La Cour des comptes vient de présenter un rapport sur le marché du travail qui propose de mieux « cibler » les politiques. En ce qui concerne l’indemnisation du chômage elle met l’accent sur la non soutenabilité des dépenses et propose quelques mesures d’économies. Certaines sont habituelles et concernent le régime des intermittents du spectacle et l’indemnisation des intérimaires. Nous n’y reviendrons pas ici car le sujet est bien connu[1]. Mais la Cour propose aussi de réduire les prestations des chômeurs dont elle dit qu’elles sont (trop) généreuses dans le bas et le haut de l’échelle des salaires. En particulier elle propose de réduire le plafond de l’indemnisation et de mettre en place un système dégressif alors que certains cadres chômeurs peuvent bénéficier aujourd’hui de prestations dépassant 6 000 euros par mois. Il nous semble que les raisonnements qu’elle présente à l’appui de ces propositions sont doublement erronés.
En premier lieu le diagnostic de non soutenabilité du régime omet la prise en compte de la crise : si l’Unedic doit aujourd’hui faire face à une situation financière dégradée c’est avant tout du fait de la baisse de l’emploi et de la montée du chômage. Il est évidemment naturel qu’un régime de protection sociale dont la vocation est de soutenir le revenu des salariés dans les périodes de crise soit en déficit au creux de celle-ci. Chercher maintenant à rééquilibrer les finances de l’Unedic par une réduction des prestations reviendrait à renoncer à sa vocation de dispositif contra-cyclique. Cela serait injuste pour les chômeurs et économiquement aberrant puisque en réduisant les revenus dans une période de conjoncture dégradée on ne peut qu’aggraver la situation. Dans ces circonstances il est également facile de comprendre que les arguments d’incitation au travail sont de très faible valeur : c’est en haut de cycle, quand l’économie se rapproche du plein emploi qu’il est possible de se poser la question des incitations à la reprise d’emploi. En bas de cycle l’incitation à la recherche plus active d’un emploi modifie éventuellement la répartition du chômage, certainement pas son niveau.
Le déficit de l’assurance chômage reflète aujourd’hui simplement la situation du marché du travail. Un calcul approché permet de se rendre compte de ce que la générosité du système est tout à fait compatible avec l’équilibre financier en situation « normale ». Pour s’en convaincre il suffit de mesurer l’impact de la croissance économique, de l’emploi et du chômage sur le déficit du régime depuis 2009. En 2008, les finances de l’Unedic étaient excédentaires de près de 5 milliards d’euros[2] . Elles sont devenues déficitaires de 1,2 milliard en 2009 et 3 milliards en 2010 avant de se redresser un peu en 2011 avec un déficit de seulement 1,5 milliard, à nouveau passé à 2,7 milliards en 2012. Pour 2013, le déficit prévu devrait atteindre 5 milliards. Le tableau 1 retrace nos estimations de l’impact de la crise sur les recettes et les dépenses du régime depuis 2009. L’estimation des recettes perdues du fait de la crise repose sur l’hypothèse d’une hausse annuelle de la masse salariale de 3,5 % par an (qui se décompose en +2,9 % de hausse du salaire moyen et +0,6 % de l’emploi) si la crise n’était pas intervenue en 2008-2009. Du côté des dépenses l’estimation de la hausse des prestations liée à la crise repose sur l’hypothèse d’une stabilité du niveau du chômage « hors crise », les dépenses étant dans ce cas indexées sur l’évolution tendancielle du salaire moyen.
Les résultats de cette estimation montrent clairement que la crise est la seule responsable de l’apparition d’un déficit important de l’assurance chômage. Sans la hausse du chômage et la baisse de l’emploi, le régime serait resté structurellement excédentaire et la réforme de 2009, qui a permis l’indemnisation de chômeurs disposant de références de travail plus courtes (4 mois au lieu de 6 mois), n’aurait eu qu’un effet minime sur le résultat financier du régime. Il n’y a donc pas eu de dérapage d’un système parfaitement soutenable à long terme… à condition que l’on mène des politiques économiques contra-cycliques qui évitent un dérapage du chômage dont la soutenabilité est sans doute aujourd’hui bien plus préoccupante que celle des finances de l’Unedic[3].
