par Jean-Paul Pollin (Université d’Orléans) et Jean-Luc Gaffard
Cette fois la démonstration est faite et elle est irréfutable : la réaction des « autorités » françaises au projet de réforme structurelle du secteur bancaire en Europe prouve que leur loi dite de « séparation des activités bancaires » n’était qu’un faux semblant ou une mystification visant à contrer par avance les initiatives de la Commission européenne en ce domaine (voir le Blog de l’OFCE). Par la même occasion il s’agissait de renier en douceur le discours du Bourget dont le passage le plus marquant était la dénonciation de la finance comme l’ « ennemi invisible », suivie de la promesse d’une mise à distance de la banque commerciale par rapport à la banque de marché (la banque de financement et d’investissement, BFI). A l’époque, cette déclaration avait été très bien reçue. Parce que les excentricités en tous genres de la finance dérégulée étaient tenues, à juste titre, pour responsables de la « Grande Récession », et parce qu’on jugeait nécessaire d’empêcher que les jeux prédateurs et déstabilisants des marchés financiers ne reviennent polluer les activités traditionnelles de crédit et de gestion des moyens de paiements, dont l’incidence sur l’économie est importante et durable.
Mais ces ambitions ont été enterrées quelques mois plus tard par une loi qui ne sépare à peu près rien, comme les banquiers eux-mêmes en ont convenu : la quasi-totalité des activités de marché restent donc étroitement liées aux opérations de banque commerciale qui servent à les conforter. Durant la discussion de cette loi, un des arguments invoqués pour la défense de sa frilosité consistait à dire qu’il ne fallait pas mettre notre système bancaire en désavantage comparatif par rapport aux établissements anglo-saxons. Des députés, notamment Madame Karine Berger, rapporteure de la loi, faisaient semblant de croire que le gouvernement anglais n’oserait jamais, afin de préserver la City, mettre en application les recommandations du rapport Vickers, qui préconisait un découpage rigoureux des activités. Il est donc assez curieux d’observer qu’aujourd’hui le Royaume-Uni a effectivement légiféré dans le sens préconisé, résistant à la pression des lobbys financiers ; tandis que le gouvernement français, non seulement a capitulé devant « l’ennemi invisible », mais bataille maintenant contre un projet moins strict que celui adopté outre-Manche.
C’est ainsi que le Ministre de l’Economie a fait part de son courroux (cf. Le Monde 30 janvier 2014 et Le Monde du 5 février 2014) au Commissaire européen Michel Barnier, dont le tort est de proposer un texte qui entend suivre les conclusions du rapport Liikanen ainsi que les recommandations d’un rapport du Parlement européen voté en juillet dernier à une large majorité. Or ce texte n’a rien de bouleversant : il se borne à interdire le trading pour compte propre (de façon directe ou indirectement par le biais d’exposition à des entités le pratiquant) et à imposer une séparation des activités de marchés (à l’exception notamment des transactions sur titres publics) aux établissements pour lesquels ces activités atteignent une certaine taille en valeur absolue et/ou relative (en pourcentage du bilan). Ce qui ne devrait toucher qu’une trentaine de banques européennes dont, il est vrai, les quatre plus grands groupes français. En définitive, la France est devenue un des adversaires les plus résolus d’une réforme qui faisait l’objet, il y a moins de deux ans, d’une des principales promesses de campagne du Président élu.
Tout aussi choquante est l’intervention incongrue du Gouverneur de la Banque de France, Monsieur Noyer, qui s’est cru autorisé à traiter d’irresponsable le projet de Monsieur Barnier et à affirmer qu’il était contraire aux intérêts de l’économie européenne. Il est en effet assez inconvenant de taxer d’irresponsabilité le Commissaire européen qui a fait preuve dans ce dossier de beaucoup de prudence. Indirectement ce reproche s’adresse aussi au Groupe de travail présidé par le Gouverneur de la Banque de Finlande et composé de personnalités (dont Monsieur Louis Gallois) dont on dira, par égard à Monsieur Noyer, qu’elles ne sont pas moins compétentes ni moins au fait des intérêts européens que lui-même. Leur rapport est en réalité aussi sérieux dans ses analyses que pondéré dans ses conclusions. C’est même l’exemple d’un travail bien documenté, argumenté et non partisan, dont l’administration, et en particulier celle de la Banque de France, pourrait s’inspirer. Or le projet de Monsieur Barnier reprend largement les propositions de ce rapport, en laissant même des marges d’appréciation plus importantes au superviseur sur l’opportunité de la séparation des principales activités de marché, à l’exception du trading pour compte propre. Ce qui ne devrait pas déplaire à Monsieur Noyer.
