ? Non. Comme l’a montré Katheline Schubert dans un article de la revue de l’OFCE, l’économie de l’environnement est encore peu développée par rapport à d’autres pans de l’économie. On peut bien mieux faire, être plus précis et plus interdisciplinaire. L’expert dispose d’un grand nombre d’indicateurs, le PIB, bien sûr, mais aussi les émissions de CO2 les différentes formes d’inégalités, etc. Cependant, il est aussi de la responsabilité de l’économiste de transformer ces éléments en des mesures opérationnelles, utiles au débat politique et la décision publique. C’est cet effort que fait Éloi Laurent en réfléchissant à des indicateurs pour guider l’action publique mesurer les efforts accomplis ou, malheureusement, l’absence d’efforts sur ce chemin difficile de la transition environnementale. Il est aussi de la responsabilité de l’économiste de fournir des quantifications monétaires des efforts nécessaires, c’est ce que fait Christian Gollier en discutant les sentiers possibles du prix du carbone.
La question de la compatibilité du capitalisme et de
l’écologie n’est donc pas économique mais politique : Comment trouver les
compromis sociaux pour changer nos économies d’une manière socialement
acceptable ? Une condition est nécessaire dans tous les cas :
Débattre de tous ces aspects de la manière la plus large et compréhensible
possible. C’est ce que font brillamment ces deux livres.
[1] Voir la vidéo du 4 décembre 2019 pour une présentation de l’ouvrage.
[2] Voir par exemple la discussion de la question environnementale dans la théorie de la Régulation dans Robert Boyer, « Economie politique des capitalismes », La découverte, 2015.
[3] Paradoxalement, c’est peut-être Keynes qui donne parfois l’impression que la croissance est un objectif économique. Ses considérations sont à comprendre dans le cadre de la crise de 1929, sa vision de long terme et du progrès est clairement au-delà de la croissance, comme le montre ses écrits sur la société désirable, dans sa « lettre à nos petits-enfants ».
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