par Bruno Coquet
Les principaux indicateurs du marché du travail n’ont plus été aussi positifs depuis fort longtemps. Mais quelques indices invitent à rester prudent quant aux ressorts de cette santé retrouvée : d’une part, en niveau comme en dynamique, le marché du travail français reste dans la queue du peloton européen[1], et il a même à nouveau perdu un peu de terrain dans l’après-crise sanitaire ; d’autre part, comme nous l’avons récemment souligné dans un billet de Blog (« La politique de l’emploi prise à revers dans l’étau budgétaire »), les emplois aidés n’ont jamais été aussi nombreux que ces dernières années, constat peu cohérent avec l’évidence selon laquelle un marché du travail qui se porte bien ne devrait pas avoir besoin d’être soutenu par des aides publiques, en particulier avec un tel coût budgétaire.
L’apprentissage est une des clés de cette rémission du marché du travail et la principale composante du soutien apporté au marché du travail par les emplois aidés. Il est également un des leviers majeurs sur lequel mise le gouvernement pour atteindre le plein emploi, grâce à un objectif placé à 1 million de nouveaux contrats par an, soit trois fois plus qu’une très bonne année d’entrées en apprentissage jusqu’à il y a à peine 5 ans (Graphique 1).
Cette politique a toutefois un coût qui demeure assez flou car les dernières données publiées interrogent : le ministère du Travail chiffrait les dépenses publiques en faveur de l’apprentissage à 11 Md€ en 2021, cependant que France Compétences les estimait à 21 Md€ pour cette même année.
Le Policy Brief « Apprentissage : un bilan des années folles » revient sur les raisons du succès spectaculaire de ce dispositif auprès des jeunes, des employeurs, des organismes de formation ; il fournit une évaluation comptable détaillée de son coût et interroge son efficience et sa soutenabilité pour les finances publiques.
Un dispositif assaini et relancé par une bonne réforme en 2018
L’apprentissage est un dispositif très efficace pour l’insertion professionnelle des jeunes, en particulier s’ils sont peu qualifiés, sortis prématurément du système scolaire. C’est pourquoi ces contrats ne sont soumis à aucun prélèvement social (employeur et salarié), ni fiscal (CSG, CRDS, impôt sur le revenu) et qu’en outre, certains publics, ceux rencontrant des difficultés d’insertion dans l’emploi ou des employeurs (petites entreprises) bénéficient d’aides supplémentaires à l’embauche.
Depuis trente ans, les gouvernements ont vainement visé l’objectif devenu symbolique des 500 000 apprentis, accumulant les réformes à intervalles de plus en plus courts. Ces réformes ont eu pour principal effet d’empiler les aides, les exonérations, de multiplier les cibles visées, nourrissant une grande complexité réglementaire et des incitations confuses. Seule la loi de cohésion sociale de 2005 semble avoir eu un effet significatif sur le recours à l’apprentissage, portant la proportion d’apprentis de 2,0% à 2,3% de l’emploi salarié marchand (graphique 1). En contrepoint, la réforme de 2014 fut suivie d’une rechute du recours à l’apprentissage que la nouvelle réforme de 2016 a enrayée, mais sans parvenir à retrouver les niveaux atteints dix ans plus tôt. Globalement, les résultats sont au mieux demeurés mitigés, les entrées en apprentissage ne parvenant jamais à crever durablement le plafond de 300 000 nouveaux contrats par an.
L’envolée récente des entrées en apprentissage, dans le sillage de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel qui a remis à plat le dispositif en 2018, est donc remarquable : 367 000 nouveaux contrats sont comptabilisés dès 2019 – record historique absolu, contre 321 000 en 2018. L’ascension est ensuite vertigineuse ; 532 000 nouveaux contrats en 2020, 736 000 en 2021 et 837 000 en 2022. Même si ce résultat est en partie obtenu aux dépens des Contrats de professionnalisation jeunes, il n’en est pas moins net, bien au-delà de la hausse annuelle de 3% des entrées attendue par le législateur.
Au total, le soutien apporté par ce dispositif à la hausse de l’emploi, en particulier de l’emploi des jeunes, a été considérable : plus d’un tiers des emplois salariés créés depuis 2017 sont des contrats d’apprentissage (et même environ 45% si l’on se restreint à la période 2019-2022).
La hausse des entrées vient principalement des apprentis préparant un diplôme de l’enseignement supérieur : cette tendance de long terme s’est encore notablement accélérée car ceux-ci représentent aujourd’hui 62% des entrées, deux fois plus qu’il y a dix ans, cinq fois plus qu’en 2003. Cette évolution suggère un ciblage contestable du dispositif sur sa partie la plus dynamique, la plus coûteuse, mais qui est aussi celle pour laquelle l’efficience de l’apprentissage sur l’insertion en emploi est moindre, car décroissante à mesure que le niveau de diplôme préparé est élevé.
L’aide exceptionnelle dans le cadre du plan de relance de 2020 : des effets exceptionnels
La réforme de 2018 n’est cependant pas le seul ressort de ces succès : l’aide exceptionnelle très généreuse et non-ciblée créée mi-2020 dans le cadre du Plan de relance, et reconduite sans lien avec les conséquences de la crise sanitaire qui l’avaient initialement justifiée, apparaît depuis sa création comme le principal moteur de la hausse des entrées.
