par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau
Faut-il faire financer par les étudiants, sous la forme d’une hausse des droits d’inscription qui pourrait être couplée ou non à des prêts, une partie plus importante du coût de l’enseignement supérieur ? Le caractère anti-redistributif du financement par l’impôt de l’enseignement supérieur est souvent mis en avant. Nous montrons dans un document de travail que dans une perspective de cycle de vie l’impôt proportionnel n’est pas anti-redistributif.
Si la hausse des droits de scolarité dans le supérieur n’est pas à l’ordre du jour politique en France, elle fait l’objet d’une bataille intense, non seulement au Québec, mais aussi en Espagne et en Grande Bretagne, où des manifestations étudiantes ont éclaté fin 2010. En France, la hausse des droits d’inscription à l’université est régulièrement proposée dans des rapports : récemment (2011) dans une note de l’Institut de l’Entreprise sur le rôle des entreprises dans le financement du supérieur, Pierre-André Chiappori propose de « lever le tabou des frais d’inscription ». Dans une contribution à Terra Nova publiée en 2011, Yves Lichtenberger et Alexandre Aïdara proposent une hausse de l’ordre de 1 000 euros annuels des droits d’inscription à l’université. Paradoxalement, les auteurs proposent également la création d’une allocation d’étude utilisable tout au long de la vie. Les auteurs entendent répondre à deux logiques économiques contradictoires. D’une part, l’allocation d’étude permet d’élever le niveau général de formation, facteur d’innovation et de croissance, d’autre part de lutter contre l’auto-sélection sociale dans l’enseignement supérieur :
Dans les pays qui l’ont adoptée [l’allocation d’étude], les couches sociales défavorisées ont pu avoir l’opportunité d’accomplir de longues études alors que leur origine sociale les prédestinait à des filières courtes permettant d’accéder rapidement au salariat. C’est donc une condition importante de l’élévation générale du niveau d’études et de qualification des jeunes, qui est une préoccupation centrale de ce rapport. (Lichtenberger et Aïdara, p.82)
Mais d’autre part, l’enseignement bénéficie aux plus favorisés et sa gratuité serait ainsi anti-redistributive :
La quasi-gratuité de l’enseignement supérieur public conduit d’abord à un transfert de ressources (le coût public des études) en direction des jeunes qui font les études les plus longues. Il s’agit massivement des jeunes issus des milieux les plus favorisés. Ce transfert se traduit in fine en un rendement privé pour les bénéficiaires : les salaires, puis les pensions plus élevés et dont les plus qualifiés bénéficient tout au long de leur vie. (…) En l’état, la gratuité n’a aucune vertu redistributive et aggrave même les inégalités. (Lichtenberger et Aïdara, p.84)
De fait, même s’il n’est pas le seul, le caractère anti-redistributif de la gratuité de l’enseignement supérieur est un des principaux arguments des défenseurs d’une hausse des droits de scolarité. Or, cet argument s’appuie sur une vision statique et familialiste de la redistribution. Nous adoptons au contraire une perspective de cycle de vie. Comme le souligne le deuxième extrait ci-dessus, les bénéficiaires des dépenses d’éducation profitent d’un rendement privé moyen important : ils auront des salaires et des pensions plus élevés tout au long de leur vie. Même en supposant que l’impôt (sur le revenu) est proportionnel au revenu (ce qui n’est pas le cas : en réalité, il est progressif), ils paieront, en absolu, un impôt beaucoup plus élevé que les individus ayant suivi des études plus courtes. Surtout, l’impôt permet de faire financer l’enseignement par les individus qui bénéficient réellement d’un rendement privé important, et en proportion de ce rendement. Les personnes qui subissent les discriminations sur le marché du travail, ou qui, parce qu’elles ont été orientées dans des filières moins rentables, bénéficient de faibles rendements de l’éducation remboursent à la société par leur impôt un montant plus faible que celles qui ne les ont pas subies. Le financement par l’impôt sur le revenu conduit à faire contribuer les personnes ayant des revenus élevés, même lorsqu’elles n’ont pas suivi de longues études. L’injustice serait alors dans le transfert entre les personnes bénéficiant de hauts revenus qui n’ont pas fait de longues études et celles qui en ont fait. Mais si l’éducation est caractérisée par une part importante de rendements sociaux, de part ses effets sur la croissance (voir Aghion et Cohen), alors les personnes à hauts revenus sont les bénéficiaires des dépenses d’éducation, qu’elles aient fait des études ou non (les entrepreneurs autodidactes bénéficient ainsi de la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée).
En adoptant une perspective de cycle de vie, nous montrons dans un document de travail que financer les dépenses d’éducation non obligatoires (au-delà de 16 ans) par un impôt proportionnel constitue un transfert net des plus hauts revenus sur l’ensemble de la carrière professionnelle, vers les plus faibles revenus sur l’ensemble de la carrière. Dans une perspective de cycle de vie, la gratuité de l’éducation non-obligatoire financée par l’impôt ne bénéficie pas aux individus ayant les parents les plus aisés (le transfert des individus provenant des ménages les plus aisés vers ceux des ménages les moins aisés n’est pas significativement différent de zéro). Si les individus issus des ménages les plus pauvres réagissent à l’augmentation des frais de scolarité en réduisant leur investissement éducatif, même lorsqu’elle est financée par des prêts, alors, il ne fait guère de doute qu’ils seront les premières victimes de ce type de réforme. Les défenseurs des hausses des frais de scolarité plaident, en général, pour de faibles hausses des droits d’inscription ainsi que des exonérations sous condition de ressources parentales. Mais, l’histoire récente, en Australie, au Royaume-Uni ou au Canada, montre qu’une fois les droits d’inscription introduits, il est difficile d’empêcher les gouvernements en quête de nouvelles ressources d’augmenter les droits et de réduire les seuils d’exonération.
En matière d’enseignement supérieur, l’injustice première est le moindre accès des individus issus de milieux modestes. Le plus sûr moyen d’assurer l’équité devant l’éducation reste de la financer par l’impôt sur le revenu et de réformer l’enseignement pour qu’il vise la réussite scolaire de tous plutôt que la sélection.