par Xavier Ragot
Le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg[1] est une injonction à tenir compte des vérités scientifiques de l’économie dans le débat public, face aux interventions cachant des intérêts privés ou idéologiques. Le livre contient des développements intéressants, décrivant les résultats de travaux empiriques utilisant des expériences naturelles pour évaluer des politiques économiques dans le domaine éducatif, de la politique fiscale, de la réduction du temps de travail, etc.
Cependant, le livre est caricatural et probablement contre-productif tant les affirmations sont à la frontière du raisonnable. Au-delà du débat sur les 35 heures ou sur le CICE, c’est le statut du savoir économique dans le débat public qui est en jeu.
1) L’économie est-elle devenue une science expérimentale comme la médecine et la biologie ?
Le cœur du livre est l’affirmation que la science économique produit des savoirs de même niveau scientifique que la médecine, pour traiter les maux sociaux. Je ne pense pas que cela soit vrai et l’on peut simplement citer le Prix Nobel d’économie 2015, Angus Deaton :
« Je soutiens que les expériences n’ont pas de capacités spéciales à produire un savoir plus crédible que d’autres méthodes, et que les expériences réalisées sont souvent sujettes à des problèmes pratiques qui sapent leur prétention à une supériorité statistique ou épistémologique » (Deaton 2010, je traduis).
La charge est sévère et il ne s’agit pas de nier l’apport des expériences en économie mais de comprendre leurs limites et reconnaître qu’il y a bien d’autres approches en économie (les expériences naturelles ou contrôlées ne concernent qu’un petit pourcentage des travaux empiriques en économie).
Quelles sont les limites des expériences ? Les expériences naturelles permettent seulement de mesurer les effets moyens de premier ordre sans mesurer les effets secondaires (que l’on appelle les effets d’équilibre général) qui peuvent changer considérablement les résultats. Un exemple connu : les travaux du Prix Nobel Heckman (1998) en économie de l’éducation, qui montrent que ces effets d’équilibre général changent considérablement les résultats des expériences, au moins dans certains cas.
Par ailleurs, les expériences ne permettent pas de prendre en compte l’hétérogénéité des effets sur les populations, de bien mesurer les intervalles de confiance, etc. Je laisse ici ces discussions techniques développées dans l’article de Deaton. On peut aussi noter que le pouvoir de généralisation des expériences naturelles est souvent faible, ces expériences étant par construction non reproductibles.
Donnons un exemple : Cahuc et Zylberberg utilisent l’étude de Mathieu Chemin et Etienne Wasmer (2009) sur la comparaison de l’effet de la réduction du temps de travail entre l’Alsace et la France entière pour identifier l’effet sur l’emploi d’une réduction additionnelle de 20 minutes du temps de travail. Ce travail ne trouve pas d’effets d’une réduction additionnelle de 20 minutes du temps de travail sur l’emploi. Peut-on en conclure que le passage à 35 heures, soit une réduction dix fois supérieure du temps de travail, n’a pas d’effets sur l’emploi ? Peut-il y avoir des effets d’interaction entre les baisses de cotisations et la réduction du temps de travail ? Je ne crois pas que l’on puisse affirmer que la seule réduction du temps de travail crée de l’emploi, mais cela me semble difficile d’affirmer scientifiquement que le passage aux 35 heures n’a pas créé d’emplois sur la base des études citées (les auteurs mobilisent aussi l’exemple du Québec où la réduction a été bien plus importante).
L’économiste utilise les données d’une manière bien plus diverse que ce que présentent Cahuc et Zylberberg. Le livre ne parle pas des expériences de laboratoire réalisées en économie (voir Levitt et List, 2007). Ensuite, le rapport de l’économie aux données est en train de changer avec le vaste accès aux données que permet la diffusion du numérique (le big data pour aller vite). Les techniques économétriques feront probablement une utilisation plus intense de l’économétrie structurelle. Dans un travail récent (Challe et al., 2016), nous développons, par exemple, un cadre permettant d’utiliser à la fois des données microéconomiques et macroéconomiques pour mesurer les effets de la grande récession aux Etats-Unis. Enfin, on assiste à un retour de l’histoire économique et des séries longues. Les travaux de Thomas Piketty en sont un exemple, à juste titre remarqué. D’autres travaux, sur l’instabilité financière (notamment ceux de Moritz Schularik et Alan M. Taylor) retrouvent aussi le temps long pour produire de l’intelligibilité. Bref, le rapport aux données en économie mobilise plusieurs méthodes qui peuvent donner des résultats contradictoires.
