par Gilles Le Garrec
Six ans après le début de la Grande Récession, le bilan économique de la France reste bien morose : la croissance est atone, le nombre chômeurs s’établit à près de 3,5 millions en métropole et la dette publique s’approche de la barre des 100% du PIB (95,4 % au sens de Maastricht en 2014 selon l’OFCE). Au rang des satisfactions, on peut citer la capacité du système de protection sociale à atténuer l’augmentation des inégalités de revenu. L’indice de Gini[1] calculé sur la population active (âgée de 18 à 65 ans) montre ainsi qu’entre 2008 et 2011, l’augmentation des inégalités de revenu marchand a été de 2,9 points de pourcentage tandis que celle des inégalités de revenu disponible n’a été que de 1,8 point. Pour ce faire, les dépenses sociales ont augmenté de 0,8 point, les portant à 19 % du PIB hors branche Vieillesse[2]. Pourtant, l’une des peurs associées à la crise (sa durée, son ampleur) est celle que la France ne puisse plus continuer à garantir aux individus un aussi haut niveau de protection sociale. Cette peur est-elle justifiée ? Pas forcément.
En effet, partant du postulat qu’en démocratie, une politique ne peut être menée que si elle obtient le consentement majoritaire des citoyens, Meltzer et Richard (1981) suggèrent qu’un accroissement des inégalités conduit à une demande accrue de redistribution non pas parce que les individus ont une aversion pour les inégalités, mais plutôt parce ce qu’ils ne sont motivés que par leur propre intérêt. Ainsi, plus l’individu médian, en termes de revenu[3], est pauvre par rapport à la moyenne de la population, c’est-à-dire plus la distribution des revenus est inégalitaire, plus il aura intérêt à réclamer une forte redistribution du revenu. Selon cette approche, la crise économique, du fait du creusement des inégalités qu’elle engendre, doit se traduire par une augmentation des dépenses sociales. La redistribution n’est pas subie : bien au contraire, elle est soutenue par une majorité de citoyens. Attrayante par sa simplicité, cette explication souffre d’un défaut majeur : on ne retrouve pas dans les données la supposée corrélation positive entre inégalité de revenus et redistribution. Typiquement, le niveau d’inégalité mesuré par l’indice de Gini (avant taxes et transferts) est de 0,46 en France pour ce qui concerne la population active, contre 0,475 aux Etats-Unis, alors que le niveau des dépenses sociales n’y est que de 13% du PIB[4]. Plus généralement, et comme l’illustre le graphique 1, ladite corrélation se révèle nulle, voire négative (voir Perotti, 1996 pour une revue empirique). Pour comprendre les éventuelles fragilités du système de protection sociale français, on ne peut donc pas se contenter du cadre d’analyse proposé par Meltzer et Richard (1981).
L’inadéquation des faits observés à la théorie a engendré plusieurs pistes de recherche[5]. En particulier, le postulat selon lequel les individus ne sont mus que par leur propre intérêt a été remis en cause par un grand nombre d’expériences de laboratoire. Prenons, par exemple, le jeu de l’ultimatum. Dans ce jeu, deux sujets anonymes doivent se mettre d’accord sur le partage d’une somme d’argent. Le premier participant doit proposer un partage. Le second peut alors soit accepter soit refuser l’offre. S’il accepte, le partage se fait, sinon personne n’obtient rien. En théorie, le premier joueur doit donc toujours offrir au second joueur aussi peu que possible sachant que ce dernier acceptera toute offre strictement positive. Contrairement à cette prédiction, les résultats de l’expérience montrent qu’un grand nombre d’individus proposent 50 % de la somme au second joueur, pour une offre moyenne de l’ordre de 40 %. De plus, toute offre inférieure à 25 % de la somme a une forte chance d’être rejetée. Ces résultats mettent en évidence des comportements caractérisés par un sens de la justice distributive. Interrogé en dehors du laboratoire sur les raisons pour lesquelles quelqu’un serait favorable à la redistribution, ce motif ressort particulièrement. Ainsi, les données d’enquête soulignent que les individus tendent à soutenir d’autant plus de redistribution qu’ils pensent que la pauvreté est causée par des facteurs dont les individus ne sont pas responsables (voir Fong, 2001). Dans la lignée de ces résultats, la croyance selon laquelle la chance plutôt que l’effort détermine le revenu s’avère avoir une capacité prédictive des montants nationalement redistribués plus forte que les inégalités de revenus.
