par Stéphane Auray et Aurélien Eyquem
Le chômage reste un problème majeur dans la plupart des économies développées, en particulier en cas de ralentissement économique important. Dans une économie évoluant vers plus de mobilité professionnelle (sectorielle, géographique ou fonctionnelle), les caractéristiques du système d’assurance chômage, et notamment le montant de l’indemnisation, font l’objet de nombreuses attentions, comme le montrent les réactions à la réforme mise en place par le gouvernement après concertation avec les partenaires sociaux à l’automne 2021 (voir Bock, Coquet, Dauvin et Heyer, 2022).
Si le motif premier de l’assurance chômage est bien d’assurer les travailleurs contre le risque de chômage en leur proposant un revenu de remplacement en cas de réalisation de périodes de chômage, elle a aussi d’autres effets sur l’économie. En particulier, la littérature sur l’indemnisation chômage s’intéresse habituellement à l’arbitrage entre ce motif assurantiel et les éventuels effets désincitatifs d’une assurance chômage sur la création d’emplois des entreprises. Là où le motif assurantiel appellerait le législateur à augmenter la générosité de l’indemnisation du chômage, le second (de création d’emplois) conduirait à la rendre moins généreuse. Un troisième motif existe, car l’assurance chômage peut également jouer un rôle de stabilisation de la demande agrégée. En effet, en cas de récession liée à un choc de demande, le niveau de l’indemnité chômage – et son éventuelle augmentation – peuvent permettre de réduire le potentiel effet d’amplification de la récession lié à l’augmentation du risque de chômage. En cas de hausse anticipée du chômage, lorsque les ménages ne sont pas entièrement assurés contre ce risque de baisse du revenu, ils augmentent leur épargne de précaution, ce qui réduit la demande, accroît la récession et amplifie l’augmentation du chômage. Ce motif vient donc compléter et renforcer le motif assurantiel décrit ci-dessus dans la mesure où tous les agents économiques – et pas seulement les chômeurs – bénéficient alors d’une plus faible récession. Dès lors, d’autres questions s’ajoutent à la question du niveau souhaitable de l’assurance chômage qui permettrait de concilier les intérêts des travailleurs et des entreprises. En particulier, de par ses effets sur la création d’emploi et la demande agrégée, la question de l’assurance-chômage comme un instrument éventuel de politique économique se pose. Quel devrait être le niveau de l’assurance-chômage, devrait-il varier selon le cycle économique ? Si oui, comment et de combien ? Quels sont les effets macroéconomiques potentiels (sur le chômage notamment) et redistributifs de possibles réformes ?
Ces questions peuvent appeler de nombreuses réponses selon les objectifs poursuivis ou les modèles considérés. Dans ce billet, nous présentons les résultats d’un article récent visant à répondre à ces questions en s’appuyant sur un modèle macroéconomique à agents hétérogènes. En particulier, notre article, « Optimal Unemployment Insurance in a THANK Model » (Auray et Eyquem, 2022) prend en compte les trois effets de l’assurance-chômage (assurantiel, création d’emploi et stabilisation de la demande agrégée) et leurs interactions afin d’étudier (i) la mise en place d’une réforme optimale (à la Ramsey) à court terme et à long terme et (ii) la réponse optimale lorsque l’équilibre de long terme est affecté par des chocs négatifs de productivité ou de séparation.
Le modèle à agents hétérogènes THANK
Pour étudier la réforme optimale à la Ramsey et la réponse optimale de l’assurance chômage à des chocs macroéconomiques, nous nous appuyons sur un modèle d’équilibre qui se base sur les travaux de Ravn et Sterk (2017). Notre modèle est composé de trois grands types d’agents : des travailleurs, des chômeurs et des firmes. Nous supposons que les travailleurs vivent de leur salaire, les chômeurs de l’assurance chômage et les propriétaires de firmes des profits liés au recrutement de travailleurs. L’assurance chômage perçue par les chômeurs est financée par un impôt proportionnel sur les revenus du travail et correspond simplement à une fraction du salaire réel d’équilibre. Le ratio entre les « revenus » du chômage et les revenus du travail s’appelle le taux de remplacement. C’est à ce taux de remplacement et à son niveau « optimal » dans le cadre d’une réforme optimale à la Ramsey que nous nous intéressons.