Ce n’est pas un détail, l’approche scientiste du livre est réductrice. Le livre de Cahuc et Zylberberg affirme une foi dans le savoir issue des expériences naturelles qui ne me semble pas faire consensus en économie.
2) Comment passer à côté des questions importantes
Un aspect du livre montre concrètement le problème de l’approche. Les auteurs sont très sévères envers le CICE (la baisse des cotisations sociales employeurs décidée par le gouvernement jusqu’à 2,5 fois le SMIC) avec comme argument principal qu’il est connu que la baisse des cotisations au voisinage du SMIC a des effets bien plus grands sur l’emploi que pour des niveaux plus hauts de salaire. Ce dernier point est vrai mais les auteurs passent à côté du problème. Quel est-il ?
Les premières années d’existence de l’euro ont vu des divergences inédites du coût du travail et d’inflation entre les pays européens. L’histoire européenne, jusque dans les années 1990, gérait ces divergences par des dévaluations/réévaluations qui ne sont plus possibles du fait de la monnaie unique. La question que les économistes se posent en regardant cette situation est de savoir si la zone euro peut survivre à de tels désajustements (voir les positions récentes de Stiglitz sur le sujet). La discussion s’est portée sur la mise en place de dévaluation interne dans les pays européens surévalués et de hausse de salaires dans les pays sous-évalués. Pour ce faire, l’Allemagne a mis en place un salaire minimum, des pays ont baissé les salaires des fonctionnaires, d’autres ont baissé leurs cotisations (en France, le CICE) sachant que d’autres outils fiscaux sont possibles (voir Emmanuel Farhi, Gita Gopinath et Oleg Itskhoki, 2013). La question cruciale est donc la suivante : 1) Faut-il faire une dévaluation interne en France et de combien ? 2) Si nécessaire, comment faire une dévaluation interne non récessionniste et qui n’augmente pas les inégalités ?
On voit bien le problème si l’on répond à ces questions par l’effet des baisses de cotisations au voisinage du SMIC. Cela montre le danger de ne reposer que sur les seuls résultats mesurables par les expériences : on passe à côté de questions essentielles que l’on ne peut trancher par cette méthode.
3) Le problème du « keynésianisme »
Les auteurs affirment que le keynésianisme est porteur d’un terreau négationniste tout en affirmant dans le livre que les recettes de Keynes fonctionnent parfois mais pas tout le temps, ce avec quoi tous les économistes seront d’accord. Sans nuances, ces propos sont problématiques. En effet, on assiste dans les années récentes (après la crise des subprimes de 2008) à un retour des visions keynésiennes, qui se voit dans les publications les plus récentes. J’irai jusqu’à dire que nous vivons un moment keynésien avec une grande instabilité financière et de massifs déséquilibres macroéconomiques (Ragot, 2016).
Qu’est-ce donc que le keynésianisme ? (Ce n’est, bien sûr, pas l’irresponsabilité fiscale de toujours plus de dettes publiques) C’est l’affirmation que les mouvements de prix ne permettent pas toujours aux marchés de fonctionner normalement. Les prix évoluent lentement, les salaires sont rigides à la baisse, les taux d’intérêt nominaux ne peuvent être très négatifs, etc. De ce fait, il existe des externalités de demande qui justifient l’intervention publique pour stabiliser l’économie. Le débat français produit des concepts comme « le keynésianisme » ou le « libéralisme » qui n’ont pas de sens dans la science économique. C’est le rôle du scientifique d’éviter les faux débats, pas de les entretenir.
4) Faut-il n’écouter que les chercheurs publiant dans les meilleures revues ?
Le débat public est très différent, dans son but et dans sa forme, du débat scientifique. Cahuc et Zylberberg veulent importer dans le débat public la hiérarchie du débat académique. Cela ne peut pas fonctionner.
