par Jean-Luc Gaffard, Sarah Guillou, Lionel Nesta
(une première version de ce point de vue est parue sur le site lemonde.fr, ici)
La campagne électorale donne du poids aux propositions simplistes. Il en est ainsi du slogan « acheter français » qui fait écho à la nécessité de réindustrialiser la France. Quoi de plus simple, en effet, pour y parvenir que de convaincre les résidents d’acheter les produits de leur propre pays en proposant de mettre à leur disposition un label reconnu. C’est, en outre, davantage politiquement correct que de prôner d’entrée de jeu le retour au protectionnisme. L’emploi est censé y gagner en même temps que la balance du commerce extérieur. A y regarder de plus près, non seulement il est difficile d’identifier l’origine géographique des productions, mais même si cela était possible, la préférence dont elles seraient l’objet pourrait bien se conclure en pertes d’emplois. La solution ainsi préconisée pour répondre à l’exigence de ré-industrialisation ne fait que marquer le refus d’envisager le fond du problème.
Peut-on vraiment définir ce que signifie « acheter français » ? Est-ce acheter les produits d’entreprises françaises ? Ou bien n’est-ce pas plutôt acheter des produits fabriqués en France par une entreprise étrangère au lieu d’acheter des produits fabriqués à l’étranger par des entreprises françaises. A cette seule observation, on voit bien qu’il n’est pas si facile de détecter le « made in France ». La vraie difficulté tient au fait que les biens finals fabriqués sur le territoire national incorporent le plus souvent des biens intermédiaires fabriqués à l’étranger. Il peut même arriver que les composants d’un produit final soient fabriqués par un concurrent d’un autre pays. L’exemple de l’iphone est emblématique de cette fragmentation. Faut-il alors s’interdire d’acheter des biens intermédiaires dans des pays à bas salaires alors qu’ils permettent de produire des biens finals à meilleur coût et de mieux les exporter en devenant plus compétitifs en termes de prix ? Ceux qui en arriveraient à le penser ne devraient plus donner l’industrie allemande en exemple quand on sait le poids croissant des biens intermédiaires importés dans la fabrication des biens finals qu’elle exporte (OCDE, Measuring Globalisation: OECD Economic Globalisation Indicators 2010 p. 212).
Imaginons, cependant, des consommateurs nationaux capables de détecter les produits à fort contenu en emplois et prêts à se sacrifier dans un élan de patriotisme économique. Les sondages ne nous disent-ils pas que plus des deux tiers des ménages seraient prêts à débourser plus pour acheter des produits français ? Outre que l’on peut douter du passage à l’acte, il serait hasardeux d’ignorer le coût d’opportunité d’un tel choix. Acheter plus cher des produits parce qu’ils sont français réduit le pouvoir d’achat. D’autres biens et services ne seront pas achetés ou le seront à moindre prix à l’étranger. Le bilan pour l’emploi est pour le moins incertain.
Ce même effort de patriotisme économique, s’il devait se concrétiser, constituerait une forme d’attachement de la clientèle à certains types de produits, en l’occurrence désignés par leur lieu de fabrication, qui aurait pour effet de réduire l’intensité de la concurrence. Il pourrait conduire les entreprises concernées à s’exonérer des efforts nécessaires pour améliorer leur compétitivité-prix ou hors-prix. Pourquoi, en effet, devraient-elles investir dans des projets d’investissements coûteux et risqués, alors qu’elles auraient une clientèle assurée ? Il y a fort à parier qu’elles ne le feront pas ou peu. L’économie nationale pourrait alors se trouver enfermée dans une trappe à faible niveau technologique et donc à faible croissance aux conséquences évidemment dommageables pour l’emploi à moyen et long terme. Elle se serait privée des moyens d’innover et d’accroître la compétitivité de ses produits.
Enfin, il est vraisemblable que la volonté d’acheter français bénéficierait à des produits qui viendraient se substituer à des produits fabriqués ailleurs en Europe plutôt qu’à des produits fabriqués dans les pays émergents, soit parce que ces derniers ne sont plus fabriqués en France, soit parce que les différences de prix à l’ avantage de ces derniers restent rédhibitoires. Au final, les délocalisations vers les pays à bas salaires et les pertes d’emplois correspondantes ne seraient pas évitées. De plus, le caractère non coopératif du point de vue européen de cette mesure pourrait entraîner un comportement réciproque des partenaires européens dommageable aux exportations et à l’emploi.
Le slogan « acheter français » masque le refus de voir dans la récession un phénomène global qui appelle une réponse globale à l’échelle européenne, mais aussi le refus d’envisager une politique industrielle volontariste impliquant d’être au fait des réalités de l’offre comme de celles de la demande.
Il n’est pas question ici de se voiler la face. La France subit une désindustrialisation qui menace sa capacité de croissance. Mais qui peut nier que le phénomène s’est accéléré avec la crise et que cette accélération va s’amplifier quand l’austérité budgétaire généralisée et les restrictions de crédit bancaire affaibliront un peu plus la demande intérieure et plus largement européenne pour les biens de consommation durables ? Il y a clairement urgence à soutenir cette demande sauf à accepter que tout un pan de l’industrie en France comme ailleurs en Europe soit détruit sans espoir de retour, avec à la clé des disparités encore accrues entre pays et une exacerbation des conflits d’intérêts.
Est-ce à dire que l’on tiendrait là la solution ? Certes non ; il ne suffit pas de soutenir la demande et une politique industrielle, visant à renforcer l’offre, est également nécessaire. Il s’agit ni de protéger les productions nationales, ni de favoriser la conquête des marchés extérieurs à coups de concurrence fiscale ou sociale, mais de stimuler des investissements visant à la maîtrise de la production de nouveaux biens et services, les seuls à même de créer des emplois stables. Plutôt que de tenter de s’appuyer sur des slogans improbables, l’objectif devrait être de consolider une offre dont l’avantage tient à la qualité des services fournis en matière de conception, de sécurité, de fiabilité, et qui soit en adéquation avec ce que sont réellement les préférences des consommateurs français et européens.