par Éloi Laurent
La vigueur du débat actuel autour de la réforme des retraites tient à la centralité de deux réalités imbriquées de la vie sociale : le travail et la santé. La prise en compte de cette seconde réalité est ainsi déterminante pour apprécier le caractère juste ou injuste des amendements proposés au contrat social intergénérationnel qui structure la société française depuis l’après-Seconde Guerre mondiale et, par contrecoup, le caractère légitime ou non des mobilisations sociales qu’ils suscitent.
La publication dans ce contexte par l’INSEE de son bilan démographique pour l’année 2022 est riche d’enseignements. Le principal d’entre eux tient à la régression de l’espérance de vie depuis que la dernière réforme des retraites a été votée (2014) : l’espérance de vie des femmes à la naissance a davantage baissé entre 2014 et 2022 que n’a très légèrement augmentée celle des hommes (graphique), cette évolution à la baisse étant encore plus marquée pour l’espérance de vie à 60 ans[1]. Cette dynamique baissière sur une période de presque dix ans contraste avec toutes les évolutions précédentes sur un pas de temps équivalent (l’espérance de vie à la naissance a crû de 3 mois et demi par an en moyenne au cours de la période 1946 à 2014).
Deux questions se posent alors : comment expliquer ce retrait de l’espérance de vie ? Peut-on anticiper qu’il se poursuive à l’avenir ?
Sur le premier point, deux années sont particulièrement notables dans la quasi-décennie écoulée depuis le vote de la réforme de 2014 : l’année 2015 et l’année 2020. En 2015, pour la première fois depuis 1970, on mesure un recul de l’espérance de vie dans dix-neuf pays de l’OCDE, que l’on attribue à une épidémie de grippe particulièrement sévère qui a notamment fauché des dizaines de milliers de personnes âgées et fragiles. Les plus fortes réductions d’espérance de vie ont été observées en Italie (0,6) et en Allemagne (0,5), effaçant l’équivalent de deux années de gain. La France enregistre alors une baisse d’espérance de vie de 0,3 pour les femmes et 0,2 pour les hommes.
Au regard des années écoulées depuis, si l’année 2015 apparaît comme stratégique, c’est parce qu’elle entremêle deux phénomènes que l’on peut qualifier de « naturels » : l’entrée dans l’âge avancé des générations du baby-boom ; l’impact d’un virus saisonnier (c’était aussi le cas de l’année 2003, qui a entremêlé la catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900 et le pic de l’effet des « classes creuses » sur la réduction des décès annuels). La combinaison de ces deux phénomènes associe donc une structure sociale et un choc écologique ou plutôt l’effet d’un choc écologique sur une structure sociale. C’est cette même combinaison que l’on retrouve en 2020, avec une baisse encore plus prononcée de l’espérance de vie en France : 0,5 pour les femmes et 0,6 pour les hommes. Mais contrairement à la perception commune, l’espérance de vie n’a pas repris depuis lors son inexorable ascension : elle a plutôt trouvé une nouvelle trajectoire diminuée[2].
L’année 2022 est remarquable à cet égard : 667 000 personnes sont alors décédées en France, « seulement 2 000 de moins qu’en 2020 » note l’INSEE. De fait, la décomposition des décès de l’année 2022 est particulièrement intrigante quand on la compare à la dernière année normale disponible (2019) : « + 29 000 dus au vieillissement et à la hausse de la population, – 21 000 dus à la tendance à la baisse des quotients de mortalité[3] et + 46 000 d’écart entre les décès attendus et observés. ».
Les deux premiers phénomènes jouent en sens inverse et résultent en une hausse nette de 8 000 décès. La hausse structurelle des décès en France (prévue, compréhensible et explicable), engagée depuis 2005, n’en demeure pas moins impressionnante : en 2022 ne demeurent plus que 56 000 unités ou 8% d’écart entre le nombre de naissances et le nombre de décès en France, un écart extrêmement ténu entre les dynamiques de vie et de mort sans équivalent depuis 70 ans.
Restent les 46 000 décès dits « excédentaires » qui tirent l’espérance de vie vers le bas, décès supérieurs en 2022 à ceux de 2021, pourtant année marquée plus fortement par la pandémie de Covid-19. Ce chiffre témoigne avant tout de la combinaison de la violence des épisodes caniculaires de l’été 2022 (qui ont emporté près de 11 000 vies) et de la queue de comète de la pandémie de Covid-19. Il y a donc tout lieu de penser qu’il ne s’agit pas d’un phénomène conjoncturel : l’espérance de vie en France est vraisemblablement entrée dans une phase de précarité sous l’impact des chocs écologiques entendus au sens large (chocs viraux, climatiques, etc.).
Cela rend d’autant moins compréhensible que le débat sur la réforme des retraites se tienne à environnement constant – et notamment à climat constant – quand tout indique que la crise climatique et plus généralement écologique sera un facteur déterminant de la santé et donc de la vie en bonne santé après la retraite, en France comme ailleurs sur la planète.
[1] Rappelons qu’il y a deux façons de calculer l’espérance de vie : de façon « verticale » (calcul dont sont issues les données commentées dans ce billet), il s’agit d’une espérance de vie fondée sur les taux de mortalité par âge observés pour une année donnée (on raisonne sur une génération fictive) ; de façon « horizontale » (et également prospective), en calculant l’espérance de vie par génération fondée sur la réalité historique et anticipée des taux de mortalité par âge (sur ce point, l’INSEE prévoit une hausse de l’espérance de vie par génération).
[2] Cette « nouvelle normalité » est encore plus marquée aux États-Unis, pour des raisons différentes. Dit autrement, la sous-mortalité attendue après le choc de 2020 (comme en 2004 après la canicule de 2003) ne s’est pas manifestée en 2021.
[3] Probabilité, pour les personnes survivantes à un âge donné, de décéder avant l’âge suivant (pratiquement, on divise les décès à un âge donné par les survivants à cet âge).