On aura toujours besoin d’économistes non-académiques pour discuter des sujets économiques. L’actualité économique suscite des questions auxquelles les académiques n’ont pas de réponse consensuelle. La presse économique est remplie d’avis d’économistes de banques, de marché, d’institutions, de syndicats qui ont des points de vue légitimes tout en étant non-académiques. Des journaux présentent leur point de vue comme Alternatives Economiques, cité par Cahuc et Zylberberg, mais aussi le Financial Times qui mélange aussi les genres. Des économistes avec de faibles références strictement académiques sont légitimes dans ce débat, même s’ils ont des avis différents d’autres chercheurs avec des listes de publication plus fournies.
Ces contradictions sont vécues concrètement à l’OFCE qui a pour mission de contribuer au débat public avec la rigueur académique. C’est un exercice très difficile, il demande une connaissance des données, du cadre juridique, de la littérature académique produite par les institutions, comme le Trésor, l’OCDE, le FMI, la Commission européenne. La connaissance de la littérature économique est nécessaire mais est loin d’être suffisante pour des contributions utiles au débat public.
Un exemple de la volonté des économistes de contribuer au débat public est celui des différentes pétitions autour de la loi El Khomry. Les pétitions ont largement débattu de l’effet des coûts de licenciement sur les embauches et la forme du contrat de travail, mais pas de l’inversion des normes (sujet impossible à évaluer rigoureusement à ma connaissance) qui est pourtant le cœur du débat entre le gouvernement et les syndicats ! Il n’est pas sûr que l’idée de consensus parmi les économistes soit sortie grandie de cet épisode.
5) Lorsque le consensus existe en économie, faut-il n’écouter que lui ?
Le consensus avant la crise des subprimes était que la financiarisation et la titrisation étaient des facteurs de stabilisation économique, du fait de la répartition des risques, etc. Des études microéconomiques pouvaient confirmer ces intuitions car elles ne captaient pas la source réelle de l’instabilité financière, qui était la corrélation des risques dans les portefeuilles des investisseurs. Ce consensus était faux, nous le savons maintenant. Certes des économistes hors du consensus, comme Roubini ou Aglietta, et certains journalistes économistes comme ceux de The Economist, ont alerté des effets déstabilisateurs de la finance, mais ils étaient hors du consensus.
Le politique (et le débat public) est obligé de se demander : que se passe-t-il si le consensus se trompe ? Il doit gérer tous les risques, c’est sa responsabilité. Le point de vue consensuel des économistes est souvent faiblement informatif sur la diversité des points de vue et les risques encourus. La voix publique des économistes hors du consensus est nécessaire et utile. Par exemple, le Prix Nobel d’économie a été remis à Eugène Fama et Robert Schiller qui tous deux ont étudié l’économie financière. Le premier affirme que les marchés financiers sont efficients, le second que les marchés financiers génèrent une volatilité excessive. Des journaux portent des visions hors du consensus, comme Alternatives Economiques en France (au moins c’est dans le titre). Ces journaux sont utiles au débat public, précisément du fait de leur ouverture au débat.
Dans le domaine scientifique, la diversité des méthodes et la connaissance de méthodologie hors du consensus enrichissent le débat. Pour cette même raison, j’étais plutôt contre la création d’une nouvelle section d’économistes hétérodoxes, portée par l’AFEP, car je perçois le coût intellectuel de la segmentation du monde des économistes. Pour cette même raison, la promotion au statut de vérité du consensus des économistes (Cahuc, Zylberberg, p. 185), est gênante, car elle ne tient pas compte des contributions de travaux « minoritaires ».
6) « Le négationnisme économique » : radicalisation du discours
Les auteurs fustigent les critiques idéologiques de l’économie qui ne connaissent pas les résultats ou même la pratique des économistes. La science économique porte de forts enjeux politiques et elle est donc toujours attaquée quand des résultats dérangent. Certaines critiques abaissent le débat intellectuel au niveau d’injures personnelles. La défense de l’intégrité des économistes est bienvenue, mais elle demande une grande pédagogie et modestie pour expliquer ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas.
