par Xavier Ragot
Le débat macroéconomique est actuellement très animé. Le changement de politique économique aux États-Unis après l’élection de Joe Biden suscite un débat sur les résultats à attendre de la Bidenonics. Dans le débat d’idées, des propositions keynésiennes radicales sont défendues par la « théorie moderne de la monnaie » (MMT). Ce courant défend l’idée de plans de relance massifs et de monétisation des dettes publiques. Ce billet discute les propositions de la MMT à travers la recension de deux livres récents : Stephanie Kelton, Le mythe du déficit, Editions Les liens qui Libèrent, 2021 et Pavlina Tcherneva, La garantie de l’emploi, Editions La Découverte, 2021.
Avant d’en faire la critique, on peut résumer simplement les propositions de la MMT : la première idée-force est la promotion d’une politique monétaire au service de la politique budgétaire. Elle défend le rachat systématique des dettes publiques par les banques centrales, ce que l’on appelle la dominance fiscale de la politique monétaire, afin de permettre une hausse des dépenses publiques. Pour les économistes, la dominance fiscale est opposée à la dominance monétaire, qui défend l’idée que le rôle premier de la politique monétaire doit être le contrôle de l’inflation et laisser à l’impôt le soin de financer les dépenses et la dette publiques.
La seconde proposition est la promotion d’un État employeur en dernier ressort. L’État devrait être en charge de fournir des emplois d’utilité publique à tous les chômeurs : un service public de l’emploi pour éviter la bascule dans la pauvreté.
On peut résumer la critique suivante, plutôt bienveillante, de la théorie moderne de la monnaie : on a du mal à voir des choses vraiment nouvelles. Il ne s’agit pas d’une théorie de la monnaie, et elle n’est pas moderne, même si elle permet de stimuler le débat d’idées !
Faut-il financer les dettes publiques par la monnaie ?
Tout d’abord, ne boudons pas notre plaisir. Le livre de Stephanie Kelton est un bon livre d’économie grand public, et une introduction, polémique et vivante, à la macroéconomie. Bien sûr, le livre n’est pas parfait, mais avant les critiques, il faut souligner le plaisir de lecture. La thèse de Stephanie Kelton est que la création monétaire se fait pour le compte des États, pour des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne qui n’appartiennent pas à des unions monétaires. Dans ces pays, l’État peut demander à la banque centrale de racheter la quantité de dette publique qu’il veut en créant de la monnaie : ce sont les États qui fixent les statuts de leur banque centrale nationale. Cette souveraineté monétaire permet à l’État de financer des politiques ; la seule contrainte est l’inflation. Pour la MMT, la politique monétaire devrait être au service de la politique budgétaire, cette dernière devant gérer les risques inflationnistes en stabilisant la demande agrégée. L’intérêt de l’approche est de rappeler quelques vérités économiques, et même simplement comptables. J’en prendrai deux, avant de préciser la critique.
La première est tout d’abord que la dette publique est détenue par quelqu’un : la dette de l’État est la richesse de quelqu’un d’autre. En conséquence, cela n’a pas de sens d’écrire que « nous » sommes endettés, parce que l’État est endetté. C’est le contraire, nous sommes riches de la dette publique que nous détenons sur l’État. L’effet sur notre richesse dépend non pas de la dette elle-même, mais de la répartition du financement des intérêts. Cette manière de penser conduit à rétablir les comptes d’agents. Quand l’État émet des dettes, d’autres acteurs les détiennent, et recevront l’intérêt sur les dettes et le remboursement éventuel du principal. L’endettement public contribue donc à la formation du patrimoine d’autres acteurs
L’intérêt du livre de Stephanie Kelton est de présenter ces relations comptables sous une forme vivante et polémique, en attaquant directement les acteurs politiques aux États-Unis qui ne comprennent pas ces réalités macroéconomiques. En effet, il ne faut pas croire que la compréhension de ces effets macroéconomiques soit générale. En France, il y a encore des personnes qui croient que la dette publique est un « endettement auprès des générations futures », ce qui fait peu de sens, comme on en a discuté ailleurs. Le combat de Stéphanie Kelton pour la macroéconomie est donc salutaire, et beaucoup reste à faire.
