Le projet de loi sur la précarité dans la fonction publique, promis depuis longtemps, a été débattu en procédure accélérée en janvier-février 2012, avant la fin de la législature. Il contient un chapitre sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, et c’est ce chapitre qui a fait l’actualité. Que dire du texte finalement adopté le 14 février 2012 ?
Dans sa première version, votée par le Sénat le 26 janvier, il ne faisait que trois lignes… De nombreux amendements ont été déposés ensuite, par la Commission des lois, par des parlementaires et par le Ministre lui-même (voir l’ensemble des amendements), et ont abouti à compléter le texte, qui a été voté le 14 février. La question des « quotas » de femmes dans les emplois de direction a été au centre des débats.
Des « quotas » pour les emplois de direction, mais seulement sur les nominations
La place des femmes dans les emplois de direction des fonctions publiques est très faible et a peu progressé. Dans certains secteurs, elle a même régressé (Françoise Milewski, 2011). En 2009, dernier chiffre connu, alors que les femmes représentent 60,1 % des effectifs des fonctions publiques et 58,8 % des cadres A, elles ne sont que 27,6 % à détenir des emplois de direction. Dans la fonction publique de l’Etat, elles ne sont que 21,4%, et seulement 16,7 % des emplois dont la décision de nomination relève du gouvernement (voir tableau).
L’Assemblée nationale a décidé d’instaurer des objectifs chiffrés, ou « quotas », en référence à la loi adoptée pour le secteur privé en janvier 2011 (dite loi Copé-Zimmermann). Celle-ci prévoit que la part des femmes dans ces conseils devra atteindre 20 % en 2014 et 40 % en 2017, sous peine de nullité des nominations. Un premier bilan tiré en décembre 2011[1] a montré l’efficacité de cette mesure.
C’est ce chiffre de 40 % qui a servi de base à l’amendement déposé à l’Assemblée nationale pour la fonction publique. Celui-ci prévoit que les femmes devront représenter 20 % des nominations en 2013, 30 % en 2015 et 40 % en 2018[2]. Ces « quotas » concerneront environ 4 500 postes des trois fonctions publiques.
Plusieurs questions se posent. La première est que cette loi n’a en commun avec celle du secteur privé que le chiffre de 40 %. Car ce pourcentage concerne le nombre de femmes présentes dans les conseils d’administration et de surveillance du secteur privé, alors qu’il ne concerne que les nominations dans la fonction publique. La différence entre la part dans les promotions et la part dans les instances (c’est-à-dire entre les flux et les stocks) est de taille.
Il aurait été bienvenu que le gouvernement publie les résultats chiffrés associés à cette proposition, dans un souci d’évaluation des politiques publiques. Lui seul en effet dispose des statistiques permettant de les réaliser. A quelle proportion de femmes dans les emplois de direction conduisent ces proportions de nominations ?
On peut se risquer à calculer des ordres de grandeur, bien que la dernière statistique publique sur la part des femmes dans les emplois de direction date de 2009, et celle sur la part des femmes dans les nominations de 2006.
– Pour les chefs de services, directeurs-adjoints et sous-directeurs d’administration centrale, parmi lesquels la part des femmes est bien plus favorable en 2009 (30,6 %) que pour l’ensemble de la fonction publique de l’Etat (21,4 %), la part des femmes en 2018 atteindrait environ 33 %, sous l’hypothèse favorable que la proportion de femmes nommées soit de 30 % dès 2012.
– Pour les directeurs d’administration centrale, où les femmes sont 24,1 % en 2009, on atteindrait le chiffre de 32 % en 2018. Encore faut-il souligner que ces deux estimations ont été faites avec des hypothèses optimistes, toutes choses égales par ailleurs, en particulier sur le nombre de nominations totales, alors que l’on sait qu’une restructuration des services est souvent préjudiciable aux femmes.
– Parmi les préfets, les femmes n’étaient que 10,5 % en 2009. L’application de la loi conduirait à une part de 20 % environ en 2018. En supposant que le taux de nomination de 40 % soit maintenu, il faudrait attendre encore 10-12 ans pour qu’il y ait 40 % de préfètes.
