Banque centrale européenne et démocratie

Christian Pfister[1]

La BCE n’est pas une institution politique. Toutefois, c’est une institution publique, chargée d’une mission d’intérêt public, celle d’émettre la monnaie légale, l’euro, dans les pays qui l’ont adopté. Son action ne peut donc que s’insérer dans le débat démocratique.

La première partie de ce billet montre comment la BCE s’insère dans le débat démocratique. La deuxième partie décrit le défi auquel elle se trouve confrontée en raison de l’élargissement implicite de ses missions. La  troisième et dernière partie spécule sur les moyens juridiques de gérer le hiatus entre le statut de la BCE, qui n’a pas évolué depuis sa création, et la pratique.

L’insertion de la BCE dans le débat démocratique

Je m’efforce de répondre à deux questions : comment la BCE s’insère-t-elle dans le débat démocratique ? Cette insertion peut-elle être améliorée ?

Comment la BCE s’insère-t-elle dans le débat démocratique ?

La BCE s’insère de deux manières dans le débat démocratique : par son statut et dans son fonctionnement :

S’agissant du statut, il faut rappeler des faits connus, mais je crois essentiels, car le statut de la BCE fournit le « socle dur » à son insertion dans le débat démocratique. À cet égard, deux points méritent d’être relevés :

(i)  les statuts de la BCE et du Système européen de banques centrales (SEBC) sont annexés au Traité de Maastricht, ce qui a le double avantage de leur donner une forte légitimité et de les rendre difficiles à modifier. Cette difficulté à modifier les statuts de la BCE est importante car, associée à l’indépendance de l’institution, elle lui confère une forte crédibilité, rendant son action plus efficace. Le débattement des taux d’intérêt nécessaire pour stabiliser l’économie devrait ainsi se trouver réduit, permettant in fine d’améliorer les termes du dilemme inflation-chômage au cœur de la conduite de la politique monétaire (Drumetz et al., 2015, chapitre 2, pages 58 à 75). Cela est particulièrement utile lorsque la faiblesse de la croissance potentielle réduit le taux d’intérêt réel d’équilibre, durcissant la contrainte de limite effective des taux d’intérêt à la baisse (Pfister et Valla, 2017).

(ii) en France, en particulier, il aura fallu une modification de la Constitution pour rendre la Banque de France indépendante, en conformité avec les statuts de la BCE et du SEBC. Il aura aussi fallu un référendum pour ratifier le Traité. C’est une très forte caution démocratique, dont à ma connaissance aucune autre institution ne peut se prévaloir depuis le début de la Vème République.

S’agissant du fonctionnement de la BCE,

(i) Celle-ci a un devoir de responsabilité (accountability). Ce devoir est codifié par des règles insérées dans son statut, notamment la participation à des auditions de ses dirigeants devant les commissions du Parlement européen. Cette responsabilité a une double signification. D’abord, c’est le pendant et d’une certaine manière le garant de l’indépendance : une institution publique qui refuserait  de s’expliquer sur ses actions verrait rapidement ses attributions mises en cause. Ensuite, c’est le gage d’une plus grande efficacité de la politique monétaire : en s’expliquant mieux, on prend davantage de chances de convaincre (Drumetz et al., 2015, chapitre 2, pages 76 à 97). Le comprenant, la BCE est d’ailleurs allée au-delà de ses obligations statutaires, par exemple en organisant des conférences de presse à l’issue des réunions du Conseil des gouverneurs ou en publiant ses prévisions économiques ainsi qu’une grande quantité et variété de travaux de recherche.

(ii) Cela dit, on peut se demander si l’indépendance est compatible avec un mandat large (en posant cette question, j’anticipe sur la suite).

L’insertion de la BCE dans le débat démocratique peut-elle être améliorée ?

La réponse est que le dialogue peut certainement être amélioré avec les institutions démocratiques (Parlement européen, Commission européenne, Conseil de l’UE). Ceci peut notamment se faire par des échanges et auditions plus fréquents et plus approfondis. Néanmoins, les auditions par le Parlement européen sont déjà à sa discrétion. Le dialogue – ou le trilogue – peut aussi être amélioré avec l’Université, une institution qui à mon sens a un rôle important à jouer dans le débat démocratique.