La seconde vérité comptable est plus intéressante pour le débat public. Dans nos économies, les banques centrales appartiennent aux États qui ont le monopole d’émission de la monnaie centrale, comme les billets, les pièces et la monnaie détenue par les banques. Cette monnaie ne peut pas être refusée dans les transactions, par contrainte légale. L’existence des cryptomonnaies ne remet pas en cause de manière significative ce monopole dans un futur proche. D’ailleurs, on peut attendre une réponse vigoureuse des États pour garder, par leur banque centrale, le contrôle de l’émission de la monnaie. Dans la zone euro, ce monopole public est aussi valide, mais la BCE « appartient » à différents États. Cependant, la création monétaire globale se fait au profit des États. Comment pense un macroéconomiste ? À un niveau abstrait, l’État peut se financer soit par émission de la dette publique, soit par émission de monnaie. Cette dernière possibilité est appelée seigneuriage dans la littérature économique, car elle provient de ce monopole d’émission du souverain monétaire. Cette vision générale est une évidence en économie monétaire. Par exemple, le manuel le plus standard d’économie monétaire lui consacre un chapitre entier (voir le chapitre 4 in Carl Walsh, Monetary Theory and Policy, MIT Press). Le fait que la dette publique soit détenue par des non-résidents ne change pas la logique car on paie ces derniers en monnaie nationale. Tant que l’inflation est faible et peu volatile (et c’est bien le sujet !), la monnaie nationale est acceptée dans l’échange. Le problème du financement monétaire est qu’il peut créer des effets déstabilisateurs et générer de l’inflation, ce qui réduit le pouvoir d’achat des ménages, avec des effets complexes sur les inégalités. On dirait aujourd’hui qu’une inflation prévisible est un bien public car elle permet à chacun d’éviter des fluctuations imprévisibles de son revenu.
Ainsi, il n’y pas vraiment de théories nouvelles dans la MMT. Je crois que l’enjeu de cette « théorie » est tout autre et n’a pas pour but de convaincre le macroéconomiste ou le théoricien de la monnaie. Il s’agit de promouvoir une politique économique alternative, stimulant l’activité par des dettes publiques élevées et une monétisation éventuelle des dettes publiques, en acceptant un risque inflationniste plus élevé. Le livre défend l’orientation économique de l’après-guerre, la politique que l’on qualifie de keynésienne traditionnelle qui consiste à mobiliser les outils budgétaires pour atteindre le plein emploi, même si cela conduit à une inflation modérée. Stéphanie Kelton réhabilite en cela Abba Lerner qui est le promoteur, dès les années 1940, des politiques que l’on qualifiera ensuite de keynésiennes, et qu’il qualifiait de finance fonctionnelle. Abba Lerner souligne sa contribution qui est de présenter la cohérence de la pensée keynésienne : le but de la politique économique est le plein emploi, les moyens la dette publique et la création monétaire, le risque est l’inflation et non l’insoutenabilité des dettes publiques, du fait de la possibilité d’émettre de la monnaie. Sa conception est présentée en quatorze pages dès 1943, sous une forme très accessible. L’histoire de l’inflation dans les années 1970 a montré que l’utilisation de ces politiques pour relancer des économies avec des contraintes de production (liées alors au pétrole) pouvait conduire à une inflation élevée et volatile. L’identification claire du choc de demande est nécessaire pour contrôler l’inflation.
Encore une fois, rien de radicalement nouveau aux États-Unis où la banque centrale a comme mandat de veiller à une inflation basse et à l’emploi maximum. C’est dans la zone euro que cette affirmation conduit à une évolution profonde, car la BCE a pour seul mandat la stabilité des prix et nullement l’activité économique. L’évolution du mandat de la BCE est un sujet ancien que l’on évoque ici en passant, et traité plus longuement ici à l’issue de la crise financière de 2008.
Venons-en à une critique du livre. La limite de la monétisation des dettes ou du financement monétaire des dépenses publiques est l’inflation, comme le rappelle l’auteure. Cependant, rien de précis n’est dit sur le lien entre politique économique et inflation. Ce lien est pourtant essentiel pour bien calibrer le montant et le format du plan de relance aux États-Unis et qu’il nous faut construire en Europe. La BCE détient environ 23% de la dette publique de la France. Jusqu’où peut-on aller ? Quels sont les coûts économiques et sociaux d’une hausse de l’inflation ? Comment s’assurer que les anticipations d’inflation ne s’accroissent pas dangereusement ?
C’est un sujet très étudié, sous des angles variés. La relation entre l’activité économique et l’inflation, la fameuse courbe de Phillips, par exemple ici pour un article récent. La relation entre quantité de monnaie et inflation est aussi le sujet de nombreuses analyses, par exemple ici. Pour comprendre les effets de l’inflation, il faut finement étudier qui détient de la monnaie et pourquoi, ce que l’on fait ici.
Les travaux de Stéphanie Kelton et des économistes de la MMT évitent soigneusement de citer les travaux d’autres approches pour faire croire à une nouvelle école de pensée économique. À ce stade, cela n’est pas le cas. Le livre de Stéphanie Kelton est une bonne introduction pour ceux qui veulent découvrir le débat de politique macroéconomique par des sujets d’actualité sous un angle polémique. Mais critiquons la MMT pour sa relative naïveté macroéconomique et sa faiblesse empirique.