– Parmi les ambassadeurs, la part des femmes passerait de 15,6 % à 22 % en 2018. Là encore, il faudrait attendre presque 2030 pour atteindre les 40 %.
– Enfin, pour l’ensemble des emplois à la décision du gouvernement, la part des femmes, initialement de 16,7 %, atteindrait 25 % en 2018.
Ce sont des progrès mais qui restent en deçà de ce que l’on impose au privé (40 % en 2017).
Le rapport de Françoise Guégot, remis au Président de la République en janvier 2011, et qui a servi de base aux discussions de la loi actuelle, préconisait pourtant des objectifs chiffrés sur la part des femmes dans les instances, pas seulement dans les nominations.
La seconde question concerne le champ d’application de la mesure : pourquoi faut-il une loi pour que la place des femmes dans les emplois à la décision du gouvernement soit augmentée ? Il aurait suffi d’une volonté politique. Pourquoi le Conseil des ministres, depuis de nombreuses années, n’a-t-il pas mis en œuvre une logique paritaire dans les nominations ?
La troisième question concerne les modalités de la contrainte. On a longtemps parlé d’objectifs chiffrés, sans contrainte. Mais on sait le sort des obligations sans sanction. Dans la loi de 2012, la sanction proposée est financière. Son montant est égal au nombre « d’unités manquantes », multiplié par un montant unitaire. Ce montant et les conditions d’application seraient définis par un décret à venir, en mars. Selon les déclarations du Ministre lors du débat parlementaire, les sommes collectées ne seraient pas attribuées à un fonds dédié, mais « utilisées comme crédits destinés à mener des actions de sensibilisation à l’égalité professionnelle dans les fonctions publiques »…
Mais cette sanction est pour le moins curieuse. Quel sens a une sanction financière pour la fonction publique ? Tout particulièrement, quelle pourrait être une sanction financière appliquée au gouvernement pour les nominations dont il a la charge ?[3] Pourquoi ne pas envisager la nullité des nominations qui ne respectent pas la loi, comme dans le secteur privé ? Un débat aurait été bienvenu sur ce point.
Le précédent ministre de la Fonction publique, Georges Tron, parlait de la nécessité d’« un électrochoc ayant un impact fort et violent, à l’inverse de mesures incantatoires »[4]. Le ministre actuel, François Sauvadet, a qualifié les amendements sur les objectifs chiffrés de « petite révolution » lors du débat parlementaire du 8 février, de « grande révolution » à France Inter le 9 février. On en est loin…
Des jurys presque paritaires ?
Le principe de la représentation équilibrée a été appliqué aux jurys et comités de sélection depuis mai 2002 (décret adopté à la suite de la loi Génisson de mai 2001) dans la fonction publique d’Etat, la proportion du sexe sous-représenté devant être au minimum d’un tiers. Cette mesure fut efficace. La loi de 2012 étend le champ aux fonctions publiques territoriale et hospitalière, et accroît le pourcentage à 40 % en 2015. Il s’agit bien ici de la composition des jurys, pas seulement des nominations. C’est donc une bonne chose.
On peut cependant s’inquiéter de la formulation d’une clause d’exception pour certains corps et emplois. Il est évident que pour les pompiers ou les infirmières par exemple, la difficulté d’appliquer la règle de 40 % est grande. Mais il faudra veiller à ce que les dérogations ne s’accumulent pas ! Ainsi, en 2002, l’enseignement supérieur et la recherche obtinrent un statut dérogatoire provisoire, qui dure encore aujourd’hui…
Le retour du bilan chiffré
La nouvelle loi prévoit que le Gouvernement présente un rapport sur les mesures mises en œuvre pour assurer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Il comportera « des données relatives au recrutement, à la féminisation des jurys, à la formation, au temps de travail, à la promotion professionnelle, aux conditions de travail, à la rémunération et à l’articulation entre activité professionnelle et vie personnelle ». Ainsi, est réaffirmé un principe déjà en vigueur, mais non respecté. La loi du 13 juillet 1983, complétée par celle du 9 mai 2001, avait établi que le Gouvernement réalise tous les deux ans un « rapport sur la situation comparée des conditions générales d’emploi et de formation des femmes et des hommes dans les fonctions publiques ». Le dixième rapport fut remis en 2006. Ce fut le dernier. Depuis, des éléments partiels furent intégrés dans le rapport annuel sur l’état de la fonction publique. Ils sont de plus en plus limités. C’est tout particulièrement le cas du rapport 2010-2011, qui vient de paraître le 20 janvier dernier. Pourquoi un tel recul ?