Mais il faut être deux pour dialoguer (It takes two to tango). Or,

(i) Comprendre la politique monétaire suppose un « coût d’entrée » et les compétences n’existent pas toujours du côté des institutions démocratiques : elles doivent donc s’en doter. On peut penser à 2 voies pour cela : 1/ la première consisterait à ce qu’elles diversifient leur recrutement ; on peut ainsi noter qu’il y a parmi les décideurs politiques de très bons connaisseurs des sujets les plus divers (l’agriculture, la pêche, l’écologie, les impôts,…), mais qu’il y en a peu en politique monétaire dont tout le monde s’accorde pourtant à dire que c’est un sujet important ; 2/ la deuxième voie est de se faire appuyer par des experts, un peu comme, aux États-Unis, le Congressional Budget  Office assiste le Congrès en matière économique et budgétaire ;

(ii) Par ailleurs, il faut bien constater que le débat universitaire sur la politique monétaire reste pauvre dans l’Université européenne : il y a là un contraste avec l’Université américaine où, par exemple, un débat s’est précocement développé sur le caractère durable ou non de l’accélération des prix depuis 2020. Par exemple, certains économistes (notamment Lawrence Summers et Paul Krugman), qui avaient approuvé les précédentes mesures adoptées par la Fed pour soutenir l’économie, l’ont critiquée dès la première moitié de l’an dernier pour son attentisme face au retour de l’inflation. Plus d’un an plus tard, on n’a pas encore un débat similaire en Europe.

La BCE au défi d’un élargissement implicite de ses missions

Je distingue deux types d’élargissement : celui imposé et celui par défaut.

Élargissement imposé

L’Art. 127(1) du TFUE impose un objectif final de stabilité des prix à la BCE mais aussi, sans préjudice à l’objectif final, l’obligation de soutien des politiques économiques de l’UE.

Il ne peut donc y avoir de conflit avec l’objectif primaire. Mais, avec la multiplication des politiques économiques de l’UE, les objectifs secondaires se multiplient eux-mêmes pour la BCE. Comment alors gérer les injonctions contradictoires pouvant résulter de conflits entre objectifs secondaires?

Je prends l’exemple de la lutte contre le changement climatique. Certains voudraient que la BCE ne refinance pas les banques qui prêtent à des entreprises émettrices de carbone ou n’achètent plus les titres que ces entreprises émettent, même lorsqu’elles investissent précisément pour réduire leur empreinte carbone. Or, une telle décision pourrait avoir un effet d’opprobre, coupant ces entreprises de tout financement, avec des conséquences négatives pour la croissance et l’emploi, deux autres objectifs secondaires de la politique monétaire. De fait, pour prendre en compte l’objectif de lutte contre le changement climatique, la BCE a adapté sa politique de garantie lorsqu’elle prête aux banques et sa politique d’achat de titres « corporate » (Pfister et Valla, 2021). Mais elle ne pouvait pas le faire de la manière extrême voulue par certains.

Élargissement par défaut

Au-delà du Traité, la question qui se pose est la suivante : que faire si les institutions démocratiques ne remplissent pas le rôle qui est supposément le leur et que la BCE dispose, au moins en apparence et à court terme, des moyens pour soulager les contraintes, ce que l’on a complaisamment appelé le « bazooka monétaire » ? Trois exemples sont : la non-application du Pacte de stabilité et la dérive des finances publiques qu’elle a autorisée (Jaillet et Pfister, 2022), l’insuffisance des mesures d’ajustement et de recapitalisation bancaire à la suite de la crise financière mondiale et la quasi-absence, dans la plupart des États-membres, de politiques fiscales pour lutter contre le changement climatique, bien que ce soit les politiques les plus efficaces pour cela.

Jusqu’à présent, les conséquences de ces responsabilités esquivées par les responsables des politiques économiques ont largement dû être prises en charge par la BCE. Celle-ci a notamment dû multiplier ses instruments de politique monétaire, avec pour conséquence une interférence de plus en plus forte avec les allocations de marché : le marché monétaire, ceux des obligations bancaires, d’entreprises et d’État sont de nos jours assez largement administrés par la BCE. Cela crée un double problème : 1/problème d’efficacité économique : la BCE est-elle meilleur juge que les autres agents économiques de l’allocation des facteurs ? 2/mais aussi problème de conformité aux principes qui fondent l’insertion de la BCE dans le débat démocratique, ceci à un double titre. D’abord, la BCE se voit jouer un rôle non envisagé initialement, sans modification des textes. Ensuite, un hiatus se forme au regard de l’Article 2 des statuts de la BCE et du SEBC. En effet, celui-ci dispose que « le SEBC doit agir en conformité avec le principe d’une économie ouverte avec libre concurrence, favorisant une allocation efficace des ressources ».

Quelles voies juridiques pour résorber le hiatus entre textes et pratiques ?

