par Jean-Luc Gaffard
Les industries du luxe échappent à une crise qui semble s’étendre, suscitant une interrogation des medias qui y voient un paradoxe. Pourtant, voilà un constat qui corrobore le diagnostic qui désigne le creusement des inégalités comme le véritable ferment de la crise.
LVMH, numéro un mondial du secteur du luxe, a vu ses ventes bondir de 26 % au premier semestre 2012. Richemont, numéro deux mondial et propriétaire des marques Cartier, Montblanc, Van Cleef & Arpels ou Jaeger-LeCoultre, devrait avoir un résultat opérationnel en hausse de 20 % au cours du deuxième semestre clôt le 30 septembre. L’italien Prada a annoncé une progression de son chiffre d’affaires de 36,5 % au premier semestre 2012 (37,3 % en Europe). Le pôle luxe de PPR, l’autre français du secteur, a vu ses ventes augmenter de 30,7 % au premier semestre.
Ces résultats contrastent évidemment avec ceux enregistrés dans les autres industries. Ils sont le fruit d’une hausse des prix qu’il faut bien qualifier de faramineuse. L’indice des prix des biens de luxe calculé depuis 1976 (le « Forbes Cost of Living Extremely Well » a grimpé de 800 % en 35 ans contre 300 % pour l’indice des prix des biens de consommation.
Le journal Le Monde, dans un article consacré au sujet (« Plus le produit est coûteux, plus il est désirable », édition du 8 août 2012) rapporte que le prix d’un imperméable gabardine Burberry a été multiplié par 5,6 ou encore que le prix d’une montre Rolex Yach-Master est passé de 5 488 à 39 100 euros. Cette hausse des prix pratiqués indique simplement la très forte et croissante disponibilité à payer des plus riches pour qui le prix n’est autre qu’un critère de différenciation et de désirabilité.
Il n’est pas étonnant dans ces circonstances d’observer le succès en Bourse de ces entreprises de l’industrie du luxe. Il n’est pas davantage étonnant d’observer, toujours en Bourse, le succès de ces entreprises, situées à l’autre bout du spectre, qui fabriquent des produits de bas de gamme, bon marché. Cet effet, qualifié d’effet sablier, sert de révélateur quant à la réalité de la crise, manifestement ancrée dans le creusement des inégalités de revenus et de patrimoine.
Certes, il faut se réjouir de la santé des industries du luxe qui sont créatrices d’emplois dans un moment de hausse du taux de chômage. Mais s’arrêter à ce constat sectoriel risque fort de nous faire passer à côté de l’essentiel. D’abord, il faut bien reconnaître que les industries en question réagissent à la hausse de la demande bien davantage en augmentant les prix que les quantités produites pour la raison simple que le nombre de riches, même s’il augmente significativement avec l’arrivée des nouveaux fortunés de Chine ou d’ailleurs, reste limité. Nous restons bien loin de ce mécanisme fondamental de la croissance, quand la hausse des gains de productivité fait baisser les prix et déclenche des effets de revenu propres à stimuler la demande sur une échelle toujours plus grande. Il faut aussi reconnaître le revers de la médaille du creusement bien réel des inégalités, en l’occurrence la chute du revenu médian, l’affaiblissement corrélatif d’une classe moyenne nombreuse dont la demande pour des produits ou des services de moyenne gamme était le support de la croissance.
Sans doute faut-il évoquer l’évolution de l’industrie du luxe qui s’est essayée avec succès à la production de marques qui sont les versions à moindre prix de biens traditionnellement réservés aux riches. Il est possible, comme en attestent certaines études, que la diversification de l’industrie du luxe s’accompagne d’une évolution sociologique impliquant pour les ménages de la classe moyenne une préférence accrue pour ce type de biens (voir J. Hoffmann et I. Coste-Manière 2012, Luxury Strategy in Action, Palgrave Macmillan). Cette évolution est pérenne si l’on se souvient que les préférences ne sont pas homothétiques, autrement dit que la baisse des revenus n’induit pas de revenir à la carte des préférences telle qu’elle existait auparavant (avant que le revenu n’ait augmenté). Les ménages tentent bien de maintenir un certain type de consommations auquel ils s’étaient habitués, éventuellement au prix d’un endettement accru, si d’aventure celui-ci est permis par le système financier. Toutefois, le segment d’activité ainsi préservé pourrait s’avérer fragile et les performances de l’industrie du luxe pourraient continuer d’être tirées par la consommation ostentatoire des vrais objets de luxe. Il n’est pas étonnant, alors, d’observer qu’avec la persistance de la crise et de son impact sur la consommation des ménages de la classe moyenne, une entreprise comme PPR envisage de se séparer de certaines enseignes, en l’occurrence la FNAC, pour se concentrer sur le luxe.
La santé insolente des industries de luxe n’a rien de paradoxal. Elle va de pair avec les difficultés croissantes des industries et des entreprises dont les produits et services sont destinés aux bénéficiaires de revenus moyens. La divergence sans cesse accentuée des performances entre industries et entreprises suivant leur positionnement de gamme n’est rien d’autre que le signe d’une aggravation de la crise.