Dans le préambule du traité instituant la Communauté économique européenne, les chefs d’Etat et de gouvernement se déclarent « décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leur pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe ». L’article 117 rajoute que « les États membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès ». Soixante ans après le Traité de Rome, qu’en est-il des inégalités économiques et sociales en Europe ? Comment ont-elles évolué durant la crise, entre les pays de l’Union et au sein des pays ?
Selon Eurostat, la grande récession a fait croître, un peu, les inégalités au sein des Etats-membres de l’UE. Le coefficient de Gini calculé à partir du niveau de vie[1] est passé de 0,306 en 2007 à 0,31 en 2015 en moyenne dans les 28 pays membres de l’UE. Toutefois, une partie de la hausse est due à d’importantes ruptures de série en France et en Espagne en 2008. L’élément saillant est que les inégalités en Europe apparaissent nettement plus faibles que celles qui prévalent aux Etats-Unis : en effet, ce même Gini est estimé à 0,394 aux Etats-Unis en 2014 alors qu’il s’échelonne de 0,25 (République Tchèque) à 0,37 (Bulgarie) dans l’Union Européenne. Les Etats-Unis sont donc plus inégalitaires que n’importe quel pays dans l’UE et nettement plus inégalitaires que la moyenne européenne.
Toutefois, la présentation d’un Gini moyen dans l’Union Européenne peut être trompeuse (cf. Allègre, 2017, dans OFCE, L’économie européenne 2017, Repères, La Découverte). En effet, il ne tient compte que des inégalités à l’intérieur de chaque pays et non des inégalités entre pays. Or, ces dernières sont importantes. En comptabilité nationale, les revenus des ménages en standard de pouvoir d’achat de consommation par pays de l’UE s’échelonnent en 2013 de 37% de la moyenne européenne (Bulgarie) à 138% (Allemagne), soit un rapport de 1 à 4. Au niveau européen, Eurostat calcule une moyenne des inégalités nationales, ainsi que les inégalités inter-nationales. Par contre, Eurostat ne calcule pas les inégalités entre citoyens européens : qu’en est-il des inégalités si l’on élimine les barrières nationales et que l’on calcule au niveau européen les inégalités entre citoyens de la même façon qu’on calcule des inégalités au sein de chaque nation ? Il peut paraitre légitime de calculer ces inégalités entre citoyens européens – sans tenir compte des frontières nationales – dans la mesure où l’Union Européenne constitue une communauté politique avec ses propres institutions (Parlement, exécutif…).
La base de données EU-SILC qui fournit le revenu disponible équivalent (en parité de pouvoir d’achat) d’un échantillon représentatif de ménages dans chaque pays européen permet de faire ce calcul. Il en ressort que le niveau des inégalités globales en 2014 dans l’Union Européenne est équivalent à celui qui prévaut aux Etats-Unis (graphique). Quelle conclusion en tirer ? Si l’on voit le verre à moitié vide, on peut souligner que les inégalités européennes sont du même niveau que le pays développé le plus inégalitaire au monde. Si l’on voit le verre à moitié plein, on peut souligner que l’Union Européenne ne constitue pas une nation avec des transferts sociaux et fiscaux, qu’elle s’est élargie récemment à des pays beaucoup plus pauvres et que malgré tout, les inégalités n’y sont pas supérieures qu’aux Etats-Unis.
Sur le graphique, on observe également une légère baisse des inégalités globales dans l’Union Européenne entre 2007 et 2014. L’indice de Theil, un autre indicateur d’inégalité, permet de décomposer l’évolution des inégalités européennes entre ce qui provient de l’évolution des inégalités entre pays et ce qui provient de l’évolution au sein des pays. Entre 2007 et 2014, l’indice de Theil passe de 0.228 à 0,214 (-0.014). Les inégalités au sein du pays sont globalement stables (+0.001) tandis que les inégalités entre pays baissent (-0.015). Ces évolutions se rapprochent de celles observées par Lakner et Milanovic au niveau mondial (« Global Income Distribution: From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession ») : augmentation des inégalités au plan national et baisse des inégalités entre pays (notamment du fait du rattrapage de la Chine et de l’Inde).
Jusqu’ici, l’Union Européenne a fait de l’ouverture des frontières son principal instrument pour réduire les inégalités en Europe. Mais si l’ouverture des frontières peut aider au rattrapage des pays les moins aisés de l’Union (notamment la Bulgarie et la Pologne), elle peut aussi peser sur les inégalités au sein des pays (notamment en Espagne et au Danemark). Or, il n’existe jusqu’ici pas de politique sociale européenne. Ce domaine relève avant tout de la compétence des Etats. Malheureusement, l’ouverture des frontières exacerbe la concurrence sociale et fiscale plutôt qu’elle ne favorise l’harmonisation. Ainsi les taux marginaux supérieurs d’IRPP et d’IS ont largement chuté depuis le milieu des années 1990 tandis que le taux de TVA a augmenté (A. Bénassy-Quéré et al. : « Renforcer l’harmonisation fiscale en Europe »).
En France, le gouvernement s’est engagé à porter le taux d’IS de 33,3 à 28% d’ici 2020. Ceci fait suite à un mouvement de baisse de la fiscalité des entreprises et de hausse de celle des ménages. L’impact sur les inégalités a été jusqu’ici compensé par le fait que la hausse de la fiscalité s’est concentrée sur les ménages les plus aisés. Toutefois, deux candidats à l’élection présidentielle, MM. Fillon et Macron, prônent une baisse substantielle de l’imposition des revenus des capitaux (prélèvement libératoire, réduction de l’ISF au capital immobilier pour M. Macron, suppression de l’ISF pour M. Fillon) au nom de la compétitivité. Les dangers que la concurrence fiscale et sociale fait peser sur les inégalités pourraient alors prochainement commencer à se ressentir.
[1] Le coefficient de Gini est un indicateur d’inégalité variant de 0 à 1, 0 signifie l’égalité parfaite et 1 signifie une inégalité parfaite. Il est ici calculé à partir du niveau de vie, ou revenu disponible équivalent, c’est-à-dire d’un revenu ajusté tenant compte de la taille des ménages.
Pour en savoir plus : « The Elusive Revovery », IAGS 2017
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