Y aura-t-il un post-capitalisme?

par Branko Milanovic

À propos du livre de Paul Mason, « Postcapitalism: A Guide to our Future », Editions Allen Lane, 2015.  

C’est un livre immensément ambitieux. En moins de 300 pages, Paul Mason explique non seulement les 300 dernières années du capitalisme et les efforts pour le remplacer par un autre système (le socialisme), mais montre comment il sera éventuellement transformé et propose un ensemble de politiques pour aider à cette transformation. De plus, il ne s’agit pas d’un livre superficiel – qui pourrait sembler au premier abord opposer l’énormité du matériel couvert et la taille relativement mince du volume. Il ne faut pas non plus être distrait par le style folklorique utilisé par Mason. Le style peut être journalistique, mais les questions posées, la qualité de la discussion et les objectifs du livre sont de premier ordre.

Le livre peut être lu de plusieurs façons. On pourrait se concentrer sur les trois derniers chapitres qui sont de nature programmatique et destinés à fournir des objectifs positifs à la nouvelle gauche. Ou on pourrait discuter de la croyance de l’auteur dans le développement cyclique du capitalisme conduit par les cycles de Kondratieff à long terme (nous sommes actuellement, selon la lecture de Mason, dans la reprise du cinquième cycle). Ou on pourrait se concentrer sur l’histoire très brève mais puissante des mouvements ouvriers de Mason (chapitre 7) et l’un de ses rares accords avec Lénine selon lequel les travailleurs pourraient au mieux atteindre la « conscience syndicale » et ne pas être intéressés à renverser le capitalisme. Ou on pourrait débattre de l’utilité de la réanimation par Mason de la théorie de la valeur de travail de Marx.

Je ne ferai rien de tout cela car cette critique est relativement courte. Je parlerai de l’opinion de Mason sur l’état actuel du capitalisme et des forces objectives qui, selon lui, le conduisent au post-capitalisme. L’essentiel de l’argumentation de Mason est que la révolution des TIC est caractérisée par d’énormes économies d’échelle qui rendent le coût marginal de production des biens de connaissance proche de zéro, les quantités de capital et de main-d’œuvre incarnées tendant vers zéro. Imaginez un plan électronique de tout ce qui est nécessaire pour l’impression 3D ou bien un logiciel dirigeant le travail des machines : une fois que ces investissements ont été faits, il n’y a pratiquement plus besoin de travail supplémentaire, et puisque le capital a une durée de vie quasi infinie, le capital « incarné » dans chaque unité de production est minimal (« ce que vous voulez idéalement, c’est une machine qui ne s’use jamais, ou celle qui ne coûte rien à remplacer », page 166).

Lorsque le coût marginal de production atteint zéro, le système des prix ne fonctionne plus et le capitalisme standard n’existe plus : si les profits sont nuls, nous n’avons ni classe capitaliste, ni plus-value, ni produit marginal positif du capital, ni travail salarié. Nous approchons du monde de l’abondance de masse où les règles habituelles du capitalisme ne s’appliquent plus. C’est un peu comme le monde du zéro absolu ou le monde où le temps et l’énergie ne font qu’un. C’est en d’autres termes un monde très éloigné de celui que nous habitons actuellement, mais c’est vers là où, selon Mason, nous allons.

Comment les capitalistes peuvent-ils s’en sortir ? Il y a trois manières de s’en sortir. Pour ceux qui ont lu la littérature marxiste du début des années 1910, ils vont s’y retrouver car des questions semblables furent discutées alors. La première manière est de créer des monopoles. C’est exactement ce que font Apple, Amazon, Google et Microsoft maintenant. L’économie peut devenir monopolisée et cartellisée comme elle le fût au cours des dernières décennies du XIXe et des premières décennies du XXe siècle.

La deuxième manière consiste à renforcer la protection de la propriété intellectuelle. C’est encore une fois ce que les sociétés, les producteurs de chansons et Disney que nous venons de mentionner, essaient de faire de plus en plus agressivement en utilisant le pouvoir de l’État. (Le lecteur se rendra compte que la protection des droits de propriété augmente les coûts unitaires en capital et empêche ainsi le coût marginal de production de chuter à zéro.)

La troisième manière est de développer continuellement le « champ d’action » du capitalisme : si les profits d’une zone menacent de chuter à zéro, il convient de passer à une autre zone, « patiner [pour toujours] au bord du chaos », entre expansion de l’offre et baisse des prix, ou trouver de nouvelles choses qui peuvent être commercialisées ou négociées.

Les lecteurs de Rosa Luxemburg reconnaîtront ici une idée connue, à savoir que l’existence du capitalisme dépend de son interaction continue avec les modes de production non capitalistes et que, une fois ceux-ci épuisés, le capitalisme est dirigé vers le monde des profits nuls. Ces préoccupations ont un pedigree encore plus ancien, celui de Ricardo pour qui, sans l’abrogation des Corn Laws, tous les profits des capitalistes sont rongés par les loyers des propriétaires et le développement étouffé, ou la loi de Marx de « la chute tendancielle du taux de profit » causée par une intensité de capital de production toujours plus grande.