Il est par ailleurs infondé de prétendre que le projet Barnier pourrait affecter négativement le financement des économies européennes et leur porter tort. Personne ne peut sérieusement croire que ce financement ne peut être effectué de façon efficiente que par des banques universelles. D’autant que l’on s’est complu ces derniers temps à rappeler l’importance du crédit bancaire dans les économies d’Europe continentale. En fait, ce qui inquiète Monsieur Noyer (comme d’ailleurs Monsieur Mestrallet, Président de Paris Europlace), c’est l’avenir des opérations de marché, et plus précisément la place que les banques françaises pourront y prendre. Mais le principe de séparation n’implique évidemment pas la disparition des banques de financement et d’investissement. Ce qu’il faut expliquer c’est donc pourquoi, selon lui, la BFI, pour être compétitive ne doit pas être séparée de la banque commerciale, y compris par filialisation :
- – Est-ce parce que cela permet de réaliser d’éventuelles économies d’envergure ? L’existence de synergies entre des activités de natures différentes n’est pas avérée, mais en admettant qu’elle le soit , la filialisation devrait les préserver. Par exemple, les informations utiles aussi bien au financement de marché qu’au financement par crédit bancaire d’une entreprise peuvent circuler aisément entre les entités séparées d’un groupe bancaire. Plus généralement, pour commercialiser un ensemble de services jugés complémentaires par la clientèle, il n’est pas besoin de les produire dans une même entité.
- – Est-ce parce que l’existence de subventions croisées entre activités aide à constituer un modèle plus rentable ou plus solide ? Mais alors cela signifie que la force de la banque universelle réside dans la violation des règles de concurrence. Ce qui est naturellement inacceptable et il faut rappeler que l’efficience ne se définit pas par le prix moins élevé de tel ou tel produit ou service mais par le « juste prix » de chacun d’entre eux. Le subventionnement d’opérations de marché par la banque commerciale peut se traduire par une prise de risque excessive, l’inverse tout autant. En ce sens, si la séparation engendre une différenciation des ratings, entre les entités du groupe, ceci devrait profiter à la banque commerciale et donc au coût du crédit. En revanche, il se peut que cela renchérisse le coût des opérations de marché et donc réduise le niveau des transactions. Mais est- il raisonnable de manipuler les prix relatifs des services financiers pour stimuler l’activité sur les places financières européennes ?
- – Est-ce parce que la possibilité de transférer des liquidités ou des fonds propres entre activités permet aussi de rendre la banque plus stable et de réduire ses coûts de fonctionnement ? Mais cet effet rejoint en partie ce qui vient d’être dit sur la concurrence et l’efficience puisqu’il suppose que les prix de transfert soient différents des prix de marché. Surtout il est susceptible de mettre en danger la banque commerciale lorsque des pertes ou des situations d’illiquidité surviennent sur les marchés. La protection des activités de crédit et de gestion des moyens de paiement ne serait plus alors garantie. La diminution des fonds propres de la banque commerciale pourrait contraindre la distribution du crédit ; l’investissement des dépôts dans des opérations de marché pourrait les soumettre à des risques excessifs.
- – Est-ce enfin parce que la constitution de banques « trop grandes pour faire faillite » et/ou « trop interconnectées pour faire l’objet d’une résolution ordonnée » mettrait à l’abri des champions nationaux ? Mais on aboutirait alors à pérenniser la subvention implicite dont bénéficient ces établissements. Ce qui poserait à nouveau un problème de distorsion de concurrence, inciterait au développement de ces établissements, donc à la concentration du secteur, et continuerait à faire peser un danger sur les finances publiques. Quant à l’enchevêtrement des activités, il interdirait la mise en place d’un mécanisme de résolution crédible. En ce sens la séparation des activités est bien un complément indispensable aux dispositions envisagées dans le cadre de l’Union bancaire européenne.
Il importe vraiment que des réponses précises et cohérentes soient apportées à ce type de question, faute de quoi les protestations françaises resteront inefficaces parce qu’elles apparaîtront fondées sur la seule défense des intérêts des lobbys financiers nationaux. On pensera qu’il s’agit de leur sacrifier l’efficience et la stabilité des systèmes financiers ; ce qui ne va pas dans le sens des intérêts des économies européennes.
De fait, les nombreux arguments, d’origines très diverses (y compris de la part du Secrétariat de l’OCDE dès 2009), en faveur de la séparation, n’ont jamais été réfutées de façon convaincante. Sans y revenir dans le détail (cf. Note de l’OFCE n°36/novembre 2013), il en ressort que cette séparation est la meilleure, sinon la seule, solution aux problèmes à résoudre : la volonté de protéger les activités de banque commerciale qui ont un caractère de service public, d’éviter les distorsions de concurrence, de maîtriser le risque systémique, d’assurer une gouvernance, une gestion et une transparence efficiente des groupes bancaires de grande taille, de garantir leur possible « résolution » ordonnée. Ce qui correspond globalement à la liste explicite des objectifs du projet Barnier.
Dans l’attente de ces explications, les propos du Ministre de l’Economie ainsi que du Gouverneur de la Banque de France ne font que renforcer les suspicions sur de possibles connivences dans notre pays entre une partie de la haute administration des Finances et le secteur bancaire. Par la même occasion elle prouve à quel point l’argument, souvent entendu en France, selon lequel il convient de privilégier la supervision plutôt que la régulation, est plein d’arrière-pensées et vide de toute crédibilité. Car même si la supervision des grandes banques doit être désormais confiée à la Banque centrale européenne, il est bien évident qu’une partie du travail restera effectué à l’échelon national. Et après les déclarations du Gouverneur de La Banque de France, qui est en même temps Président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution française, qui pourra sérieusement croire que la supervision de nos établissements sera assurée avec la rigueur et l’indépendance nécessaires ?