Cette aide, qui s’ajoute aux exonérations sociales et fiscales pratiquement complètes dont peut bénéficier tout contrat d’apprentissage, a permis de couvrir 100% du coût du travail de la plupart des apprentis, y compris ceux préparant un diplôme de l’enseignement supérieur. Jamais auparavant une aide à l’emploi n’avait atteint un tel niveau, notamment pour un public aussi large et en particulier dans le secteur marchand où les effets d’aubaine et de substitution sont très importants en présence de ce type de subventions. En rendant ces emplois d’apprentis pratiquement gratuits la première année, l’aide exceptionnelle ne pouvait que séduire les employeurs.
Fin 2022 on dénombrait 540 000 apprentis[2] de plus qu’en 2018 : nous estimons que la réforme de 2018 aurait contribué à hauteur de 15% à cette hausse (+80 000) mais que l’essentiel des embauches d’apprentis (+460 000) se rattache à l’aide exceptionnelle qui aurait engendré des effets emploi et des effets de substitution extrêmement importants (graphique 2). L’effet emploi postérieur à l’introduction de l’aide exceptionnelle en 2020 est de l’ordre de 250 000, c’est à-dire 250 000 créations d’emplois qui n’auraient pas eu lieu en l’absence de l’aide (cf. Heyer, 2023 ; Labau & Lagouge, 2023). On peut considérer ce soutien du marché du travail, comme artificiel et coûteux, qui plus est dans une période où ce n’était pas nécessaire, en particulier envers des publics diplômés qui s’insèrent très bien en emploi sans subvention spécifique. Les 210 000 autres créations d’emplois sous forme d’apprentissage auraient existé en l’absence de l’aide mais sous un autre statut (en particulier en contrat de professionnalisation, mais aussi des emplois de droit commun) mais auraient éventuellement bénéficié à d’autres profils d’actifs.
Le succès au prix fort
Cette politique se déploie à bourse déliée, sans débat sur son efficience. L’évaluation de son coût allant du simple au double dans les comptes publics, nous reconstituons une comptabilité précise depuis 2017, qui chiffre à près de 16 Md€ en 2021 et 20 Md€ en 2022 les dépenses publiques affectées à l’apprentissage (tableau 1).
Outre la forte hausse du coût unitaire (l’aide est plus élevée qu’à l’origine, les apprentis post-bac sont plus âgés, donc leur salaire et les allégements de cotisations sociales sont plus élevés, et les formations qu’ils suivent plus coûteuses), les dépenses induites par l’aide exceptionnelle posent question : en effet, 5 Md€ auraient pu être économisés en 2021 et près de 8 Md€ en 2022 (40% des dépenses) en retenant un ciblage efficace de l’aide (apprentis de niveau bac ou moins, petites entreprises), sans nuire à l’insertion dans l’emploi.
À ce total, il faudrait ajouter les droits sociaux attachés gratuitement aux contrats d’apprentissage (prime d’activité, assurance chômage, retraites, etc.) dont l’échéance en partie lointaine ne doit pas occulter le coût (12 Md€ pour les seuls droits à la retraite).
La contre-réforme, et la nécessité d’en sortir
L’aide exceptionnelle a formellement disparu en 2023, mais elle a en réalité été fusionnée avec une aide unique revisitée, dans le but d’atteindre l’objectif fixé par le Président de la République : 1 million d’entrées en apprentissage chaque année.
Cette évolution induit une si profonde mutation du dispositif qu’elle s’apparente à une contre-réforme. En effet, l’aide unique instituée par la loi de 2018 qui avait réformé le dispositif, visait les jeunes préparant un diplôme de niveau bac ou moins, les entreprises de moins de 250 salariés, et était étalée sur 3 ans pour favoriser les formations longues. Or les modalités de l’aide unique telle que reformulée par décret en 2023 vont en sens opposé : concentrée sur la première année de contrat, pour les diplômes jusqu’à bac+5, et sans limite de taille de l’entreprise qui embauche (à ce stade jusqu’en fin d’année 2023 seulement, et avec quelques conditions pour les plus grosses).
Finalement, les publics les plus aidés ne sont plus ceux pour lesquels l’apprentissage a la plus grande efficacité pour l’insertion dans l’emploi ; pour ces derniers, l’aide est même en baisse par rapport à son niveau de 2018.
L’inflation des dépenses ayant bénéficié à tous les acteurs, apprentis, employeurs, centres de formation, gouvernement, à l’exception du contribuable, il sera politiquement délicat de sortir d’une telle addiction, même si cela apparaît absolument indispensable. Sur le plan technique la solution est en revanche très simple : restaurer la réforme 2018 dans son esprit et sa lettre, notamment une aide ciblée sur les petites entreprises et les jeunes pour lesquels un passage par la voie de l’apprentissage est le plus efficace. Ce retour à la normale aurait probablement des conséquences inverses de celles engendrées par le soutien exceptionnel que les subventions à l’apprentissage ont apporté ces deux dernières années à l’emploi et à la baisse du chômage, des jeunes en particulier.
[1] La France pointe au 22e rang parmi les 27 pour le taux de chômage et le taux d’emploi des 20-64 ans.
[2] Pour plus de clarté les résultats sont ici arrondi à la dizaine de milliers. Les données précises figurent dans le Policy Brief de l’OFCE, n°117.