Donc les points de Mason à cet égard ne sont pas nouveaux, mais les situer au stade actuel du capitalisme et de la révolution des TIC est nouveau. Les trois façons dont les capitalistes tentent de redresser la baisse inéluctable du taux de profit sont toutes jugées insuffisantes. Si les monopoles étaient un moyen de maintenir le capitalisme, cela impliquerait la fin du progrès technologique. Le capitalisme deviendrait un système « régressif ». Peu de gens devraient être en désaccord avec l’appel de Mason pour supprimer les monopoles tels que Amazon et Microsoft. Il en va de même pour la protection des droits de propriété dont l’application devient de plus en plus difficile.

Ainsi, avec une tendance au profit à zéro et une incapacité à protéger les droits de propriété, la seule solution qui reste est la commercialisation de la vie quotidienne (le nouveau « champ d’action »). C’est ainsi que Mason explique la tendance des capitalistes à passer à des transactions auparavant non marchandes : créer de nouveaux biens à partir de nos maisons que nous louons maintenant à la journée, ou de nos voitures, ou de notre temps libre. Pratiquement chaque interaction humaine devra être codifiée : par exemple les mères se feront payer un centime lorsqu’elles pousseront les enfants des autres sur une balançoire dans la cour de récréation. Mais cela, affirme Mason, ne peut pas continuer. Il y a une limite naturelle à ce que les humains accepteront en termes de marchandisation des activités quotidiennes : « il faudrait traiter les gens s’embrassant gratuitement comme on traitait les braconniers au XIXe siècle » (p. 175).

Les arguments de Mason sont, je pense, très persuasifs à ce stade du livre, mais par la suite je suis tenté de ne plus être d’accord. Son explication de la raison pour laquelle nous traversons une période de marchandisation sans précédent de nos vies personnelles est très juste, mais ses perspectives optimistes sont confrontées à des limites ainsi que son accent sur l’importance croissante des transactions non marchandes (logiciels « open source », écrire des blogs gratuitement, etc.).

Permettez-moi de commencer par ce dernier argument. Mason exagère l’importance des nouvelles technologies ou de nouveaux biens qui sont développés grâce à la coopération et fournis gratuitement. Oui, beaucoup de choses peuvent être accessibles pour rien mais, même si elles semblent être fournies volontairement, il y a, en arrière-plan, un élément mercenaire : vous pouvez écrire un code ou un texte gratuitement mais cela est fait pour influencer les autres, être remarqué et finalement payé pour cela. Mason a probablement écrit son livre gratuitement ; mais le succès du livre fera en sorte qu’il sera payé pour tout ce qu’il dira ou écrira. Donc, se concentrer sur le premier sans inclure le second est trompeur.

Pourquoi son point de vue sur la marchandisation est-il faux ? La marchandisation ne nous est pas seulement imposée de l’extérieur par des entreprises qui veulent trouver de nouvelles sources de profits ; nous participons volontiers à la marchandisation parce que, grâce à une longue socialisation du capitalisme, sa portée est mondiale et atteint ceux qui n’ont pas été socialisés depuis longtemps ; les gens sont devenus des machines à calculer capitalistes. Nous sommes tous devenus un petit centre de la pensée capitaliste, assignant des prix implicites (« fictifs ») à notre temps, à nos émotions ou à nos relations familiales.

Le succès ultime du capitalisme est d’avoir transformé ou développé la nature humaine en faisant de chacun d’entre nous d’excellents calculateurs de « douleur et de plaisir », de « gain ou de perte » au point que même si la production capitaliste disparaissait aujourd’hui, nous vendrions des services les uns aux autres pour de l’argent : nous deviendrions des entreprises. Imaginez une économie (similaire à une économie très primitive) où toute la production est gérée à la maison. Cela semblerait être un modèle parfait d’économie non marchande. Mais si nous avions une telle économie aujourd’hui, elle serait pleinement capitaliste parce que nous vendrions tous ces biens et services les uns aux autres : un voisin ne gardera pas un œil sur vos enfants gratuitement ; personne ne partagera de nourriture avec vous mais vous facturera ; vous ferez payer votre mari pour le sexe et ainsi de suite. C’est le monde vers lequel nous nous dirigeons, et le champ des opérations capitalistes risque donc de devenir illimité parce qu’il inclurait chacun de nous. « L’usine dans le capitalisme cognitif est la totalité de la société » (p. 139). Le capitalisme durera très longtemps parce qu’il a réussi à transformer les humains en machines à calculer dotées de besoins illimités. Ce que David Landes a vu comme l’une des contributions majeures du capitalisme – une meilleure utilisation du temps et une capacité à tout exprimer en termes de pouvoir d’achat abstrait – s’est déplacé maintenant dans nos vies privées. Nous n’avons pas besoin de mode de production capitaliste dans les usines si nous sommes tous devenus des centres capitalistes nous-mêmes.

Ce texte est paru initialement en anglais sur le blog de Branko Milanovic, Global inequality

1 Comment

  1. Intéressant, et merci de votre critique. Je ne parlerai pas du livre, sans l’avoir lu, mais je ne suis pas du tout convaincu par votre propos, que » si la production capitaliste disparaissait aujourd’hui, nous vendrions des services les uns aux autres pour de l’argent ». On ne voit pas cela dans les « économies très primitives », non plus dans nos vies actuelles. Mon voisin vient m’aider, autant au Royaume Uni, aux États-unis ou en Syrie, qu’en France – et sans demander de l’argent. Il y a un autre petit problème dans votre exposition, je ne sais pas si cela existe dans le livre, mais l’impression 3D n’est pas gratuite, de fourniture de « l’encre » est nécessaire

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