par Jérôme Creel, Paul Hubert et Francesco Saraceno
La crise budgétaire européenne et l’exigence de réduire les niveaux de dette publique qui a suivie ont accéléré l’adoption d’une série de réformes des règles budgétaires européennes à la fin de l’année 2011. Deux règles ont été introduites afin de renforcer le pacte de stabilité et de croissance (PSC). Etant donné que de nombreux Etats membres de la zone euro ont des déficits structurels et des dettes publiques supérieurs aux seuils considérés, il nous a semblé intéressant d’évaluer les conséquences macroéconomiques du respect de ces règles budgétaires par 4 pays, dont la France.
La limite actuelle de déficit public à 3% du PIB a été complétée par une limite sur le déficit structurel équivalant à 0,5% du PIB, et par une règle de réduction de la dette imposant aux pays fortement endettés de réduire chaque année leur taux d’endettement public d’1/20e de la différence vis-à-vis du niveau de référence de 60% du PIB. De plus, la limite de déficit structurel va au-delà de la règle des 3% car elle est associée à l’obligation d’incorporer une règle de budget équilibré et des mécanismes automatiques de retour à l’équilibre budgétaire dans la Constitution de chaque Etat membre de la zone euro. Par un malheureux abus de langage, elle est désormais souvent qualifiée de « règle d’or » [1]. Afin de distinguer la « règle d’or des finances publiques » appliquée par les régions françaises, les Länder allemands et, de 1997 à 2009, par le Royaume-Uni, nous qualifierons par la suite cette « règle de budget équilibré » de « nouvelle règle d’or ».
Du fait de la crise financière internationale qui sévit depuis 2007, les Etats de la zone euro sont souvent loin de satisfaire aux exigences des nouvelles règles en vigueur. Cela pose donc la question des conséquences que le respect de ces règles imposerait à ces Etats. Pour ce faire, nous avons choisi d’étudier les trajectoires de convergence aux différentes règles de quatre pays, représentatifs de la zone euro, à l’aide d’un modèle théorique standard.
Nous avons choisi un grand pays avec un niveau moyen d’endettement public (France), un petit pays avec une dette un peu plus élevée (Belgique), un grand pays avec une dette élevée (Italie) et un petit pays avec une dette comparativement assez faible (Pays-Bas). La taille des pays, grande ou petite, est associée à la taille de leur multiplicateur budgétaire, l’effet des dépenses publiques sur la croissance : les grands pays moins ouverts que les petits pays au commerce international ont un effet multiplicateur plus important que les petits pays. Les quatre pays diffèrent également en fonction de la taille et du signe de leur solde primaire structurel en 2010 : la France et les Pays-Bas ont un déficit, alors que la Belgique et l’Italie dégagent un excédent.
Dans le modèle, l’évolution du déficit public est contracyclique et l’impact d’une hausse du déficit public sur le PIB est positif, mais un endettement excessif augmente la prime de risque sur les taux d’intérêt de long terme payés pour financer cette dette, ce qui nuit in fine à l’efficacité de la politique budgétaire.
Les règles que nous simulons sont : (a) l’équilibre (à 0,5% du PIB) du budget ou «nouvelle règle d’or» ; (b) la règle de 5% par an de réduction de la dette ; (c) le plafond de 3% de déficit total (statu quo). Nous évaluons également : (d) l’effet de l’adoption d’une règle d’investissement dans la veine de la règle d’or des finances publiques qui, de façon générale, impose l’équilibre budgétaire au cours du cycle pour les dépenses courantes, tout en permettant de financer l’investissement public par la dette.
Nous simulons sur 20 ans, i.e. l’horizon de réalisation de la règle du 1/20e, l’effet des règles sur la croissance, le taux d’inflation et le déficit public structurel, ainsi que sur le niveau de la dette publique. Premièrement, nous analysons le chemin suivi par les quatre économies après l’adoption de chaque règle budgétaire à partir de 2010. Nous demandons, en d’autres termes, comment les règles fonctionnent dans un scénario de consolidation budgétaire que l’Europe connaît d’ores et déjà aujourd’hui. Deuxièmement, nous simulons la dynamique de l’économie après un choc de demande et un choc d’offre, partant de la situation de base du Traité de Maastricht, avec l’économie à un taux de croissance nominal de 5% (une croissance potentielle à 3% et un taux d’inflation de 2%), et un niveau d’endettement de 60%. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la croissance potentielle réelle dans les pays de la zone euro a été constamment inférieure à 3% depuis 1992, ce qui a contribué à rendre encore plus contraignante qu’initialement prévu la règle coercitive pesant sur les finances publiques.