La seconde affirmation des auteurs de la MMT est la promotion d’une garantie de l’emploi pour tous les salariés. Ce second volet est indépendant de la gestion macroéconomique de la demande agrégée et du financement du déficit public. Il concerne la partie résiduelle du sous-emploi qui existerait dans le cycle économique. La proposition détaillée par Pvalina Tcherneva est simple : il s’agit de proposer un outil supplémentaire, une offre d’emplois publics rémunérés au moins au salaire minimum (que Pvalina Tcherneva veut augmenter à 15$ pour les États-Unis). Ces emplois ne seraient pas obligatoires, mais fournis à toute la population, comme un droit universel. Enfin, ils sont associés à une formation, qualification et un apprentissage, ayant comme objectif que les salariés dans ces emplois en sortent aptes à trouver un emploi dans le secteur privé. Selon l’auteure, ces emplois n’ont pas comme objectif de concurrencer ni l’emploi public avec des objectifs identifiés ni l’emploi privé, qui répond à une demande solvable.
Pour le lecteur français, ces emplois sont familiers : il pourrait s’agir d’emplois aidés qualifiants dans le secteur non-marchand, dont on sait qu’ils peuvent augmenter le retour à l’emploi, lorsque la qualification est effective, comme le montrent des évaluations. La proposition est de rendre endogène le nombre de ces emplois par la demande des travailleurs dans le cycle. Si une réforme profonde du système de formation et d’apprentissage est nécessaire, la proposition d’une utilisation contracyclique de ce type d’emploi est intéressante, et déjà partiellement utilisée.
Paradoxalement peut-être, l’intérêt est de penser non pas une opposition à l’économie de marché, mais une politique de stabilisation, ce qui suscite des critiques radicales de la MMT ! Le déficit d’emplois conjoncturels est compensé soit par une gestion vigoureuse et potentiellement inflationniste de la demande agrégée, soit par une politique de production d’emplois publics. Ces politiques keynésiennes sont développées au sein d’une approche que l’on appelle post-keynesienne, qui est une des 50 nuances du keynésianisme (néo- keynésien, keynésien historique, post-keynésien, circuitiste, etc.).
MMT, post-keynésianisme et la nouvelle politique économique de Joe Biden
On assiste à une évolution profonde de la politique économique américaine avec des projets de plans de relance d’investissement, une augmentation de la fiscalité des entreprises et des ménages les plus aisés, un projet d’augmentation du salaire minimum fédéral, le tout avec une banque centrale accommodante qui semble peu se soucier des tensions inflationnistes à court terme. Cette évolution va dans le sens des recommandations de la MMT (sans reprendre toutes les recommandations). La question légitime est d’identifier le rôle de ce courant dans cette évolution. L’on ne pourra qu’imparfaitement répondre à cette question, tant les arcanes de la politique économique sont obscurs, parfois pour les décideurs eux-mêmes. Les propositions de la MMT sont tout d’abord reprises par Bernie Sanders, dont Stephanie Kelton était la conseillère économique pour la campagne de 2017, qui anime l’aile gauche du parti démocrate. Ainsi, les propositions se sont diffusées dans le débat économique américain.
Cependant, on peut tracer une tout autre généalogie intellectuelle du changement de politique économique aux États-Unis, à partir du courant soit néo-keynésien soit keynésien, et qui me semble plus réaliste. Les travaux de Paul Krugman sur la trappe à liquidité au Japon, de Lawrence Summers sur la stagnation séculaire, les travaux d’Olivier Blanchard sur le rôle des multiplicateurs (parmi bien d’autres) ont conduit à des évolutions au sein du FMI et de l’OCDE en un sens bien plus keynésien depuis plusieurs années. Ces évolutions sont indépendantes de la MMT qui présente des propositions moins empiriques que certains travaux cités. Ainsi, le tournant économique de Biden me semble bien plus imprégné de l’expérience pragmatique du réel qui d’un nouveau corpus théorique « alternatif ». Ce que l’on qualifie de pragmatisme est en fait surtout une approche empirique des mécanismes économiques, dans un contexte de taux d’intérêt bas qui donnent une capacité d’endettement nouvelle aux États.
Leçons européennes ?
Pour conclure, quelles sont les leçons européennes de la MMT (et du tournant keynésien de la politique américaine) ? L’utilisation expansionniste de la politique fiscale et le financement monétaire des déficits publics ne peuvent bien sûr qu’avoir lieu au niveau de la zone euro, car ce sont les banques centrales de l’Eurosystème qui ont le monopole d’émission de la monnaie. De ce fait, le problème n’est pas tant économique que politique. La diversité des situations économiques de la zone euro conduit à des besoins de relance différents. L’économie allemande est stimulée par une demande externe importante du fait notamment d’un taux de change interne favorable. La dette publique allemande est attendue autour de 65% dans les prochains trimestres. L’économie italienne connaît une croissance faible et une dette publique de 160%. Plus que le débat théorique, c’est la divergence économique et politique qui paralyse l’Europe. L’utilisation judicieuse de plans de relance européens peut permettre une re-convergence et une création d’emplois, mais cela est un tout autre sujet.
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