Le secteur public s’est ainsi mis en retrait sur le secteur privé. En effet, les entreprises privées sont contraintes de publier tous les ans un « Rapport de situation comparée » (RSC).
La réaffirmation du principe de publication des résultats est une bonne chose. Il reste à définir son contenu, qui devrait faire l’objet d’un décret. La définition des indicateurs de suivi est primordiale. Ces dernières années, les changements méthodologiques, sans rétropolation des séries, ont fait reculer la connaissance des tendances. On l’a vu plus haut en ce qui concerne les emplois de direction (les nominations ne sont plus publiées, etc.). Les comparaisons de salaires (primes comprises) feront-elles partie du constat annuel ? Il reste aussi, et peut-être surtout, à le réaliser. La loi précédente a cessé d’être appliquée depuis 2006. Celle-ci le sera-t-elle ? Pourquoi faut-il toujours revoter des lois ?
La préconisation actuelle de nommer des référents-es égalité dans chaque administration relève de la même logique : depuis décembre 2000, des coordonnateurs-trices doivent être nommés-es dans chaque administration, et des réunions d’échanges d’expérience furent un temps organisées, puis sont tombées dans l’oubli. Un éternel recommencement ?
Parité et égalité de traitement
Le sacro-saint principe d’égalité de traitement a beaucoup servi, dans le passé, à justifier que le fait de compenser les situations inégales par des mesures particulières était une rupture d’égalité, dans une conception étroite de l’universalisme républicain. C’est pourtant ce que préconisent les traités européens : le principe d’égalité de traitement n’empêche pas un Etat membre « d‘adopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans la carrière professionnelle » (article 141 du traité d’Amsterdam). Ce n’est en effet pas l’évolution spontanée qui changera les choses.
Les politiques destinées à briser le plafond de verre concernent tout le processus de sa construction et d’accumulation des différences de parcours de carrières. Pour lever les obstacles à l’accès au pouvoir, c’est donc l’ensemble de la politique d’égalité professionnelle qui est en cause. Pour autant, il n’y a aucune raison de s’interdire d’agir sur les résultats, avant même que les causes qui les ont suscités ne soient résolues. En ce sens, la fixation d’objectifs chiffrés pour les instances de direction, assorties de contraintes, est bien un progrès. Et la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a étendu aux responsabilités professionnelles et sociales la possibilité pour la loi de favoriser l’égal accès des femmes et des hommes, auparavant limitée aux mandats électoraux et aux fonctions électives, fut aussi une avancée : la France a été longtemps réticente à reconnaître la légitimité d’actions positives destinées à corriger les déséquilibres existants.
Pour autant, dans le débat parlementaire sur les fonctions publiques, la plus grande confusion a régné entre la nécessité d’ « objectifs chiffrés », d’une « représentation équilibrée » et l’instauration de « quotas ». Les argumentaires sur la constitutionnalité et la faisabilité concrète, sur les principes et les valeurs, ont été mêlés.
Peut-on espérer que les mesures adoptées seront cette fois-ci mises en œuvre ? Que le gouvernement, dans ses nominations, montre tout de suite qu’il n’a pas besoin d’une loi pour nommer des femmes ? Et qu’il assure une proportion de femmes de 40 % dans les instances, pas seulement dans les nominations ? Il serait alors vraiment exemplaire.
[1] Assemblée nationale, Délégation aux droits des femmes, colloque du 28 janvier 2010.
[2] A l’exclusion des renouvellements dans un même emploi ou des nominations dans un même type d’emploi (par exemple un préfet qui passe d’une région à une autre). Seules les primo-nominations sont donc concernées.
[3] En 2009, 527 emplois de direction (directeurs d’administration centrale, ambassadeurs, préfets, recteurs) étaient pourvus en Conseil des ministres.
[4] Colloque francilien sur l’égalité professionnelle dans les fonctions publiques du 17 mai 2011.