Les résultats de nos simulations sont multiples. Premièrement, l’adoption des règles produit dans tous les cas une récession à court terme, même dans les petits pays avec un multiplicateur budgétaire faible et une faible dette publique initiale comme aux Pays-Bas. Cela complète le diagnostic selon lequel la rigueur généralisée en Europe nuit immanquablement à la croissance (cf. La très grande récession, 2011) en montrant qu’il n’existe pas de règle budgétaire qui, appliquée scrupuleusement à court terme, permet d’échapper à une récession. Cette constatation révèle une incitation, de la part des gouvernants, à dissocier les usages de jure et de facto des règles budgétaires : les annonces ont tout intérêt à ne pas être suivies d’effets, si l’objectif final de la politique économique est la préservation et la stabilité de la croissance économique.
Deuxièmement, les récessions peuvent engendrer la déflation. En vertu de la contrainte à zéro pesant sur les taux d’intérêt nominaux, une déflation est très difficile à inverser avec une contrainte budgétaire.
Troisièmement, la règle d’investissement aboutit à de meilleures performances macroéconomiques que les trois autres règles : les récessions sont plus courtes, moins prononcées et aussi moins inflationnistes sur l’horizon considéré. In fine, les niveaux de dette publique diminuent certes moins qu’avec la règle du 1/20e mais, sous l’effet de la croissance engendrée, la dette publique française perd 10 points de PIB par rapport à son niveau de 2010, tandis que les dettes belges et italiennes diminuent respectivement de 30 et 50 points de PIB. Seul le pays initialement le moins endetté, les Pays-Bas, voit sa dette stagner.
Quatrièmement, en faisant abstraction de la règle d’investissement qui ne figure pas dans les projets européens, il apparaît que le statu quo est plus favorable que la « nouvelle règle d’or » ou que la règle de réduction de la dette en termes de croissance ; il s’avère cependant plus inflationniste pour les grands pays. En termes de croissance, cela semble signifier que le renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, appliqué brutalement, serait préjudiciable aux 4 économies considérées.
Cinquièmement, lorsque l’économie à l’équilibre est frappée par des chocs de demande et d’offre, le statu quo semble approprié. Ceci confirme l’idée que le PSC actuel donne des marges de manœuvre budgétaire. Les simulations montrent néanmoins que le statu quo reste coûteux en comparaison avec la règle de l’investissement.
Pour conclure, il est difficile de ne pas remarquer un paradoxe : des règles visant à empêcher les gouvernements d’intervenir dans l’économie sont discutées précisément après la crise financière mondiale qui a requis des gouvernements qu’ils interviennent afin de contribuer à amortir les chocs découlant de défaillances de marché. Ce travail vise ainsi à réorienter le débat de l’objectif de stabilisation budgétaire à celui de stabilisation macroéconomique. Les autorités européennes – les gouvernements, la BCE, ou la Commission – semblent considérer la dette et le déficit publics comme des objectifs politiques en soi, plutôt que comme des instruments pour atteindre les objectifs finaux de croissance et d’inflation. Ce renversement des objectifs et des instruments équivaut à nier a priori tout rôle à la politique macroéconomique. De nombreux travaux [2], dont celui que nous avons mené, adoptent plutôt la position opposée : la politique économique joue certainement un rôle dans la stabilisation des économies.
[1] Cet abus de langage a notamment été dénoncé par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak en 2011, ou par Bernard Schwengler en 2012.
[2] Voir par exemple, en anglais, l’étude transversale parue en 2012 dans American Economic Journal, Macroeconomics, et la bibliographie qu’elle contient, ou, en français, l’étude parue en 2011 de Creel, Heyer et Plane, sur les effets multiplicateurs de politiques temporaires de relance budgétaire.