Ainsi, afin de déterminer par quel canal le souci des autres permet d’expliquer les différences de redistributions observées entre les démocraties, la littérature théorique s’est intéressée à la formation des croyances. Dans l’approche de Alesina et Angeletos (2005), les préférences des individus associent intérêt personnel et demande d’équité. Plus précisément, l’équité y est définie selon le principe chacun doit recevoir ce qu’il mérite. Sachant que les revenus dépendent à la fois de la chance et des efforts consentis, ils montrent que les différences entre les pays des montants redistribués résultent de croyances différentes et auto-réalisatrices. S’attendant à peu de redistribution, les Américains vont investir d’autant plus dans leur capital humain et engendrer ainsi les conditions pour une faible redistribution puisque la chance est réduite dans la détermination des revenus. A l’inverse, les Européens, en s’attendant à une forte redistribution, investissent moins dans leur capital humain. La chance est donc plus importante dans la détermination des revenus ; les individus vont donc soutenir une forte redistribution selon le principe d’équité. Par ailleurs, en supposant que Américains et Européens partagent les mêmes préférences, Alesina et Angeletos mettent en évidence un résultat important : le modèle américain avec peu de redistribution serait préféré par une majorité de citoyens au modèle européen parce qu’il engendre moins de distorsion et se traduit donc par un revenu global plus élevé. Cependant, cela ne veut pas dire que les plus pauvres ne préfèrent pas le modèle avec forte redistribution. A l’encontre de ce résultat basé sur l’hypothèse que les Américains et les Européens ont des préférences identiques, Corneo (2001) a montré que les Allemands de l’Ouest incorporaient dans leurs préférences des motivations collectives alors que les Américains n’étaient motivés que par leur propre intérêt. L’intensité de la motivation collective serait donc déterminée culturellement. Dans cette optique, dans le prolongement de l’approche proposée par Alesina et Angeletos (2005), Le Garrec (2014) propose un mécanisme de transmission culturelle de l’intensité de la demande d’équité. En conformité avec le processus de socialisation, l’observation durant l’enfance de l’incapacité de la génération précédente à mettre en place une politique redistributive juste va réduire le coût moral à ne pas soutenir soi-même une politique juste plus tard. Lorsque les individus sont socialisés dans un environnement caractéristique d’une politique redistributive juste, la demande d’équité reste forte dans les préférences : un système avec forte redistribution (par exemple, de type français) est pérenne et se perpétue de générations en générations. A l’inverse, si les individus sont socialisés dans un environnement où les choix redistributifs apparaissent éloignés de toute justice distributive, l’internalisation de la norme « la réussite individuelle prime » réduit le poids de l’impératif moral dans les préférences. Dans ce cas, un système avec faible redistribution (comme aux Etats-Unis) est également pérenne. Dans Le Garrec (2014), le choix d’un système va donc dépendre des histoires respectives des nations[6].