Notre modèle étant un modèle d’équilibre, il définit donc une situation moyenne de long terme de l’économie (sans cycles et donc sans chocs) et des variations autour de cette situation moyenne, les cycles étant causés par des chocs inattendus. Avant d’étudier la réforme optimale à la Ramsey, nous devons donc commencer par calibrer le modèle dans un cadre antérieur à la réforme de 2021. Nous considérons un taux de remplacement stable (constant) de 75%, ce qui induit dans le modèle à une baisse de revenu d’environ 20% en cas de perte d’emploi, les revenus du travail étant soumis à cotisation chômage tandis que les indemnités sont exonérées. Le taux de chômage moyen de cette économie est de 7,6%, la valeur du taux de chômage au sein de la zone euro à la fin de l’année 2019. Dans cet équilibre antérieur à la réforme, le modèle parvient à reproduire de nombreuses caractéristiques tendancielles et cycliques d’une économie représentative de la zone euro. C’est à partir de cette situation initiale que nous évaluons l’impact d’une réforme optimale à la Ramsey.
Une des hypothèses centrales de notre modèle tient à l’incomplétude des marchés. Cette incomplétude présuppose qu’il existe des imperfections sur le marché des biens et services et sur le marché du travail qui impactent le mécanisme d’ajustement par les prix de l’offre et de la demande. Au chômage frictionnel, qui résulterait d’un problème temporaire d’appariement entre l’offre et la demande de travail, s’ajoute un risque de chômage endogène résultant de la rigidité des prix et des salaires. Cette composante de rigidité des prix et des salaires est intégrée dans notre modèle afin de voir l’impact que cela a sur une réforme et une réponse optimale de l’assurance chômage.
Réforme optimale de l’assurance chômage
Nous allons commencer par caractériser, à court terme et à long terme, la réforme optimale (à la Ramsey).
À court terme, ce sont les motifs de stabilisation de la demande agrégée et d’assurance qui dominent[1]. Ainsi, la réforme optimale consiste dans un premier temps à augmenter le taux de remplacement de l’assurance chômage et donc à accroître la générosité de l’assurance chômage. Cette augmentation stimule la demande globale car elle augmente directement le revenu des chômeurs et indirectement le revenu des travailleurs via le salaire réel négocié. Cela permet une augmentation significative de la consommation agrégée. Malgré la hausse du salaire réel, les firmes vont créer des emplois dès la mise en place de la réforme ou peu de temps après car elles raisonnent de manière intertemporelle. En effet, elles tiennent compte de l’engagement du législateur à abaisser de façon permanente les indemnités chômage dans le futur et donc les salaires réels pour ne pas peser sur la création d’emploi. Cette augmentation du taux de remplacement est donc temporaire et dure près de 2 ans et demi dans notre modèle. Après cela, le taux de remplacement diminue pour ne pas affecter le motif de création d’emploi.
En effet, à long terme, c’est le motif de création d’emploi qui domine. Ainsi, dans un second temps, une réforme optimale du système d’assurance-chômage implique la mise en place d’un taux de remplacement plus faible (59% contre 75% avant la réforme). En diminuant la valeur de l’option alternative au travail et donc le pouvoir de négociation des travailleurs, la réforme stimule la création d’emploi et permet une réduction du taux de chômage moyen (de 7,6% à 5,75%). Par ailleurs, réduire le taux de remplacement et le taux de chômage permet de diminuer les dépenses d’assurance chômage et donc de réduire le taux d’imposition des travailleurs. Cela participe donc à une hausse des revenus du travail après impôts et cotisations. Firmes et travailleurs sont gagnants au regard de la réforme. Les chômeurs sont perdants puisqu’ils voient leur niveau de revenu baisser mais bénéficient d’une plus grande probabilité de retrouver un emploi après la réforme.
Une fois ce nouvel équilibre de long terme atteint, reste la question de l’ajustement du taux de remplacement en réponse aux chocs négatifs qui viennent perturber temporairement l’équilibre de long terme.
Politiques optimales en réponse aux crises
L’assurance chômage et le taux de remplacement sont considérés ici comme des instruments de politique économique au même titre que la politique budgétaire et monétaire[2]. Dans l’article, nous déterminons la réponse optimale du taux de remplacement à deux types de chocs : chocs négatifs de productivité et des chocs positifs de séparation. Les premiers affectent les conditions de générales de production des entreprises en affectant la productivité du travail (e.g., une hausse des cotisations patronales). Quant aux seconds, ils impactent le marché de l’emploi car ils contraignent les entreprises à se séparer d’une partie de leur masse salariale, alors que la productivité du travail reste stable[3]. Ces chocs de séparation sont considérés comme des contributeurs importants aux deux crises les plus récentes, à savoir la Grande Récession (voir Auray, Eyquem, et Gomme, 2019 ou Ravn et Sterk, 2017) et la récession liée au Coronavirus Covid-19 (voir Auray et Eyquem, 2020).