A la lecture du livre de Cahuc et Zylberberg, on a l’impression que les auteurs prennent les armes de leurs adversaires : on définit deux camps (la vraie science et les négationnistes), on laisse planer des doutes sur l’honnêteté intellectuelle des pseudo-scientifiques hors du consensus, on procède par amalgame, en mélangeant les intellectuels (Sartre) et les économistes académiques. Le titre même du livre procède d’une grande violence. Ce livre témoigne d’une pente dangereuse du débat intellectuel qui va à la fois vers une caricature du débat et une violence verbale. Tous les économistes intervenant dans le débat public se sont déjà fait insulter par des personnes en désaccord avec les résultats présentés, pour de pures raisons idéologiques. Il faut combattre l’insulte, mais pas en laissant penser que l’on peut échapper au débat du fait de son statut académique.
Le débat en Angleterre sur le Brexit a montré comment les économistes et les experts étaient rejetés du fait de leur arrogance perçue. Je ne suis pas sûr que la position scientiste du livre soit une solution à cette évolution du débat public. Pour reprendre Angus Deaton dans un entretien récent au journal Le monde :
« Croire que l’on a toutes les données, c’est manquer singulièrement d’humilité. … Il y a certes un consensus en économie, mais son périmètre est bien plus réduit que ne le pense les économistes ».
Références
Angus Deaton, 2010, « Instruments, Randomization, and Learning about Development », Journal of Economic Literature, 48, 424-455.
Edouard Challe, Julien Matheron, Xavier Ragot et Juan Rubio-Ramirez, « Precautionary Saving and Aggregate Demand », Quantitative Economics, forthcoming.
Matthieu Chemin et Etienne Wasmer, 2009 : « Using Alsace-Moselle Local Laws to Build a Difference-in Differences Estimation Strategy of the Employment Effects of the 35-hour Workweek Regulation in France », Journal of Labor Economics, vol. 27(4), 487-524.
Emmanuel Farhi, Gita Gopinath et Oleg Itskhoki, 2013, « Fiscal Devaluations« , Review of Economic Studies, 81 (2), 725-760.
James J. Heckman, Lance Lochner et Christopher Taber, 1998, « General-Equilibrium Treatment Effects: A Study of Tuition Policy », The American Economic Review, 381-386.
Steven D. Levitt et John A. List, 2007, « What Do Laboratory Experiments Measuring Social Preferences Reveal About the Real World ? », Journal of Economic Perspectives, Vol. 21, n° 2, 153-174.
Xavier Ragot, 2016, « Le retour de l’économie Keynésienne », Revue d’Economie Financière.
[1] Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser, Paris, Flammarion, 2016.
Outre un titre relativement douteux, cet ouvrage érige deux dogmes qui restent encore à démontrer : l’un qu’il n’y aurait qu’une pensée de valable en économie, l’autre que l’économie serait une science exacte.
Au fond, pour reprendre les mots de J. Giraudoux dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, l’économie est peut-être « la plus puissante école de l’imagination. Jamais poète n’a interprété plus librement la nature qu’un » économiste une statistique.
https://regardssurlemondecontemporain.wordpress.com/2016/09/22/les-economistes-ces-scientifiques-dun-genre-nouveau/
Merci pour cette revue critique – et plus généralement, pour ce blog agréable à consulter.
Pour être en train de lire ce livre je suis très surpris de la différence entre les passages où les auteurs font état des connaissances et résultats disponibles et les phrases suivantes où ils « exécutent » les hétérodoxes… Le rattachement me semble parfois bien artificiel comme rajouté à la va-vite. On sent aussi comme une forme d’amertume, comme si les deux auteurs n’étaient pas assez écoutés par les décideurs. A se demander si l’éditeur (qui publie par ailleurs des auteurs vilipendés par Cahuc et Zylberberg) n’a pas accepté un tel ouvrage en se disant que le « buzz » créé lui assurerait une couverture médiatique confortable, avec les ventes qui suivent.
Cette situation pourra servir « d’expérience naturelle » afin de savoir si la parution d’un brulot nuit ou non à l’autorité de ses auteurs.
Par ailleurs, et cette considération est un peu orthogonale à ce qui précède, mais dans un précédent billet vous parliez de la trajectoire de Narayana Kocherlakota (entre autres choses). Ce dernier évoquait que ce que l’on trouvait dans les manuels de macroéconomie ne reflétait pas l’état de l’art. Il me semble que vous partagiez ce point de vue aussi je voulais vous demander si à vos yeux il y avait quand même des ouvrages qui échappaient à cet écueil (en français ou en anglais) ?