Par Guillaume Allègre, @g_allegre
Pacte de responsabilité, CICE, allégements de cotisations : peut-on réduire l’évaluation de ce type de mesures au coût en euros de chaque emploi créé ? Si l’évaluation est évidemment importante, le chiffre final fait souvent l’objet d’une mauvaise interprétation ou d’une utilisation abusive dans le débat public, et ce par des personnes de parfaite bonne foi. Pour certains commentateurs, un coût par emploi créé très élevé, largement plus élevé que le coût réel moyen d’un emploi public (ou privé), est un gâchis d’argent public qui serait mieux utilisé ailleurs : en crèches, dans l’éducation ou la police nationale.
Ce type de raisonnement s’appuie sur une interprétation erronée des milliards en jeu. Pour le comprendre, faisons l’expérience de pensée suivante : prenons deux mesures fiscales, disons A et B, qui ont pour objet d’alléger le coût du travail afin de créer des emplois. La mesure A crée 200 000 emplois et coûte ex post (c’est-à-dire après prise en compte des emplois créés et interaction avec les autres dispositifs sociaux et fiscaux) 20 milliards et 1 euros à l’Etat et aux administrations publiques. Le coût par emploi créé est ainsi de 100 000 euros, ce qui paraît excessif. La mesure B crée 180 000 emplois et coûte ex post 20 milliards d‘euros, soit 111 111 euros, ce qui est encore moins bien. À première vue, il ne faut mettre en place ni la mesure A, ni la mesure B : le coût par emploi créé est bien trop important. Maintenant, supposons qu’il est également possible de mettre en place –A ou –B qui, inversement à A et B, augmentent le coût du travail (par un accroissement des cotisations) avec des effets symétriques sur l’emploi. Supposons aussi que les effets sur l’emploi et le coût soient additifs lorsqu’on met en place deux mesures en même temps. Alors il paraît évident qu’il faut mettre en place [A-B][1]: alléger le coût du travail par A et l’augmenter par –B permettrait de créer 20 000 emplois pour un coût de 1 euro, soit 0,00005 euro par emploi créé ! Le ratio de coût d’emploi créé entre la mesure A et la mesure [A-B] est de 1 sur 2 milliards (=100 000/0,00005) ! Un esprit distrait pourrait dire alors : il ne faut surtout pas mettre en place la mesure A…
Depuis Ricardo, on sait en économie que ce sont bien souvent les avantages relatifs qui comptent et non les avantages absolus : toute seule, A ne paraît pas une mesure intéressante, mais combinée à –B, elle s’avère très puissante, de même qu’au Poker, un 2 de cœur dans une main n’a pas la même valeur avec des Valets ou avec les 2 de pique, de trèfle et de carreau… Les mesures de politiques économiques ne peuvent donc être évaluées seules : il faut les évaluer dans leur interaction avec l’ensemble des instruments déjà mis en œuvre ou simplement disponibles.
Outre la non-prise en compte du bouclage macroéconomique ou du financement, une autre limite du raisonnement en termes de coût par emploi créé est qu’il ne prend pas toujours bien en compte les questions : qui paie la note et qui reçoit quoi ? Une dépense de l’Etat (en termes de crèches, d’éducation ou de police nationale) n’est pas équivalent à une dépense fiscale : si elles sont financées, la première réduit le revenu disponible des ménages alors que la seconde non (c’est un transfert entre ménages, entre entreprises, ou entre ménages et entreprises). Par conséquent, il est trompeur de comparer les deux types de dépenses seulement en termes d’emplois créés. En effet, les emplois créés ne sont qu’une conséquence indirecte d’une dépense fiscale (l’effet direct est le transfert de l’Etat vers les ménages et les entreprises) ; si elle est financée, comme dans [A–B], les emplois créés sont un effet de second ordre lié à une réponse comportementale différente à A et –B. Au contraire, l’augmentation structurelle des dépenses de l’Etat (et donc des prélèvements obligatoires) a pour effet premier d’augmenter la consommation de biens publics et de réduire la consommation de biens privés. Si on ne raisonne qu’en termes d’emplois, on risque de se retrouver avec le plein-emploi mais au sein d’une économie entièrement socialisée. Pour évaluer ce type de transferts, il faut rajouter des paramètres au-delà de la création d’emplois. Il faut notamment tenir compte du bien-être (quelle est l’utilité des crèches, des dépenses d’éducation et de police nationale par rapport aux dépenses privées ?) et des effets d’incitation (quel est l’effet de l’augmentation des prélèvements sur les incitations à répondre aux besoins économiques des consommateurs ?). Il est aussi nécessaire de réfléchir en termes d’incidence fiscale. [A–B] ne peut créer des emplois qu’en organisant des transferts au sein des ménages et/ou des entreprises. Les questions pertinentes sont donc : qui sont les gagnants et les perdants ex post (en tenant compte des emplois créés et de l’évolution des prix et des salaires) ? Ces transferts réduisent-ils ou augmentent-ils les inégalités ? Contreviennent-ils à l’équité horizontale (à faculté contributive égale, impôt égal) ? Sont-ils susceptibles de modifier la croissance à long-terme (via la structure de l’emploi, les effets substitution capital-travail etc.) ?
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[1] Par exemple, on peut financer une baisse ciblée des cotisations sociales patronales (A) par une hausse générale de ces cotisations (-B).