Nous considérons des chocs impliquant une baisse du niveau du produit national de l’ordre de 2,5%. Dans le cas d’un choc de productivité négatif, il faut distinguer le cas où les salaires réels sont flexibles ou rigides à la baisse. Si les salaires réels sont flexibles, alors le choc négatif de productivité va être absorbé par le marché du travail avec une diminution des salaires réels et donc l’impact sur le chômage sera limité. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’intervenir et d’ajuster le taux de remplacement. Quand les salaires sont rigides à la baisse, le choc ne sera pas absorbé par les mécanismes du marché du travail. Dans ce cas, la politique optimale consiste à réduire massivement (de près de 10 points de pourcentage) le taux de remplacement. En diminuant le taux de remplacement, on diminue le niveau réel des salaires et on réduit la hausse du chômage consécutive à ce choc négatif d’offre. Cette politique de diminution du taux de remplacement se substitue aux mécanismes de marché lorsque les salaires sont rigides.
Dans le cas d’un choc positif de séparation, que les salaires soient rigides ou flexibles, le taux de chômage augmente très largement et de manière persistante. Le marché ne pourra pas absorber le choc de lui-même. Ainsi, et contrairement à un choc négatif de productivité, diminuer le taux de remplacement n’aurait que très peu d’effet. La création d’emploi permise par cette diminution ne permettrait pas de compenser les effets du choc de séparation. Ainsi, le motif de création d’emploi étant négligeable, il faudrait davantage jouer sur les motifs d’assurance et de stabilisation de la demande agrégée. La politique optimale consiste alors à augmenter le taux de remplacement de l’assurance chômage pour soutenir la demande agrégée et limiter les effets négatifs de cette vague de chômage sur le revenu national via la consommation des ménages.
Bien que présentant des limites – il néglige par exemple la question de la durée d’indemnisation – le cadre définit dans notre article nous permet de mettre en évidence la complexité de la mise en place de politiques d’assurance chômage optimales. Si à long terme, une réforme optimale de l’assurance chômage vise bien à une baisse de l’indemnisation, à court terme il semble nécessaire de revaloriser les indemnités pour encourager la demande agrégée tout en signalant aux entreprises qu’à terme les indemnités diminueront pour que celles-ci continuent à créer de l’emploi. Une réforme qui se contenterait de diminuer brutalement le niveau de l’indemnisation du chômage pourrait donc présenter des gains bien plus faibles, voire des pertes en termes de bien-être par rapport à cette politique en deux temps. De la même manière, les gains de politiques cycliques optimales d’assurance chômage existent mais ces politiques (i) sont très dépendantes de l’environnement économique et institutionnel (notamment le degré de flexibilité des salaires réels) et (ii) impliquent des réponses différentes (hausse ou baisse de l’indemnisation) selon la nature des chocs macroéconomiques qui causent l’augmentation du chômage.
Références
Auray Stéphane, Aurélien Eyquem et Paul Gomme, 2019, « Debt Hangover in the Aftermath of the Great Recession », Journal of Economic Dynamics and Control, n° 105, pp. 107-133.
Auray Stéphane et Aurélien Eyquem, 2020, « The Macroeconomic Effects of Lockdown Policies », Journal of Public Economics, n° 109 (104260).
Auray Stéphane et Aurélien Eyquem, 2022, « Optimal Unemployment Insurance in a THANK Model », OFCE Working Paper, n° 07/2022.
Bock Sébastien, Bruno Coquet, Magali Dauvin et Eric Heyer, 2022, « Le marché du travail au cours du dernier quinquennat », OFCE Policy Brief, n° 103, mars.
Ravn Morten O. et Vincent Sterk, 2017, « Job Uncertainty and Deep Recessions », Journal of Monetary Economics, n° 90 (C), pp. 125-141.
[1] Ces motifs d’assurance et de stabilisation de la demande agrégée sont d’autant plus forts dans notre modèle que les prix et des salaires réels sont rigides. Ainsi, en présence de rigidité des prix et des salaires réels, le taux de remplacement doit augmenter en conséquence.
[2] Si ce n’est pas l’objet de ce billet, il faut noter que ces instruments peuvent être utilisés conjointement. Dans notre article, nous considérons qu’une politique monétaire optimale peut accompagner une politique d’assurance chômage optimale. Les effets de cette politique monétaire optimale ne seront pas détaillés dans ce billet mais sont détaillés dans Auray et Eyquem (2022).
[3] C’est en ce sens qu’on parle de choc positif de séparation car cela pousse les firmes à augmenter le taux de séparation (de leur masse salariale). Par exemple, la politique de confinement sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, en contraignant certaines entreprises à cesser leur activité a pu conduire à détruire des relations d’emploi.