Au regard des extensions apportées au modèle canonique de Meltzer et Richard (1981), extensions basées sur la demande d’équité observée au niveau individuel, peut-on comprendre les craintes adressées quant à l’avenir du modèle de protection sociale français, c’est-à-dire d’un modèle caractérisé par une forte redistribution ? Notons d’abord que dans les extensions, puisque les individus restent en partie motivés par leur propre intérêt, l’effet Meltzer-Richard continue à exister. Une augmentation des inégalités tend ainsi à accroître le niveau de redistribution et celui-ci reçoit un soutien majoritaire aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Toutefois, dans la perspective d’Alesina et Angeletos, la force de la crise économique pourrait fragiliser le modèle français si elle amène les individus à croire qu’il ne peut plus être financé. Dans ce cas, la croyance pourrait devenir auto-réalisatrice et finir par provoquer une forte diminution de la générosité du système de protection sociale, pour tendre vers un système à l’américaine. Cette interprétation du modèle d’Alesina et Angeletos (2005) est d’autant plus crédible que le modèle américain avec peu de redistribution y apparaît préféré par une majorité d’Européens. La crise pourrait alors agir en révélateur pour changer les croyances. Cette perspective, cependant, n’est pas présente dans Le Garrec (2014), et pour cause les préférences co-évoluent avec le système de protection sociale. Un Français préféra (en moyenne) une forte redistribution parce que ses préférences traduisent une forte demande d’équité. De ce point de vue, le modèle avec forte redistribution, comme celui avec faible redistribution, apparaît très pérenne. Néanmoins, la pérennité du modèle avec forte redistribution nécessite dans Le Garrec (2014) un consensus minimal au sein de la société sur les causes de l’injustice afin de garantir une norme morale suffisamment forte. Or, la crise économique en Europe se caractérise justement par un fort désaccord sur ses origines : endettement excessif des ménages ou du gouvernement, austérité fiscale, conservatisme monétaire, divergence des compétitivités avec une monnaie unique, manque de solidarité entre nations, etc … Dans cette optique, la crise pourrait mettre en péril le modèle français par un affaiblissement de la norme morale. Au final, contrairement à l’approche de Meltzer et Richard (1981), les approches d’Alesina et Angeletos (2005) et de Le Garrec (2014), en approfondissant les motivations des individus, offrent des clés de compréhension, différentes et complémentaires, pour appréhender les éventuels périls que pourrait subir le système de protection social français à la suite de la crise économique.
Références
Acemoglu D., Naidu S., Restrepo P. and Robinson J. (2013), Democracy, redistribution and inequality, NBER WP 19746.
Alesina A. and Glaeser E. (2004), Fighting poverty in the US and Europe: A world of difference, Oxford University Press.
Alesina A. and Angeletos G.-M. (2005), Fairness and redistribution: US versus Europe, American Economic Review, 95(4), pp. 960-980.
Corneo G. (2001), Inequality and the State: Comparing US and German preferences, Annals of Economics and Statistics, 63/64, pp. 283-296.
Fong C. (2001), Social preferences, self-interest, and the demand for redistribution, Journal of Public Economics, 82(2), pp. 225-246.
Le Garrec (2014), Fairness, socialization and the cultural demand for redistribution, OFCE WP 2014-20.
Meltzer A. and Richard S. (1981), A rational theory of the size of government, Journal of Political Economy, 89(5), pp 914-927.
Perotti R. (1996), Growth, income distribution and democracy: what the data say, Journal of Economic Growth, 1(2), pp. 149-187.
[1] L’indice de Gini est basé sur la comparaison entre les proportions de population et le cumul de leurs revenus. Une valeur de 0 correspond à une égalité parfaite, une valeur de 1 à une inégalité complète.
[2] La logique du système de retraite n’étant pas une réduction des inégalités de revenus mais la provision d’un salaire différé sur la base de ce qui a été cotisé, il est préférable d’enlever ces dépenses pour évaluer à son juste niveau la capacité des dépenses sociales à réduire ces inégalités.
[3] 50% des individus ont un revenu supérieur à celui de cet individu, 50% ont un revenu inférieur.
[4] Les dépenses sociales (ainsi que les taxes) sont en outre moins progressives aux Etats-Unis qu’en France. Ainsi, une dépense sociale de 1 % de PIB permet une réduction de l’indice de Gini de 1,74 %en France contre 1,46 % aux Etats-Unis.
[5] Voir Alesina et Glaeser (2004), Acemoglu et al. (2013) pour un panorama des différentes extensions apportées au modèle canonique.
[6] L’analyse des faits historiques permettant d’expliquer la convergence vers un type de modèle de protection sociale plutôt qu’un autre dépasse le cadre de cette note. Pour cela, on pourra se référer à l’ouvrage d’Alesina et Glaeser (2004).