par Aurélien Saussay
Un rapport mis en ligne le 7 avril par le Le Figaro évalue les gains que l’on pourrait attendre de l’exploitation du gaz de schiste en France : ce document y voit une chance de relance pour l’économie française, ainsi qu’une opportunité de réduire la facture énergétique de la France en substituant une production domestique à nos importations gazières. Les impacts macroéconomiques estimés seraient très importants : dans le scénario « probable », plus de 200 000 emplois seraient ainsi créés, pour 1,7 point de PIB additionnel en moyenne sur une période de 30 ans.
La magnitude de ces chiffres découle directement des hypothèses retenues, en particulier géologiques. Le coût de production et les volumes qui peuvent être extraits d’un gisement de gaz de schiste dépendent de ses caractéristiques physiques (profondeur, perméabilité et ductilité de la roche, etc.). Or, sans procéder à un forage par fracturation expérimental, il est très difficile d’estimer à l’avance l’ensemble de ces paramètres, et donc le coût de production final.
Il est pourtant possible d’observer la distribution de ces paramètres sur le seul territoire qui pratique de manière extensive l’exploitation des gaz de schiste : les Etats-Unis. En examinant les données de production accumulées depuis plus de dix ans au sein des gisements américains, une distribution de coûts de production réalistes peut être modélisée. C’est la démarche adoptée pour développer le modèle SHERPA, décrit dans un document de travail de l’OFCE publié ce jour, Can the U.S. shale revolution be duplicated in Europe?
Depuis le début de l’exploitation des gaz de schiste au début des années 2000, plus de 60 gisements ont été explorés aux Etats-Unis. Mais seuls 30 ont pu être mis en production commercialement, et six d’entre eux représentent plus de 90% de la production américaine totale de gaz de schiste. Si l’on considère des hypothèses géologiques correspondant à la médiane de ces six meilleurs gisements, la VAN de la ressource gazière française ressort alors à 15 milliards d’euros – soit 15 fois inférieure aux 224 milliards d’euros estimés dans le rapport sus-cité. Pour parvenir à ce dernier chiffre, il faut faire l’hypothèse que les coûts de forage et de complétion des puits seront similaires en France et aux Etats-Unis, et surtout que les gisements français sont tous comparables au meilleur champ américain, le Haynesville – dont les caractéristiques sont exceptionnelles : la production moyenne de gaz par puits y est près de quatre fois supérieure à la moyenne des cinq autres principaux gisements. S’il est bien entendu impossible d’exclure a priori cette dernière hypothèse, elle reste toutefois très peu probable.
Cette incertitude souligne la nécessité de pratiquer des forages expérimentaux afin de se prémunir contre des scénarios trop optimistes. Le cas de la Pologne est instructif : les projections de l’Agence d’information sur l’énergie américaine (EIA) promettaient de très larges réserves de gaz de schiste à ce pays très dépendant des importations de gaz russes. Le gouvernement, soucieux de renforcer son indépendance énergétique, avait donc souhaité favoriser au plus vite la production domestique, offrant jusqu’au tiers de son territoire en concession d’exploitation. Les premiers forages furent décevants : il s’est avéré que les roches du gisement polonais contenaient trop d’argile, ce qui les rendait trop ductiles et empêchait la bonne fracturation de la roche – étape indispensable à l’exploitation du gaz de schiste, quelle que soit la technologie retenue. Après expérimentation, les importantes réserves polonaises, annoncées comme étant les premières d’Europe, se sont révélées inexploitables.
Ce type d’évaluation doit toutefois être réalisé dans un cadre public et transparent. Les prospecteurs professionnels, dont l’activité principale est d’estimer la réalité géologique d’un gisement d’hydrocarbures annoncé sur le papier, ont en effet intérêt à surestimer les évaluations réalisées avant forage pour vendre leur service. Un exemple étranger permet à nouveau de mesurer l’étendue du problème : en mai 2014, l’EIA a annoncé qu’elle réduisait de 96% son estimation du volume de pétrole de schiste exploitable dans le gisement américain du Monterey, considéré jusqu’alors comme l’un des plus prometteurs. Après examen, il est apparu que la première estimation, réalisée deux ans plus tôt, était entièrement fondée sur les calculs de prospecteurs privés indépendants, sans intervention du service fédéral de l’US Geological Survey.
Afin d’obtenir une évaluation réaliste de la ressource de gaz de schiste française, il est donc nécessaire de procéder à des forages expérimentaux effectués par un organisme public, dont les résultats et la méthodologie seraient totalement transparents. Seule une telle démarche pourra éviter à l’avenir des scénarios excessivement optimistes et garantir l’objectivité des évaluations.