À partir de la situation actuelle et à titre exploratoire, deux scénarios juridiques sont a priori envisageables :

Le statu quo

l’avantage serait de se passer d’une modification du TFUE, procédure longue et hasardeuse. Il serait aussi de permettre le retour spontané au fonctionnement d’avant la crise financière mondiale. Il ne faut toutefois pas se leurrer sur les embuches auxquelles la BCE pourrait se trouver confrontée dans cette dernière voie : les bénéficiaires du fonctionnement actuel, en premier lieu les Etats et les banques, s’y opposeront probablement, sans doute pas directement mais plutôt par média interposés. Il n’est que de voir la pluie de critiques qui a accueilli le propos de Christine Lagarde lors d’une de ses conférences de presse, pourtant en stricte conformité avec le statut de la BCE : « La BCE n’est pas là pour gérer les spreads ». L’inconvénient du statu quo est bien sûr de laisser perdurer le hiatus entre les textes et la pratique. Plus longtemps ce sera le cas, plus le retour au statu quo ante sera difficile ;

La modification des textes 

Ici, deux sous-scénarios extrêmes sont possibles. Dans le premier, l’élargissement des missions de la BCE est entériné et codifié. S’agissant de ce que j’ai appelé l’élargissement imposé, les moyens de gérer les conflits d’objectifs secondaires seraient spécifiés, par exemple en hiérarchisant à leur tour ces objectifs. Il serait aussi théoriquement possible d’imposer légalement à la BCE des tâches que l’inaction des autorités publiques l’ont induite à assumer. Néanmoins, cette dernière voie comporterait des risques, outre ceux inhérents à tout processus politique, dont l’objectif est presque toujours à court terme, ce qui est a contrario la justification de l’indépendance de la banque centrale. Ces risques sont de trois natures. Le premier risque est d’évacuer les ajustements de marché, comme ce serait partiellement le cas dans la proposition d’administration des spreads formulée par Blanchard et al. (2021), ou de manière plus claire encore dans la proposition de Mathieu et Sterdyniak (2022). En effet, ces derniers auteurs proposent que la BCE intervienne sur les marchés des titres d’État pour y maintenir des taux d’intérêt inférieurs au taux de croissance économique, permettant à leur tour de financer des dépenses publiques quasi illimitées. Le deuxième risque est bien sûr, en transférant à la BCE une partie des responsabilités des politiques, d’en faire une institution relevant elle-même de la sphère politique, donc par construction non-indépendante. Le troisième risque est celui d’une perte de crédibilité de la BCE, donc une moins grande efficacité de son action (Drumetz et al., 2015). Dans un deuxième sous-scénario, opposé au premier, le TFUE serait au contraire modifié pour séparer davantage les responsabilités entre les instances politiques et la BCE, notamment sur le plan budgétaire. Les achats de titres publics pourraient ainsi être interdits, en conformité avec l’esprit mais non la lettre du Traité actuel, tandis que le Pacte de Stabilité serait renforcé, par exemple en accroissant le rôle de la Commission.

En tout état de cause, en arrière-fond du débat sur la BCE et la démocratie, il y a un débat de société, un débat sur le type de démocratie que nous souhaitons et sur la place que les individus et les institutions doivent respectivement y jouer.

Références

Blanchard O., Leandro A., Zettelmeyer J., 2021, « Redesigning EU fiscal rules: from rules to standards », Economic Policy, vol. 36, n° 106, pp. 195-236, 9100_Redesigning-EU-Fiscal-Rules.pdf (economic-policy.org).

Drumetz F., Pfister C., Sahuc J.G., 2015, Politique monétaire, deuxième édition, De Boeck.

Jaillet P., Pfister C., 2022, « Quelles règles budgétaires pour quelle UEM ? », Revue d’économie financière, à paraître.

Mathieu C., Sterdyniak H., 2022, « Towards New Fiscal Rules in the Euro Area? », Intereconomics, vol. 57, n° 1, pp. 16-20, https://www.intereconomics.eu/contents/year/2022/number/1/article/towards-new-fiscal-rules-in-the-euro-area.html.

Pfister C., Valla N., 2017, « Nouvelle Normale” ou “Nouvelle Orthodoxie” ? Éléments d’un nouveau cadre d’action pour les banques centrales », Revue économique, vol. 68 – Supplément, septembre, pp. 41-62 (https://www.cairn.info/revue-economique-2017-HS1-page-41.htm)

Pfister C., Valla N., 2021, « Une banque centrale pour le changement climatique ? », Revue d’économie financière, 143, 241-267, https://www.cairn.info/revue-d-economie-financiere-2021-3-page-241.htm.


[1] Sciences Po et Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ce texte fait suite à une intervention de l’auteur dans le cadre de la séance du 20 mai 2022 du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe » organisé par le Cevipof et l’OFCE. Les points de vue exprimés n’engagent ni Sciences Po, ni Paris 1 Panthéon-Sorbonne.