Sur la base d’un diagnostic qui est donc très contestable, la Cour des comptes propose de réduire la générosité des prestations de chômage. Comme il est difficile de mettre en avant des propositions de coupe des plus faibles prestations, la Cour insiste plutôt sur les économies susceptibles d’être réalisées en limitant les très hautes indemnités de chômage qui en France peuvent dépasser 6 000 euros par mois pour les cadres de haut niveau dont les salaires vont jusqu’à 4 fois le plafond de la Sécurité sociale soit, en 2013, 12 344 euros bruts par mois. Mais en réalité il n’est même pas acquis, d’un point de vue strictement comptable, que cette mesure ait un effet favorable sur les finances de l’Unedic. En effet, les bénéficiaires de très hautes indemnités sont peu nombreux, car les cadres sont beaucoup moins souvent au chômage que les autres salariés. Par contre leurs salaires plus élevés supportent les mêmes taux de cotisations si bien qu’ils apportent une contribution nette positive au financement du régime. Un calcul approché, fondé sur la distribution des salaires et des indemnités reçues par les chômeurs indemnisés par l’Unedic, montre que les salariés qui gagnent plus de 5 000 euros bruts par mois reçoivent environ 7 % des indemnités de chômage et assurent près de 20 % des cotisations. A titre d’exemple nous avons simulé une réforme qui alignerait approximativement le régime d’assurance chômage français sur le régime allemand qui est nettement plus sévèrement plafonné que le régime français. Le plafond allemand étant de 5 500 euros bruts par mois (anciens Länder) contre 12 344 dans le système français. En retenant un plafond de 5 000 euros bruts par mois, l’indemnité nette française maximale serait de l’ordre de 2 800 euros. Avec cette hypothèse, les prestations reçues par les chômeurs excédant le plafond seraient réduites de près de 20 %, mais l’économie représenterait à peine plus de 1 % du total des prestations. Du côté des recettes, la baisse du plafond devrait entraîner une réduction de celles-ci de l’ordre de 5 %. L’existence d’un plafond élevé dans le système français d’assurance chômage permet en fait une redistribution verticale importante du fait des différences de taux de chômage. Paradoxalement le fait de réduire l’assurance pour les plus favorisés conduirait à diminuer cette redistribution et détériorerait l’équilibre financier du régime. Sur la base des hypothèses précédentes, le passage à un plafond de 5 000 euros entraînerait une augmentation du déficit de l’ordre de 1,2 milliard (–1,6 milliard de recettes – 400 millions de dépenses).
On ne tient pas compte dans ce premier calcul d’un éventuel impact sur le chômage de ceux dont les prestations seraient fortement réduites. Pour éclairer l’ordre de grandeur de cet effet, par ailleurs improbable, nous avons simulé une situation dans laquelle le nombre de bénéficiaires des plus hautes prestations serait divisé par deux (par exemple par une réduction de leur durée de chômage dans la même proportion). Entre le nouveau plafond et le niveau le plus élevé des salaires de référence, nous avons estimé que l’effet d’incitation augmenterait linéairement (–10 % de chômeurs dans la première tranche au-dessus du plafond, puis –20 % etc., jusqu’à –50 %). Avec cette hypothèse d’une incidence forte de l’indemnisation sur le chômage, l’économie supplémentaire de prestation serait proche de 1 milliard d’euros. Dans ce cas la réforme du plafond serait pratiquement équilibrée (avec un surcoût potentiel, non significatif, de 200 millions d’euros). Mais on n’a pas intégré le fait que le raccourcissement de la durée de chômage des chômeurs très indemnisés pourrait augmenter celle des chômeurs moins indemnisés. Dans une situation proche du plein emploi il est possible de considérer que le rationnement de l’emploi résulte de celui de l’offre de travail ; dans la situation actuelle de crise généralisée, c’est bien l’hypothèse inverse d’un rationnement de la demande de travail qui est la plus réaliste. La réalisation d’économies budgétaires par la baisse des fortes prestations est donc peu crédible, du moins si l’on s’en tient à une réforme qui ne change pas la nature du système.
On pourrait bien entendu obtenir un résultat plus favorable en ne réduisant que le plafond des prestations et pas celui des cotisations. Cette solution serait très déstabilisante pour le régime puisqu’elle inciterait fortement les cadres supérieurs à demander à sortir d’un système solidaire qui leur apporte aujourd’hui une assurance raisonnable moyennant l’acceptation d’une forte redistribution verticale, alors que la baisse du plafonnement des seules prestations les forcerait à s’assurer individuellement tout en continuant à verser de fortes cotisations obligatoires. Ce type d’évolution remettrait nécessairement en cause le principe de base de l’assurance sociale : des contributions fonction des moyens de chacun contre des prestations fonction des besoins.
L’économie générale du rapport de la Cour sur l’indemnisation du chômage paraît donc très discutable car, en ne prenant pas en compte l’effet de la crise, elle revient à proposer une politique procyclique faisant peser sur les chômeurs un poids supplémentaire dans une période où il est moins que jamais possible de leur faire porter la responsabilité du sous-emploi. Quant à la mesure phare remettant en cause le compromis sur les hautes prestations, elle ne peut au mieux qu’être budgétairement neutre et au pire détruire le contrat social qui permet aujourd’hui une forte redistribution verticale au sein du système solidaire d’assurance chômage.
[1] L’assurance chômage subventionne, par le régime spécial des intermittents, à hauteur d’un milliards d’euros par an environ les entreprises de spectacle. Il serait évidemment judicieux que cette dépense soit prise en charge par le budget général et non par l’Unedic
[2] Hors opérations exceptionnelles
[3] Sur les politiques économiques en Europe et leur absence de soutenabilité macroéconomique voir le premier rapport du projet Independent Annual Growth Survey (IAGS) .